NATALIE

OU LA GÉNÉROSITÉ CHRÉTIENNE

TRAGÉDIE.

M. DC. LIV.

Par le Sieur de Montgaudier.

À Paris, Chez Claude Calleville, au Mont S. Hilaire, À Paris, Chez Claude Calleville, au Mont S. Hilaire.


Texte établi par Louis MOULIN, Yale University, mai 2019.

publié par Paul FIEVRE mai 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:00:07.


À Monseigneur le Marquis de Montausier,Gouverneur et Lieutenant Général Pour sa Majesté ès Provinces de Saintonge, Angoumois, haute et basse Alsace, Lieutenant Général en ses Armées.

MONSEIGNEUR,

Je prends la liberté de vous présenter ce Poème, qui ne paraîtrait qu'à ma honte, si sa faiblesse n'était soutenue par une puissante protection, et qui ne peut manquer de bonheur si vous le favorisez de la vôtre. Ceux qui ne liraient point, s'ils n'espéraient de trouver des choses indignes d'être lues, et dont les yeux déréglés ne s'attachent qu'au mal, n'oseront mettre mes Vers à l'Inquisition après avoir vu qu'ils vous dont dédiés ; l'accueil que vous leur ferez les fera recevoir de tout le monde, et leurs plus grossières fautes cesseront de l'être si vous faites semblant de les excuser. Il n'y a point de termes si barbares qui ne deviennent Français quand vous voudrez les naturaliser, et les façons de parler les moins pratiquées seront à couvert de toutes les censures si vous leur donnez votre approbation. Car il est vrai, MONSEIGNEUR, que vous pouvez commander au langage aussi bien qu'aux armées, et Minerve toute entière s'est tellement donnée à vous, que vous possédez tout son savoir et tout son courage. Ainsi ma Tragédie attend le jugement universel du particulier que vous en ferez, et si je suis assez heureux pour contribuer par son moyen à votre divertissement, je croirai n'avoir pu faire un meilleur emploi de mon temps et de mon travail. Peut-être que mes Vers n'auront pas assez de bonheur pour vous plaire, mais je m'assure que la passion que j'ai pour votre service ne vous déplaira pas, et que vous ne ferez pas moins d'accueil à ce petit essai, par lequel je désire vous en donner le premier témoignage qu'à des ouvrages plus achevés, puisque ce que je vous présente est tout ce que je puis, et que pour être mauvais versificateur, je n'en suis pas moins

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

MONTGAUDIER.


ACTEURS.

ADRIAN, l'un des premiers Officiers de Maximian.

NATALIE, femme d'Adrian.

FAUSTE, Valet de Chambre d'Adrian.

THÉODORE, cousine de Natalie.

MAXIMIAN, Empereur Romain.

APOLLINAIRE,

PLACIDE, Capitaines des Gardes de l'Empereur.

MARTIAN, Maître de Camp, amoureux de Natalie.

La Scène est dans Nicomédie.


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE.

NATALIE.

Jusques à quand Seigneur verrons-nous des épées

Dans le sang des Chrétiens cruellement trempées,

Et leurs membres pourris sous la charge des fers

Servir avant la mort de nourriture aux vers ?

5   Et ne verrai-je point vos bras armés de foudre

Donner sur leurs faux dieux et les réduire en poudre,

Verrai-je point crouler par monceaux écartés

Les temples abattus sur leurs divinités,

À l'éclat de la Foi idolâtrie éteinte,

10   Et l'Univers soumis la professer sans crainte ?

Que si pour l'établir il faut encor du sang,

À quelle fin Seigneur épargnez-vous mon flanc,

Pourquoi retenez-vous mon âme infortunée

Dans les tristes liens d'un cruel Hyménée ?

15   Car enfin tout supplice a pour moi des appâts

Au respect d'un époux qui ne vous aime pas.

Quelque haute vertu dont l'éclat l'environne,

Son erreur à mes yeux dérobe sa personne,

Et ce fâcheux objet qui me suit en tout lieu

20   Ne me découvre en lui qu'un ennemi de Dieu.

Source de vérités, Océan de lumières,

Seigneur, vous lui pouvez faire ouvrir les paupières,

Vous pouvez l'éclairer de ces rayons d'amour

Qui dissipent la nuit et ramènent le jour,

25   Qui portent nos esprits au-dessus de nous-mêmes

Qui nous traînent à vous par des douceurs extrêmes

Et sans nous avertir se glissant dans nos coeurs

Font souvent des martyrs de nos persécuteurs.

Je vous prie, ô Grand Dieu, Père de toute chose,

30   De faire en Adrian cette Métamorphose,

Qu'il soit Chrétien, Seigneur, car après cet effort

Je verrai d'un même oeil et sa vie et sa mort :

L'une et l'autre pour moi sera pleine de charmes

On versera son sang sans attirer mes larmes,

35   Et tout événement me pourra sembler doux

Apprenant qu'il expire ou respire pour vous.

Généreux prisonniers invincibles esclaves

Qui bravez les tyrans au milieu des entraves,

Vous dont le Ciel propice entend tous les soupirs

40   Joignez des voeux pressants à mes justes désirs,

De vos Saintes ferveurs...

SCÈNE II.
Natalie, et Théodore, fournies de linge et d'Onguents, vont visiter et panser les prisonniers Chrétiens.

THÉODORE.

Allons-nous ma cousine ?

NATALIE.

Allons je vous attends.

THÉODORE.

J'apporte une eau divine

Dont je veux faire essai, c'est un secret nouveau.

NATALIE.

Puisqu'il à votre aveu sans doute il est fort beau.

45   Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on loue vos recettes

On m'a fait grand récit des cures que vous faites,

Et votre cabinet qu'un chacun m'a vanté

Allume tous les jours ma curiosité ;

Je le veux aller voir on en dit des merveilles.

THÉODORE.

50   Vous verrez seulement un amas de bouteilles,

Des vases et sachets placés confusément ;

S'il vous plaît toutefois d'y passer un moment

Au sortir des prisons vous serez satisfaite.

NATALIE.

Ma satisfaction serait bien plus parfaite

55   Et je recevrais bien des plaisirs plus entiers

Si vous marchiez un jour par de meilleurs sentiers

Un motif différent dans la prison nous mène,

Vous suivez les appâts d'une tendresse humaine,

Et la compassion, qui vous touche le coeur

60   Aurait de sa cesse si vous n'étiez plus soeur,

Tous ces empressements naissent de la nature ;

La mienne a pour agir une cause plus pure

Au-dessus des attraits de la chair et du sang,

Elle a le coeur trop bon pour marcher en ce rang,

65   Et tiendrait à mépris d'être estimée égale

Au plus haut sentiment d'une vertu morale,

Et est Chrétienne enfin, et voyant les liens

Qui pressent votre frère et les autres Chrétiens,

Elle n'a pas pour lui de plus fortes atteintes,

70   Tous lui sont aussi chers, tous réveillent ses craintes,

Ces linges sont pour tous et tous également

Vont être secourus de ce médicament.

THÉODORE.

Ainsi mes sentiments sont conformes aux vôtres,

Mon frère plus soigneux de la santé des autres

75   Que de la sienne propre était incessamment

À me solliciter pour leur soulagement

Malgré la pourriture et puanteur extrême

Je les servis en soeur et depuis je les aime,

Et ne puis sans douleur perdre leur entretien.

NATALIE.

80   Courage cette humeur tient beaucoup de Chrétien,

Il ne vous manque plus que d'être baptisée.

THÉODORE.

Railleuse.

NATALIE.

Je dis vrai.

THÉODORE.

Si j'étais moins rusée

Vous pourriez me séduire ; hélas c'est bien en vain

Si vous avez conçu ce criminel dessein,

85   Mon frère à m'en parler a perdu ses escrimes,

Je ris de ces leçons, je raille ses maximes ;

Car vos songes plastrés ont trop de vanité

Pour abuser jamais de ma crédulité.

NATALIE.

Un jour ces vérités que vous nommez des songes,

90   Et qui passent chez vous pour de faibles mensonges

Seront entièrement l'objet de votre amour.

THÉODORE.

Je crois que de long temps je ne verrai ce jour ;

NATALIE.

Non non quand Dieu nous veut, quelque combat qu'on fasse,

C'est en vain qu'on résiste aux efforts de sa grâce ;

95   C'est peut-être aujourd'hui, c'est peut-être demain

Qu'il a déterminé de vous tendre la main,

Mais Fauste vient à nous et pâtit ce me semble.

SCÈNE III.
Natalie, Théodore, Fauste.

NATALIE.

Quelle nouvelle Fauste ?

FAUSTE.

Ha Madame je tremble,

La grandeur du péril étonne ma raison,

100   Mon Maître ne vit plus ou respire en prison,

Madame il est Chrétien, mais...

NATALIE.

Quel mais peux-tu dire ?

Qu'à présent tout le monde assemblé pour nuire

Joigne effort sur efforts, Adrian est Chrétien,

Je n'ai plus rien à craindre et ne prétends plus rien,

105   L'excès de ce bonheur a mon âme ravie ;

Ha mon cher Adrian vous me rendez la vie !

FAUSTE.

Ce transport me surprend, Madame, il va mourir,

Et loin de vous en plaindre ou de le secourir,

Loin de vous employer envers l'Impératrice...

NATALIE.

110   Dis plus, je voudrais même avancer son supplice,

Irriter contre lui moi-même l'Empereur,

Et si ce sentiment te donne de l'horreur...

THÉODORE.

Quoi vous doutez encor, cruelle, s'il en donne ?

NATALIE.

Oui j'en doute en effet, et la raison l'ordonne,

115   Puisque je parle à Fauste, et qu'il ne doute pas

Que l'immortalité ne suive un tel trépas,

Qu'un moment de douleurs n'enfante pour la gloire

De trésors infinis.

FAUSTE.

Madame il faut le croire,

Mais quand en perdant un maître on perd tout son soutien,

120   Celui-là qui le pleure en est-il moins Chrétien ?

NATALIE.

Je sais bien que la Foi peut souffrir la nature,

Mais qui pour l'affranchir et la rendre plus pure

Etouffe des soupirs qu'il a droit de former,

Arrête des transports que nul ne peut blâmer,

125   Et voit la mort des siens du même oeil qu'un voyage,

Ne témoigne-t-il pas en savoir mieux l'usage ?

Essuie donc ces pleurs et loin de t'affliger

Pour la mort d'Adrian dont tu vois le danger

Porte tes yeux au Ciel sur la gloire éternelle

130   Dont Dieu couronnera sa constance et son zèle.

THÉODORE.

Comment s'est-il rendu ? fais-nous-en le discours.

FAUSTE.

Maximian, Madame, étant sorti du cours

Voulut sur un Chrétien donner cours à sa rage ;

En vain s'efforça-t-on s'ébranler son courage,

135   Plus ferme qu'un rocher il brave les bourreaux,

Il voit sans s'effrayer, son sang sous les couteaux

Couler de toutes parts et sa chair entamée

Rendre sur les charbons une épaisse fumée,

Toute la cour s'étonne, et mon maître surtout

140   Semble souffrir sur soi le contrecoup des coups,

Tant de soupirs pressés sortent de sa poitrine,

Tant il verse de pleurs, tant sa face chagrine

Est peinte de douleur, il a l'oeil attaché

Tantôt sur ce beau sang qui vient d'être épanché,

145   Tantôt sur l'empereur, et toujours un nuage

Couvre le teint vermeil de son triste visage.

Il tient le front penché sur son bras raccourci

Pendant que son esprit flotte dans le souci,

Que son coeur se partage, et ce rude divorce

150   Le brise de soupirs, et l'épuise de force.

Une moite fureur lui court par tout le corps,

Et le feu qu'il couvait gagne enfin le dehors,

Il embrase ses yeux, allume son teint pâle,

Imprime sur son front une couleur plus mâle,

155   Lui rassure le coeur, et l'anime si fort,

Qu'il brave Jupiter, l'Empereur et la mort.

Mais qui peut rapporter ses ardentes paroles ?

Je suis Chrétien, dit-il, j'abhorre les Idoles,

J'en déteste le culte, et je n'ai point de sang

160   Duquel pour l'abolir je ne vide mon flanc ;

Ô Généreux martyr qui m'en donnez l'exemple

Vous que sur les brasiers le fils de Dieu contemple,

Les couronnes en main, jetez les yeux sur moi

Du séjour de la gloire et soutenez ma foi.

165   Cependant que sans crainte il découvre sa flamme

Maximian l'entend et enrage dans l'âme,

Il feint : mais le voici qui vous apprendra tout.

SCÈNE IV.
Adrian, Fauste, Théodore, Apollinaire.

ADRIAN.

Enfin votre constance en est venue à bout,

J'abandonne les dieux et le soin de ma vie.

NATALIE.

170   Ha mon cher Adrian !

ADRIAN.

