******************************************************** DC.Title = AU CLAIR DE LA LUNE, COMÉDIE DC.Author = AICARD, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 31/01/2023 à 15:47:13. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/AICARD_AUCLAIRDELALUNE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61155586 DC.Source.cote = BnF LLA 8-YTH-1374 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** AU CLAIR DE LA LUNE COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS PRIX : 1 franc M DCCC LXX PAR JEAN AICARD PAR J. CLAYE POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE À PARISAchevé d'imprimer le 10 janvier mil huit cent soixante-dix. Représentations de la Comédie Française le 2 juin 1879, À GAIETY-THEATRE. PERSONNAGES PIERROT. ARLEQUIN. COLOMBINE. LE DOCTEUR. UN SERGENT. LE GUET. La scène se passe dans une ville inconnue, mais italienne. PROLOGUE. LA COMÉDIE ITALIENNE. Je suis la Comédie Italienne ; J'ai Beaucoup étudié, J'ai beaucoup voyagé, Et de Rome à Paris et de Paris à Rome J'ai toujours vu partout l'homme semblable à l'homme ; J'ai vingt ans à peu près, depuis plusieurs cent ans ; Jeune et vieille, J'ai l'âge éternel du printemps, Et sans en avoir l'air (pour les nigauds) j'allie Une intime tristesse aux chants de la folie. Dans mes scènes, le plus fréquemment on peut voir Pierrot tout blanc avec son serre-tête noir, Puis, avec son jupon blanc et bleu, Colombine,. Puis, pour le moins aussi coquin qu'elle est coquine, Le multiple Arlequin, rusé, vif, intrigant, Redouté pour son masque et son geste élégant. Jeunes comme le monde et vieux comme le monde, En proie au guet qui fait de temps en temps sa ronde, Vous les connaissez bien ces trois êtres divers, Ce trio douloureux qui peuple l'univers ! Arlequin et Pierrot, le dupeur et la dupe ; Entr'eux deux Colomba, qui sourit à sa Jupe, N'est-ce pas l'univers en trois mots résumé ? Nul ne me dira : Non ! Pour peu qu'il ait. aimé. Hélas ! telle est la vie : un homme pâle et triste, Benêt souvent, naïf toujours, parfois artiste, Vit d'un peu de soleil et de ses deux repas, Quand un second survient, à jeun, qui ne veut pas ; Il fait son petit coup d'État ; il vous l'assomme Quelque peu, vite et mal, le mystifie en somme, S'enivre de son vin, prend sa femme au corset, Et la plupart du temps tout finit comme on sait. C'est là le canevas où court ma fantaisie, Aiguille où pend le fil d'or de la poésie ; En fut-il jamais un plus simple et, s'il vous plaît, Plus vrai tout à la fois, plus riche et plus complet ? Savez-vous, en un mot, une scène meilleure Et qui, pour comble d'art, soit jouée en une heure ? Non, n'est-ce pas, messieurs ? Alors, applaudissez La scène qu'on va dire.... et que vous connaissez ! AU CLAIR DE LA LUNE Le théâtre représente une place publique qu'inonde le clair de lune ; à gauche la maison du docteur, à droite la maison de Pierrot. Le public voit l'intérieur de la maison de Pierrot : fenêtre au fond, lit à droite ; adroite encore, la porte d'un cabinet ; au milieu, une table chargée de mets. Pierrot est attablé avec Colombine. Il est au comble de la satisfaction, dos au feu, ventre à table ; tous deux mangent à qui mieux mieux. Choses artistiques appendues aux murs, mandolines, etc. On remarque un porte-manteau où sont accrochés sept costumes de Pierrot à liserés de