DES MÉLANGES DE LITTÉRATURE, ET DES ANECDOTES LITTÉRAIRES.

CONSEILS À UN JOURNALISTE SUR LA PHILOSOPHIE, L’HISTOIRE, LE THÉATRE, LES PIÈCES DE POÉSIE, LES MÉLANGES DE LITTÉRATURE, LES ANECDOTES LITTÉRAIRES, LES LANGUES ET LE STYLE. (10 mai 1737).

M. DCC XXXVII.

VOLTAIRE

Version du texte du 11/10/2015 à 15:02:42.

DES MÉLANGES DE LITTÉRATURE, ET DES ANECDOTES LITTÉRAIRES.

Je rassemble ici, sous le nom de Mélanges de littérature, tous les morceaux détachés d’histoire, d’éloquence, de morale, de critique, et ces petits romans qui paraissent si souvent. Nous avons des chefs-d’oeuvre en tous ces genres. Je ne crois pas qu’aucune nation puisse se vanter d’un si grand nombre d’aussi jolis ouvrages de belles-lettres. Il est vrai qu’aujourd’hui ce genre facile produit une foule d’auteurs ; on en compterait quatre ou cinq mille depuis cent ans. Mais un lecteur en use avec les livres comme un citoyen avec les hommes. On ne vit pas avec tous ses contemporains, on choisit quelques amis. Il ne faut pas plus s’effaroucher de voir cent cinquante mille volumes à la Bibliothèque du roi que de ce qu’il y a sept cent mille hommes dans Paris. Les ouvrages de pure littérature, dans lesquels on trouve souvent des choses agréables, amusent successivement les honnêtes gens, délassent l’homme sérieux dans l’intervalle de ses travaux, et entretiennent dans la nation cette fleur d’esprit et cette délicatesse qui fait son caractère.

Ne condamnez point avec dureté tout ce qui ne sera pas La Rochefoucauld ou La Fayette, tout ce qui ne sera pas aussi parfait que la Conspiration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, aussi plaisant et aussi original que la Conversation du P. Canaye et du maréchal d’Hocquincourt, écrite par Charleval, et à laquelle Saint-Évremond a ajouté une fin moins plaisante et qui languit un peu ; enfin tout ce qui ne sera pas aussi naturel, aussi fin, aussi gai que le Voyage, quoique un peu inégal, de Bachaumont et de Chapelle.

Non, si priores Maeonius tenet

Sedes Homerus, Pindaricae latent

Coaeque, et Alcaei minaces,

Stesichorique graves Camoenae ;

5   Nec, si quid olim lusit Anacreon,

Delevit aetas ; spirat adhuc amor,

Vivuntque commissi calores

Aeoliae fidibus puellae.

Dans l’exposition que vous ferez de ces ouvrages ingénieux, badinant, à leur exemple, avec vos lecteurs, et répandant les fleurs avec ces auteurs dont vous parlerez, vous ne tomberez pas dans cette sévérité de quelques critiques, qui veulent que tout soit écrit dans le goût de Cicéron ou de Quintilien. Ils crient que l’éloquence est énervée, que le bon goût est perdu, parce qu’on aura prononcé dans une académie un discours brillant qui ne serait pas convenable au barreau. Ils voudraient qu’un conte fût écrit du style de Bourdaloue. Ne distingueront-ils jamais les temps, les lieux, et les personnes ? Veulent-ils que Jacob, dans le Paysan parvenu, s’exprime comme Pellisson ou Patru ? Une éloquence mâle, noble, ennemie de petits ornements, convient à tous les grands ouvrages. Une pensée trop fine serait une tache dans le Discours sur l’Histoire universelle de l’éloquent Bossuet. Mais dans un ouvrage d’agrément, dans un compliment, dans une plaisanterie, toutes les grâces légères, la naïveté ou la finesse, les plus petits ornements, trouvent leur place. Examinons-nous nous-mêmes Parlons-nous d’affaires du ton des entretiens d’un repas ? Les livres sont la peinture de la vie humaine ; il en faut de solides, et on en doit permettre d’agréables.

N’oubliez jamais, en rapportant les traits ingénieux de tous ces livres, de marquer ceux qui sont à peu près semblables chez les autres peuples, ou dans nos anciens auteurs. On nous donne peu de pensées que l’on ne trouve dans Sénèque, dans Lucien, dans Montaigne, dans Bacon, dans le Spectateur anglais. Les comparer ensemble (et c’est en quoi le goût consiste), c’est exciter les auteurs à dire, s’il se peut, des choses nouvelles ; c’est entretenir l’émulation, qui est la mère des arts. Quelle satisfaction pour un lecteur délicat de voir d’un coup d’oeil ces idées qu’Horace a exprimées dans des vers négligés, mais avec des paroles si expressives ; ce que Despréaux a rendu d’une manière si correcte ; ce que Dryden et Rochester ont renouvelé avec le feu de leur génie ! Il en est de ces parallèles comme de l’anatomie comparée, qui fait connaître la nature. C’est par là que vous ferez voir souvent, non seulement ce qu’un auteur a dit, mais ce qu’il aurait pu dire : car si vous ne faites que le répéter, à quoi bon faire un journal ?