  Ma chère Natalie !

NATALIE.

Source de mes plaisirs que ce nouvel état

À vos yeux détrompés donne un aimable éclat,

Et que sur vous la grâce a répandu de charmes ;

C'est vous, c'est vous Seigneur qui tarissez mes larmes,

175   Qui m'avez exaucée et n'avez pu souffrir

Qu'un mari tant pleuré vint enfin à périr.

Vous prisez trop les pleurs d'une âme qui soupire,

Et sur vous ne douleurs exercent trop d'empire,

Pour être inexorable à mes justes désirs

180   Quand votre seul amour enfantait mes soupirs.

Enfin il est Chrétien, enfin l'enfer enrage

De le voir désormais hors de son esclavage,

Et le Ciel et la terre au seul bruit de sa foi

Prendront part à ma joie et diront avec moi.

185   Béni soit le Seigneur que tout Chrétien adore,

Que depuis l'astre froid jusqu'au rivage maure,

Et de la mer d'Espagne aux peuples du Levant

Écho porte son nom sur les ailes du vent,

Pour apprendre aux mortels que Dieu nous a fait grâce

190   Que tous nos ennemis ont fui devant sa face,

Qu'il a levé le bras et brisé nos liens,

Et qu'il n'est point de Dieu que le Dieu des Chrétiens

Qu'il est Dieu d'Adrian et de sa Natalie,

Qu'il est le Dieu de Rome et de Nicomédie.

APOLLINAIRE.

195   Monseigneur je vous ai dit avec sincérité

Tout ce qu'un ami peut en cette extrémité,

Et vous jugez assez que Maximian même

Tout irrité qu'il est vous honore et vous aime,

Et, sachant à quel point je vous suis serviteur,

200   Qu'il ne m'aurait jamais fait votre conducteur

Sans l'espoir qu'il a eu qu'enfin je vous ramène

Et qu'un prompt repentir vous dérobe à sa haine.

ADRIAN.

Monsieur n'en parlons plus, je veux mourir Chrétien.

APOLLINAIRE.

Monsieur encor un coup ne précipitez rien,

205   Cette mort généreuse ou vous trouvez des charmes

Vous paraîtra bientôt comme un sujet de larmes,

Et cette prompte ardeur s'éteignant peu à peu,

Plus elle approchera moins vous aurez de feu,

Vous la verrez alors dans les atours funèbres

210   Dans l'effroi du silence et l'horreur des ténèbres,

Dans le trouble, la crainte, et la confusion,

L'oubli, le désespoir et la privation.

Est-il à ces objets fermeté qui ne plie ?

Jugement qui résiste à la mélancolie,

215   Constance qui ne branle et courage assez fort

Pour oser sans frayeur envisager la mort ?

Non il n'en fut jamais, cette funeste image

Ne frappe point les sens ou change le courage.

ADRIAN.

Je porte ma pensée encor plus loin que vous,

220   Et sans faire à la mort un visage trop doux,

Sans présumer de moi, j'avoue ma faiblesse,

Et connais sa rigueur sans que mon zèle cesse ;

Oui, quelque cruauté qu'on forge en mon trépas,

Si Jésus me soutient je ne tremblerai pas,

225   Puisqu'il est ma valeur je dois être invincible,

Et s'il est mon appui ma chute est impossible.

APOLLINAIRE.

Votre ardeur vous séduit.

ADRIAN.

Ma puissance est mon Dieu.

APOLLINAIRE.

Et contre Jupiter croyez-vous qu'elle eut lieu ?

ADRIAN.

Jupiter fut un homme et le poids de ses crimes

230   L'accable sans repos dans le fond des abîmes,

Gémissant sous la main du Seigneur que je sers

Sans que tous vos encens adoucissent ses fers.

APOLLINAIRE.

Vous vous emportez trop, s'il avait pris sa foudre

La croix de votre Dieu serait réduite en poudre,

235   Et tout Chrétien prendrait la terre avec les dents,

Il roule dans le Ciel ses charriots ardents

Généreux successeur de Saturne son père.

ADRIAN.

Si votre aveuglement n'était point volontaire

Vous auriez le Soleil tout entier dans les yeux,

240   Quoi vous imaginer un Dieu chassé des Cieux

Dont la race ait puni l'infâme gloutonnie,

N'est-ce pas démentir la puissance infinie

Et tous les attributs de la divinité ?

Car si Saturne a su de toute Éternité

245   Lui devoir naître un fils qui ravirait son sceptre

Et n'a pu l'empêcher...

APOLLINAIRE.

Il a dû le permettre

Et n'a pu s'opposer aux volontés du sort,

Qui souvent donnent aux dieux des souhaits pour la mort.

ADRIAN.

Quelle est donc leur grandeur ? s'ils ne font rien paraître

250   Qui porte leur nature au-dessus de notre être

Que leur vie immortelle et souvent dites-vous,

Ils tiendraient à faveur de mourir comme nous.

Je plains ces pauvres dieux qu'étonne la faiblesse,

Que l'impureté souille et le désespoir presse

255   Ou l'ignorance règne et dont la cruauté

Forme le dernier trait d'une divinité.

APOLLINAIRE.

Çà parlons d'autre chose, haïssez-vous la vie ?

ADRIAN.

J'attends avec plaisir qu'elle me soit ravie,

Je sais qu'étant en Cour et du rang que j'y tiens

260   On voudra par ma mort effrayer les Chrétiens,

Mais Dieu qui des mortels sait rompre l'entreprise

Rendra mon sang second pour peupler son Église.

APOLLINAIRE.

Au moins considérez le genre du trépas,

Mourir d'un coup de lance au milieu des combats

265   Est un sort glorieux, mais que la main barbare

D'un infâme Bourreau votre tête sépare

Sur le sang des meurtriers, et aux yeux de la Cour,

C'est ajouter la honte à la perte du jour.

ADRIAN.

Qui meurt innocemment meurt sans ignominie.

APOLLINAIRE.

270   Désobéir au Prince est une félonie

Et vous mourrez toujours criminel en ce point.

ADRIAN.

Son édit est injuste, et ne m'oblige point.

APOLLINAIRE.

Est-ce à nous d'en juger ?

ADRIAN.

Oui dans cette occurrence,

Où Dieu prend intérêt tout se met en balance,

275   Mais nous perdons du temps et nous n'avançons rien ;

Monsieur n'en parlons plus je veux mourir Chrétien.

APOLLINAIRE.

J'exécute à regret un ordre qui m'afflige.

ADRIAN.

J'accepte avec plaisir un arrêt qui m'oblige,

Plus il a de rigueur d'autant plus il m'est doux.

THÉODORE.

280   Hélas mon cher cousin ayez pitié de vous,

Ne vous obstinez point dedans cette humeur noire

Où pensez-vous aller ?

ADRIAN.

Au martyre, à la gloire,

À l'immortalité.

THÉODORE.

Je vois bien aujourd'hui

Que c'est fait de mon frère et qu'il n'a plus d'appui.

285   Hélas j'ai dit souvent en soulageant ma peine

Par le récit flatteur d'une espérance vaine,

J'espère en mon cousin, il a trop de crédit

Pour ne modérer pas la rigueur d'un Édit

Et dans ce grand pouvoir que ne peut-il pas faire

290   Pour adoucir le Prince en faveur de mon frère,

Mais votre désespoir vous va perdre tous deux.

ADRIAN.

Si le jour de la foi vous entrait dans les yeux,

Bien loin de concevoir cette injuste tristesse,

Vous et ma Natalie auriez même allégresse :

295   Mais ce n'est pas le lieu de nous entretenir ;

Entrons dans la prison.

THÉODORE.

Ce serait me punir

D'une étrange façon s'il me fallait comme elle

Suivre une folle erreur et devenir cruelle,

Non non j'aurai toujours même ressentiment

300   Et n'entrerai jamais dans votre aveuglement.

ADRIAN.

Éclatantes Maisons des Princes de la terre,

Palais divertissants ou l'or couvre la Pierre,

Cabinets enrichis, bâtiments enchantés,

Vous n'avez rien d'égal parmi vos vanités

305   Aux attraits de ce lieu cette voûte relente,

Ces cachots empestés d'une haleine puante,

Ces grottes à lions, ces manoirs de crapauds,

Ces vieux paroirs fumés ces humides caveaux

Ont des charmes secrets dont la douceur m'attire,

310   Enfin à ce moment commence mon martyre,

Je vous déjà les fers que j'ai tant souhaités,

J'approche des liens dont furent garrottés

Tant d'Illustres martyrs, je touche leurs entraves

Et baise avec respect les verrous de leurs caves.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.

MARTIAN, seul.

315   Brasiers ensevelis sortez de vos tombeaux,

Rallumez-vous encore infortunés flambeaux,

Et d'une prompte ardeur embrasez ma poitrine :

J'aime encor Natalie et mon amour s'obstine

À former des desseins où la raison se perd,

320   Un rayon d'espérance à mes yeux s'est offert,

Et comme si déjà Natalie était veuve,

Ce feu précipité qui dans mon coeur s'élève,

Me promet sa conquête et traîne puissamment

Mes sens ensorcelés dedans l'aveuglement.

325   Arrête esprit trompeur qui flattes mon courage

Dans l'espoir incertain d'un prétendu veuvage,

Adrian vit encore et l'Arrêt de sa mort,

N'adoucirait en rien les rigueurs de mon sort,

Natalie à mes voeux toujours inexorable

330   Paierait de mépris ma flamme impitoyable

Et l'amour ne pouvait faire brèche à mon coeur

Cette ingrate beauté rirait de ma douleur ;

Il me doit souvenir de mes premiers services,

Et sans m'abandonner à de nouveaux supplices,

335   Puisque son naturel est si contraire au mien,

La plus grande finesse est de n'espérer rien,

Cessez donc tout à l'heure indiscrètes pensées

Qui nourrissez de vent mes flammes insensées

Et n'importunez plus celui que la raison

340   Veut charitablement délivrer de prison.

Hélas elle le veut, mais ma chaîne est trop forte,

Et malgré ses Conseils ma passion l'emporte :

Oui je refuse toujours à cet obstacle vainqueur,

Je lui dresse un Autel dans un coin de mon coeur,

345   Ou la secrète ardeur contre qui je m'irrite

D'un culte opiniâtre adore son mérite

Je me trahis moi-même, et je change en poison

Ce dont les qualités rendent la guérison,

Ma chaîne se grossit alors qu'on me l'arrache,

350   Une main lie encor ce que l'autre détache,

Et je trouve à la fin que je me suis lassé

Contre un torrent rapide et j'ai rien avancé.

C'est bien plus à propos aimable Natalie

D'obéir sans contrainte à votre tyrannie

355   Et puisque Martian ne peut vivre sans vous

De ne combattre plus contre un espoir si doux

Par l'importunité d'une longue poursuite

On obtient les faveurs qu'on refuse au mérite

Et le temps grand ouvrier de mille changements

360   Soulage tôt ou tard les travaux des amants.

Et pourrait-elle bien mépriser ma requête,

Quand mon fâcheux rival aura laissé sa tête

Sous le fer des bourreaux et qu'elle pourra voir

De mon fidèle amour l'admirable pouvoir,

365   Qu'elle envisagera sa constante durée

Qu'un Hymen rigoureux n'aura point altérée,

Et qui conserve encor de violents brasiers

Après un désespoir de treize mois entiers ?

Non elle aura pitié des tourments que j'endure,

370   Et j'ose présumer qu'en cette conjoncture

Se voyant sans époux et sans élection

Elle pourra m'aimer par inclination,

Ou que l'ambition se glissant dans son âme

Elle fera des voeux pour rappeler ma flamme

375   Et joindre aux traits charmants de sa grande beauté

L'éclat de ma fortune et de ma dignité,

Mais si son coeur enfin refuse cette amorce

Je pourrai me résoudre à la ravir de force,

Et dussé-je irriter contre moi tous les dieux

380   Contenter mon amour et mourir à ses yeux.

SCÈNE II.
Maximian, Apollinaire, Martian.

MAXIMIAN.

Et bien notre Adrian persiste-t-il encore

Dans le mépris des dieux que mon empire honore,

S'obstine-t-il toujours dans l'erreur des Chrétiens ?

APOLLINAIRE.

Oui Seigneur il triomphe au milieu des liens,

385   Il rit de nos rigueurs il brave nos menaces,

Ni l'espoir des faveurs, ni la peur des disgrâces

Rien ne peut ébranler sa funeste vertu.

MAXIMIAN.

De divers mouvements mon esprit combattu

Flotte entre la pitié la colère et la haine :

390   Je ne puis sans regret perdre un tel Capitaine

Et l'intérêt des dieux combat si fort le mien,

Qu'il faut souffrir sa perte ou souffrir un Chrétien ;

Triste nécessité, mais juste tyrannie

Puisque ma cruauté par soi-même est punie

395   Et qu'un destin cruel me force à me ravir

Un guerrier que j'estime et qui me peut servir.