différentes couleurs, avec le nom d'un jour de la semaine inscrit au-dessus de chacun d'eux. SCÈNE PREMIÈRE. Pierrot, Colombine. PIERROT. Colombine, m'amour, tâte-moi de ce vin ! Il verse.Que dis-tu du poulet ? Se répondant à lui-même.Le poulet est divin !... Non moins que ceux pourtant que mon amour t'envoie !Réponds ! Je veux avoir le bonheur de ta joie ! COLOMBINE, sérieuse. Je suis occupée. PIERROT. Hein ? COLOMBINE. Tout à l'heure ! PIERROT. Comment !De tout temps Arlequin m'a traité de gourmand,Mais je suis dépassé par vous, perruche, - chatte ! Fi donc ! Et moi qui tiens dans ma main votre patte..,J'ai dû vous empêcher de manger des dix doigts !Je vous la rends, tenez ! Prenant un plat.Veux-tu des petits pois ?Ce homard était fin ! Il le met sur son assiette.Ces écrevisses, bonnes ! Même jeu. COLOMBINE. Tu mets quadruples les morceaux, et tu t'étonnes, Malin, qu'on mange encor lorsque tu n'as plus faim ! PIERROT. Plus faim ! Oh !... Mon amour ! Je veux jusqu'à la finVous montrer que la faim et non la gourmandiseGuide mes appétits, sages quoi qu'on en dise ! Ils se mettent à manger de plus belle. ? Jeux de scène. SCÈNE II. Pierrot, Colombine, Arlequin. Sur la place. ARLEQUIN, sa guitare à la main. C'est fini! Je n'ai plus de gîte pour le nuit !... Ni pour le jour non plus... Je me suis mal conduit ;Je devais tout casser chez mon propriétaire,Tuer, eussé-je dû rester seul sur la terre !Tuer tout ; le bourgeois, les valets, le guet, - orJe n'ai rien fait, ma foi, j'en conviens : c'est un tort. Je suis, hélas ! Hélas ! Un des martyrs du terme !Si j'eusse déjeuné, j'aurais été plus ferme ;Mais depuis quatre jours je suis sans un denier,Ayant pour Colomba dépensé le dernier !Colomba ! Colombine ! Ô femmes ! Ô femelles ! Elles dînent toujours et soupent toujours, elles !Et boivent, à défaut de vin, le sang du coeur ! Un silence.Qu'entends-je ? Un cliquetis de fourchettes moqueur ?On soupe ici ! Je flaire une odeur de cuisine... Apercevant le trou de la serrure.Regardons par ce trou lumineux... Colombine ! Colombine et Pierrot !... Qui m'aurait dit qu'un jour,À mon masque, Pierrot riche ferait l'amour,Pincerait Colombine et mangerait des huîtres ?Voilà donc la fortune inconstante des pitres !Et nous n'avons d'ami sûr que notre instrument. Viens, guitare, fidèle espoir du pauvre amantQui sous les froids balcons chante au clair de la lune !Viens : il ne s'agit pas de fléchir une brune ;Il s'agit de tromper Pierrot ! Viens, trouve un sonQui se marie à l'air plaintif de ma chanson. Dis ma misère ; fais qu'on m'ouvre ; sois touchante...Lente, lente, ma mie, andantino ! Je chante ! Au clair de la lune, Mon ami Pierrot, Prête moi ta plume Pour écrire un mot. Ma chandelle est morte ; Je n'ai plus de feu ! Ouvre-moi ta porte, Pour l'amour de Dieu !... PIERROT. Qui peut m'interpeller à cette heure ? COLOMBINE. Qui sait ? Avec joie, à part.C'est Arlequin pour sûr ! PIERROT. Faudra-t-il voir qui c'est ? COLOMBINE. Pourquoi pas ? PIERROT. L'heure est sombre et la demande louche !C'est peut-être un voleur plus noir que Scaramouche !Me demander ma plume à cette heure de nuit, C'est étrange ! et d'ailleurs qui me trouble me nuit,Et je ne puis souffrir, quand j'aime et quand je mange,Quand je bois de vieux vins à côté de mon ange,Je ne puis pas souffrir qu'un passant importun... Arlequin frappe.Qui