Il y a surtout des anecdotes littéraires sur lesquelles il est toujours bon d’instruire le public, afin de rendre à chacun ce qui lui appartient. Apprenez, par exemple, au public que le chef-d’oeuvre d’un inconnu, ou Mathanasius, est de feu M. de Sallengre, et d’un illustre mathématicien consommé dans tout genre de littérature, et qui joint l’esprit à l’érudition, enfin de tous ceux qui travaillaient à la Haye au Journal littéraire, et que M. de Saint-Hyacinthe fournit la chanson avec beaucoup de remarques. Mais si on ajoute à cette plaisanterie une infâme brochure digne de la plus vile canaille, et faite sans doute par un de ces mauvais Français qui vont dans les pays étrangers déshonorer les belles-lettres et leur patrie, faites sentir l’horreur et le ridicule de cet assemblage monstrueux.

Faites-vous toujours un mérite de venger les bons écrivains des zoïles obscurs qui les attaquent ; démêlez les artifices de l’envie ; publiez, par exemple, que les ennemis de notre illustre Racine firent réimprimer quelques vieilles pièces oubliées, dans lesquelles ils insérèrent plus de cent vers de ce poète admirable, pour faire accroire qu’il les avait volés. J’en ai vu une intitulée Saint Jean-Baptiste, dans laquelle on retrouvait une scène presque entière de Bérénice. Ces malheureux, aveuglés par leur passion, ne sentaient pas même la différence des styles, et croyaient qu’on s’y méprendrait : tant la fureur de la jalousie est souvent absurde !

En défendant les bons auteurs contre l’ignorance et l’envie qui leur imputent de mauvais ouvrages, ne permettez pas non plus qu’on attribue à de grands hommes des livres peut-être bons en eux-mêmes, mais qu’on veut accréditer par des noms illustres auxquels ils n’appartiennent point. L’abbé de Saint-Pierre renouvelle un projet hardi, et sujet à d’extrêmes difficultés ; il le met sous le nom d’un dauphin de France. Faites voir modestement qu’on ne doit pas, sans de très fortes preuves, attribuer un tel ouvrage à un prince né pour régner.

Ce Projet de la prétendue paix universelle, attribué à Henri IV par les secrétaires de Maximilien de Sully, qui rédigèrent ses Mémoires, ne se trouve en aucun autre endroit. Les Mémoires de Villeroi n’en disent mot ; on n’en voit aucune trace dans aucun livre du temps. Joignez à ce silence la considération de l’état de l’Europe était alors, et voyez si un prince aussi sage que Henri le Grand a pu concevoir un projet d’une exécution impossible.

Si on réimprime, comme on me le mande, le livre fameux connu sous le nom de Testament politique du cardinal de Richelieu, montrez combien on doit douter que ce ministre en soit l’auteur.

I. Parce que jamais le manuscrit n’a été vu ni connu chez ses héritiers ni chez les ministres qui lui succédèrent.

II. Parce qu’il fut imprimé trente ans après sa mort, sans avoir été annoncé auparavant.

III. Parce que l’éditeur n’ose pas seulement dire de qui il tient le manuscrit, ce qu’il est devenu, en quelle main il l’a déposé.

IV. Parce qu’il est d’un style très différent des autres ouvrages du cardinal de Richelieu.

V. Parce qu’on lui fait signer son nom d’une façon dont il ne se servait pas.

VI. Parce que dans l’ouvrage il y a beaucoup d’expressions et d’idées peu convenables à un grand ministre qui parle à un grand roi. Il n’y a pas d’apparence qu’un homme aussi poli que le cardinal de Richelieu eût appelé la dame d’honneur de la reine la Du Fargis, comme s’il eût parlé d’une femme publique. Est-il vraisemblable que le ministre d’un roi de quarante ans lui fasse des leçons plus propres à un jeune dauphin qu’on élève qu’à un monarque âgé de qui l’on dépend ?

Dans le premier chapitre il prouve qu’il faut être chaste. Est-ce un discours bienséant dans la bouche d’un ministre qui avait eu publiquement plus de maîtresses que son maître, et qui n’était pas soupçonné d’être aussi retenu avec elles ? Dans le second chapitre, il avance cette nouvelle proposition, que la raison doit être la règle de la conduite. Dans un autre il dit que l’Espagne, en donnant un million par an aux protestants, rendait les Indes, qui fournissaient cet argent, tributaires de l’Enfer : expression plus digne d’un mauvais orateur que d’un ministre sage tel que ce cardinal. Dans un autre, il appelle le duc de Mantoue, ce pauvre prince. Enfin est-il vraisemblable qu’il eût rapporté au roi des bons mots de Bautru, et cent minuties pareilles, dans un testament politique ?