APOLLINAIRE.

Seigneur il est à vous le pouvez-vous absoudre ?

MAXIMIAN.

Mais son impunité m'exposerait au foudre,

Tout Chrétien me doit être un objet odieux,

400   J'ai juré leur défaite et je la dois aux dieux.

APOLLINAIRE.

Les dieux seraient atteints d'une juste tristesse

Si vous versiez du sang pour un trait de jeunesse

Et priviez votre état d'un généreux appui

Qui se rendra demain s'il s'obstine aujourd'hui,

405   Qui condamne en son coeur le transport téméraire

Qui l'expose aux rigueurs d'une haute colère

Et qui viendrait offrir l'encens aux immortels

S'il pouvait sans rougir s'approcher des Autels,

Qui viendrait à vos pieds se déclarer coupable

410   S'il pouvait échapper la honte inévitable

Qu'après un changement si public et si prompt

Un retour trop hâté lui mettrait sur le front,

Permettez-lui, Seigneur, un repentir honnête,

Souffrez que sans opprobre il conserve sa tête

415   Et fuie les soupçons qu'il craint plus que la mort

D'un homme sans courage ou d'un esprit peu fort.

MARTIAN.

Ne trouvez pas mauvais Seigneur si je m'oppose

Aux dangereux Conseils qu'Apollinaire expose,

Et si m'intéressant pour les dieux et pour vous

420   J'allume en votre coeur un généreux courroux.

Adrian est Chrétien et nous venons d'apprendre

Qu'un heureux repentir le presse de se rendre,

Mais que la honte seule en retarde l'effet ;

Puissante conjecture ! après un tel forfait

425   Qui le rend criminel aussi bien comme infâme

La honte de changer peut entrer en son âme :

Celui qui des bourreaux attend la cruauté

Peut craindre les soupçons d'une légèreté ?

Et dans le triste état où son orgueil le plonge

430   Pressé de vrais dangers s'alarmer pour un songe ?

Car enfin cette honte a peu de fondement

L'inconstance est louable en cet événement

Et l'obstination ne peut être suivie

Que d'un long déshonneur et d'une courte vie.

435   Mais ne présumons pas que le temps puisse rien

Sur l'esprit endurci d'un superbe Chrétien,

Dans son illusion d'heure en heure il s'obstine

Et loin de s'ébranler son erreur prend racine.

Je sais que la valeur qu'Adrian a fait voir

440   De mes fortes raisons affaiblit le pouvoir,

Qu'un tendre sentiment vous présente l'image

De sa force guerrière et de son grand courage

Et fait sonner si haut les exploits de son bras

Que son crime auprès d'eux ne se découvre pas.

445   Considérez Seigneur combien est redoutable

La téméraire ardeur d'un généreux coupable

Et vous ressouvenez du destin solennel

Qui promet aux Chrétiens un empire éternel,

Que peut être ces temps touchent l'heure fatale

450   Qui les doit assurer de l'aigle impérial

Et que pour entreprendre un dessein si hardi

Adrian chaque jour par vos soins agrandi

Embrassant le parti de cette infâme secte

Rend sa foi dangereuse et sa valeur suspecte.

APOLLINAIRE.

455   Vraiment vous nous contez d'agréables terreurs,

Ignorez-vous encor quels sont nos Empereurs,

Pour craindre les desseins d'une troupe impuissante

Que notre seul abord remplirait d'épouvante ?

Mais vous ne savez pas l'interprétation

460   Du glorieux sujet de leur ambition ;

Ce Royaume éternel pour lequel ils soupirent,

Dans l'attente duquel sans regret ils expirent

N'est qu'une illusion de leur entendement

Qui se figure un Ciel dessus le firmament

465   Où de ce corps mortel leurs âmes délivrées

Soient éternellement de nectar enivrées,

Où des plus doux objets l'amas délicieux

Contente leur esprit et recrée leurs yeux ;

Ne leur envions point ce bien imaginaire.

MAXIMIAN.

470   Si faut-il qu'Adrian se résoude à me plaire

Ou qu'en punition de sa témérité ;

J'apaise dans son sang mon esprit irrité.

Placide donnez ordre afin qu'on nous l'amène.

SCÈNE III.
Maximian, Apollinaire, Martian.

MAXIMIAN.

En quel étonnement en quelle horrible peine

475   Ô dieux ! réduisez-vous mon coeur irrésolu ?

Que me sert cette gloire et l'Empire absolu

Que j'ai sur l'univers ? si j'entre en esclavage

De la haine, l'amour, la tendresse, et la rage

Aveugles possesseurs d'une âme sans clarté

480   Et bourreaux insolents d'un coeur sans liberté ?

APOLLINAIRE.

Seigneur vous allez faire un coup irréparable,

La raison d'Adrian n'est point encor traitable,

La fureur le conduit et dans son entretien

Mêlera sans respect un sentiment Chrétien,

485   Il peut dans sa chaleur lâcher quelque blasphème

Et vous mettra sans doute en un courroux extrême :

Différez de le voir.

MAXIMIAN.

Martian qu'en dis-tu ?

MARTIAN.

Qu'envers lui la pitié n'est point une vertu,

Qu'on lui fait trop de grâce et qu'il faut tout à l'heure

490   Qu'il offre aux immortels de l'encens ou qu'il meure,

Qu'il soit fait leur victime ou n'en refuse pas,

Qu'il marche vers le Temple ou qu'il coure au trépas,

Qu'il quitte son erreur ou qu'il perde la vie.

APOLLINAIRE.

Il est juste en effet qu'elle lui soit ravie

495   Si pour le retirer de son aveuglement

La bonté de César, l'effroi du châtiment,

Les offres, les bienfaits, l'artifice, les larmes

Et mille autres moyens sont de trop faibles armes ;

Mais s'il nous reste encor quelque voie à tenter

500   On sait trop ce qu'il vaut pour rien précipiter,

Sa vie a trop servi pour endurer sans honte

Qu'il la perde à nos yeux par une mort trop prompte,

Et nous regretterions un sang si précieux

Qu'on pouvait ménager sans offenser les Dieux.

505   Souvenez-vous Seigneur qu'il n'est point de victoire

Plus digne du triomphe et plus pleine de gloire

Que celle qui s'obtient à quel prix que ce soit

Sur l'esprit d'un Chrétien que la fureur déçoit,

Que le Ciel vous en offre un moyen favorable,

510   Que pour y parvenir toute voie est louable

Et que vous devez faire un généreux effort

Pour tirer Adrian des ongles de la mort.

Mais il entre Seigneur.

SCÈNE IV.
Adrian, Maximian, Apollinaire, Martian, Placide.

MAXIMIAN.

Ô Ciel ! se peut-il faire

Que l'ennemi des Dieux, l'objet de ma colère,

515   Qu'Adrian, qu'un Chrétien se présente à mes yeux ?

ADRIAN.

Par vos ordres Seigneur on m'amène en ces lieux.

MAXIMIAN.

Misérable Adrian je plains ta destinée

Que ton funeste erreur va rendre infortunée

Et dans le sentiment d'une tendre pitié

520   Je t'offre le pardon avec mon amitié.

ADRIAN.

Il faut que le pardon présuppose le crime

Et tout ce que j'ai fait me paraît légitime,

On ne pardonne point une bonne action.

MAXIMIAN.

Chrétien n'abuse pas de ma compassion,

525   Pense que tu me fais par un effort extrême

Injuste envers le Ciel, injuste envers moi-même,

Et que si ta raison ne veut ouvrir les yeux

Je me ferai justice aussi bien qu'à nos Dieux.

ADRIAN.

L'effet m'en sera doux mon âme est toute prête

530   D'affronter les bourreaux et leur offrir ma tête,

Et ravi d'espérer un si précieux sort

Je hais votre pitié qui retarde ma mort.

MAXIMIAN.

Prodigieux effet de ton extravagance.

MARTIAN.

Mais plutôt d'une vaine et insigne arrogance,

535   Ha Seigneur c'en est trop, punissez, vengez-vous,

Lâchez contre un ingrat les rênes au courroux,

Et ne différez plus l'arrêt de son supplice.

APOLLINAIRE.

Puisque l'aveuglement le traîne au précipice,

Loin de presser sa perte et lui hâter le pas,

540   Nous devons malgré lui l'arracher au trépas,

Le tirer de la voie ne laquelle il s'engage

Et guider sa raison dont il n'a plus l'usage.

MARTIAN.

Qu'il meure ou sacrifie.

MAXIMIAN.

Oui j'ai trop pardonné :

Il mourra l'inflexible, il mourra l'obstiné,

545   Mais dans un long tourment qui tarissant ses veines

Par des coups redoublés fera vivre ses peines,

Et lui rendra la mort le moindre de ses maux.

ADRIAN.

Un homme armé de Dieu ne craint point les travaux

Rien ne peut ébranler son âme généreuse,

550   Son courage est plus grand que la mort n'est affreuse,

Et toutes vos rigueurs ne sauraient parvenir

Au comble des douleurs que je puis soutenir.

MAXIMIAN.

Ha Chrétien ton orgueil te coûtera la vie

Placide...

APOLLINAIRE.

Hélas Seigneur excusez sa manie,

555   Ou puisqu'il voit le jour comme un objet d'ennui

Ne le punissez pas pour vous venger de lui.

MAXIMIAN.

Moi souffrir un Chrétien ? qu'une insolente secte

De sa contagion toute la terre infecte,

Et que dégénérant de mon aversion

560   J'abandonne les Dieux à leur discrétion,

Que je sois soupçonné d'être d'intelligence,

Et devant signaler mon nom par ma vengeance,

Devant noyer l'erreur dans des fleuves de sang

Sans respect d'amitié, de sexe, ni de rang ;

565   Devant à la pitié tenir mon âme close :

Qu'une lâche tendresse à mes désirs s'oppose,

Séduise ma colère et désarme ma main.

MARTIAN.

Ô dignes sentiments d'un Empereur Romain !

Ainsi toujours le Ciel à vos yeux favorable

570   Aux plus fiers ennemis vous rendra redoutable,

Ainsi vous recevrez les titres glorieux

D'ennemi des Chrétiens et protecteur des Dieux.

ADRIAN.

Protecteur dites-vous ? il est donc nécessaire

Qu'un Empereur mortel soit le Dieu tutélaire

575   De vos divinités, et vous offrez l'encens

Aveugles malheureux à des Dieux impuissants,

Vous défendez des Dieux qui vous devraient défendre,

Et leurs faites un bien qu'ils ne sauraient vous rendre,

Car la protection qu'ils reçoivent de vous

580   Nous montre clairement qu'ils sont moins Dieux que nous,

Ceux-là seraient des Dieux auxquels l'homme peut nuire,

Que le moindre artisan peut forger et détruire,

Qui n'ont point d'action et sans votre maintien

Se verraient renversés par le bras d'un Chrétien ?

585   Ha ! qu'ils sont éloignés de l'adorable essence

Qui tira l'Univers du sein de sa puissance,

Qui partage les temps à le nuit et au jour

Et conserve pour nous des abîmes d'amour.

C'est l'être souverain, l'être incompréhensible

590   Qui sait tout, qui peut tout, dont l'esprit invisible

Anime tous les corps et d'un concours égal

Donne l'être à la pierre et l'âme à l'animal,

Rend l'homme raisonnable et communique aux âmes

L'amoureuse chaleur de ses divines flammes.

595   Ô Dieu dans quels transports n'entrent point vos amants

Quand vous leur découvrez des objets si charmants,

Quand vous leur présentez ces attraits efficaces,

Et abreuvez leurs coeurs des torrents de vos grâces ?

Alors la vie pèse et pour s'unir à vous

600   Les plus cruels trépas sont des liens trop doux,

D'ineffables douceurs une âme possédée

Vous aime, vous désire, et n'a plus d'autre idée.

MAXIMIAN.

Tu m'en apprendrais plus que je n'en veux savoir,

Cesse de discourir et pense à mon pouvoir ;

605   Je ne t'allègue point les preuves authentiques

Qui combattent ta secte, et ces Temples antiques

Qui pourraient contenir mille divinités,

Il suffit que j'ordonne, et que mes volontés

Doivent servir de règle à tout ce qui respire

610   Dans le vaste circuit qu'embrasse mon Empire,

Obéis donc Chrétien, et ne t'obstine plus.

ADRIAN.

Seigneur pour m'ébranler vos soins sont superflus

Il faut qu'avec la foi je conserve la vie

Ou que dans les tourments elle me soit ravie.

615   Commandez l'un ou l'autre et j'obéis.

MAXIMIAN.