frappe ? ARLEQUIN. Ouvre-moi donc ! PIERROT. Qui va là ? ARLEQUIN. C'est quelqu'un ! PIERROT. Je m'en doute, parbleu ! mais encore ? ARLEQUIN. Ouvre vite !C'est un de tes amis qui se trouve sans gîte ;Il est ce que jadis tu fus : un simple gueux,Et pour se consoler un peu, le malheureuxVoudrait écrire un mot d'amour à sa maîtresse. Toi qui vis grassement dans l'or et la richesse,Si tu n'as pas un coeur, une âme de rocher,Écoute ma supplique et te laisse toucher ! COLOMBINE, pendue au cou de Pierrot. Hi ! Hi ! le pauvre diable ! Ah ! Pierrot, sur ton âme !... Pierrot va ouvrir la porte, non sans faire la grimace. Arlequin le culbute, le jette à la rue, et ferme la porte aux verrous. SCÈNE III. Colombine, Arlequin, Pierrot, sur la place PIERROT, ahuri. Tel Samson se laissa raser par une femme ! Après réflexion.Ô stupéfaction ! Honte ! Douleur ! Courroux !Tu m'as valu cela, ma traîtresse aux yeux doux !A ce coup de Jarnac j'ai reconnu mon drôle !Arlequin seul a pu m'improviser ce râleLamentable, tout en m'appelant son ami ! Hélas ! Je n'aurai donc festiné qu'à demi !Ce blond poulet que j'ai laissé dans mon assiette,Il l'achève ! Je n'ai gardé que ma serviette,Ironique destin ! et lui, l'heureux rival,Masqué de noir pour son éternel carnaval, À ma place poursuit et caresse ma brune,Tandis que moi, tout blanc,j'ai froid au clair de lune ! Il se drape dans ses amples habits et regarde piteusement par le trou de la serrure. ARLEQUIN, découpant le poulet. Je ne t'en veux pas, moi, de vivre avec Pierrot,De boire ses liqueurs et- de manger son rot :[Note : Hère : Terme de mépris. Homme sans considération, sans fortune. [L]]Il est riche à présent ! Moi, toujours pauvre hère, Sans toit pour m'abriter et souvent à jeun, - j'erre !J'avais bien un manteau, mais j'ai dû le laisserAux mains d'un laideron qui voulut m'embrasser !Ainsi, brune beauté, je ne pourrais pas mêmePréserver des frimas cette gorge que j'aime. Il l'embrasse. PIERROT, sur la place. Euh ! COLOMBINE. Mangez, Arlequin. PIERROT. Colombine a bon coeur !Je ne puis pourtant pas laisser l'heureux vainqueurMe voler mon festin sans courir à la garde,Et je crois que c'est moi que ce soin-là regarde ! Il s'achemine.Brrrou ! C'est dur ! S'en aller, seul, sous un vent pareil, Et dans la rue, ayant la lune pour soleil,Marcher en grelottant au plein coeur de décembre,Et songer qu'on était tranquille dans sa chambre,Tout à l'heure, si bien et si douillettement !C'est dur ! C'est dur ! Ô lune, étoiles, firmament, J'aimai la poésie, et je l'aime encor, certes !Mais j'aime le bien-être ! Au temps des feuilles vertesJ'accepte la fraîcheur des nuits, sous le ciel bleu,Mais en hiver je veux m'asseoir au coin du feu,Et, tandis que mon chat sur le tapis ronronne, M'assoupir lentement et dormir en personne !... Comme éveillé d'un rêve.Brrrou ! J'ai froid !... brrrou ! courons, ou les passants, demain,Pourraient trouver Pierrot gelé sur leur chemin. II s'en va. SCENE IV. Colombine, Arlequin. ARLEQUIN. Vous êtes belle, à ma maîtresse, je vous aime ! COLOMBINE. Eh ! N'êtes-vous pas beau, mon Arlequin, vous-même ? N'êtes-vous pas joli, bien fait et gracieux,Masqué de noir, avec des flammes dans les yeux ?Au fond, mon Arlequin, c'est toi que je préfère,Mais tu l'as dit : tu n'as pas un sou ; comment faire ? ARLEQUIN. Comment faire ?... Eh ! parbleu, comme