LE GENTILHOMME CAMPAGNARD

PROVERBE DRAMATIQUE EN UN ACTE ET EN PROSE.

M DCC LXXXV.

À LONDRES, Chez T. HOOKHAM, Libraire, dans Bond-Street, au Coin de Bruton Street.


Texte établi par Paul FIEVRE, novembre 2022

Publié par Paul FIEVRE, décembre 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:42.


ACTEURS

LE BARON.

LA BARONNE.

CIDALISE, Soeur du Baron.

MONSIEUR GAILLARD, Procureur Fiscal.

MONSIEUR FLEURI, Employé aux Aides.

RUSTAUT.

UN PAYSAN.

VALETS.

La scène est dans le château du Baron.


LE GENTILHOMME CAMPAGNARD

SCÈNE PREMIÈRE.
La Baronne, Cidalise.

CIDALISE.

Enfin, ma chère soeur, nous pourrons jouir de quelques moments de repos ; mon frère va à la chasse cette après-midi.

LA BARONNE.

Quel vacarme il a fait ce matin dans le château ! Quel bruit pendant tout le dîner ! Appelant ses valets, donnant des ordres, grondant, querellant, menaçant...

CIDALISE.

Malgré ces défauts, il serait pourtant assez bon mari, sans cette jalousie excessive qui ne nous laisse voir personne.

LA BARONNE.

Ah ! Le ciel me l'a donné dans sa colère.

CIDALISE.

Il vous aime à sa manière ; mais sa vivacité l'emporte malgré lui.

LA BARONNE.

Le barbare ! Respecter si peu l'état où je me trouve !

CIDALISE.

Comment vont aujourd'hui vos vapeurs ?

LA BARONNE.

Elles sont plus terribles que jamais ; c'est un malaise universel, un frémissement dans les fibres, un trouble dans toute la machine.

CIDALISE.

Je vous plains d'autant plus que cet état dure depuis longtemps ; la solitude et l'ennui ne sont pas propres à le guérir : sans voisinage à plus de deux lieues à la ronde... Ah ! Nous vivons cruellement isolées.

LA BARONNE.

C'est ce bruit éternel qui me tue.

CIDALISE.

Vous m'étonnez : vous, qui avez vécu longtemps dans le tumulte d'une grande ville.

LA BARONNE.

Quelle différence ! À la ville, c'est un bruit varié, intéressant, mêlé d'affaires et de plaisirs : à la campagne, c'est un bruit si importun, si bête...

CIDALISE.

Depuis deux jourS que la pluie a retenu mon frère à la maison, il est vrai que nous n'avons pas eu un seul instant de tranquillité ; moi, qui suis affamée de lecture, qui aime à occuper mon esprit ; imaginez que je n'ai pu trouver le temps d'achever un roman que j'avais commencé.

LA BARONNE.

Le mal n'est pas grand.

CIDALISE.

Aussi, je me sens la tête d'une stupidité... Le coeur dans un état d'indolence ....

LA BARONNE.

Vous pourrez aujourd'hui réparer le temps perdu.

CIDALISE.

Tandis que mon frère sera à la chasse, nous aurons la visite de notre aimable employé aux aides, Monsieur Fleuri, de Monsieur Gaillard le procureur fiscal.

LA BARONNE.

Hélas ! Ce sont les seules ressources qui nous restent, pour ne pas périr d'ennui.

CIDALISE.

Monsieur Gaillard a de l'esprit, de la gaieté, de la galanterie : c'est dommage qu'il se serve un peu trop des termes de son métier.

LA BARONNE.

Monsieur Fleuri a le même défaut ; mais il a dans les manières, je ne sais quoi de si intéressant...

CIDALISE.

Qu'avez-vous, ma soeur ?

LA BARONNE.

Je sens un feu qui me monte à la tête, qui redescend à mon coeur.

CIDALISE.

Couchez-vous sur cette chaise longue.

LA BARONNE.

Doucement, doucement.

CIDALISE.

Tâchez de reposer.

LA BARONNE.

J'en ai grand besoin ; je crois que je vais dormir profondément.

CIDALISE.

Dormez, dormez, tandis que je vais lire, et donner quelque pâture à mon esprit et à mon coeur.

Elle lit tout bas, et s'interrompt de temps en temps.