  L'effet

Diffère trop souvent des projets qu'on a faits,

Et cette fermeté qui fait ta résistance

Peut bien se trouver courte au fort de ta souffrance,

J'attends que les douleurs qu'on te fera sentir

620   T'arracheront enfin un triste repentir,

Et que tu sois contraint dans ces tourments extrêmes

D'implorer, quoiqu'en vain, les Dieux que tu blasphèmes.

ADRIAN.

Et moi j'attends que Dieu me vienne secourir,

Que sa charmante voix m'encourage à mourir,

625   Et que souffrant pour lui des peines sans pareilles

Vous vous sentiez contraint d'en croire les merveilles.

MAXIMIAN.

J'en verrai le succès ; Placide approchez-vous.

APOLLINAIRE.

Seigneur encor un coup modérez ce courroux

Que votre Majesté...

MAXIMIAN.

Cessez Apollinaire,

630   Ne m'importunez plus d'une injuste prière,

Je l'ai trop supporté. Placide écoutez bien

L'ordre que je vous donne et n'en omettez rien.

Je veux que tout à l'heure on le mène à la halle,

Où s'il est plus de peuple à la place Royale

635   Qu'il y soit sans délai traîné par un bourreau,

Là qu'il soit dépouillé, lié contre un poteau,

Et tellement battu que sa chair toute ouverte

De gros bouillons de sang soit largement couverte.

Pressez-le cependant d'obéir à mes lois,

640   Et si ces cruautés pour la première fois

Ne peuvent ramener son âme opiniâtre,

Que quatre hommes puissants se lassent à le battre

Avec de gros bâtons garnis de noeuds pressés,

Qu'on lui brise les nerfs, et si ce n'est assez

645   De ce nouveau tourment pour guérir la folie

Qu'on lui batte le ventre avec tant de furie

Que ses boyaux sortis lui donnent de l'horreur.

ADRIAN.

Je vous suis obligé favorable Empereur

Du soin que vous prenez d'ordonner pour ma gloire

650   Les combats dont j'espère une entière victoire.

Un violent désir de signaler ma foi

Me fait voir vos rigueurs bien au-dessous de moi,

Et je meurs de plaisir lors que je considère

Que Dieu pour qui j'endure est mon riche salaire.

APOLLINAIRE.

655   Seigneur...

MAXIMIAN.

  Ha je suis las d'en être importuné ;

Placide exécutez l'ordre que j'ai donné

Et me délivrez tôt de cette inquiétude.

PLACIDE.

J'apporterai Seigneur toute la promptitude

Qu'on saurait demander en cette occasion.

APOLLINAIRE.

660   Sors enfin malheureux de ton illusion

Puisqu'il est temps encore et rentrant en toi-même

Crains pour l'amour de nous un déshonneur extrême,

Si ton propre intérêt ne te peut émouvoir.

Placide ramène Adrian en prison.

MAXIMIAN.

J'espère que les fouets auront plus de pouvoir,

665   Que n'ont eu nos discours, et que les bastonnades

Abaisseront l'orgueil de ses rodomontades.

MARTIAN.

Son courage et sa chair auront un grand procès.

MAXIMIAN.

Et tous les deux sans doute un fort mauvais succès.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.
Maximian, Placide, Apollinaire, Martian.

PLACIDE.

Sa constance, Seigneur, étonne tout le monde,

670   Il n'a sur tout le corps qu'une plaie profonde,

Les fouets et les bâtons ont épuisé son flanc,

Mais il nage en la joie aussi bien qu'en le sang,

Glorieux de souffrir il rit de son supplice

Et lasse les bourreaux.

MAXIMIAN.

Ha cruelle malice !

675   Ha d'une âge enragée incroyable fureur !

Qu'un Chrétien en souffrant surmonte un Empereur,

Que toutes les rigueurs cèdent à son courage

Et que tout mon pouvoir soit moindre à sa rage.

Ha l'obstination ; ha l'endurcissement

680   Qui fait mon désespoir et mon étonnement !

Sa mort sera pour moi trop tardive ou trop prompte

S'il meurt en me bravant ou s'il vit à ma honte,

Et de quelque côté que je tourne les yeux

Tout combat mes desseins et l'honneur de nos Dieux.

MARTIAN.

685   Etouffez le venin dans le sang de la bête,

Car l'unique remède est d'abattre sa tête,

Aussi bien c'est en vain qu'on prétend l'ébranler,

Dût-il voir sur un grill ses membres pétiller,

Ou de bouillons de plomb arroser ses blessures,

690   Dût-il finir sa vie entre mille morsures

De tigres affamés et souffrir en un corps

Toutes les cruautés des plus horribles morts,

Toujours inexorable et tyran de soi-même

Il paraîtra joyeux dans un tourment extrême,

695   Et vous reconnaîtrez après de longs combats

Qu'on ne pouvait trop tôt l'envoyer au trépas.

APOLLINAIRE.

Seigneur sans vous priver d'un si grand Capitaine

J'ai trouvé le moyen de vous mettre hors de peine,

La force ne peut rien contre un homme de coeur,

700   Dans les plus grands assauts son courage est vainqueur,

Mais la volupté seule a droit de le corrompre,

Il n'est point d'escadrons qu'elle ne puisse rompre,

Et quelque fermeté qu'il témoigne aujourd'hui

Ses attraits enchanteurs viendront à bout de lui.

705   C'est elle qu'on a vu mettre Annibal en fuite,

Qui vainquit Marc-Antoine avec toute l'Egypte,

Et qui contre Adrian usant de trahison

Dans son esprit charmé versera son poison,

Qui fera voir vaincu par l'effort des délices

710   Celui qui surmontait les plus cruels supplices.

MAXIMIAN.

Tout ce raisonnement ne me satisfait pas

Et la plus courte voie est celle du trépas,

Car le moindre bourreau peut finir à ma vue

Le travail importun qui m'accable et me tue.

APOLLINAIRE.

715   Mais sa cendre fertile en reproduira cent

Et bien loin de finir un ennui si pressant

Vous allez augmenter les sujets de vos peines.

MAXIMIAN.

Fallut-il des humains tarir toutes les veines,

Ne faire qu'un tombeau de ce grand Univers,

720   Et me perdre en perdant tant de peuples divers,

Contre tous les Chrétiens j'étendrai ma colère.

APOLLINAIRE.

Je vous dirai Seigneur ce que je ne puis taire ;

L'esprit comme le corps est sujet au poison,

Les charmes sont puissants pour troubler la raison,

725   Et celle d'Adrian est sans doute affaiblie

Par les enchantements dont se sert Natalie,

Cette magicienne adore Jésus-Christ,

Et depuis treize mois assiégeant son esprit,

L'a malheureusement attiré dans sa secte.

MARTIAN.

730   D'une pure chimère elle vous est suspecte,

Je connais Natalie, et m'ose faire fort

Qu'on ne vous a pas fait un fidèle rapport,

Mais qu'à peine Adrian aura laissé la tête

Que l'encensoir aux mains on la trouvera prête

735   De rendre aux immortels un culte solennel.

MAXIMIAN.

Placide amenez-moi ce couple criminel

Placide sort.

Qu'une dernière fois je leur offre mes grâces,

Qu'une dernière fois je fasse des menaces

Et leur donne le choix de la vie ou la mort.

740   Misérable Empereur avec combien d'effort

Poursuis-tu des Chrétiens l'assemblée séduite ?

Et combien s'en fait-il nonobstant ta poursuite ?

Et quand cesserez-vous, grands Dieux, de m'outrager,

Et vous venger de moi quand je veux vous venger ?

745   Donc que cette beauté pour qui Nicomédie

Nourrissait dans les coeurs un public incendie,

Cette image des Dieux par un complot fatal

A déclaré la guerre à son original,

Et je me sens forcé par un excès de zèle

750   D'effacer pour jamais cette image infidèle.

Au moins si tant de sang que je verse en tous lieux

Augmentait mon repos ou le respect des Dieux ;

Mais ma dévote ardeur loin de leur être utile

Contre eux et contre nous aigrit toute la ville,

755   Je prépare aux Chrétiens un char pour triompher,

Et j'irrite le mal que je veux étouffer.

N'importe, Natalie, il faut que je me venge.

MARTIAN.

Seigneur elle a changé sans renoncer au change,

Le sexe la condamne à l'instabilité,

760   L'erreur lui déplaira comme la vérité,

Et pour l'en retirer le temps est un remède

Auquel après l'amour tout autre moyen cède,

L'un et l'autre est puissant, mais ce dernier ici

Est pour y parvenir un chemin raccourci,

765   Que votre Majesté va savoir tout à l'heure

Moyennant qu'avec nous personne ne demeure,

Car il n'est pas besoin de découvrir à tous

Les mystères d'amour.

MAXIMIAN.

Et bien retirez-vous

Et qu'on nous laisse seuls.

SCÈNE II.
Maximian, Martian.

MARTIAN.

Seigneur vous allez être

770   Mon plus cher confident aussi bien que mon maître,

Et je ne craindrai point d'exposer à vos yeux

D'un coeur tout déchiré le portrait ennuyeux.

Au temps que Natalie était encore fille

Et l'objet des soupirs de cette ville,

775   Parmi tous les amants qui vivaient sous la loi

Elle ne fit état que d'Adrian et moi ;

Son âme entre nous deux longuement balancée

Était tantôt vers lui tantôt vers moi poussée,

Et dans une espérance égale à son amour

780   Un chacun recevait des faveurs à son tour.

Mais hélas je la vis tout d'un coup refroidie,

Et quoique ma poursuite en devint plus hardie,

Quoique ma passion fit un dernier effort

Elle me prononça ma sentence de mort.

785   J'en appelle à l'amour, mais l'amour la révère,

Et trahit mon bon droit de peur de lui déplaire.

De sorte qu'Adrian est reçu dans son lit,

Et moi plein de courroux, de honte, et de dépit

D'un changement soudain dont la suite d'étonne

790   J'en cherche les motifs, je rêve, je soupçonne,

Et d'un oeil espion examinant les moeurs

Par un soin indiscret je nourris mes douleurs.

La maison d'Adrian de Chrétiens toujours pleine

Me découvrait assez le sujet de ma peine,

795   Et j'aurais pu juger dans une autre saison

Qu'ils s'étaient assemblés pour quelque trahison,

Qu'ils avaient conspiré pour me dresser un piège

Et qu'enfin Natalie aimait par sortilège :

Mais dans l'étonnement où l'amour m'avait mis

800   Et duquel pour ce coup je n'étais pas remis

Je n'apercevais pas les choses les plus claires,

Et les moindres objets me semblaient des mystères.

Il n'est point de douleur si forte que le temps ;

Ce grand consolateur de tous les mécontents,

805   Adoucit la rigueur de mon sort déplorable

Et le bonheur d'autrui me devient supportable.

Déjà treize croissants ont assemblé leurs bouts

Depuis que Natalie est avec son époux,

Et sous le désespoir ma flamme ensevelie

810   N'avait plus pour objet les yeux de Natalie,

Lorsque de mon rival la juste adversité

A rallumé mes feux et ma témérité.

J'attendais qu'il mourrait et que j'aurais sa femme,

Et déjà cet espoir avait flatté mon âme,

815   Déjà tout conspirait à mon contentement

Lorsqu'on m'a menacé d'un triste événement,

Et qu'en votre présence on a dressé contre elle

Une accusation dangereuse et cruelle

Qui l'expose aux rigueurs d'un lamentable sort

820   Si pour l'en garantir l'amour ne fait effort.

Je ne viens pas Seigneur dans ce danger extrême

Demander qu'elle vive à cause que je l'aime

Contre tous les Chrétiens je suis trop irrité

Pour faire en sa faveur cette incivilité.

825   Je demande un délai c'est toute la prière

Que Martian vous doit et vous désire faire ;

Différez quelques jours de la persécuter

Et me donnez le temps d'agir et de tenter,

Par votre autorité moyennez ma conquête,

830   Et d'un commandement appuyez ma requête,

Afin que possédant le comble de mon bien

J'efface de son coeur tout sentiment Chrétien,

Je lui donne un dégoût du Dieu qu'elle respecte

Et de justes mépris des fables de sa secte ;

835   L'amour est mon docteur cet invincible enfant

Des plus forts arguments me rendra triomphant,

Et traînera bientôt d'une douce manière

Jusqu'au pied des Autels sa belle prisonnière.

Cependant n'employez ni fer ni cruauté

840   Contre cette superbe et charmante beauté,

Laissez à mon amour un objet honorable

Et souffrez un moment une telle coupable.

MAXIMIAN.

Oui je te le promets et ne permettrai pas

Que la moindre contrainte altère ses appâts,

845   Je suis en ta faveur résolu de l'attendre

Je te dois cette grâce et ne m'en puis défendre.

MAXIMIAN.

Je n'espérais pas moins de votre Majesté

Que l'ordinaire effet d'une extrême bonté,

Et j'ose présumer que cette bonté même

850   Agira pour ma flamme envers celle que j'aime.

MAXIMIAN.