nous avons fait Jusqu'ici ; n'est-ce pas ravissant en effet ?Boire son vin, manger son poulet à sa place,Et tout doucettement nous aimer à sa face ? COLOMBINE. Ce n'est pas sans danger ! ARLEQUIN. Vraiment, et que crains-tu ? COLOMBINE. Que la patrouille arrive, et que tu sois battu ! ARLEQUIN. Bah !... Après réflexion.J'ai mon plan ! Tandis que mon Pierrot s'enrhume,Je m'en vais m'affubler de son pâle costume !Quand les soldats viendront, il leur faudra choisirEntre les deux Pierrots... lequel des deux saisir ?Je ferai, je dirai tant et de telle sorte Que, bref, le vrai Pierrot sera mis à sa porte...Mais, outre son costume, il me faut à tout prixUn oeil de blanc d'Espagne ou de poudre de riz. COLOMBINE, désignant le cabinet de toilette. J'en ai là, moi. ARLEQUIN. Fort bien. Il entre dans le cabinet de toilette, et de l'intérieur :C'en est fait, Colombine :De noir je deviens blanc, et de charbon farine. Il reparaît, et avisant le porte-manteau il décroche un pierrot sous l'écriteau : Dimanche.Diantre ! Sa garde-robe est riche !... M'y voici !Ne me prendrait-on pas pour un niais ainsi ? COLOMBINE. Parfaitement. ARLEQUIN, en pierrot. Alors, c'est que je lui ressemble !Maintenant,jouissons du bonheur d'être ensemble :C'est légitime, car je suis Pierrot ! SCÈNE V. Colombine, Arlequin, Pierrot, Le Guet. PIERROT. Il apparaît, parlant au sergent à la cantonade.Suis-moi, Sergent, viens arrêter cet homme au nom du Roi ! LE GUET, entre. Aux hommes de la patrouille :Messieurs, il est entré chez moi par ruse infâme,Et... dans cet instant même il caresse ma femme !Postez-vous ; cernez-le : - je vais l'interroger...Soutenez-moi ! L'affaire est d'ailleurs sans danger. Les hommes se postent. Il met l'oeil au trou de la serrure ; sa figure exprime un étonnement croissant mêlé de terreur.Messieurs ! Sergent ! Messieurs ! On l'entoure.Il faut que je m'excuse !J'ai fait erreur : c'est clair. L'homme parfois s'abuse,S'abuse étrangement, étrangement ma foi !Celui de là dedans, messieurs, c'est moi ! C'est moi,C'est moi-même, Pierrot ! Cela tient du prodige, Mais je me suis bien vu, je me suis vu, vous dis-je !C'est moi qui suis chez moi ; donc, plus rien d'illégal ;C'est moi qui suis mon hôte et qui suis mon rival !C'est moi qui me suis mis sottement à la porte !C'est moi, Pierrot ! - Vraiment, la chose est un peu forte, Et je me croyais plus mon ami que cela !Me chasser par un soir d'amour et de gala !Me chasser par un froid de loup, et, triple bête,Me mettre à dos la garde en marchant à sa tête ! LE SERGENT. Vous vous moqueZ, voyons ! PIERROT. Non pas ! Je me suis pris Pour un autre. La chose est simple. LE SERGENT. [Note : Être gris : être saoul.]Êtes-vous gris ? PIERROT. Pas encor tout à fait... Le sergent, à-la garde.Empoignez-moi cet homme ! PIERROT. Ô sergent, bon sergent, j'ai là certaine somme. .1 LE SERGENT, à la garde. Lâchez ce blanc benêt ! PIERROT, indigné. Benêt ! LE SERGENT. Donne l'argent ! PIERROT. Pour me faire appeler blanc benêt ? Non, sergent ! LE SERGENT. Allons, donne ! PIERROT. Oh ! Sergent ! Mon doux ami ! LE SERGENT. La bourseOu la vie ! PIERROT. Oh ! Sergent ! Mon unique ressource ! LE SERGENT. Empoignez-moi... PIERROT, effrayé. Il sort deux bourses, en remet vivement une dans sa poche, et donnant la seconde :Non ! Non ! Voici la somme. LE SERGENT. Bien ! Le