Le beau roman ! Quelle suite d'événements et d'aventures prodigieuses ! Quels hommes que ceux de ce temps-là ! La princesse n'a que dix-sept ans, et elle a déjà été enlevée douze fois : heureuse princesse ! Et moi, qui en ai trente-cinq, je n'ai pas eu une seule aventure ! Mon nom ne sera jamais connu, hélas ! Et je mourrai toute entière !

LE BARON, sans être vu.

Holà ! Hé ! Picard, la Tulippe, Rustaut.

LES VALETS.

Monsieur, monsieur !

LE BARON.

Où êtes-vous donc, vous autres ? Voilà les chiens qui se battent, le mulet s'est détaché, l'âne est dans le bled, les canards se sauvent de la basse cour ; entendez-vous ?

LES VALETS.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Et allez donc.

LES VALETS.

On y va, on y va.

LA BARONNE.

Ah ! Bon Dieu ! Quel tintamarre !

CIDALISE.

Il vous a réveillée.

LA BARONNE.

J'étais dans une espèce d'assoupissement, je commençais un rêve délicieux.

CIDALISE.

Et moi, j'étais livrée à des réflexions si touchantes ! Le bruit cesse, tâchez de reprendre votre rêve et de l'achever.

LA BARONNE.

Cela n'est pas possible : j'ai été interrompue dans un moment... Je ne m'en consolerai jamais.

CIDALISE.

Tâchez du moins de reprendre le sommeil.

LA BARONNE.

Si je le puis.

CIDALISE.

Et moi, je retourne à ma lecture et à mes réflexions ..... Voilà donc enfin le prince aux genoux de la princesse .... Il me semble que je le vois aux miens, là, bien respectueusement, les regards attachés sur mes yeux... Comme elle répond avec modestie, avec dignité !... Rien de plus admirable ; mais cela est-il bien naturel ? Dissimuler ses sentiments !... Résister... Comment peut-on résister... À un amant, à un prince, à un si beau prince ?... Moi, je céderais, je me précipiterais dans ses bras ; je lui dirais, mon prince... mon prince... J'avais vraiment bien raison. Voilà le prince obligé de fuir : voilà un roi qui arrive... Ah ! Bon Dieu ! C'est encore un rival. Voyons un peu ce que contient la déclaration du roi... Je n'en ai jamais vu de si tendre... La princesse répond avec trop de fierté ; je n'aime point cela ; au fond, c'est un roi ; il est excessivement amoureux ; il parle à merveille .... Mais, le voilà qui s'irrite ; il ne ménage plus rien ; il se livre à des transports !... Il en vient à des extrémités .... Juste ciel ! Que fera-t-elle ?... Elle se dégage de ses bras ; elle le repousse ; elle s'arme d'indignation et de mépris... Cela n'est pas bien : on ne trouve pas des rois tous les jours ; on ne traite point un roi comme un nègre... Moi, je lui aurais parlé avec civilité, avec politesse : je lui aurais dit : Sire, votre majesté me fait voir .... tant de majesté .... Et quand on est aussi majestueux que vous l'êtes...

LE BARON, sans être vu.

Ah ! Coquin, te voilà donc attrapé : tu ne m'échapperas pas : tiens, tiens, voilà pour t'apprendre, pour te corriger...

LE PAYSAN, sans être vu.

Ah ! Monsieur le Baron, pardon, pardon.

LE BARON.

Souviens-toi de cette leçon, misérable ; sors d'ici ; et si jamais il t'arrive d'être insolent, tu peux compter que je t'assommerai.

LA BARONNE.

Qu'est-il donc arrivé ? Monsieur, Monsieur, voulez-vous me faire mourir ?

SCÈNE II.
La Baronne, Cidalise, Le Baron.

LE BARON.

Qu'est-ce donc, ma femme ? Qu'avez-vous ? Vous avez crié bien fort.

LA BARONNE.

Ah ! Monsieur, ce vacarme affreux .....

LE BARON.

C'est moins que rien ; c'est un coquin de paysan qui a manqué de respect... À un de mes valets ; je l'ai châtié, mais cela n'a pas été long.

LA BARONNE.

Vous savez que le moindre bruit est mortel pour moi ; mais vous n'avez aucune délicatesse ; vous m'ayez réveillée en sursaut.

LE BARON.

Comment ? Vous dormiez ?

LA BARONNE.