Oui si notre insensible est encor cette fois

Dans la haine des Dieux et le mépris des lois,

Si son impiété n'entend à paix ni trêve

Je ferai mes efforts pour t'obtenir sa veuve.

SCÈNE III.
Adrian, Natalie, Maximian, Apollinaire, Placide, Martian.

MAXIMIAN.

855   Etes-vous arrivés ?

PLACIDE.

  Oui Seigneur nous voici.

MAXIMIAN.

Il est demi vaincu, la frayeur la transit.

ADRIAN.

Vous tournez sans raison à mon désavantage

Les traits décolorés de ce pâle visage ;

Si la perte du sang lui ravit l'embonpoint

860   La force de l'esprit ne s'en affaiblit point,

Mon âme invincible aux plus fortes atteintes

Et dans une assiette inaccessible aux craintes,

Et je viens derechef me présenter à vous

Prêt de servir de blanc contre de nouveaux coups.

MAXIMIAN.

865   Et moi plus qu'attendri par ta misère extrême

Te conjure d'ouïr un Empereur qui t'aime,

Et que de ta valeur l'importun souvenir

Ne pouvant te sauver retarde de punir.

Aie pitié de toi, rappelle en ta pensée

870   Le glorieux état de ta vie passée,

Les beautés de la cour, la faveur, les amis,

Tout ce qu'à tes égaux la fortune a permis,

L'honneur, la volupté, les richesses, la force ;

Et ne refuse plus une si douce amorce.

875   Je te ferai si grand par mes fréquents bienfaits

Qu'ils pourront effacer les affronts qu'on t'a faits

Et toi-même surpris d'une si haute gloire

Pour la mieux posséder en perdras la mémoire ;

Je veux que Natalie ait part à ce bonheur

880   Et chez l'Impératrice une place d'honneur,

Que mon exemple invite un chacun à lui plaire

Qu'on pardonne et punisse à sa seule prière,

Et qu'ayant l'un pour l'autre une entière amitié

Ta gloire par la sienne augmente de moitié.

ADRIAN.

885   Vous me faites Seigneur une offre inestimable.

NATALIE.

Quoi vous lâchez le pied Martyr inébranlable ?

Modèle des Chrétiens, hôte du saint Esprit,

Quoi vous parlementez soldat de Jésus-Christ ?

Et renoncez sans honte aux palmes immortelles

890   Que notre Dieu prépare à vos efforts fidèles.

Ha fuyez cher époux, mais fuyez promptement

Des Diables conjurez le fatal truchement,

Fuyez le chant trompeur des traîtresses Sirènes

Et du premier serpent les mortelles haleines.

ADRIAN.

895   Oui Seigneur vos présents ont droit de m'éblouir,

Mais jusques à quel temps m'en ferez-vous jouir,

Jusques où s'étendra ma douce destinée ?

MAXIMIAN.

Jusqu'au terme commun dont la vie est bornée,

Et ce terme est cent ans, quoique dans un besoin

900   On trouve des vieillards qui sont allés plus loin.

ADRIAN.

Et pour vivre à souhait pendant si peu d'années

Je me verrai réduit chez les âmes damnées ;

Aux brasiers dévorants et une éternité

Ne pourra terminer mon infélicité.

905   Pour le temps incertain d'un plaisir périssable

Je serai pour jamais sous l'empire du diable,

Et gêné sans repos dans ces antres infects

Où le courroux de Dieu se venge des forfaits,

Je perdrai pour si peu d'ineffables délices :

910   Ha plutôt, ha plutôt redoublez mes supplices,

Coupez, brûlez, brisez, déchirez sans pitié

De ce corps tout rompu la sanglante moitié,

De ces os ébranlés disloqués les jointures

Et foulez hardiment mes nerfs dans les tortures,

915   Non, non je ne suis pas si peu judicieux

De préférer la terre au Royaume des Cieux

Je mourrai sans regret pour y vivre sans cesse,

Et pour m'en détourner c'est en vain qu'on me presse.

NATALIE.

Ha je vous reconnais à ce noble discours

920   Pour le digne sujet de mes chastes amours ;

Courage cher époux poursuivez votre course

Quand notre âme est perdue on n'a plus de ressource,

En un si grand affaire il n'est point de milieu,

Il faut vivre infidèle ou mourir pour son Dieu,

925   Et trouver en la mort la source de la vie

Ou d'une mort sans fin voir la sienne suivie.

APOLLINAIRE.

As-tu soif de son sang monstre de cruauté ?

MARTIAN.

Monsieur respectez plus sa divine beauté ;

Si dans les immortels le crime est vénérable

930   On doit tout supporter d'une telle coupable.

APOLLINAIRE.

Cette sorcière infâme a séduit son époux,

Et je ne puis contre elle avoir trop de courroux.

MAXIMIAN.

Je désespère enfin qu'Adrian se repente,

Et j'attends seulement que sa mort épouvante

935   Sa complice obstinée, et qu'un sort plus heureux

Lui fasse prévenir un décret rigoureux ;

Elle aura cependant liberté de tout faire.

NATALIE.

Je ne crains point la mort, tant s'en faut je l'espère,

C'est l'objet glorieux de mon ardent désir.

MAXIMIAN.

940   On te l'accordera prends un peu de loisir

Si l'exemple d'autrui ne peut te rendre sage

Tu n'auras pas sujet de craindre un long veuvage.

Enfin tu vas mourir infortuné Chrétien,

Et voilà tout le fruit d'un si long entretien ;

945   Ha perdons du passé la trop sensible image,

Et changeons tout à fait nos tendresses en rage,

D'un amour irrité suivons les mouvements,

Immolons cet ingrat à nos ressentiments,

Abandonnons sa tête aux bourreaux qui l'attendent

950   Et rendons la justice aux Dieux qui la demandent.

APOLLINAIRE.

Entendez-moi Seigneur.

MAXIMIAN.

Il n'est plus à propos

Que pour ce malheureux je trouble mon repos.

Qu'on le mène en prison et là, si bon vous semble,

Pour le mieux attaquer passez la nuit ensemble,

955   Mais s'il résiste encore à ce dernier effort,

Qu'on ne diffère plus de lui donner la mort.

SCÈNE IV.
Adrian, Natalie, Apollinaire, Placide.

NATALIE.

Enfin, ô cher objet de mes saintes délices,

Je puis ne liberté baiser vos cicatrices,

Et prendre dans ce sang qui coule à gros bouillons,

960   Pour relever mon teint d'illustres vermillons,

Je puis en recueillir les gouttes précieuses,

Je puis en recevoir les taches glorieuses,

Je puis me consoler de mes longues douleurs,

Et jouir d'un bonheur qui coûte tant de pleurs.

965   Ménagez cher époux cette haute fortune,

Souffrez sans vous troubler la poursuite importance

De ces fâcheux amis dont l'aveugle amitié

Armera contre vous une folle pitié,

Au plus fort des combats pensez à la victoire

970   Et regardez en haut le lieu de votre gloire,

Priez les saints Martyrs, et de bouche et d'esprit

Invoquez à tous coups le nom de Jésus-Christ.

ADRIAN.

Dieu qui m'a jusqu'ici prêté son assistance

Quand ma douleur augmente, augmente ma constance,

975   Et je ne doute point ayant un tel appui

De triompher demain aussi bien qu'aujourd'hui.

NATALIE.

Voyez de quel bonheur cette gloire est suivie

Vous versez sans pour sang, donnez vie pour vie,

Et vous sacrifiez à celui qui pour vous

980   Victime de son Père est mort percé de clous,

Mais adieu cher époux, allez dresser ma place

Aux lieux où les Chrétiens verront Dieu face à face.

ADRIAN.

Non, non, je n'entends pas faire ici nos adieux,

J'espère encor vous voir et mourir à vos yeux ;

985   Je vous avertirai du temps de mon martyre.

NATALIE.

Et moi je vous embrasse et puis je me retire.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Natalie et Théodore, qui pour avoir entrée dans la prison s'étaient déguisées en hommes.

NATALIE.

Pouvions-nous souhaiter un plus heureux succès ?

Pouvions-nous espérer un plus facile accès ?

C'est au Dieu des Chrétiens...

THÉODORE.

Par ma foi ma cousine,

990   Je ne vous ai jamais trouvé si bonne mine,

Vous semblez un Hercule ou pour mieux dire un Mars

Tant de brillants éclairs partent de vos regards.

Mais qui peut rassurer ma pudeur alarmée

De me voir toute seule avec vous enfermée,

995   Quoique je participe à ce déguisement ;

J'en reçois je vous jure un peu d'étonnement,

Et si vous me croyez nous reprendrons nos robes.

NATALIE.

Ha folle c'en est trop, en vain tu te dérobes

Dans ces amusements aux charmes amoureux

1000   D'un Dieu qu'on ne peut voir sans devenir heureux.

N'importe il te fera requête sur requête,

Et tu ne peux manquer d'être un jour sa conquête.

THÉODORE.

Et bien je l'attendrai, mais vous ne pensez point

Que quelqu'un peut entrer et nous voir en pourpoint,

1005   Allons retirons-nous dans la chambre voisine.

NATALIE.

Entrez je vous suivrai.

THÉODORE.

Vite chère cousine

Montrez-moi le chemin et vous déshabillez.

Elles passent changer d'habits dans une autre chambre.

NATALIE.

Voulez-vous reposer ? je vois que vous bâillez

Pour nous autres Chrétiens nous sommes faits aux veilles.

THÉODORE.

1010   Et contre le sommeil je résiste à merveilles.

Ce collet a besoin d'être un peu raccourci,

Il m'a blessé la gorge et ces chausses aussi

Ont besoin du ciseau, pour cette houppelande

Quoique je la replie elle est encor trop grande,

1015   Je ne suis pas de taille à porter ces habits.

Mais ou puis-je avoir mis ma jupe de tabis ?

Hélas il est bien vrai qu'on s'oublie soi-même

Pour le seul intérêt des personnes qu'on aime.

NATALIE.

Vous me pressiez tantôt et vous n'avez pas fait.

THÉODORE.

1020   Aidez-moi je vous prie à lacer mon corset ;

Dieux qu'il est importun d'aller ainsi tondue,

Je crois qu'en peu de jours j'en serai morfondue

Et sans me repentir d'une bonne action

J'eusse bien souhaité quelque autre invention,

1025   Mais je m'afflige à tort pour un mal sans ressource.

NATALIE.

Déjà l'astre du jour a commencé sa course

Et ses premiers rayons épandus dans les airs

Invitent au travail tout ce grand univers,

Si vous êtes d'humeur nous ferons quelque ouvrage

1030   Pour charmer le sommeil qui flatte mon courage

Et se coule de force en mes yeux impuissants.

THÉODORE.

Tout ce que vous voudrez, aussi bien j'ai céans

Un peu de broderie.

Ayant repris leurs habits, elles reviennent dans la première chambre.

NATALIE.

Ha qu'elle est délicate,

Que les traits sont hardis et que la soie éclate,

1035   Mais que prétendez-vous par ces divers combats ?

THÉODORE.

Représenter Hercule, et l'invincible bras

De cet illustre héros auquel je suis dévote,

Et pour qui je fais faire une agréable grotte,

Ou divers coquillages ornent le bâtiment ;

1040   Je destine aux parois ce divertissement ;

Tous ces petits carrés qui servent de bordure

Font de ses grands exploits une brève peinture,

Et ce large milieu qui n'est pas encor plein

Servira de théâtre à sa tragique fin.

NATALIE.

1045   Votre Hercule me semble une belle figure

Du grand Dieu des Chrétiens mort pour sa créature,

Et leur conformité vous doit ouvrir les yeux

Pour quitter sans regret vos fables et vos Dieux.

Jésus dont le trépas est peint dans mon ouvrage

1050   Fut bien le fort des forts, et le meilleur courage,

À qui l'astre du jour ait prêté sa clarté.

Ayant déterminé dans son éternité

Pour sauver les mortels de prendre leur nature

Il choisit dans les flancs d'une Vierge très pure

1055   Le sang que l'esprit saint anima de son feu

Et fut fait fils de femme aussi bien que de Dieu.

À peine était-il né qu'il déclara la guerre

Aux monstres conjurés pour ravager la terre,

Il attaqua le diable, et le monde, et la chair

1060   Et tout ce dont l'enfer s'efforce d'allécher,

Il arma contre lui sa puissance infinie

Et détruisit enfin sa longue tyrannie.

Alors ce Dieu vêtu de notre humanité

Sentit le bras pesant de son Père irrité,

1065   Une fureur d'amour ouvrant toutes ses veines

Donna son corps en proie aux plus cruelles peines,

Son ardeur le porta sur un infâme bois

Et dressa pour sa mort le bûcher de la Croix.