sergent s'éloigne avec sa troupe. SCÈNE VI. Colombine, Arlequin, Pierrot, seul sur la place. PIERROT. Adieu, guet fort peu gai, fléau du citoyen ! Un silence pendant lequel il se promène, grelottant. - Revenant sur le seuil de la porte.Ainsi, je suis chez moi ! sans doute, c'est étrange ! Je n'ai rien sous la dent, par exemple ? Il regarde par le trou de la serrure.Et je mange !Je ne mets pas mon verre à ma lèvre ? Même jeu.Et je bois !Par un mystère enfin, je suis tout à la foisDans ma chambre où j'ai chaud, dans la rue où je tremble ;Ici sans Colomba, là nous sommes ensemble ! Cela n'est arrivé qu'à moi, j'en jurerais !Le merveilleux s'acharne après moi tout exprès,Et j'ai toujours un mot à chercher, un problèmeÀ résoudre, et j'en ai la face à jamais blême !Qui ne s'étonnerait d'un pareil accident ? Être sur le trottoir et chez soi cependant !Car enfin, c'est bien moi qui suis dans mon costume ! Il regarde par le trou de la serrure.Oui, je me reconnais : léger comme une plume,Blanc comme neige, avec un magnifique oeil noir,C'est bien là le Pierrot que je vis au miroir ! Ma démarche, mon air, ma grâce... mais j'y pense !J'ai toujours eu pour moi quelque condescendance,Et je n'aimai jamais à me faire souffrir ;Je n'ai donc qu'à frapper : je suis sûr de m'ouvrit ! Il chante. Au clair de la lune, Mon ami Pierrot, Prête-toi ta plume Pour écrire un mot. Ta chandelle est morte ; Tu n'as plus de feu ! Ouvre-toi ta porte, Pour l'amour de Dieu ! Il frappe. ARLEQUIN. Qui frappe ? PIERROT, après un peu d'hésitation. Toi ! ARLEQUIN. Comment ? PIERROT, doucement. C'est toi, frileux et blême ! ARLEQUIN, à Colombine. Qu'est ceci ? COLOMBINE, haussant les épaules. C'est Pierrot qui te prend pour lui-même !..Il n'a pas lu Sosie... ARLEQUIN, riant. Ah ! Bon ! Haut.Je ne crois pas Que je puisse être ici, puisque je suis là-bas.Si donc je suis là-bas, je me trouve à la porte,Et je ne peux ouvrir, car la serrure est forte !Je m'en vais donc au clair de la lune dormirEn attendant demain qui doit bientôt venir ! PIERROT. Hélas ! Mais je me vois là dedans ! ARLEQUIN. Je vois double.J'ai bu ! PIERROT, à part. C'est raisonné fort bien, malgré mon trouble !Mais Colombine peut m'ouvrir ! ARLEQUIN. Non, elle dort. COLOMBINE, bas a Arlequin. Ouvrons-lui, nous rirons ! PIERROT, heurtant. Je cognerai si fort !... SCÈNE VII. Colombine, Arelquin, Pierrot. COLOMBINE, ouvrant la porte. Ah ! Pierrot, je dormais si bien ! d'un si bon somme ! PIERROT, s'élançant vers Arlequin et le tâtant. Ah çà ! Lequel des deux est moi Pierrot, en somme ?Car je suis dégrisé ! Je ne vois pas deux rôts,Deux femmes ni deux lits, et je vois deux Pierrots !Colombine, tu peux seule en cette aventureDire la vérité ! Colombine, prise pour arbitre, à Pierrot à sa droite et Arlequin à sa gauche. ARLEQUIN, à Colombine. Tu connais ma nature : Je suis gourmand, poltron, bête, une brute enfin !Je bois beaucoup sans soif et je goinfre sans faim ! COLOMBINE, à Pierrot. C'est toi le vrai Pierrot ! PIERROT, vivement. Tout doux ! J'ai du courage,Un savoir-vivre exquis et du coeur à l'ouvrage ;Je me lève matin pour écrire mes vers ; Il n'est pas deux Pierrots enfin dans l'univers ! COLOMBINE, à Arlequin. C'est toi le vrai Pierrot ! PIERROT. Incertitude amère ! COLOMBINE. Voulez-vous en sortir ? Voici ce qu'il faut faire ;Improvisez des vers chacun de