Sans doute, je n'ai pas fermé l'oeil cette nuit.

LE BARON.

Est-ce ma faute ? La nuit je dors tout d'un trait : ce n'est pas moi, du moins, qui trouble votre sommeil.

LA BARONNE.

Eh ! Non, Monsieur ; mais le jour, le jour ....

LE BARON.

Ah ! C'est autre chose : vous ne vous mêlez de rien ; tout retombe sur moi : il faut pourtant tenir ses gens en haleine, parler, agir ; et d'ailleurs, il me semble que le bruit ranime, il tient compagnie.

CIDALISE.

Il est vrai que nous n'en avons pas d'autre dans ce malheureux château.

LE BARON.

Comment ? Est-ce que vous vous croyez seule ? N'avez-vous pas des valets, des fermiers, des chiens, des chevaux ; et moi, me comptez-vous pour rien ?

LA BARONNE.

Ah ! Nous aurions grand tort, au bruit que vous faites.

LE BARON.

Mais, où diable avez-vous pris ces maudites vapeurs ? Pour moi, je n'y comprends rien : mon château est dans une si belle situation ! C'est un air si pur, une terre, un ciel !...

CIDALISE.

N'allez-vous-vous pas nous persuader que nous avons pour compagnie, le ciel et la terre ?

LE BARON.

Eh ! Sans doute : ah çà, ma femme, mon monde est rassemblé pour la chasse ; je pars tout de suite : allez faire un tour de jardin, et que je vous trouve gaie et gaillarde à mon retour.

LA BARONNE.

Adieu, Monsieur.

LE BARON, revenant.

À propos, j'ai une prière à vous faire ; c'est de renvoyer ce petit commis, et ce procureur fiscal, s'ils viennent vous voir.

LA BARONNE.

Et pourquoi, s'il vous plaît ?

LE BARON.

Parce qu'ils me déplaisent.

LA BARONNE.

Monsieur Fleuri fait voir tant d'attachement pour vous.

LE BARON.

Mauvais signe, car je n'ai jamais rien fait pour le mériter.

CIDALISE.

Monsieur Gaillard ....

LE BARON.

Me paraît bien digne de sa place ; il a toujours l'air de minuter quelqu'acte clandestin pour confisquer une femme à son profit ; je ne veux point de tout cela chez moi.

LA BARONNE.

Mais, Monsieur ....

LE BARON.

Mais, Madame, cette compagnie n'est point faite pour vous : deux petits drôles, un praticien, un rat de cave !   [ 1 Praticien : Celui qui connaît la manière de procéder en justice.Il s'est dit de tous ceux qui s'occupaient d'affaires juridiques, procureurs, avocats, greffiers. [L]]

LA BARONNE.

Vous prenez un ton bien méprisant.

LE BARON.

Comme il convient à un gentilhomme.

CIDALISE.

Mais, mon frère, s'il n'y a personne autre à voir, faut-il donc vivre dans une solitude continuelle ?

LE BARON.

N'avez-vous pas vos livres ? Lisez des romans : mais je ne prétends pas que vous en fassiez : du reste, réjouissez-vous, comme il vous plaira. Ma soeur, une fille doit savoir s'amuser toute seule. Pour vous, ma femme, vous m'aimez, je vous aime, que vous faut il de plus ?

LA BARONNE.

Ah !

LE BARON.

Ce sont vos vapeurs qui vous reprennent ?

LE BARON.

Oui.

LE BARON.

Tant pis : en un mot, je suis violent ; vous me connaissez : je vous déclare que si je les retrouve dans ma maison, je suis capable de leur faire un mauvais parti ; adieu, Mesdames ; vous m'entendez ?

SCÈNE III.
La Baronne, Cidalise.

CIDALISE.

Mon frère, mon frère, vous me poussez à bout.

LA BARONNE.

Mon mari, vous en ferez tant.

CIDALISE.

Vous ne savez pas de quoi une fille est capable.

LA BARONNE.

Vous ne connaissez pas les femmes.

CIDALISE.

Des soupçons !

LA BARONNE.

De la défiance !

CIDALISE.

Des mépris !

LA BARONNE.

De l'esclavage !

CIDALISE.

M'ôter un procureur fiscal !

LA BARONNE.

Ne pas me permettre un commis aux aides !

CIDALISE.

C'est une rigueur ......