Le Ciel le vit brûlant sur cette triste couche

1070   Et déclarant son feu par la soif de sa bouche,

Chacun de ses soupirs fut un souffle enflammé,

Et sa mort nous apprend qu'il nous a trop aimés.

Mais l'effort violent d'une amoureuse flamme

Qui déchirant son corps donna sortie à l'âme

1075   Rencontrant un rempart d'impassibilité

Ne fit point de blessure à sa divinité,

Sa nature Divine incapable de peine

Contemplait les tourments de sa nature humaine,

Qui le troisième jour sortie du tombeau

1080   Fit voir ce qu'en la gloire un corps a de plus beau.

SCÈNE II.
Fauste, Natalie, Théodore.

FAUSTE.

Ha Madame il est temps que vos tristes prières

Mettent en liberté leurs larmes prisonnières,

Et que votre coeur s'ouvre au bruit de ma douleur

Pour jeter des soupirs dignes d'un grand malheur.

NATALIE.

1085   Je juge à ton discours qu'Adrian est sans vie,

Mais, bien loin que sa mort d'aucun deuil soit suivie,

Si le moindre soupir surprenait ma raison

Tu me verrais rougir de cette trahison.

FAUSTE.

Ha rougissez plutôt d'une autre plus sensible,

1090   Mon Maître en est l'auteur ; ce courage invincible

Se lasse de courir prêt d'arriver au blanc,

Et proche de la mort ménage un peu de sang.

Je suis au désespoir ce changement m'accable,

Et j'en ai tout l'ennui dont une âme est capable

1095   Sans que ma passion ait assez de pouvoir

Pour vous rendre étonnée ou pour vous émouvoir.

NATALIE.

On n'est guère touché d'une chose incroyable.

FAUSTE.

Mes yeux sont faux témoins où je suis véritable,

Je l'ai vu tout à l'heure il est hors de prison,

1100   Et tout brisé qu'il est se traîne en sa maison ;

Vous l'allez voir venir.

NATALIE.

Une âme si sublime

Aurait-elle bien pu consentir à ce crime ?

SCÈNE III.
Adrian, Natalie, Fauste, Théodore.

NATALIE.

Mais le voici le lâche il n'en faut plus douter,

Lui qui n'ose mourir s'ose bien présenter

1105   Il peut bien sans rougir paraître dans la rue

Et redoute un tyran sans redouter ma vue.

Ha homme sans honneur éloigne-toi de moi,

Porte ailleurs que céans le débris de ta foi,

Va chercher dans quelque antre une retraite prompte,

1110   Et fuis d'une maison que tu remplis de honte,

Tu ne dois plus jamais prétendre à mon amour,

Et tu ne devrais plus envisager le jour.

Le souvenir vengeur de ta faiblesse extrême

Ne te permettra pas de te souffrir toi-même,

1115   Et ne pouvant fuir l'image de ton Dieu,

Ton crime et ton enfer te suivront en tout lieu.

Ha que ma vanité se trouve bien punie

Du cruel contrepoids de ton ignominie,

Moi qui me promettais avant ton repentir

1120   Le titre glorieux de veuve de Martyr

Suis femme d'Apostat, et ton lâche courage

Ne conçoit point d'horreur d'un si sensible outrage.

ADRIAN.

Avec moins de transport vous me connaitriez mieux.

NATALIE.

Quoi tu prétends encore imposer à mes yeux,

1125   N'es-tu pas renégat, n'es-tu pas infidèle ?

N'as-tu pas parfumé d'une main criminelle

Les Statues des Dieux, et ta témérité

Censure les transports de mon coeur irrité.

Va je ne reçois point un déserteur, un traître,

1130   Qui peut bien me trahir puisqu'il trahit son maître,

Qui peut changer d'amour comme il a fait de foi.

ADRIAN.

Madame encor un coup de grâce écoutez-moi,

Toutes les morts n'ont rien que mon âme redoute.

NATALIE.

Ta présence en ces lieux ne souffre point qu'on doute.

1135   Va flatter l'Empereur qui t'a mis hors des fers,

Va donner de l'encens aux démons que tu sers

Objet de ma colère, esclave d'une vie

Toujours d'inquiétude et de malheurs suivie.

ADRIAN.

Ha madame sortez de cet aveuglement,

1140   Je viens vous inviter à mon dernier tourment,

Et par votre présence animer mon courage

Pour franchir sans frayeur ce glorieux passage,

Dieu pour mon avantage a permis votre erreur,

Et d'un si beau transport a troublé votre coeur ;

1145   C'est lui qui vous a mis j'injective à la bouche

Afin que désormais votre exemple me touche,

Me serve d'aiguillon si ma vigueur s'abat

Et me donne assurance au milieu du combat,

Les vingt et trois Chrétiens que la prison enferme

1150   Pour arriver à Dieu n'auront pas plus long terme

Les bourreaux sont tous prêts et on n'attend que vous.

THÉODORE.

Ha mon frère !

ADRIAN.

Oui madame il endure avec nous.

THÉODORE.

Dieux que n'arrachez-vous cette vie importune

Qui fait vivre avec moi ma mauvaise fortune,

1155   Filandières du sort impitoyables soeurs

Coupez avec mes jours le fil de mes malheurs,

Ne vous obstinez plus à traîner ma fusée

Que tant d'adversité devraient avoir usée,

Et toi passe bientôt vieux nocher rigoureux

1160   L'infortunée soeur d'un frère malheureux,

Hélas je n'en puis plus la force m'abandonne.

NATALIE.

Fauste tiens-toi toujours auprès de sa personne,

Tâche de rappeler sa première vigueur,

Et d'adoucir l'ennui qui lui presse le coeur,

1165   Et vous mon cher Epoux excusez ma surprise.

ADRIAN.

Adieu mon cher valet, le Ciel te favorise ;

Mon Ange avançons-nous, nous perdons trop de temps,

Et je diffère trop le bonheur que j'attends.

NATALIE.

Oui généreux Martyr courez à la victoire

1170   Aux palmes, aux lauriers, au triomphe, à la gloire.

ADRIAN.

Dites-moi, mon souci, car après mon décès

Vos biens seront en proie ou du moins en procès,

Quel ordre avez-vous mis pour prévenir leur perte ?

NATALIE.

À de trop bas pensers votre âme s'est ouverte,

1175   Magnanime Adrian, fermez ces yeux du corps,

Et ne recevez plus ces objets de dehors.

Dans l'espoir des trésors que le Ciel nous prépare

Et desquels à bon droit l'homme peut être avare,

On ne peut sans faiblesse indigne d'un Chrétien

1180   Concevoir des regrets pour la perte du bien.

Portez, portez plus haut votre âme généreuse

Vers le souverain bien qui la doit rendre heureuse,

Attachez votre idée à ce divin objet,

Et ne vous troublez plus d'un soin lâche et abject.

SCENE IV.
Fauste, Théodore.

THÉODORE.

1185   Ha Ciel inexorable, ha fortune contraire

Qui m'ôtez pour jamais la vue de mon frère,

N'espérez plus de moi ni victimes ni voeux.

Hélas que m'a servi de couper mes cheveux ;

Ne valait-il pas mieux que ma main toute prête

1190   À venger ma douleur aux dépends de ma tête,

Eût le soulagement d'en faire à son plaisir

Et suture la fureur qui vient de me salir ?

FAUSTE.

Dans les plus grands malheurs la constance est plus belle.

THÉODORE.

Dans la perte des siens la constance est cruelle,

1195   Et d'un frère surtout qui n'avait point d'égal.

Peut-être a-t-il déjà reçu le coup fatal,

Et l'avare bourreau qui ravit sa dépouille

Le traîne encor mourant et dans son sang se souille.

Ha frère malheureux ! ha malheureuse soeur !

FAUSTE.

1200   Mon destin n'agit pas avec plus de douceur,

Et sans doute l'ennui m'arracherait des plaintes

Si la foi n'arrêtait ses plus justes atteintes.

C'est elle qui rend l'homme insensible aux douleurs,

Qui de sa vive ardeur sèche toutes les pleurs,

1205   Et qui me découvrant la gloire de mon maître

Fait avorter le deuil que sa mort eût fait naître.

THÉODORE.

Je ne m'étonne pas si vos coeurs endurcis

Ne donnent point d'entrée aux plus justes soucis ;

Dans le sang des enfants dont vos Autels rougissent

1210   Vous noyez la pitié ; vos fureurs s'établissent,

Par ces objets d'horreur et votre fermeté

Tient moins de la vertu que de la cruauté.

Barbares meurtriers d'innocentes victimes

Cessez de censurer mes transports légitimes,

1215   De vos fâcheux conseils je ne prends point la loi,

Et le désespoir seul est écouté de moi.

FAUSTE.

Voilà de vos Docteurs les lâches calomnies,

On ne voit rien d'impur dans nos cérémonies,

Le sang des animaux en est même banni.

1220   Ô grand Dieu qui brûlez d'un amour infini

Pour la nature humaine éclairez Théodore,

Montrez-lui votre face, et qu'elle vous adore,

Et par ces doux rayons qui pénètrent les coeurs

Illuminez son âme et tarissez ses pleurs.

THÉODORE.

1225   Va laisse-moi pleurer je suis inconsolable.

Je ne sais d'où provient cet éclat effroyable,

Le visage du Ciel n'en semblait point parler.

Elle entend un éclat de tonnerre.

FAUSTE.

Il ne procède point des qualités de l'air

C'est une nouveauté dont j'ignore la cause.

THÉODORE.

1230   Hélas mon triste coeur veut espérer et n'ose.

Si le bon Jupiter attendri par mes pleurs

Faisait choir ses carreaux sur les exécuteurs,

S'il ouvrait pour la suite un chemin à mon frère,

Et combattait pour lui ; mais qu'est-ce que j'espère

1235   Mon frère est le plus grand de tous ses ennemis,

Et quand même le Ciel à mes désirs soumis

Aurait voulu laisser sa fuite en sa puissance

Son courage brutal y ferait résistance,

Et malgré sa faveur attendrait les bourreaux

1240   Pour offrir derechef sa tête à leurs couteaux ;

Ha ce n'est point pour lui que grondait la tempête,

Sa colère plutôt éclatait sur la tête

Des insolents Chrétiens qui de leurs échafauds

Vomissaient à l'ennui des blasphèmes nouveaux,

1245   Et d'une bouche impie excitaient cet orage

Dont la furie arrête et leur vie et leur rage,

Le tonnerre est toujours messager des malheurs.

SCÈNE V.
Fauste, Natalie, Théodore.

NATALIE.

Quoi je vous trouve encor plongée dans les pleurs !

Parmi tant de sujets d'une juste allégresse

1250   Votre âme sans raison s'obstine en la tristesse,

À quoi bon ces soupirs ?

THÉODORE.

Et bien mon frère est mort.

NATALIE.

Il vit dans l'Empirée.

THÉODORE.

Ha faible réconfort

Pire que ma douleur ! mon mal est véritable

Et pour le soulager on m'allègue une fable ;

1255   Allez porter ailleurs vos consolations

Je ne me repais pas de superstitions,

Votre force d'esprit n'a point pour moi de charmes,

Et je trouve ma gloire à me noyer de larmes.

La peine diminue à plaindre sa rigueur,

1260   Et l'âme par les pleurs décharge sa douleur.

Pleurez doncques mes yeux malgré leur résistance,

Vengez-vous de leur fière et barbare constance,

Et dussiez-vous enfin souffrir l'aveuglement

Videz toute l'humeur qui vous sert d'aliment,

1265   Je dois ce sacrifice aux mânes de mon frère.

NATALIE.

D'un tonnerre imprévu l'éclatante colère

N'a-t-elle point jeté l'alarme en vos esprits.

THÉODORE.

Ce changement de temps nous a tous deux surpris.

NATALIE.

En vain l'idolâtrie après cette tempête

1270   D'un téméraire effort voudra lever la tête,

Le Ciel d'un coup de foudre a renversé ses dieux,

Et ses feux ont offert la lumière à vos yeux.

Nul ne peut révoquer ce grand miracle en doute ;

À la vue duquel l'enfer est en déroute,

1275   Mais avant sur ce point contenter vos désirs

Sachez comment sont morts nos généreux martyrs.

THÉODORE.

Que j'écoute une histoire, et cruelle, et funeste

Qui m'arrache des yeux ce peu d'humeur qui reste,

Ou que dégénérant dans votre cruauté

1280   Je repaisse de sang ma curiosité.

Ha ! ne redoublez point mes sanglots et mes plaintes,

Mon âme a ressenti d'assez vives atteintes,

Et le moindre surcroît me mettrait au cercueil.

NATALIE.

Je n'ai pas fait dessein d'accroître votre deuil,

1285   Qui, loin de s'éveiller au bruit de mon histoire,

N'osera plus paraître auprès de tant de gloire,

Et se dissipera comme un nuage épais

Que le père du jour a battu de ses rais.