son côté,Et les meilleurs seront de Pierrot. ARLEQUIN. Accepté ! Pierrot fait la grimace et se met à chercher. Arlequin fait signe qu'il a trouvé, et dit d'un ton lyrique, emphatique :Colombine, Pierrot vous aime seul sur terre ;Vous le reconnaîtrez au regard de ses yeux :Si vous regardez bien, cessera tout mystère,Car il porte en ses yeux le plus cruel des dieux ! PIERROT, s'avançant à son tour. Je suis et je te dois paraître Très attristé ; Ah !... fais-moi donc vite connaître Ton arrêté ; Je t'implore : rends à mon être L'identité, Et je retrouverai peut-être Quelque gaîté. COLOMBINE, riant aux éclats. Hi ! hi ! hi ! hi ! Je suis vraiment embarrassée !L'un a la forme, soit ! Mais l'autre a la pensée ! PIERROT. Et lequel est Pierrot ? N'est-ce pas le penseur ? COLOMBINE, même jeu. L'un a la force, soit ! Mais l'autre a la douceur ! PIERROT. La force est préférable... Il aperçoit avec effroi l'habit d'Arlequinsous le costume de Pierrot.Euh !... J'étais ridicule !C'est Arlequin ! - Pierrot, courage !... Dissimule !J'ai vu sa batte ! Hélas ! Comment faire à présent ?Disparaître d'abord ? Ce n'est guère amusant ! Mais je veux par surprise ou force tout à l'heureEn libre possesseur rentrer dans ma demeure ! Arlequin embrasse Colombine. COLOMBINE, montrant Arlequin. Décidément, Pierrot c'est lui ! PIERROT. Qui suis-je, moi ? ARLEQUIN. Ma vaine image, un vain spectre ! PIERROT, à part. Attends un peu, toi ! ARLEQUIN. Tu sors de mon miroir ! Va-t'en ! Fuis ! Je t'adjure ! PIERROT. Je suis donc un mensonge ? une illusion pure ?C'est bien ; je vais errer, vaporeux et tremblant,Dans la fraîche clarté du clair de lune blanc ! Il sort. SCÈNE VIII. Colombine, Arlequin, Pierrot sur la place. PIERROT. J'ai mon projet. ARLEQUIN. Il est, ma foi, riche en bêtise !Il a jusques au bout, constant dans sa sottise, Donné dans nos filets, Colombe ! - Quant à nous,Soyons heureux. Veux-tu me tendre tes genoux,Que j'y mette mon front et que je m'y repose ?Ah ! Colombe aux doigts blancs, que votre bouche est rose ! Il s'assied la tête sur les genoux de Colombe et tous deux sommeillent. PIERROT. Il frappe à la porte du docteur.Docteur ! Docteur ! Docteur ! Sa sonnette de nuit Depuis longtemps n'a pas rendu le moindre bruit.Il l'a rompue exprès ? Sa clientèle crèveSans que le vieux compère interrompe son rêve !Mais des pieds et des mains, des jambes et des brasJe heurterai si fort, avec un tel fracas, Qu'il se réveillera malgré lui de son somme ! On entend un bruit d'écroulement intérieur. SCÈNE IX. Colombine, Arlequin, Pierrot, sur la place, Le Docteur. LE DOCTEUR, à la fenêtre. Par les poisons d'enfer ! Que voulez-vous, bonhomme ?Vous avez tant cogné que, pris de tremblement,Les meubles précieux de mon appartementChoqués l'un contre l'autre ont craqué comme verre, Et tout n'est que débris chez moi ! PIERROT. C'est bien, compère,Nous verrons ! Mais il faut que je vous dise un mot. LE DOCTEUR. Dites. PIERROT. Je suis Pierrot, votre voisin Pierrot ! LE DOCTEUR, empressé. Et que faut-il à Votre Excellence ? PIERROT. Ta robe. LE DOCTEUR, se récriant. Ma robe ! PIERROT. Ne crains pas que l'on te la dérobe ! Tu me la prêteras pour de l'argent comptant. LE DOCTEUR, radouci. Bien. PIERROT. Avec ton chapeau ! Va, tu seras content. LE DOCTEUR. Vous fûtes généreux de tout temps, Éminence. PIERROT. Ah ! Ah ! Je