LA BARONNE.

C'est une tyrannie ; mais, ma soeur, que dites-vous de cette scène affreuse qu'il vient de nous faire ?

CIDALISE.

Je dis que j'en ai vu mille, toutes pareilles dans les romans : ce sont des incidents qui raniment l'intérêt.

LA BARONNE.

Et que fait-on en pareil cas ?

CIDALISE.

On va son train ; on continue de se voir ; Diantre, si un roman finissait-là, à la défense d'un frère, ou d'un mari, cela serait contre toutes les règles, et l'auteur serait sifflé.

LA BARONNE.

Mais, si on est surpris.

CIDALISE.

On tue, ou on est tué : c'est égal, le roman va toujours.

LA BARONNE.

Vous me faites frémir.

CIDALISE.

Cependant, il y a des précautions à prendre : par exemple, il y toujours dans ces cas-là, une petite porte de jardin, pour introduire les gens en secret ; heureusement nous en avons une, et précisément j'ai eu aujourd'hui l'attention de l'ouvrir moi-même.

LA BARONNE.

Ah ! Courez la refermer.

CIDALISE.

Je m'en garderai bien.

LA BARONNE.

S'il arrivait un malheur.

CIDALISE.

Que craignez-vous ? Votre mari sort d'un côté, ils entrent de l'autre.

LA BARONNE.

Non, je ne veux plus les voir absolument.

CIDALISE.

Il faut les voir pourtant, pour leur donner leur congé.

LA BARONNE.

Il est vrai. Croyez-vous que mon mari soit parti ?

CIDALISE.

Je n'en doute pas... Attendez... Il me semble que je l'entends : voici du nouveau ; il parle beaucoup plus bas qu'à l'ordinaire : il se forme un peu.

LE BARON, sans être vu.

Où est ma femme ?

UN VALET.

Je crois qu'elle est descendue dans le jardin.

LE BARON.

Eh bien, sonne.

Ici on sonne du cor.

LA BARONNE.

Ah ! Juste ciel ! Je meurs : grâce, grâce, Monsieur, miséricorde !

SCÈNE IV.
La Baronne, Cidalise, Le Baron.

LE BARON.

Quoi ! Vous étiez là ? La fleur m'a dit que vous vous promeniez dans le jardin.

LA BARONNE.

Vous avez résolu ma mort, assurément.

LE BARON.

Je suis fâché ; mais pourtant je suis surpris de la peine que cela vous a faite, car c'est, en vérité, la fanfare la plus brillante ....

LA BARONNE.

Je ne m'y connais pas, Monsieur.

LE BARON.

C'est que vous avez été surprise, cela vous a empêché de la bien entendre. Hé ! Lafleur, pour faire plaisir à Madame, recommence à sonner.

LA BARONNE.

Ah ! Par pitié, par pitié ! ....

LE BARON.

Eh bien, ce sera pour une autre fois ; mais il y a remède à tout : je vais donner vingt coups de bâton à ce coquin qui m'a trompé : vous entendrez cette expédition ; cela vous réjouira.

LA BARONNE.

Eh ! Non, Monsieur, la paix, la tranquillité, c'est tout ce que je veux.

LE BARON, derrière le théâtre.

Tu as beau t'échapper ; je t'attraperai, je t'attraperai.

SCENE V.
La Baronne, Cidalise.

CIDALISE.

Enfin, nous en sommes débarrassées : le voilà parti.

LA BARONNE.

J'ai toujours là le son de ce malheureux cor : il m'a bouleversé la tête horriblement.

CIDALISE.

Couchez-vous, si vous m'en croyez.

LA BARONNE.

Je crois, en effet que cela pourra me tranquilliser.

CIDALISE.

Et moi je vais poursuivre mon roman. Voilà la guerre allumée ; le roi marche à la tête de son armée ; le Prince à la tête de la sienne. La bataille se donne : trente mille hommes sont tués : quelle gloire pour la Princesse !... Cependant elle reste seule, enfermée dans un château... Que je la plains ! Me voilà, me voilà moi-même... Elle parle des troubles de son coeur ; ah ! J'ai un coeur aussi : ses sens sont agités ; qui est-ce qui n'a pas des sens ?

SCÈNE VI.
La Baronne, Cidalise, Monsieur Fleuri, Monsieur Gaillard.