Notre invincible Héros sans changer de courage

1290   Vit les préparatifs d'un terrible carnage,

Des échafauds de fer, d'horribles hachereaux,

Et la cruauté peinte en les yeux des bourreaux :

Tout était déjà prêt, les Chrétiens s'entr'exhortent,

Et montent tous ensemble où leurs zèles les portent.

1295   Ha qu'il faisait beau voir ces martyrs étendus,

Les mains jointes en croix, les yeux au ciel tendus

Appuyer sans effroi les jambes sur l'enclume.

Sur le front des bourreaux la colère s'allume,

Ils retroussent les bras, et les haches en main

1300   Chassent à leur éclat tout sentiment humain.

À peine eus-je aperçu le tranchant de leur lame

Qu'une injuste frayeur s'empara de mon âme.

Je me représentai leurs effroyables coups

Capables d'arrêter l'ardeur de mon Époux,

1305   Et mon zèle accourant pour soustraire à sa vue

Tout ce qui peut troubler une âme irrésolue,

J'exhorte les bourreaux de commencer par lui ;

Quand l'un d'eux retirant sa hache de l'étui

En fait en se tournant une rude décharge ;

1310   Des troncs et des tronçons découle un ruisseau large.

Courage cher Époux lui dis-je en l'embrassant

Le ciel ne se prend pas d'un effort languissant,

Jésus-Christ combattit pour avoir la victoire,

Il lui fallut souffrir pour entrer dans sa gloire,

1315   Et frayer un chemin que son sang arrosa.

Lui soudain s'élevant m'embrasse et me baisa,

Puis me tendant la main ; je l'accepte lui dis-je,

Ce présent cher Époux me console et m'oblige,

Coupez dis-je aux bourreaux ce gage précieux

1320   Que mon mari me laisse avant fermer les yeux.

Et puis je l'enveloppe encor toute sanglante

Cependant qu'Adrian d'une oeillade mourante

Envisage le ciel et rend son âme à Dieu.

J'entends ses compagnons qui me crient à dieu,

1325   Et me tournant vers eux ; lumière des fidèles,

Oiseaux de paradis sans pieds, mais non sans ailes

Volez dis-je à jamais vers l'objet désiré :

Tout nage dans le sang et leur coeur altéré

Se sèche et s'étrécit, la mort pâle et défaite

1330   Imprime sur leur front une image parfaite

De ses funestes traits, leurs membres dispersés

Par un barbare effort l'un sur l'autre entassés

Grossissent un bûcher, la flamme impatiente

Semble déjà baiser leur perruque sanglante,

1335   Les torches des bourreaux irritent sa chaleur,

Quand le ciel se courrouce et changeant de couleur

Fait résoudre en torrents les vastes corps des nues :

Tous les vents déchaînez vont parcourir les rues,

Ébranlent les maisons et se chargeant d'éclair

1340   S'efforcent de chasser l'obscurité de l'air,

Les tonnerres font bruit, les foudres et la grêle

À l'entour du bûcher arrivent pêle-mêle,

Les bourreaux effrayés cherchent à se sauver

Pendant que les Chrétiens se hâtent d'enlever

1345   Les corps saints des martyrs, et qu'encor hors d'haleine

Je viens par ce récit soulager votre peine.

Chassez donc désormais tout objet de douleur,

Et prenez avec nous part à votre bonheur.

THÉODORE.

Oui malgré les refus de mon âme obstinée

1350   Je goûte le bonheur de notre destinée,

Un attrait inconnu s'empare de mon coeur

Et remplit mon esprit d'un jour plein de douceur ;

Vos mystères pour moi n'ont plus même visage,

Leur éclat me surprend et leur beauté m'engage,

1355   Tous m'y paraît sublime et la mort des martyrs

Qui vient de m'arracher tant d'injustes soupirs

Au lieu de m'affliger me donne de l'envie,

Et mon seul déplaisir est d'être encore en vie ;

Mais que n'allons-nous rendre à leurs membres épars

1360   Tous les honneurs qu'on rend à ceux de nos Césars.

Que n'allons-nous partout employer les orfèvres,

Que n'allons-nous coller nos bouches sur leurs lèvres

Et nous sanctifier par leur attouchement ;

Avant mettre leurs corps dedans le monument

Natalie découvrant la main de son mari.

1365   Commencez de ce lieu, je porte une relique,

De mon cher Adrian présent si magnifique,

Que le siècle présent et la postérité

Vanteront à l'envi sa libéralité.

THÉODORE.

Ô main dont la présence excite mes tendresses !

FAUSTE.

1370   Ô main dont chaque jour éclaira les largesses !

Mais toujours employée aux grandes actions

Commence à recevoir des adorations.

THÉODORE.

C'est donc toi belle main qu'on voyait dans l'armée

D'un courage invincible aux combats animée,

1375   Faire tomber sous soi les plus hardis guerriers

Et d'un louable effort arracher leurs lauriers.

NATALIE.

Mais plutôt qu'on verra dans le Ciel Empirée

Des palmes des Martyrs à jamais honorée ;

Ô glorieuse main traînez-nous après vous

1380   Quand vous serez remise au bras de mon époux,

Qu'à ce moment heureux Dieu s'unisse à notre âme,

Vous au bras d'Adrian, Adrian à sa femme,

Et qu'en cette union nous rions des tyrans

Et contions sans vieillir un nombre infini d'ans.

1385   Mais vous, chère cousine, à qui Dieu fait la grâce

De n'avoir plus ce coeur environné de glace,

De n'avoir plus des yeux si rebelles au jour,

Qui vous laissez surprendre aux traits de son amour,

Qui détestez l'erreur de ces sales images

1390   Qui naguère de vous recevaient des hommages,

Et rompez les liens qui vous ont arrêté

Qui croyez-vous auteur de votre liberté ?

THÉODORE.

Dieu seul en est l'auteur, son bras seul est capable

D'abaisser nos esprits sous son joug adorable.

NATALIE.

1395   Mais encore quelqu'un de vous moyenne ce bien.

THÉODORE.

Les jugements de Dieu sont au-dessus du mien.

NATALIE.

Quoiqu'en soi ses desseins soient incompréhensibles

Souvent dans leurs effets ils se rendent visibles,

Et tous ceux qui sauront votre conversion

1400   Diront qu'on ne perd point une bonne action,

Que l'âme des Martyrs pleins de reconnaissance

Sollicite pour vous la divine clémence,

Et fait de vos cheveux coupés en leur faveur

Des liens auxquels Dieu laisse enchaîner son coeur.

1405   Mais ne nous lassons point de ces saints exercices,

Dieu veut être le prix de nos moindres services,

Et pour un verre d'eau qu'on donne à son honneur

Rend une éternité de gloire et de bonheur :

Nos charités n'ont plus leur sujet ordinaire,

1410   Mais jamais la vertu ne manque de matière,

Les pauvres sont partout et sans aller plus loin

Les Martyrs en leurs corps exigent notre soin,

Allons les assurer des mains des infidèles,

Allons offrir nos biens pour bâtir leurs chapelles,

1415   Et passer notre vie assez proche du lieu

À chanter leur victoire et la bonté de Dieu.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Natalie, Martian.

MARTIAN.

Madame, c'est à tort que vous versez des larmes,

Si la mort d'un mari vous enlevait vos charmes

Vous auriez quelque doit de n'en plus retenir,

1420   Dans la perte d'un bien qui ne peut revenir.

Le déplaisir est juste autant qu'inévitable,

Mais votre mari seul s'est rendu misérable,

Et sa mort aujourd'hui rompt les fâcheuses lois

Qui vont ont interdit la liberté du choix.

1425   Vous pouvez désormais aspirer au plus brave

Et d'un léger effort en faire votre esclave,

Ceux qui charment les coeurs se laisseront charmer

Et vous captiverez tout ce qui peut aimer.

NATALIE.

Monsieur quoiqu'Adrian soit cher à ma mémoire,

1430   Si je pleurais sa mort je pleurerais sa gloire,

Et semblerais douter de sa félicité

Si mes yeux s'abaissaient à cette lâcheté.

Mais vous me faites tort de croire que mon âme

Puisse si tôt brûler d'une nouvelle flamme

1435   Et qu'ayant enfermé mon époux au cercueil,

L'espérance d'un autre en efface le deuil.

Mais je n'en conçois point sa mort était trop belle,

Ou plutôt il jouit d'une vie immortelle,

Et l'amour conjugal qui le fait vivre en moi

1440   M'oblige à lui garder une éternelle foi.

MARTIAN.

Ne vous figurez pas qu'aucune jalousie

Inquiète d'une mort la froide fantaisie :

Toutes ces passions portent bien leur flambeau

Au travers des vapeurs qui sortent du tombeau.

1445   Ce sont des mouvements que le corps nous inspire

Et que la mort aveugle exclut de son empire.

NATALIE.

La gloire et non la mort nous couvre de leurs coups,

Mais quoique mon mari ne puisse être jaloux

Je n'ai pas résolu d'en être moins fidèle,

1450   Natalie est à lui, lui seul est digne d'elle,

La veuve d'un Martyr sans trop d'abaissement

Ne saurait recevoir un Prince pour amant.

Quand le jeune César m'offrirait son service

De son affection je ferais mon supplice,

1455   Et je la combattrais avec tout mon pouvoir

Par inclination autant que par devoir.

MARTIAN.

La mienne doit donc bien se résoudre au silence.

NATALIE.

C'est folie d'aimer quand on perd l'espérance.

MARTIAN.

Cruelle as-tu le coeur si vide de pitié ?

1460   Ou pour m'exprimer mieux si plein d'inimitié ?

Que me voyant mourir dans des langueurs extrêmes

Tu ne puisses au moins feindre et dire que tu m'aimes,

Tu peux en m'abusant me conserver le jour

Et sans en recevoir contenter mon amour.

1465   Mais ô méchanceté digne d'une Chrétienne !

Je t'ai sauvé la vie et tu m'ôtes la mienne,

Sans moi tu n'aurais plus tes funestes appâts,

Et tu les fais auteurs de mon cruel trépas.

Oui c'est en ma faveur que l'Empereur t'endure

1470   On te verrait sans moi gémir dans la torture,

Et répandre du sang au lieu de ces attraits

Qui lancent dans mon coeur leurs homicides traits.

SCÈNE II.
Natalie, Maximian, Martian.

MAXIMIAN.

Et bien quel est le fruit de votre conférence ?

A-t-elle de l'amour ou de l'indifférence,

1475   Et peut-on remarquer lequel est le plus fort

De l'espoir du vivant ou du regret du mort ?

MARTIAN.

Seigneur sa cruauté ne peut être exprimée,

Cette ingrate beauté s'irrite d'être aimée,

Et met au désespoir un misérable amant

1480   Qui ne peut ni mourir ni vivre qu'en l'aimant.

MAXIMIAN.

Aussi dans la douleur dont elle est transportée

Je trouve ta poursuite un peu précipitée,

Et tu devais sans doute attendre quelques jours

Que les pleurs s'écoulant fissent place aux amours.

NATALIE.

1485   Il attendra longtemps s'il attend que je l'aime.

MAXIMIAN.

Ton humeur dans six jours ne sera pas la même,

Et ton coeur n'étant plus ce qu'il est aujourd'hui

S'offrira de soi-même à de moindres que lui,

Tu ne sais pas encor quel mal est le veuvage,

1490   Mais bientôt sa rigueur t'abattra le courage,

Et te fera former des souhaits superflus

Pour une occasion qui ne reviendra plus.

NATALIE.

C'est une occasion que je trouve importune.

MAXIMIAN.

Portes-tu tant de haine à ta bonne fortune

1495   Que l'offre qu'on t'en fait te donne de l'ennui ?

NATALIE.

Le bonheur d'un Chrétien ne dépend point d'autrui.

MAXIMIAN.

Si dépend-il de moi de te voir malheureuse.

NATALIE.

Comme il dépend de vous de me voir amoureuse.

MAXIMIAN.

Je puis te mettre aux fers.

NATALIE.

Malgré leur cruauté

1500   J'espère d'être heureuse et vivre en liberté.

MAXIMIAN.

Mais te faisant brûler...

NATALIE.

La flamme est impuissante

Pour rendre misérable une femme innocente,

La misère n'a point sa source en la douleur

Et le Chrétien a l'âme au-dessus du malheur.

MAXIMIAN.

1505   Et cette vanité le remplit d'insolence,

Elle fait éclater sa désobéissance

Et le porte au mépris des Princes et des Lois.

NATALIE.

On ne tient pas pour loi tous les désirs des Rois

Souvent leur passion s'y trouve assez contraire.

MAXIMIAN.

1510   Mais tu peux justement te résoudre à me plaire,

Quelle loi te défend d'accepter pour mari

D'un puissant Empereur le premier favori ?

NATALIE.

Quelle loi vous permet de m'y contraindre ?

