******************************************************** DC.Title = LES ÉTRENNES DE L'AMITIÉ, DE L'AMOUR ET DE LA NATURE DC.Author = ARCHAMBAULT, Louis-François DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/02/2020 à 16:31:17. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ARCHAMBAULT_ETRENNES.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES ÉTRENNES DE L'AMITIÉ, DE L'AMOUR ET DE LA NATURE COMÉDIE EN UN ACTE, EN VERS M. DCC. LXXXIII. Par M. DORVIGNY. A PARIS, Chez CAILLEAU, Imprimeur-Libraire, rue Galande, vis-à-vis de la rue du Fouarre. Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie Française, le premier Janvier 1780. Et à la Cour, devant LEURS MAJESTÉS, le 4 du même mois. PERSONNAGES. ACTEURS. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. M. Préville. MADAME DE SAINT-FRANC. Mme Préville. D'INVILLE, Fils aîné de Saint-Franc. M. Fleury. SOPHIE, jeune Fille, élevée chez Saint-Franc. Melle Contat. MADAME DORMONT, vieille soeur de Madame de Saint-Franc. Mme. Drouin. MONSIEUR D'HERBAIN, Père de Sophie, inconnu d'elle. M. Vanhove. UN PRÉCEPTEUR. M. Auger. UN JEUNE FILS DE SAINT-FRANC. Melle Vanhove. UN NOTAIRE. M. Bouret. UN VALET. M. Dugazon. La Scène est à Paris, chez Monsieur Saint-Franc. SCÈNE PREMIÈRE. Le théâtre représente un salon. Une porte au milieu et d'autres sur les côtés. L'action se passe le matin. SOPHIE, seule, sortant de sa chambre. Rends grâces au destin, bénis le Ciel, Sophie ;Ton sort est bien digne d'envie !Je vais serrer les plus beaux noeuds ;J'épouse mon Amant, et je comble les voeuxDe ceux à qui je dois toute mon existence ! Le père de d'Inville éleva mon enfance,Et de son fils pour mon époux fit choix.Ah ! Nos deux coeurs sont bien d'intelligence !Et le mien en cédant à de si douces lois,Acquittera l'amour et la reconnaissance ! Mais, quel pressentiment par un charme vainqueur,Occupe mon esprit, et me promet encoreUn objet plus cher à mon coeur,Qui le remplit, et que j'ignore ?Ô vous, qu'à peine ai je entrevu, Qui me fûtes ravi par un coup imprévu,Mon père ! en ce jour d'allégresse,Seriez-vous cet objet promis à ma tendresse ?Je ne sais, mais l'espoir le plus flatteurPour moi, de ce beau jour a précédé l'aurore, Avec ravissement mon oeil le voit éclore ;Et tout à mon réveil m'annonce le bonheur. Elle va pour entrer dans l'appartement de Madame de Saint-Franc, mais celle-ci en sort elle-même avec d'Inville. SCÈNE II. Madame de Saint-Franc, d'Inville, Sophie. MADAME DE SAINT-FRANC. Embrasse-moi, viens, ma Sophie. SOPHIE. Ah ! Madame, j'aurais bien dû vous prévenir ;Vous me voyez confuse.... MADAME DE SAINT-FRANC. Et moi, je suis ravie. Mon enfant, nous avions arrangé la partie,Et te surprendre, était notre plaisir. SOPHIE. Ah ! D'Inville ! D'INVILLE. Excusez. MADAME DE SAINT-FRANC. C'est l'amour qui t'éveille.Penses-tu donc qu'un tendre amant,Si près de toi paisiblement sommeille, Le jour de son bonheur ? Car enfin, men enfant,Le voici le grand jour ! D'INVILLE. Ah ! Madame, ah ! Sophie !Ce sera le plus beau, le plus cher de ma vie !Nous ne saurions former de plus doux noeuds,Sous des auspices plus heureux. C'est aujourd'hui, que, guidé par l'usage,La nature, ou le coeur, les parents, les amis,Dans leurs embrassements vont se donner le gageDu tendre sentiment qui les a réunis....Par un lien bien plus durable, Ce jour, assemblant nos deux coeurs,Va commencer le cours des plus belles ardeurs,Et d'un bonheur inaltérable !Permettez-vous que ce présentDe mon amour soit le premier hommage ? Acceptez-le. Il lui offre un petit écrin, Sophie hésite à le recevoir. MADAME DE SAINT-FRANC. Prends, mon enfant ;C'est le présent de noce. D'INVILLE. Et dans ce jour, l'usageDoublement m'autorise. SOPHIE. Oh ! S'il vous plaît, laissonsCe mot ; j'imite votre père,Qui ne peut le souffrir. Je veux bien, pour vous plaire, Le passer aujourd'hui ; mais, du moins, promettonsQu'il ne sera jamais rien dans notre ménage.En dépit de l'usage, il faudra constammentM'aimer encore après le mariage. D'INVILLE. Ah ! pourriez vous en douter un moment ? Vous régnez pour toujours sur mon âme fidèle ;L'hymen, l'amour et vos attraits,Vous seront les garants d'une flamme éternelle. MADAME DE SAINT-FRANC. Mes chers enfants, soyez tous deux en paix.Je réponds que vos coeurs ne changeront jamais. Mais nous avons des visites à faire,Allons nous préparer. D'INVILLE. Mon pèreNe viendra-t-il pas avec nous ? MADAME DE SAINT-FRANC. Oh ! votre père est bizarre en ces goûts.Il tient toujours à la franchise, Aux simples moeurs de son pays ; La politesse de Paris,Notre civilité, lui semble une sottise,Et parmi nous il veut vivre à sa guise.Mais, laissez-moi. Je vais, si je puis, le gagner. Les Jeunes Gens sortent. Madame de Saint-Franc ouvre la porte du fond, Saint-Franc sort vêtu d'une capote à la Hollandaise et en négligé. SCÈNE III. Monsieur et Madame de Saint-Franc. MADAME DE SAINT-FRANC. Eh quoi ! Monsieur Saint-Franc, votre lenteur m'assomme.Nous recevons du monde, et vous restez ainsi !De grâce, habillez-vous. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Moi, je n'attends personne ;Et je me trouve bien. MADAME DE SAINT-FRANC. Mais du moins, mon ami,Vous attendez votre Notaire.... Pour ce contrat ; il va se rendre ici. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Eh bien ! nous signerons, voilà tout le mystère,Et nos enfants seront heureux.Le moment fortuné qui doit combler leurs voeux,Dépend de notre coeur, de notre signature ; Pour leur bonheur, qu'importe ma parure ? MADAME DE SAINT-FRANC. Soit. Mais le jour de l'An nous impose un devoir.Il faut se visiter, se voir. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Oh ! nous sommes encor sur la cérémonie !Je ne vous comprends point. Quelle étrange manie ! Courir pour voir des gens qu'à peine l'on connaît ;Se déguiser près d'eux par intérêt ;Beaucoup parler pour ne rien dire,Se caresser en voulant se détruire ;Une heure ou deux s'être ennuyés D'un inutile bavardage,Et se quitter, après s'être payésD'un fade compliment ! Le voila, cet usageQui fait tourner la tête aux trois quarts de Paris !Eh ! morbleu, d'en parler j'ai déjà la migraine. MADAME DE SAINT-FRANC. Quoi ! selon vous, Monsieur, ce n'est donc pas la peineD'aller visiter ses amis ? MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Ses amis ! À quoi bon ? L'amitié nous dispenseDes devoirs importuns. Elle lit dans les coeurs ;Et ne s'arrête point à la vaine apparence Qui masque trop souvent des dehors imposteurs. MADAME DE SAINT-FRANC. Mais de voir ses parents, l'usage est raisonnable. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. L'usage ! Ah ! De ce mot osez-vous vous servir ? Et le prononcer sans rougir !Du sentiment quel abus condamnable ! N'est-ce donc qu'aujourd'hui qu'en nos coeurs dépravésDevrait parler la voix de la nature ?Ses droits dans tous les temPs dans nos âmes gravés,Devraient de nos plaisirs être la source pure.Si les enfants, les pères, les époux Connaissaient bien le prix des noeuds qui les unissent,Si leurs coeurs pénétrés des transports les plus doux,Savaient goûter les biens dont ils jouissent,Les jours seraient égaux pour nous ;Et l'on verrait bientôt la froide politesse Et l'usage ennuyeux, remplacés et bannisPar le bonheur et la tendresse. MADAME DE SAINT-FRANC. Oui. Vous avez raison, Je suis de votre avis.Mais si quelque chose est capableDe nous faire sortir d'un oubli si coupable, Ce doit être l'attrait de la société. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Bon ! Encore un terme inventé,Pour abuser et pour séduire !Mais, entre nous, que veut-il dire ? MADAME DE SAINT-FRANC. Quoi ! Vous ne croyez pas à ce charme puissant Qui l'un vers l'autre nous entraîne,Qui, du plaisir formant la douce chaîne,Nous réunit par le penchant,Et de tout l'univers ne fait qu'une famille ? MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Oui. La société nous promet des douceurs, On nous la peint des plus belles couleurs.D'un vif éclat le tableau brilleA nos yeux éblouis ; mais nos coeurs corrompusNégligent ses devoirs, s'arrêtent aux abus.Vous, croyez vous aimer ! Insensés que vous êtes !... Si l'on pénétrait bien dans les raisons secrètes,Qui rassemblent souvent les trois quarts des humainsSous les dehors trompeurs et vains,D'attachement, de politesse,Que l'on trouverait peu de sincère tendresse ! On verrait dans les uns le projet méditéDe se faire applaudir d'un mérite emprunté ;Dans les autres, tous fiers d'étaler leur richesse,Une insultante vanité ;Dans celui-ci, l'espérance et l'adresse De vous porter à le servir ;Dans celui-là qui songe à vous trahir,Vous ne trouveriez que l'envieDe déguiser sa perfidie....En un mot, on verrait par-tout La curiosité mise en place du goût ;Bien moins de sentiments que de coquetterie ;N'écouter que l'orgueil pour placer un bienfait ;Trop souvent le propos démenti par l'effet ;Sacrifier tout à la jalousie ; Et chaque jour pour un vil intérêt,L'amitié dans nos coeurs étouffée et trahie. MADAME DE SAINT-FRANC. Sur la société vous déclamez en vain.C'est en Philosophe chagrinQue vous la décriez ; mais malgré votre envie, Elle sera toujours le charme de la vie.Eh ! S'il vous plaît, que devenirSans elle ? Où prendre.... où chercher le plaisir ?Sans cesse confiné dans le fond d'un ménage,On périrait d'ennui, l'on deviendrait sauvage ! Mais on fait choix de quelques vrais amis,À qui le coeur donne la préférence,Dont tous les goûts aux nôtres font unisPar le rapport d'humeur, ou par la complaisance :On se visite tour-à-tour ; On raisonne entre soi des nouvelles du jour ;Est-on las de causer ? on fait une partie ;Par mille nouveaux jeux on charme ses loisirs :Sans user les désirs, sans cesse on les varie,Et la tristesse fuit sur l'aile des plaisirs. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Eh bien ! pensez, ma femme, à votre fantaisie.Cherchez, voyez la compagnie ;Pour mieux vous amuser, fréquentez l'univers ;Et si vous le pouvez, riez de ses travers.Je verrai vos plaisirs, sans leur porter envie. Mais aussi, quand je cède à votre volonté,Permettez-moi du moins de vivre en liberté. MADAME DE SAINT-FRANC. Sont-ce-là les leçons de la Philosophie ?Vous m'en donnez mauvaise opinion. J'aurais pensé qu'en toute occasion, Par des principes respectables,Elle apprenait à l'homme à chérir ses semblables.Mais vous, sans cesse occupé de les fuir,Bien loin de les aimer, vous semblez les haïr. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Non. Je ne les hais point. Jamais la basse envie, Ni l'inquiète jalousie,N'ont de leur fiel amer empoisonné mon coeur ;Mais trop instruit par le malheur,Je connais les humains, les crains, et m'en défie.Victime, ainsi que moi, de leur malignité, Oubliez-vous leurs torts et leur perversité ?Lorsque l'hymen nous unit l'un à l'autre,Quand je quittai mon pays pour le vôtre,Je vous sacrifiai mes goûts ;Tous mes penchants furent réglés par vous ; Je fréquentai, je suivis pour vous plaireCette société qui vous était si chère ;J'eus le malheur, enfin, de croire à vos amis.Quel fut le fruit de cette complaisance ?Bientôt par tous nous nous vîmes trahis. Sur l'espoir séducteur d'une fausse apparence,On m'embarque en un vain projet,Dont ma ruine était l'objet ;Je pars pour l'Amérique, et pendant mon voyageDe ma fortune on se fait le partage. On s'accorde à me perdre ; et des uns rançonné,Par les autres surpris, de tous abandonné,Excepté de d'Herbain le père de Sophie,A qui je dois peut-être et l'honneur et la vie. De mes fonds dispersés ne me voyant plus rien, Redoutant les effets d'une injuste poursuite,Je me vis obligé de leur laisser mon bien,Et de chercher mon salut dans la fuite.J'aimais alors cette société,Et dupe comme vous, j'en étais enchanté. Cette cruelle expérienceA dessillé mes yeux, a détrompé mon coeur ;Et j'ai perdu, grâce à mon imprudence,Et ma fortune et mon erreur. MADAME DE SAINT-FRANC. Je suis loin de blâmer l'ardeur qui vous anime ; Votre courroux est légitime.On se repent souvent de sa facilité ;C'est, sans doute, un défaut que la crédulité....Mais faut-il donc, injustes que nous sommes,Pour quelques scélérats condamner tous les hommes ? Quoique j'aie éprouvé de leur méchanceté,Mon coeur se plaît encor à croire à la bonté....Pour aujourd'hui, du moins, je vous demande grâce.De nos malheurs passés que la funeste traceNe trouble point ce jour d'un triste souvenir. Je l'ai promis tout entier au plaisirD'unir nos chers enfants ; Sophie est notre fille. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Oui, ma femme, elle l'est ! Ah ! L'enfant d'un amiEst toujours de notre famille !Son père avec moi fut uni Par un lien bien tendre ! Et depuis quinze annéesQue dans l'Inde je l'ai laissé, J'ignore en tout ses destinées.Mais d'Herbain de mon coeur ne peut-âtre effacé.Sans doute il a perdu la vie : C'est à nous de le remplacer,En travaillant au bonheur de Sophie.Ah ! de fortune on peut donc se passer ?Je me plaignais au sort de sa rigueur extrême ;Mais je n'ai rien perdu, quand il reste un bon coeur ; En faisant des heureux, on l'est encor soi-même. SCÈNE IV. Monsieur et Madame de Saint-Franc, leur jeune fils et son précepteur. PRUD'HOMME, d'un ton pédant. Monsieur, Madame, avec empressement,Je vous rends mes devoirs. Voici la jeune planteQue vous avez commise à mon soin vigilant ;Selon votre désir je vous la représente. MADAME DE SAINT-FRANC. Bon jour, Monsieur Prud'homme ; et toi, mon cher enfant,Vient m'embrasser. PRUD'HOMME, retenant le Petit. Ah ! permettez, Madame,Que mon Disciple auparavantVous fasse voir que dans son âme,Il a su profiter des sages documents... MONSIEUR DE SAINT-FRANC, à part. Morbleu ! par ses grands mots ce pédant-là m'assomme. MADAME DE SAINT-FRANC. Je vous entends, Monsieur Prud'homme ;Vous avez pour mon fils fait quelques compliments ? PRUD'HOMME. Oui, Madame, sans doute ; et de ses sentiments,Comme un miroir fidèle, en vous offrant l'image, Sa mémoire à l'instant va vous donner un gage.Allons, Monsieur Saint-Franc, récitez. LE PETIT, d'un ton d'écolier. « Tout ainsiQu'au retour de la saison la plus belle,Le Papillon sur la rose nouvelle,Vient voltiger ; de même aussi Qu'aux pays chauds, sur l'indigne rivage,Au lever du soleil nous voyons l'ÉléphantVenir lui rendre son hommage ;Tout de même mon coeur....» MONSIEUR DE SAINT-FRANC, impatienté, l'interrompt. Morbleu ! Quel verbiage Allons au fait. Dis, mon enfant,M'aimes-tu, sans tant d'étalage ? LE PETIT, courant à son père, et d'un ton naïf. Ah ! Mon papa, de tout mon coeur. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, le serrant dans ses bras. Eh ! Ventrebleu, voilà, Monsieur,Voilà la plus superbe phrase Qu'un père puisse entendre ! Embrasse moi, mon fils. Au Précepteur.Eh ! croyez-moi, Monsieur, tous vos discours bouffisD'une ennuyeuse et sotte emphase,Vos papillons, vos éléphants,Ces mots dont à grands frais vous cherchez la tournure, Ne vaudront jamais à mon sens,Le plus simple de ceux qu'inspire la nature. PRUD'HOMME. Mais, Monsieur, d'un jeune homme on doit orner l'esprit ;Ce sont des fleurs de Rhétorique,Que nos meilleurs auteurs ont su mettre à profit. MADAME DE SAINT-FRANC. Sans doute, mon ami. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Ma femme, je m'explique.Je voudrais qu'avant tout on cultivât le coeur,Et que l'esprit sur lui n'eût pas la préférence ;Qu'au lieu de fatiguer l'enfanceD'un jargon rebutant, un sage Précepteur S'occupât de ses moeurs plus que de l'éloquence.Eh ! que m'importe à moi que mon fils soit Docteur ?Je veux d'abord qu'il soit honnête homme et qu'il pense ;Qu'il sache ses devoirs, qu'il aime ses parents ;Et surtout, je vous le répète, Que, pour bien m'expliquer ses tendres sentiments,La nature en tout temps soit son seul interprète. PRUD'HOMME. Mais, Monsieur, pour bien faire, on doit toujours unirL'agréable à l'utile ; et comme a dit Horace :Omne tulit punctum... MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Ah ! Mon cher Monsieur, de grâce. MADAME DE SAINT-FRANC. Oui, voilà l'heure où nous devons sortir ;Cessons ce discours qui le pique.Pour moi, je tiens toujours aux fleurs de Rhétorique. À Monsieur de Saint-Franc.Mon ami, je vous laisse, et j'emmène mon fils. Venez, Monsieur Prud'homme. PRUD'HOMME. A vos ordres je suis,Madame ; disposez de mon humble personne. À Monsieur de Saint-Franc.Monsieur, je suis de même à vos commandements. Il s'en va avec Madame de Saint-Franc. SCÈNE V. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, seul. Que je demande aussi pourquoi l'on abandonne La jeunesse de ses enfantsÀ des pédants, qui, par un soin futile,Surchargent leur esprit d'un fatras inutile ?On dira : c'est l'usage. Eh ! morbleu, la raisonDe nos sots préjugés devrait bien nous défaire. Nous remplissions notre maisonPresque toujours d'une foule étrangère,Et nos enfants, éloignés de nos yeux,Abandonnés aux soins d'une main mercenaire,Y rapportent souvent un mauvais caractère, Et des principes vicieux.Encore un point résolu dans mon âme,Et désormais d'un soin si précieux,Je me chargerai seul, en dépit de ma femme.Malgré l'usage et les Censeurs, Je remplirai le titre et les devoirs de père,En élevant mon fils et veillant sur ses moeurs. SCÈNE VI. Monsieur de Saint-Franc, D'Inville. D'INVILLE. Mon père, avec votre Notaire,Pour signer mon contrat, ma mère vous attend. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Mon fils, demeurez un instant. Causons ensemble, et que le sein d'un pèreDe vos secrets soit le dépositaire ;Dans votre coeur sentez-vous bien le prix,L'importance des noeuds où ce jour vous engage ?Je sais trop bien qu'en ce pays Où la mode fait tout, l'hymen est un usage.Plutôt qu'un sentiment. Un jeune homme peu sage,Aveuglé par le tourbillon, Entraîné par l'exemple et par le feu de l'âge,S'engage sans réflexion, Donne sa main par imprudence,Et se repent après par inconstance. D'INVILLE. Eh quoi ! mon père, en ce momentBlâmez-vous donc mon amour pour Sophie ? MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Non, mon fils, en tout point Sophie est accomplie. Elle mérite bien tout votre attachement.Mais à votre âge on se trompe aisémentSur l'état de son coeur. On prend pour la tendresseUn feu léger, transport de la jeunesse,Qui brille et qui s'éteint. Prenez garde sur-tout, Que votre déférence, aux volontés d'un père,N'ait point uniquement décidé votre goût,Et ne vous porte point à faireLe sacrifice amer de votre liberté....Épouser un objet dont on est enchanté, N'avoir tous deux qu'un sentiment, qu'une âme,Oui, mon fils, c'est le comble du bonheur !Mais si loin de brûler d'une constante flamme,A des goûts passagers on a livré son coeur,Ah ! bientôt revenu de son ardeur frivole, Le dégoût suit, l'amour s'envole.La chaîne alors se fait sentir,Et du ménage exilant le plaisir,De l'hymen aux époux ne fait plus qu'un supplice. D'INVILLE. Ah ! Mon père, le Ciel à nos voeux plus propice, Écartera de nous ces tableaux odieux ;Les attraits de Sophie ont su charmer mes yeux ;Mais c'est par ses vertus qu'elle règne en mon âme. SCÈNE VII. M. de Saint-Franc, D'Inville, Le Notaire apportant le contrat. LE NOTAIRE, à Saint-Franc. Monsieur, voici votre contrat ; MadameVous attend pour signer ; elle est prête à sortir. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, à son fils, en lui montrant le contrat qu'il a pris des mains du Notaire. Voyez, mon fils ; voici pour vous le gage,Le tendre lien du plaisir,Ou la chaîne de l'esclavage.Dois-je signer, ou prévenirDes regrets superflus ? Il fait mine de déchirer le contrat. D'INVILLE, l'arrêtant avec chaleur. Ah ! Mon père, SophiePeut seule m'assurer le bonheur de la vie.Vous avez vu, jusqu'à ce jour,Naître et s'accroître notre amour ;Vous avez approuvé cette ardeur vive et pure, Et votre fils, qui vous aime à jamais,Ne saurait craindre des regrets,En joignant dans son coeur l'Amour et la Nature. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. C'en est assez. Mon fils, vous rendre heureux,Sophie et vous, c'est l'objet de mes voeux. Donnez, Monsieur. Il prend la plume des mains du notaire pour signer. Entre un Valet. SCÈNE VIII. Les précédents, Un Valet, avec une Lettre. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, au Valet. Qu'est-ce ? LE VALET. C'est une lettreQu'à Monsieur de Saint-Franc l'on m'a dit de remettre. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, prenant la Lettre. Quel caractère ! Il lit bas, et dit après :Oh Ciel ! Quel coup du sort ! Au Notaire.Remportez ce contrat. D'INVILLE. Quoi ! Mon père, Sophie... MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Renoncez-y, mon fils. D'INVILLE, au Notaire qui s'en va. Arrêtez, je vous prie. À son père.Renoncer à Sophie ! Hélas ! plutôt la mort. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Oui, mon fils, cet hymen qui comblait mon envie,Je ne puis l'achever. D'INVILLE. Ah ! c'est un faux rapport.La Lettre est supposée ; on en veut à ma vie, Si de Sophie on attaque les moeurs. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Mon fils, suspendez vos douleurs ; Au Notaire.Vous saurez tout. Venez, Monsieur. Au Valet.Je vais répondreÀ votre Lettre. Attendez, mon ami. LE VALET. À votre aise, Monsieur. Monsieur de Saint-Franc sort avec le Notaire. SCÈNE IX. D'Inville, Le Valet. LE VALET, à part. Ce poulet cause ici[Note : Grabuge : Vieux mot qui signifie, débat et différent domestique. [F]]Bien du grabuge. D'INVILLE, à part. Hélas ! Pour me confondre,Quel démon envieux a pu troubler mon sort ? LE VALET, à part. La Lettre s'adressait au père,J'ai bien peur que le fils n'en acquitte le port. D'INVILLE, à part. Contraignons-nous. Retenons ma colère. Ce Valet peut m'instruire, il faut l'interroger. LE VALET, à part. Il va chercher à me faire jaser,Allons, tâchons de nous remettre.Le pis-aller est de mentir. D'INVILLE. Écoute, mon ami.... LE VALET, à part. Bon ! Je le vois venir. D'INVILLE. Dis-moi.... LE VALET. Quoi, Monsieur ? D'INVILLE. Cette lettreEst de ton Maître ? LE VALET. Non, Monsieur. D'INVILLE. Non ? Mais c'est un rival qui seul a pu l'écrire ? LE VALET. Non, Monsieur. D'INVILLE. Comment ! Non ? Traître, il faut tout me dire. C'est un jeune homme, enfin ? LE VALET. Non, Monsieur. D'INVILLE. La fureurMe transporte. Dis tout, ou c'est fait de ta vie. LE VALET. Ah ! Monsieur, de mourir je n'ai pas trop d'envie. D'INVILLE. Parleras-tu ? LE VALET. Que dirai-je ? D'INVILLE. Conviens Que cette Lettre est de ton Maître. LE VALET. Oui, Monsieur. D'INVILLE. D'un jeune homme ? LE VALET. Oh ! non. D'INVILLE, menaçant. Quoi ! Non ? LE VALET, qui a peur du geste. Eh bien !Oui, Monsieur. D'INVILLE. D'un rival ? LE VALET. Non. D'Inville lui fait peur.Oui, Monsieur. D'INVILLE. Ah ! traître,Tu mourras. Il tire son épée. LE VALET. Ah ! Monsieur, épargnez un chrétien,Que les Turcs, les écueils, la mer et la tempête, Ont respecté. D'INVILLE. Ton Maître est mon rival ? LE VALET. Eh ! non, Monsieur ; vous entendez fort mal.Et ce rival n'est que dans votre tête. Mon Maître est un jeune homme au moins de soixante ans,Qui n'est dans ce pays que depuis peu d'instants, Qui, ce matin en écrivant sa lettre,N'a fait que sangloter ; et je puis vous promettreQu'il ne vient pas ici pour être dangereux. D'INVILLE. Mais quel est-il, enfin ? LE VALET. Nous revenons tous deuxDe l'Amérique ; il a des biens immenses, Et moi, de grandes espérancesSur sa succession. D'INVILLE. N'a-t-il point de parents ? LE VALET. Non, Dieu merci. Pourtant de sa famille,Si le diable s'en mêle, il lui reste une fille. D'INVILLE, avec émotion. Une fille, dis-tu ? LE VALET. Du moins, depuis quinze ans, Il la cherche et la pleure. On n'en a nulle trace,Et le Ciel me fera la grâce.... D'INVILLE, à part. Ah ! Si c'était.... Hélas ! Pour mon bonheur,Quel espoir consolant dans mon coeur vient de naître ! SCÈNE X. Les Précédents, Monsieur de Saint-Franc. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, au valet. Tenez, portez à votre maître Ce mot d'écrit. LE VALET. J'y cours, Monsieur.Mais au moment qu'il m'a donné sa Lettre,Il m'a dit qu'il sortait. Il n'est plus au logis. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Voyez, cherchez-le bien, tâchez de lui remettre,Et dites-lui que je l'attends. Le Valet sort. SCÈNE XI. Monsieur de Saint-Franc, D'Inville, Madame de Saint-Franc, Sophie parée pour sortir. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, à d'Inville. Mon fils, Vous ne pensez donc plus à nos visites ? D'INVILLE. Ah ! Madame, ah ! Sophie, aurions-nous pu prévoir....Que ce beau jour eût eu de si funestes suites ?Une Lettre fatale a déçu notre espoir. MADAME DE SAINT-FRANC. Expliquez-vous. SOPHIE, à part. Je tremble. D'INVILLE, à Sophie. Hélas ! Mon père Ne consent plus à nous unir. MADAME DE SAINT-FRANC, à son mari. Serait-il vrai, Monsieur ? D'INVILLE. Sophie, et vous, ma mère,Secondez-moi pour le fléchir. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Votre douleur me désespère ;Mes chers enfants, n'accusez point mon coeur, À vos chagrins il n'est que trop sensible ;Il a voulu toujours, il veut votre bonheur ;Mais cet hymen me devient impossible. SOPHIE. Hélas ! D'INVILLE. Ah ! C'est vouloir ma mort. MADAME DE SAINT-FRANC. Mais... MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Bénissez ce jour, Sophie, C'est le plus beau de votre vie.Lisez. Il lui donne la lettre. SOPHIE, lit, et change de ton à mesure : avec curiosité d'abord, ensuite avec intérêt. « J'apprends en ce moment, mon cher Van-Regth, que tu demeures à Paris, sous le nom de Saint-Franc. C'est ce changement de pays et de nom qui t'a empêché de recevoir mes Lettres, et mes voyages continuels m'ont privé des tiennes. Mais, enfin, nous allons nous revoir. J'ai gagné des biens considérables, et je t'apprendrai des choses bien intéressantes. Puisses-tu de même porter la consolation dans le coeur d'un père ! Ici commence le grand intérêt de Sophie.« On m'a dit que toi seul pourrais me donner des nouvelles d'une fille que je regrette depuis quinze ans.... Ah ! Mon ami, si le Ciel me l'a conservée, je viens lui proposer un époux digne d'elle, Ici sa voix s'affaiblit, en regardant d'Inville qui fait un mouvement de douleur.« Et j'aurai le plaisir de leur partager ma fortune. Mais, hélas ! Je ne dois plus peut-être espérer ce bonheur ; et le destin cruel qui m'a ravi mon épouse, m'aura, sans doute, encore enlevé ma fille.» Ici les sanglots de Sophie lui doivent couper la voix. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, la prenant avec chaleur dans ses bras. Non, mon ami, j'ai veillé sur son sort.Mon coeur a remplacé le coeur d'un tendre père.Elle existe pour toi cette fille si chère ; Oui, Sophie, à l'instant il va vous embrasser ; Dans ses bras paternels il pourra vous presser.Vous allez essuyer ses larmes ?Dans ce moment, pour lui rempli de charmes,Je perds les droits que j'eus sur vous,Et la nature en reprend de plus doux ! D'INVILLE. Ah ! Sophie ! SOPHIE, avec transport et attendrissement. Ah ! Monsieur ! Quoi ! Je vais voir mon père !Ô Ciel ! Oui, c'est là le bonheurQue ce matin me présageait mon coeur ! MADAME DE SAINT-FRANC. Pourquoi donc nous troubler ? Loin de gâter l'affaire,Le retour de Monsieur d'Herbain Devrait hâter ce mariage.Nous sommes assurés d'obtenir son suffrage. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Mais, vous voyez qu'il a disposé de sa main. MADAME DE SAINT-FRANC. Projet fait au hasard, puisqu'enfin il ignoreSi cette fille existe encore. Unissons-les toujours. Comptez qu'en l'apprenantL'hymen de votre fils ne pourra que lui plaire. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Qu'osez-vous proposer ? Moi ! que je prive un pèreDu plaisir de régler le sort de son enfant !Et, qu'abusant ainsi de mes faibles services, Je les fasse payer par de tels sacrifices !Ah ! bien loin de mon coeur ce calcul d'intérêt,Qui d'un plaisir d'ami ne fait plus qu'un vil prêt ;D'un service rendu se promettre un salaire,C'est avilir le prix du bien qu'on a pu faire. Ah ! Renonçons plutôt à former ces liens.Oui, Sophie autrefois, sans parents et sans biens,Pouvait voir en d'Inville un époux convenable ;Mais aujourd'hui Sophie, aussi riche qu'aimable,Doit aspirer à des plus hauts partis. SOPHIE. Ah ! D'Inville ! Ah ! Monsieur ! Le coeur de votre filsEst le plus beau pour moi ; c'est le seul que j'envie. SCÈNE XII. Les Précédents, Madame Dormont, bien cassée et se soutenant sur une béquille. MADAME DORMONT. Bonjour, mes chers enfants ; vous êtes bien joyeux,N'est il pas vrai ? Bien amoureux !C'est un beau jour pour vous Sophie ! Et pour toi, mon neveu ! Qu'on m'embrasse bien tous. À Monsieur de Saint-Franc.Venez, mon cher beau frère, et commençons par vous. Elle va pour l'embrasser. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, se reculant d'elle. Maugrebleu de la folle ! Il s'en va. SCÈNE XIII. Madame Dormont, Madame de Saint-Franc, Sophie, D'Invillle. MADAME DORMONT, à d'Inville. Hein ! qu'a-t-il donc, ton père ?Dis-moi, d'Inville ? Allons, viens, mon ami. Elle va aussi pour l'embrasser. D'INVILLE, sans la voir, ni l'entendre. À Sophie.Je vais le suivre. À Madame de Saint-Franc.Et vous, ma mère, À nos désirs, rendez-le moins sévère. Il s'en va. SCÈNE XIV. Madame Dormont, Madame de Saint-Franc, Sophie. MADAME DORMONT. Comment ! Petit coquin !... Il me refuse aussi !Mais, c'est l'amour qui lui trouble la tête.Je lui par donne. À vous, ma soeur. Elle va, les bras ouverts, pour embrasser Madame de Saint-Franc. MADAME DE SAINT-FRANC, sans la regarder. Bonjour, ma soeur... Sophie, apaise ta douleur, Et je te réponds, moi, de le