MONSIEUR GAILLARD.

MEsdames, nous voilà rendus à l'assignation.

MONSIEUR FLEURI.

Nous venons terminer ici notre petite tournée.

LA BARONNE.

Pardon, Messieurs, si je ne me lève pas.

MONSIEUR GAILLARD.

Votre santé serait-elle encore en défaut ?

LA BARONNE.

Je suis plus malade que jamais.

MONSIEUR FLEURI.

Que je vous plains !

Lui prenant la main.

Je prends un si vif intérêt à ce qui vous touche, c'est une passion...

LA BARONNE.

Ah ! Vous me serrez trop.

MONSIEUR FLEURI.

Pardon : mais si vous vouliez me confier la régie de votre santé ?

LA BARONNE.

Avez-vous quelques connaissances en médecine ?

MONSIEUR FLEURI.

C'est mon premier métier : ne vous ai-je pas dit que mon père était médecin ? Voulez-vous bien permettre que j'aie l'honneur de vous tâter le pouls ?

LA BARONNE.

Très volontiers : ou allez-vous donc ?

MONSIEUR FLEURI.

C'est que je le cherche : ah ! Je crois que je le tiens.

LA BARONNE.

Qu'en dites-vous ?

MONSIEUR FLEURI.

Il tombe quelquefois en contravention ; mais nous rectifierons tout cela, et si vous daignez m'honorer de votre confiance...

LA BARONNE.

Vous l'avez, Monsieur Fleuri, vous l'avez.

MONSIEUR FLEURI.

Je vais gager que vous éprouvez des battements de coeur.

LA BARONNE.

Ah ! Sans cesse.

MONSIEUR FLEURI.

Je le crois même un peu gonflé ; permettez qu'avec le plus profond respect...

LA BARONNE.

Ôtez votre main.

MONSIEUR FLEURI.

Pardon ; mais ce n'est qu'à fur et mesure d'instruction que je puis procéder bien en règle ; il me reste encore quelques questions à vous faire sur votre tempérament.

LA BARONNE.

Hélas ! Je n'en ai plus ; il est totalement ruiné.

MONSIEUR FLEURI.

Il reviendra.

LA BARONNE.

Vous m'en répondez, Monsieur Fleuri ?

MONSIEUR FLEURI, lui baisant la main.

J'en fais mon affaire ; il conviendra aussi que je sache un peu comment Monsieur le Baron...

LA BARONNE.

Ah ! Cela sera bientôt dit.

MONSIEUR FLEURI.

Allons : répondez-moi sur faits et articles ; mais point de fraudes, elles ne pourraient tourner qu'à votre détriment.

MONSIEUR GAILLARD.

Pour vous, ma belle demoiselle, vous êtes bien heureuse : en fait de santé, vous avez le fond et la forme.

CIDALISE.

Vous êtes toujours galant.

MONSIEUR GAILLARD.

Mais quel dommage que tant d'appas demeurent en séquestre ! Je vous ferais bientôt entrer en pleine jouissance, si vous vouliez me constituer votre procureur ad-hoc.

CIDALISE.

Il me semble, Monsieur Gaillard, que vous employez des termes que je n'ai jamais vus dans les romans.

MONSIEUR GAILLARD.

Bon : vos romans d'aujourd'hui ne sont remplis que de fadeurs ; ils sont écrits par des gens qui n'entendent pas les affaires. Il n'en était pas de même autrefois : connaissez-vous les arrêts de la cour d'amour ?

CIDALISE.

Non.

MONSIEUR GAILLARD.

C'est un excellent livre ; je veux vous le prêter : vous y verrez, ma belle demoiselle, que toutes les contestations amoureuses se décidaient alors, en justice réglée : après les poursuites convenables, l'amant se faisait adjuger d'abord de petites provisions, et ensuite le possessoire.   [ 2 Possessoire : Terme de jurisprudence. Qui est relatif à la possession et, spécialement, aux procès de possession. [L]]

CIDALISE.

Voilà un vilain mot.

MONSIEUR GAILLARD.

C'est pourtant une belle chose : lorsqu'on était lésé, on allait droit à la partie adverse .....

CIDALISE.

Vous êtes vif, extrêmement vif.

MONSIEUR GAILLARD.

Et l'on exerçait la contrainte par corps.

Il l'embrasse.

CIDALISE.