veux encor que, moyennant finance,Tu me cèdes un peu de ta bonne liqueur Qui donne la colique avec des maux de coeur.Mets m'en pour quelques sols dans un flacon, et tâcheQue la bouteille plaise au regard ! Le docteur disparaît. Pierrot lève le poing du côté d'Arlequin.Lâche, lâche,Tu vas la payer cher, ta lâcheté, fort cher,Car ton ami Pierrot se vengera, mon cher ! LE DOCTEUR, réapparaissant. Pierrot, voici le tout. Fais passer les pistoles. Il tend sa robe d'une main et tend l'autre main pour recevoir l'argent. PIERROT. Quelle insultante peur ! Je n'ai pas deux paroles. Pierrot prend la robe ; le docteur prend l'argent et ferme la fenêtre. PIERROT, visitant ta robe. Eh ! Docteur, le flacon ! Le docteur réapparaît.Le flacon ! LE DOCTEUR. L'élixir ? PIERROT. Oui. LE DOCTEUR. C'est encor vingt sols... pour vous faire plaisir ! PIERROT. Tu me saignes, Docteur ! LE DOCTEUR. Pierrot, c'est ma méthode ! PIERROT. Elle ne me plaît pas. LE DOCTEUR. Moi, je m'en accommode PIERROT. Il prend l'élixir et donne l'argent ; le docteur referme la fenêtre.Eh ! Docteur, le bonnet ! Le long bonnet pointu ! LE DOCTEUR, à la fenêtre. Tu m'appelles encor ? Que dis-tu ? Que veux-tu ? PIERROT. Le bonnet ! LE DOCTEUR. C'est vingt sols. PIERROT, résigné. Tu me tiens dans ta serre !Allons ! Il donne l'argent et reçoit le bonnet. LE DOCTEUR. Adieu, nigaud ! PIERROT. Adieu, rusé compère. SCÈNE X. Colombine, Arlequin, Pïerrot sur la place. PIERROT, en médecin. À nous deux, maintenant, Arlequin, mon très cher !Tiens le toi bien pour dit : tu vas le payer cher ! Il chante, en déguisant sa voix et frappe en cadence : Au clair de la lune, Mon ami Pierrot, Prête-moi ta plume Pour écrire un mot. Ma chandelle est morte, Je n'ai plus de feu ! Ouvre-moi ta porte, Pour l'amour de Dieu ! ARLEQUIN, se réveillant. Qui va là ? Je rêvais si doucement ! Qui frappe ? PIERROT. Voilà, l'ami Pierrot, une heure que je tape !Je suis sans feu chez moi ; je voudrais bien un peu,Assis sous ton flambeau me chauffer à ton feu,Écrire une ordonnance, et dormir, je t'assure ! J'ai vu de la lumière au trou de la serrure,Et je me suis permis de troubler ton sommeil. ARLEQUIN, à Colombine. Faut-il ouvrir ? COLOMBINE. Eh ! Oui, tu donnerais l'éveil ! ARLEQUIN, ouvrant. Entre, Docteur, entre ! SCÈNE XI. Colombine, Arlequin, Pierrot. ARLEQUIN, à Pierrot qui entre. Comme vous êtes pâle ! PIERROT. J'ai froid. ARLEQUIN. Et vous marchez sans barbe doctorale ? PIERROT. La maladie a fait ce ravage chez moi :Tous mes poils sont tombés, ainsi que tu le vois. COLOMBINE. Pauvre docteur ! PIERROT. Eh ! oui, vraiment, je suis à plaindre !Je regrette ma barbe ; elle me faisait craindre !...Heureux Pierrot, tu vis riche, plein de santé, Sans nuls soucis, avec ta femme à ton côté. ARLEQUIN, dubitatif. Ouiiii !... COLOMBINE. Docteur, prenez donc avec nous quelque chose,Allons ! Du vrai madère, à très petite dose ! PIERROT, avec élan. Non, merci ! Désolé de refuser cela,Mais je ne bois jamais que le vin que voilà. Il sort sa fiole et la caresse.Rien n'y vient. Le soleil sur les côtes d'EspagneNe mûrit pas un jus plus odorant : Champagne,Bourgogne, les meilleurs vins de France et du RhinN'ont pas le doux fumet de ce vin souverain ![Note : Dictame : Plante labiée fort aromatique, qui passait, [L]]C'est de l'or distillé, c'est un sacré dictame Qui, passant par