rendre traitable. Elle s'en va. SCÈNE XV. Sophie, Madame Dormont. MADAME DORMONT. Mais, dis-moi donc, toi, mon enfant.... Elle va aussi, les bras ouverts, pour embrasser Sophie, qui la laisse de même pour suivre Madame de Saint-Franc. SOPHIE. Hélas ! Madame, en ce momentJe ne puis m'arrêter. Excusez, je vous prie. Elle sort. SCÈNE XVI. MADAME DORMONT, seule, les bras ouverts, et n'ayant embrassé personne. Et l'on me laisse seule ! Oh ! Ciel, quelle infamie ! Une tante, une soeur. Comme on pense à présent !On n'a plus l'un pour l'autre aucun attachement !De jour en jour la nature s'oublie,Et dans les coeurs est avilie.On chérissait autrefois ses parents, Et l'on avait pour eux de plus beaux sentiments ;On les embrassait plus en une matinée,Qu'on ne fait à présent pendant toute une année.De l'amitié c'était-là le vrai temps.Tout le monde s'aimait : on voyait les enfants Avoir surtout pour la vieillesse,Plus de respect et de tendresse ;On avait plus d'amour, on avait plus d'honneur,Et l'âme en tout avait plus de chaleur ;Mais aujourd'hui, ce n'est que la grimace, Qui, chez les hommes, prend la placeDe l'amour et du sentiment.Une fois l'an, à peine, on s'embrasse en passant ;Encor, le plus souvent ce n'est rien que de bouche,Et rarement le coeur y touche. SCÈNE XVII. Madame Dormont, Monsieur d'Herbain. MONSIEUR D'HERBAIN. Madame, pardonnez.... MADAME DORMONT, allant pour l'embrasser. Monsieur, de tout mon coeur. MONSIEUR D'HERBAIN, se retirant par derrière. Madame.... MADAME DORMONT. Eh bien ! parlez. MONSIEUR D'HERBAIN. Ne sauriez-vous me dire.... MADAME DORMONT. Oui-dà ! Très volontiers. Asseyez-vous, Monsieur. MONSIEUR D'HERBAIN. Excusez-moi, je ne veux que m'instruire.... MADAME DORMONT. Tout est perdu, Monsieur, tout est bouleversé ; Nature, probité, tout, dis-je, est renversé ;Il ne faut plus compter désormais sur personne. MONSIEUR D'HERBAIN. Ce que vous dites-là m'étonne.Connaissez-vous Saint-Franc ? MADAME DORMONT. Oh ! Oui, Monsieur, très bien.Ce Saint-Franc est un fou, sa femme est une sotte, Et d'Inville leur fils n'est qu'un méchant vaurien. MONSIEUR D'HERBAIN, alarmé. Est-il possible ? Ô Ciel ! MADAME DORMONT. Croyez vous qu'on radote ?De ce que je vous dis, j'ai bonne caution.Si vous saviez, Monsieur, quelle réceptionIls viennent de me faire ! MONSIEUR D'HERBAIN, revenant à lui. Ils ont grand tort, Madame. Mais, vous m'aviez troublé. Je craignais qu'à Saint-FrancIl ne fut arrivé quelque triste accident,Et vos discours ont alarmé mon âme. MADAME DORMONT. Comment ! Quelque accident, savez-vous bien, Monsieur,Que, quoique je sois encor fille, Il me doivent respect ; que je suis tante et soeur,Et la plus vieille, enfin, de toute la famille ? MONSIEUR D'HERBAIN. Je le crois : mais, Madame, puis-je voirMonsieur Saint-Franc ? MADAME DORMONT. Ah ! Monsieur, je soupçonne,À l'air dont il a su me recevoir, Qu'il n'est pas en humeur de parler à personne. MONSIEUR D'HERBAIN. C'est pour l'entretenir sur un point important. MADAME DORMONT. Eh bien ! attendez un instant,Je vais vous le chercher. Aussi bien je m'apprêteÀ lui laver un peu la tête. Oh ! Sa réception, je l'ai là sur le coeur.Non content d'un accueil tout rempli de froideur,Sans respect pour mon âge, il m'ose appeler folle !Il la payera, Monsieur, j'en donne ma parole ;Et de plus de vingt ans, à compter d'aujourd'hui, Je ne mettrai les pieds chez lui. Elle s'en va. SCÈNE XVIII. MONSIEUR D'HERBAIN, seul. Saint-Franc, sans doute, aura reçu ma lettre,Il m'attendra.... C'est donc iciQue sur ton sort je vais être éclairci,O ma fille ! Et mon coeur a peine à se remettre Du trouble affreux dont il se sent saisir.Lorsqu'autrefois, ô fatal souvenir !De mon bonheur la fortune jalouseMe sépara de mon épouse :En m'annonçant sa mort, on ne me parla point De cet enfant, gage de ma tendresse,Et pour qui la nature aujourd'hui m'intéresse !Le silence cruel observé sur ce point,A fait, depuis quinze ans, le malheur de ma vie !Hélas ! Si cette fille aujourd'hui m'est ravie, S'il faut renoncer à l'espoirDe la retrouver, de la voir,S'il n'est plus rien qui m'attache à la terre,Dans le tel chagrin où mon coeur est plongé,Pourquoi le Ciel aurait-il prolongé Les jours d'un trop malheureux père ? SCÈNE XIX. Monsieur d'Herbain, en fond du Théâtre ; d'Inville et Sophie entrant par le côté, avec le contrat. D'INVILLE, à Sophie. Oui, c'est-là le contrat qui de notre bonheurDevait être garant. Ô ma chère Sophie ! MONSIEUR D'HERBAIN, derrière. Sophie ! ai-je entendu ! Me trompai-je ? Et mon coeurN'en croit-il pas trop vite une si chère envie ? SOPHIE, prenant le contrat. Lien sacré qui devait nous unir,Sois le témoin des pleurs que tu nous fais répandre. MONSIEUR D'HERBAIN, à part, et derrière. Ses traits, sa voix, son nom.... tout me fait pressentir...Grand Dieu ! S'il se pouvait !... D'INVILLE, à Sophie. Votre main va dépendreD'un père ! MONSIEUR D'HERBAIN, derrière, avec attendrissement, et s'avançant près d'eux. Ô Ciel ! D'un père ! SOPHIE, avec transport. Ah ! Ce doux souvenir Fait renaître l'espoir en mon âme ravie ! Il est, depuis quinze ans, l'objet de mes soupirs ;J'ai formé chaque jour les plus tendres désirs !Pour le revoir j'aurais donné ma vie !Et ce jour le ramène ! Ah ! Ce moment heureux Qui me rend à mon père, aura comblé mes voeux. MONSIEUR D'HERBAIN, la serrant dans ses bras. Il comble aussi les miens. Embrassez-moi, ma fille ! SOPHIE. Mon père ! Ô Ciel ! MONSIEUR D'HERBAIN. De quinze ans de chagrin,Mes chers enfants, ce beau jour est la fin.Ma fille !... SCÈNE XX. Les Précédents, Monsieur de Saint-Franc, Madame de Saint-Franc, entrant avec chaleur. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, à Monsieur d'Herbain. Oui, la voilà ; toujours dans ma famille Je te l'ai conservée. MONSIEUR D'HERBAIN. Ah ! Digne et tendre ami !Bénissons le moment qui nous rejoint ici. À Madame de Saint-Franc.Madame, à nos désirs en ce jour tout prospère. MADAME DE SAINT-FRANC. Se peut-il ? MONSIEUR D'HERBAIN. Vous savez la malheureuse affaire,Où Saint-Franc eut jadis un si triste succès, Et qui le contraignit à quitter l'Amérique ?... MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Eh bien ! MONSIEUR D'HERBAIN. J'ai fait revoir tout le procès,J'ai fait casser le jugement iniqueQui t'avait condamné. J'ai sauvé ton honneur,Et les débris de ta fortune ; Je les ai fait valoir depuis avec bonheur,Sans éprouver disgrâce aucune.Bref, aujourd'hui ton bien monte à cent mille écus. Il lui donne un porte-feuille.Les voici. Reçois-les, sans discours superflus.De l'Amitié ce sont là les Étrennes. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Ah ! Mon ami, je reconnais ton coeur ;Et sans remerciement, sans des paroles vaines,Le mien va s'acquitter au gré de son ardeur.D'une épouse qui t'était chère,À ses derniers moments j'ai reçu les soupirs ; À ta fille quinze ans j'ai tenu lieu de père,Et t'ai préparé les plaisirs De la tendresse la plus pure.Formée à la vertu, son âme est mon présent ;Elle est digne de toi, ton ami te la rend : C'est l'Étrenne de la Nature. Il lui remet Sophie entre les bras. SOPHIE, embrassant son père. Ah ! mon père ! D'INVILLE, se jetant aux pieds de d'Herbain. Ah ! Monsieur ! MONSIEUR D'HERBAIN, le relevant avec amitié. Je vous entends.Rassurez-vous, mes chers enfants.En unissant ton fils avec ma fille,Je ne crois rien changer à tes arrangements. Reçois-nous tous les deux, Saint Franc, dans ta famille,Et que tes bons amis deviennent tes parents ! À d'Inville.Vous, Monsieur, de son père acceptez ma Sophie ;Et pour couronner ce beau jour,Que le coeur et la main d'une amante ? Chérie, Soient les Étrennes de l'Amour. MONSIEUR DE SAINT-FRANC, l'embrassant. Mon cher ami ! SCÈNE XXI et DERNIÈRE. Les précédents, Madame Dormont. MADAME DORMONT, à Saint-Franc. Comment ! Vous êtes là, mon frère ?On vous cherche partout. MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Que voulez-vous, ma soeur ? MADAME DORMONT. Apercevant d'Herbain.C'est un homme qui veut.... Ah ! vous voilà, Monsieur ! MONSIEUR D'HERBAIN. Pour vous servir, Madame. MADAME DORMONT. Eh bien ! Quoi ! Cette affaire ?... Parlez-lui donc. MADAME DE SAINT-FRANC. C'est fait, ma soeur. MADAME DORMONT. Ah ! Ah ! C'est fait.Et ces enfants.... leur mariage ?Quand le terminez-vous ? N'est-ce qu'un vain projet ? MADAME DE SAINT-FRANC. Tout est fini, ma soeur. MADAME DORMONT. Comment donc, s'il vous plaît ?Fini, sans m'en parler ! Sans avoir mon suffrage ! C'était pourtant le moins qu'on me fit cet honneur.Mais, selon vous, je suis folle. Oh ! J'enrage ! MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Pardonnez-moi ce mouvement d'humeur,Qui troublait mon esprit, sans prendre sur mon coeur.Un rien, souvent de l'homme le plus sage, Altère la tranquillité.Mais de ce digne ami, notre félicitéDans un moment devient l'ouvrage. MADAME DORMONT, à Monsieur d'Herbain. Oh ! Pour le coup, Monsieur, embrassons-nous.Vous me gagnez le coeur. Elle l'embrasse. MONSIEUR D'HERBAIN, l'embrassant. Madame, il m'est bien doux D'avoir mérité votre estime. MADAME DORMONT, voulant embrasser Monsieur de Saint-Franc. Et vous, mon frère, encor me refuserez-vous ? MONSIEUR DE SAINT-FRANC. Votre transport est légitime,Et mon coeur le partage. Il l'embrasse. MADAME DORMONT, aux autres alternativement. Allons, ma chère soeur,Et vous, mes chers enfants... Quel plaisir ! quel bonheur ! Elle a embrassé tout le monde.Ah ! je me reconnais.. Voilà de la tendresse !Voilà du bon vieux temps la véritable ivresse.C'est ainsi qu'autrefois les amis, les parents,Réunis par d'heureux événements,Se témoignaient leur allégresse ! Ils négligeaient les compliments,Et préféraient une caresse :Ils avaient bien raison. Ce sont les sentimentsEt les tendres embrassementsQui savent honorer, par une marque sûre, L'Amour, l'Amitié, la Nature. ==================================================