MAXIMIAN.

Auguste

Qui fut également sage, vaillant et juste,

1515   Après beaucoup de gens perdus dans un combat,

Fit publier la loi contre le célibat ;

La veuve la plus triste était remariée,

La plus chaste ceinture à l'envi déliée,

Et les moins amoureux de leur tempérament

1520   Pour le bien de l'Etat prenaient le nom d'amant.

Je veux que désormais cette loi rétablie

Sous le joug de l'hymen les plus revêches lie,

Et que si dans ce soir tu n'as trouvé parti

Le feu de Martian soit enfin amorti.

NATALIE.

1525   Cette loi n'a plus lieu ; dans le siècle où nous sommes

L'homme manque de terre et non la terre d'hommes,

Et vous témoignez trop en nous faisant mourir

Qu'il vous importe peu de les voir tous périr.

Mais qu'ils périssent tous avant que je m'engage

1530   Sous le joug importun d'un fâcheux mariage.

MAXIMIAN.

En peux-tu souhaiter un plus avantageux ?

NATALIE.

N'étant pas volontaire il doit être fâcheux.

MAXIMIAN.

Et bien il faudra donc le rendre volontaire,

Si je n'ai pu porter Natalie à me plaire,

1535   Peut-être une Chrétienne a moins de fermeté ;

Car je t'offre un époux en cette qualité ;

Reçois-le ou résous-toi d'abandonner la vie.

NATALIE.

Le trépas d'Adrian me donne de l'envie,

Et vous m'obligerez à vous vouloir du bien

1540   Si vous me préparez un sort égal au sien.

MAXIMIAN.

Je te prépare bien plus de rudes atteintes

Qui te feront changer tes bravades en plaintes,

Et surpassant l'ardeur de tes voeux indiscrets

Mettront devant nos yeux tes déplaisirs secrets.

1545   Il n'est point de tourment si nouveau, si barbare,

Il n'est point de rigueur dont je te sois avare ;

Tout ce qu'un corps mortel peut souffrir sans mourir

Je veux que mous courroux te le fasse souffrir,

Et qu'après que ton âme aura trouvé sortie

1550   Tu sois par un bourreau traînée à la voirie.

NATALIE.

Tout ce qu'un corps mortel peut souffrir sans mourir

Un courage immortel peut bien mieux le souffrir,

Donnez-moi promptement à vos bourreaux en proie,

Plus ils seront cruels et plus j'aurai de joie.

MAXIMIAN.

1555   Je n'attendais pas moins de ta présomption ;

Mais avant commencer une exécution

Qui par de longs tourments doit épuiser ta vie,

Je veux que Martian contente sont envie,

Et que pour assouvir un amour criminel

1560   Tu sois avant la nuit conduite en un bordel,

Et serves de matière aux débauches publiques.

NATALIE.

Quoi, Seigneur, que je serve...

MAXIMIAN.

En vain tu me répliques,

Epouse Martian, ou sacrifie aux Dieux,

Ou reçois cet affront.

NATALIE.

Ha Seigneur j'aime mieux...

1565   Oui l'horreur de ces lieux étonne ma constance,

Mais s'agissant d'un choix d'une telle importance

Permettez-moi Seigneur d'y penser mûrement

Et me donnez délai de trois jours seulement.

MAXIMIAN.

J'approuve ta demande, elle est juste et j'espère

1570   Que ton obéissance éteindra ma colère,

Que tu préféreras le beau feu d'un amant

Aux sales cruautés d'un honteux châtiment,

Et que ton coeur épris d'une douce espérance

Se rira du veuvage et de l'indifférence.

1575   Va pèse avec loisir et sans affection

Ce qui fait pour ou contre en ton élection ;

Ressouviens-toi sur que Martian t'adore,

Que malgré ta froideur sa flamme dure encore,

Qu'il est dans ma faveur, qu'il peut tout à ma Cour

1580   Et qu'un heur sans pareil doit suivre son amour.

SCÈNE III.

NATALIE, seule.

Va barbare tyran, Dieu sera mon refuge

Et punira ta rage avec sévérité ;

Il sera ton témoin, ta patrie, et ton juge,

Il sera le vengeur de ma pudicité.

1585   En vain pour échapper au tranchant de son glaive

Tu tiens un monde auprès de toi ;

Contre le berger et le Roi.

Son bras redoutable se lève

Et le méchant n'a point de trêve

1590   De la douleur et de l'effroi.

Mais grand Dieu remettez mon âme en son assiette,

Rendez à ma raison sa première clarté,

Dissipez les brouillards de ma crainte inquiète

Et me donnez conseil contre l'impureté.

1595   Faut-il qu'une Chrétienne épouse infidèle

Et que tous les jours à ses yeux

Les simulacres des faux Dieux,

Par une offrande criminelle,

Soient malgré l'ardeur de son zèle

1600   Préférées au Roi des Cieux.

Elle s'agenouille devant le tableau de son mari.

Faut-il ô cher époux dont j'adore l'image

Qu'un de vos ennemis possède votre bien,

Faut-il que je renonce à l'honneur du veuvage

1605   Pour servir de victime à l'amour d'un païen ?

Faut-il que je conçoive une flamme étrangère

Après avoir brûlé pour vous,

Quel celle qui fut entre nous

Soit une flamme passagère,

1610   Et que vous sachant dans la bière,

J'entendre encor parler d'époux.

Hélas que ce destin serait insupportable,

Et que la violence a bien moins de rigueur.

Quoi que souffrent les corps, l'âme n'est point coupable,

1615   Tandis que leurs plaisirs font naître sa douleur.

Plus le corps est forcé, plus l'âme a de mérite,

Dieu la regarde en cet effort,

Et comme l'esprit est plus fort

Que la chair qui le sollicite,

1620   Quelque tempête qui l'agite,

Il peut toujours gagner le port.

Quoi lâche je consens à cette ignominie ?

Cette pensée infâme a pu me décevoir,

Et pouvant m'assurer contre la tyrannie

1625   Mon courage vaincu s'oublie du devoir,

Quiconque sait mourir, sait éviter sa honte,

Le tyran ne peut rien sur moi,

Il n'est point de se dure loi

Qu'un beau désespoir ne surmonte,

1630   Et l'âme généreuse et prompte

Ne veut d'autre secours de foi.

Elle prend le poignard d'Adrian.

C'est de toi cher poignard que j'attends ma défense,

Tu fus de mon mari fidèle protecteur

1635   Et tu seras la clé qui pour ma délivrance

Ouvrira sans effroi la porte de mon coeur.

Mais puis-je sais forfait prévenir la nature,

Suis-je maîtresse de ce corps,

Et Dieu qui fit tous ses ressorts

1640   Ne recevrait-il point d'injure

Si pour le garantir d'ordure

Je mettais son portrait dehors ?

Non il aimera mieux voir abattre son temple

Que si l'impureté s'établissait dedans,

1645   Et cette région ne manque point d'exemple

De celles dont la mort a trompé les tyrans.

Toutefois ce projet me remplit d'épouvante

Il n'est point de meilleur conseil

Que celui qui suit le sommeil ;

1650   J'ai la paupière si pesante

Qu'il faut enfin que j'y consente

Dieu me console à mon réveil.

SCÈNE IV.

SAINT ADRIAN lui apparait en dormant.

Ma soeur Dieu te regarde et ta douleur le touche,

Aucune impureté ne souillera ma couche,

1655   Il va donner relâche à tes justes soupirs

Et te faire bientôt compagne des Martyrs

On transporte par mer nos cendres dans Byzance

Une nef les va suivre, entre avec confiance

Dans ce logis flottant, et dès lors que le roc

1660   De son ancre crochue aura reçu le choc,

Va remettre ma main dans sa place première :

Aussitôt le sommeil volant dans ta paupière

Je viendrai t'annoncer un agréable sort

Et te déclarer l'heure et l'ordre de ta mort.

NATALIE, s'éveillant.

1665   Que vois-je ou qu'ai-je vu ? suis-je encor dans ce songe

Dont mon âme charmée adore le mensonge,

Ou si mes sens remis se plaignent du réveil

Qui vient de leur ravir un si riche sommeil ?

SCÈNE V.
Fauste, Natalie.

FAUSTE.

Madame éloignons-nous, la colère divine

1670   Menace ce pays d'une entière ruine,

Car le gage fatal de sa prospérité

Se va donner aux Grecs qui l'ont mieux mérité.

Oui des Marchands Chrétiens enlèvent sa richesse

Et vont de sa dépouille orner toute la Grèce ;

1675   Leurs vaisseaux sont chargés des corps de nos Martyrs,

Et le vent attentif à régler ses soupirs

Les pousse dans Byzance, on dirait que la flotte

A quelque Ange établi pour servir de pilote,

Votre cousine suit d'un regard empressé

1680   Ce que l'éloignement n'en a point effacé,

Et pour courir après retient sur le rivage

Un Navire chargé d'un précieux bagage ;

Elle n'attend que vous, ou pour vous dire adieu,

Ou pour fuir ensemble un si malheureux lieu.

NATALIE.

1685   Fauste c'est mon dessein, ainsi Dieu le désire,

Ainsi dans mon sommeil un beau songe m'inspire,

Un songe si rempli d'honnêtes voluptés

Qu'à son seul souvenir mes sens sont enchantés.

La veille et le travail m'avaient fait condescendre

1690   À prendre le sommeil qui tâchait de me prendre,

Lorsqu'il me sembla voir mon époux glorieux

Dans la pompe et l'éclat d'un citoyen des Cieux

S'approcher de mon lit ; ce n'était plus le même,

Ce teint si décharné, si languissant, si blême

1695   Où la mort avait fait ses plus tristes portraits,

Ce teint était vermeil et plus vif et plus frais

Que l'incarnat naissant d'un rose encor tendre ;

Ses yeux dont le beau feu fut caché sous la cendre,

Rendaient un plus grand jour que le Soleil d'été

1700   Lorsqu'aucune vapeur n'affaiblit la clarté,

Si le moindre zéphyr flattant sa chevelure

Osait en secouer la brillante dorure,

C'était autant d'éclairs, c'était autant de feux

Qui de leur violence éblouissaient mes yeux ;

1705   Qui n'eut été ravi de sa taille céleste ?

Sa parole, son port, sa démarche, son geste,

Tout surprenait les sens, tout donnait du respect

Les neiges et les lys noirciraient à l'aspect

De ses vêtements blancs. Enfin je suis bannie

1710   Par son commandement loin de la Bithynie ;

J'abandonne mes biens, je m'expose à la mer,

Et pour tout entreprendre il me suffit d'aimer.

FAUSTE.

Madame j'ai dessein d'être de la patrie,

Car sous quelque climat que je passe ma vie

1715   Je vivrai trop heureux servant mon maître en vous.

NATALIE.

Fidèle serviteur de mon aimable époux,

Je connais tes vertus et loue ton courage ;

Viens ne différons plus ce glorieux voyage.

FAUSTE.

Quoi vous partez, Madame, et nous n'emportons rien ?

1720   À qui prétendez-vous réserver votre bien ?

Ou pensez-vous aller ?

NATALIE.

Que veux-tu que j'emporte

J'ai la main d'Adrian, c'est tout ce qui m'importe,

Tout re reste est trop peu pour en prendre souci.

FAUSTE.

Si ne prétends-je pas partir vide d'ici.

NATALIE.

1725   Prends ce que tu voudras tout est en ta puissance,

Pour moi mon seul espoir est en la providence,

Qui sait assaisonner des repas toujours prêts

Aux hôtes sans souci des champs et des forêts.

S'il me restait du temps, mes richesses vendues,

1730   Grand nombre de maisons se verraient secourues,

Et mes soins s'étendant sur les pauvres honteux

J'adoucirais le sort des plus nécessiteux.

SCÈNE DERNIÈRE.

NATALIE, seule.

Grand Dieu dont l'oeil ouvert sur la nature humaine

Ne saurait sans pitié contempler notre peine,

1735   Qui faites succéder à la plus triste nuit

Les plus brillants rayons du Soleil qui la suit,

Qui portez le beau temps dans le sein de l'orage

Grâces à vos bontés je suis hors d'esclavage,

Et ce coeur que la crainte avait si mal traité

1740   Respire avec douceur l'air de la liberté.

Je ne révoque point vos volontés en doute,

Je sais qui me conduit, je sais quelle est ma route,

Et quitte sans regret le lieu de mon berceau

Pour aller dans la Grèce emprunter un tombeau.

1745   Un généreux désir forme en moi l'espérance

Que vous allez changer la face de Byzance,

Qu'un Empereur Chrétien renversera ses Dieux,

Et dessus le débris de leur culte odieux

Arborera la Croix ; que les saintes reliques

1750   Recevront tous les jours des offrandes publiques,

Et que tout l'Univers fléchira les genoux

Devant le corps sacré de mon illustre époux.

 



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