Préface de la tragédie Scipion l'Africain
Jacques Pradon
Si le succès d'un ouvrage doit le défendre contre la critique, et si la première et la plus infaillible règle du théâtre est celle de plaire, j'ose dire que Scipion l'Africain ayant eu ce bonheur, je pourrais me dispenser de répondre aux critiques qu'on en a faites. Cependant sans me prévaloir des applaudissements que le public lui a donnés, je vais tâcher en peu de mots d'en justifier la conduite. On me reproche d'avoir fait Scipion amoureux ; mais je soutiens que le mettant sur la scène, j'ai dû lui donner ce caractère, qui relève son action principale, qui est de vaincre sa passion, et de rendre sa maîtresse à son rival. Aristote nous apprend qu'on peut ajouter quelque chose de vraisemblable au vrai ; et il est vraisemblable que Scipion à l'âge de vingt-quatre ans, ayant pris la plus belle personne de l'univers, ait été sensible à sa beauté et qu'il ait rendu quelques combats, avant que de la rendre à Lucejus Prince des Celtiberiens, à qui elle était promise. D'ailleurs si Scipion avait remis sa captive sans la voir, son action n'aurait pas été si belle, que de la rendre après l'avoir vue, et après en avoir été vivement touché ; car comme dit le grand Corneille,
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu,
Et l'on doute d'un coeur qui n'a point combattu.
Il me semble même que Scipion aurait bien douté de sa vertu, et du pouvoir qu'il avait sur lui de n'oser voir une très belle personne, de peur d'en être tenté. Comme l'Histoire ne nomme point cette belle captive, je la fais nièce d'Annibal, pour donner un plus grand contraste à l'amour de Scipion qu'il combat, et dont enfin il triomphe, et je puis dire que cette action a plu trop généralement dans le cinquième acte pour me repentir de l'avoir fait. Il y a des gens qui s'étonnent qu'Annibal vienne demander la paix avec une assez grosse armée ; mais il n'est pas permis d'ignorer un fait historique aussi connu que celui-là. Il est constant qu'Annibal fut rappelé par le Sénat de Carthage pour défendre sa patrie, qu'il quitta l'Italie, qu'il revint en Afrique, et qu'il y trouva les affaires en un si mauvais état, qu'il n'eût point d'autre parti à prendre pour sauver Carthage, que celui de demander la Paix ; mais il la demande d'une manière assez noble, et cette scène a toujours paru très belle, et très bien conduite ; je ne doute point qu'il n'y ait bien des choses qui auraient pu être mieux dans cette pièce, mais je ne suis pas infaillible, et je ne donne point ceci pour un ouvrage achevé. Il suffit qu'il ait réussi, pour en devoir être content, et pour m'encourager à travailler à l'avenir avec encore plus de soin et plus d'exactitude.