VII. Comment celui qui a fait parler le cardinal de Richelieu peut-il lui faire dire, dans les premières pages, que dès qu’il fut appelé au conseil il promit au roi d’abaisser ses ennemis, les huguenots, et les grands du royaume ? Ne devait-on pas se souvenir que le cardinal de Richelieu, remis dans le conseil par les bontés de la reine mère, n’y fut que le second pendant plus d’un an, et qu’il était alors bien loin d’avoir de l’ascendant sur l’esprit du roi, et d’être premier ministre ?

VIII. On prétend, dans le chapitre deuxième du livre premier, que pendant cinq ans le roi dépensa, pour la guerre, soixante millions par an, qui en valent environ six vingts de notre monnaie, et cela sans cesser de payer les charges de l’État, et sans moyens extraordinaires. Et, d’un autre côté, dans le chapitre IX, partie II, il est dit qu’en temps de paix il entrait par an, à l’épargne, environ trente-cinq millions, dont il fallait encore rabattre beaucoup. Ne paraît-il pas entre ces deux calculs une contradiction évidente ?

IX. Est-il d’un ministre d’appeler à tout moment les rentes à huit, à six, à cinq pour cent, des rentes au denier huit, au denier six, au denier cinq ? Le denier cinq est vingt pour cent, et le denier vingt est cinq pour cent : ce sont des choses qu’un apprenti ne confondrait pas.

X. Est-il vraisemblable que le cardinal de Richelieu ait appelé les parlements "Cours souveraines", et qu’il propose, chapitre IX, partie II, de faire payer la taille à ces "Cours souveraines" ?

XI. Est-il vraisemblable qu’il ait proposé de supprimer les gabelles ? Et ce projet n’a-t-il pas été fait par un politique oisif plutôt que par un homme nourri dans les affaires ?

XII. Enfin ne voit-on pas combien il est incroyable qu’un ministre, au milieu de la guerre la plus vive, ait intitulé un chapitre : "Succincte Narration des actions du roi jusqu’à la paix" ?

Voilà bien des raisons de douter que ce grand ministre soit l’auteur de ce livre. Je me souviens d’avoir entendu dire dans mon enfance, à un vieillard très instruit, que le Testament politique était de l’abbé Bourzeis, l’un des premiers académiciens, et homme très médiocre. Mais je crois qu’il est plus aisé de savoir de qui ce livre n’est pas que de connaître son auteur. Remarquez ici quelle est la faiblesse humaine. On admire ce livre parce qu’on le croit d’un grand ministre. Si on savait qu’il est de l’abbé Bourzeis, on ne le lirait pas. En rendant ainsi justice à tout le monde, en pesant tout dans une balance exacte, élevez-vous surtout contre la calomnie.

On a vu, soit en Hollande, soit ailleurs, de ces ouvrages périodiques destinés en apparence à instruire, mais composés en effet pour diffamer ; on a vu des auteurs que l’appât du gain et la malignité ont transformés en satiriques mercenaires, et qui ont vendu publiquement leurs scandales, comme Locuste vendait les poisons. Parmi ceux qui ont ainsi déshonoré les lettres et l’humanité, qu’il me soit permis d’en citer un qui, pour prix du plus grand service qu’un homme puisse peut-être rendre à un autre homme, s’est déclaré pendant tant d’années mon plus cruel ennemi. On l’a vu imprimer publiquement, distribuer et vendre lui-même un libelle infâme, digne de toute la sévérité des lois ; on l’a vu ensuite, de la même main dont il avait écrit et distribué ces calomnies, les désavouer presque avec autant de honte qu’il les avait publiées. « Je me croirais déshonoré, dit-il dans sa déclaration donnée aux magistrats ; je me croirais déshonoré si j’avais eu la moindre part à ce libelle, entièrement calomnieux, écrit contre un homme pour qui j’ai tous les sentiments d’estime, etc. Signé : l’abbé DESFONTAINES. » 

C’est à ces extrémités malheureuses qu’on est réduit lorsqu’on fait de l’art d’écrire un si détestable usage.

J’ai lu, dans un livre qui porte le titre de Journal, qu’il n’est pas étonnant que les jésuites prennent quelquefois le parti de l’illustre Wolf, parce que les jésuites sont tous athées.

Parlez avec courage contre ces exécrables injustices, et faites sentir à tous les auteurs de ces infamies que le mépris et l’horreur du public seront éternellement leur partage.

 


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