Il est charmant : mais cela est un peu dur ; je n'aime point les voies de rigueur.

MONSIEUR GAILLARD.

Eh bien, ma belle demoiselle, transigeons à l'amiable, je ne demande pas mieux.

CIDALISE.

C'est à merveille ; mais je ne vois point là d'aventures, et ce sont les aventures que j'aime ; je voudrais des obstacles, des ruses, des chamaillis d'amants et de rivaux, des craintes, des dangers, des traverses...   [ 3 Chamaillis : En langage familier, mêlée, combat où l'on chamaille ; dispute bruyante. [L]]

MONSIEUR GAILLARD.

En manque-t-on jamais ? Et par exemple, n'avez-vous pas un frère qui voudrait appeler comme d'abus de notre petite transaction, et qui ne m'aime guère, à ce qu'il me semble ?

CIDALISE.

Vraiment, j'oubliAis de vous dire qu'il nous a signifié l'ordre de vous donner votre congé, ainsi qu'à Monsieur Fleuri.

MONSIEUR FLEURI.

À moi, Mademoiselle ?

CIDALISE.

Rien de plus vrai.

MONSIEUR GAILLARD.

Ah ! Cela ne m'épouvante guère ; je lui montrerai ce que c'est qu'un procureur fiscal ; nous verrons s'il me fera déguerpir.

LA BARONNE.

Mais vous ne savez pas que dans sa violence, il a juré que s'il vous rencontrait dans sa maison, il vous ferait, à tous deux, un mauvais parti.

MONSIEUR FLEURI.

Un mauvais parti ! S'il s'en avisait, il aurait bientôt les soixante fermiers-généraux sur les bras : mais, n'importe, sortons, Monsieur Gaillard.

MONSIEUR GAILLARD.

Sortons, sortons, Monsieur Fleuri : je n'ai pas peur non plus ; mais je suis prudent : ce n'est pas que s'il me tuait, j'ai un frère qui entend les affaires aussi bien que moi ; je suis assuré qu'il viendrait à bout de ruiner Monsieur le Baron ; j'en aurais le plaisir : mais sortons, sortons...

CIDALISE.

Êtes-vous fous, de vous épouvanter si fort : mon frère est à la chasse, et il ne revient jamais qu'au bout de deux ou trois heures.

MONSIEUR GAILLARD.

Êtes-vous bien assurée qu'il ne comparaîtra pas ?

CIDALISE.

Vous y pouvez compter.

MONSIEUR GAILLARD.

Eh bien, relions, puisque ces dames veulent bien nous continuer l'audience.

MONSIEUR FLEURI.

Je tremble toujours.

MONSIEUR GAILLARD.

Je ne suis pas bien rassuré.

CIDALISE.

Mon cher Monsieur Gaillard !

LA BARONNE.

Mon cher Monsieur Fleuri ! Vous êtes toute ma consolation.

LE BARON, sans être vu.

Eh ! Rustaut, tu dis que tu les as vus ?

RUSTAUT.

Oui, Monsieur.

LA BARONNE.

C'est mon mari, c'est lui-même ; qu'allons-nous devenir ?

LE BARON.

Tous deux ensemble ?

RUSTAUT.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Parla petite porte du jardin ?

RUSTAUT.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR FLEURI.

Ah ! Ciel !

LE BARON.

Où sont-ils ?

MONSIEUR GAILLARD.

Je frémis.

RUSTAUT.

Dans l'appartement de Madame.

LA BARONNE.

Allons : il faut s'en débarrasser, et les tuer tout à l'heure.

MONSIEUR FLEURI.

Nous tuer ! Miséricorde !

RUSTAUT.

Vous effraierez Madame la Baronne.

LE BARON.

Bon ! L'effrayer : je les tuerai, dans sa chambre, à ses pieds, dans ses bras.

CIDALISE.

Cachez-vous.

MONSIEUR GAILLARD.

Hélas ! Où se cacher ?

LA BARONNE.

Sauvez-vous.

MONSIEUR FLEURI.

Il nous tuera.

LE BARON.

Heureusement j'ai mon fusil à deux coups chargé à balles.

RUSTAUT.

Vous allez causer quelque malheur.

LE BARON.

Je veux m'en défaire une fois pour toutes, et me tirer d'inquiétude : point de quartier ; allons, entrons.

CIDALISE.