le cou, s'en va droit jusqu'à l'âme !C'est la communion en bouteille avec Dieu ! ARLEQUIN, alléché. Comment l'avez-vous eu, docteur ? et dans quel lieu,Dans quel paradis croît la merveilleuse vigne ? PIERROT. Elle croît... Je ne veux point de ma lèvre indigne Nommer son champ natal... que servirait d'ailleurs ?Cela ne rendrait pas vos propres vins meilleurs ;Et pour voir de ses yeux cette terre promiseIl faut n'avoir jamais fait ni dit de sottise ! ARLEQUIN se récuse. À part.La vengeance m'a fait plein d'esprit : profitons Pour louer cet affreux poison sur tous les tons. ARLEQUIN, admirant la fiole. Il est beau de couleur en effet. COLOMBINE. Ça pétille ! PIERROT. Pendant cette tirade il fait semblant de boire et de s'enivrer peu à peu.Ses yeux multipliés vous charment, belle fille !Ah ! Que serait-ce si votre palais charmantGoûtait de ce nectar deux perles seulement ! On se pâme, on se croit aux festins de l'Olympe ![Note : Guimpe : Toile dont les religieuses se couvrent la gorge. [L]]Un souffle printanier déferait votre guimpe,Et vous croiriez sentir sur votre blanche chairUn baiser d'Apollon ou du grand Jupiter !Car... dans un pur sommeil... mon dictame... vous plonge, Et le buveur... a tout ce qu'il préfère... en songe ! Il feint d'être endormi. Aussitôt Arlequin saisit la fiole et en avale le contenu d'un trait. COLOMBINE, avec reproche. Et moi ? PIERROT. Il se lève subitement dépouillé de la robe du docteur.Tu n'as pas bu, Colombine, tant mieux,Après tout !... ARLEQUIN, dégainant sa batte. Ciel ! Pierrot ! PIERROT, terrible. Oui, Pierrot ! Terre et cieux !Vous m'empruntez mon teint, mes culottes, ma blouse,Vous buvez mon vin, vous m'embrassez mon épouse ! Et vous pensiez rester jusqu'au jour impuni !...Écoutez, Arlequin (car tout n'est pas fini !)Cette boisson... c'était un violent remède !...Ne vous sentez-vous pas ému ? ARLEQUIN, s'écoutant. Grands dieux ! À l'aide !Je suis empoisonné par Pierrot l'assassin ! PIERROT. On peut venir ; j'ai là l'habit de médecin,C'est-à-dire le droit de tuer sans vergogne. ARLEQUIN. À l'aide ! PIERROT, satanique. Que dis-tu de mon vin de Bourgogne ? ARLEQUIN, à part. Soyons digne ! PIERROT. Eh bien ? ARLEQUIN. J'ai besoin de prendre l'air. PIERROT. Eh ! Quitte auparavant mon habit ! Voyant qu'Arlequin hésite.Est-ce clair ? ARLEQUIN. Oh ! À part.Soyons digne ! PIERROT. Allons ! Quitte ma blouse blanche.Peste, il avait choisi mes effets du dimanche ! Il le dépouille.Arlequin, mon ami, remets ton masque noir,Je te donne la clef des champs !... Il ouvre la fenêtre au milieu de laquelle apparaît la pleine lune.C'est un beau soir,La lune verse à flots sa clarté sur la mousse. ARLEQUIN, à part. Soyons digne, il le faut ! PIERROT. Va, saute, ou je te pousse ! Il le jette par la fenêtre d'un coup de pied. - Revenant vers Colombine :Vous, Madame, je vous pardonnerai, pourvuQue vous m'expliquiez tout... Sachez que j'ai tout vu,Donc.... COLOMBINE, d'un ton câlin. Au fond, mon Pierrot, c'est toi que je préfère ;Je ne t'ai pas trompé, sais-tu ? Bien au contraire ! C'est toi que j'embrassais dans cet Arlequin blanc !À toi revient l'amour dont il n'eut qu'un semblant ! PIERROT, ravi, à part. Je le savais ! Haut.Éteins ce bougeoir, sans rancune !Et que l'amour nous soit plus doux qu'un clair de lune ! ==================================================