Il est de ce côté, sauvez-vous de l'autre ; eh ! Allez donc, courez.

RUSTAUT.

Monsieur, Monsieur, les voilà qui se sauvent.

Le Baron tire deux coups de fusil.

Ils sont à bas.

CIDALISE et LABARONNE.

Ah ! Je me meurs !

LE BARON.

Sont-ils bien morts ?

RUSTAUT.

Leur affaire est faite.

LE BARON.

Va-t-en les enterrer dans le jardin.

SCÈNE VII.
Cidalise, La Baronne, Le Baron.

LE BARON.

Les voilà toutes deux évanouies : je m'y attendAis : pour deux chiens de chasse tués ! Voilà bien de quoi ! Au surplus, j'ai très bien fait : le chien qui les avait mordus devant moi, était enragé ; eh ! Ma femme, ma soeur !

LA BARONNE.

Ah ! Monsieur, vous venez de commettre une action horrible.

CIDALISE.

Mon frère, vous êtes un monstre.

LE BARON.

Une action horrible ! Un monstre ! Voilà bien les femmes ; mais ce n'est pas le tout, je crains seulement d'être arrivé trop tard ; ma femme, ma soeur, il me faut ici un aveu sincère de tout ce qui s'est passé ; ne vous ont-ils point fait de certaines caresses ?

LA BARONNE.

Quoi ! Monsieur, vous nous croyez capables...

LE BARON.

Capables ! Eh bien, capables ou non ; répondez.

CIDALISE.

Ah ? Bon Dieu ! Quelle horreur ! Quelle indignité !

LE BARON.

Il est bien question ici d'indignité, d'horreur ! Je ne me paie pas de ces réponses-là ; c'est que votre vie n'est pas en sûreté, s'ils vous ont seulement léché les mains.

CIDALISE.

Mon frère, vous avez des expressions...

LE BARON.

Allons, il faut tout avouer : j'ai d'autant plus sujet de craindre, que je suis assuré que vous les aimiez.

LA BARONNE.

Moi, Monsieur !

CIDALISE.

Moi, mon frère !

LE BARON.

Eh oui, vous-mêmes : vous souffriez toutes leurs sottises ; ils sautAient sur vous toute la journée.

LA BARONNE.

Ah, ciel ! Peut-on concevoir ?...

CIDALISE.

Peut-on imaginer ?...

LE BARON.

Vous me feriez damner, vous autres : est-ce que ces deux coups de fusil vous ont tourné la tête ? Quoi ! Vous oseriez me soutenir que vous n'étiez pas folles toutes deux, de Brifaut et de Miraut ?

LA BARONNE.

De Brifaut !

CIDALISE.

De Miraut !

LE BARON.

Eh, oui ! De ces deux chiens que je viens de tuer.

LA BARONNE.

Ah ! Je respire.

LE BARON.

Un chien enragé les a mordus à cent pas d'ici : ils se sont sauvés au château ; j'ai couru après eux ; on m'a dit qu'ils étaient dans votre appartement.

LA BARONNE.

Cela se peut ; mais non pas dans ma chambre, je ne les ai point vus.

LE BARON.

Et voilà ce que je vous demande depuis deux heures ; où diable aviez-vous donc l'esprit toutes deux ?

CIDALISE.

Mon frère, ces deux coups de fusil...

LA BARONNE.

Monsieur, l'ébranlement, la commotion... Si vous saviez la peur que vous nous avez causée... On serait troublé à moins, je vous le jure.

LE BARON.

Allons, de la joie : vous en voilà débarrassées.

LA BARONNE.

Pour longtemps, à ce que je crois.

LE BARON.

Comment ! Pour longtemps ? Pour toujours : ils ne reviendront pas, j'en réponds.

LA BARONNE.

Hélas !

CIDALISE.

Voilà pourtant une aventure dans toutes les formes, tragique et comique tout à la fois : je suis assez contente de ma journée.

Le mot du proverbe est : plus de peur que de mal.

 



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Notes

[1] Praticien : Celui qui connaît la manière de procéder en justice.Il s'est dit de tous ceux qui s'occupaient d'affaires juridiques, procureurs, avocats, greffiers. [L]

[2] Possessoire : Terme de jurisprudence. Qui est relatif à la possession et, spécialement, aux procès de possession. [L]

[3] Chamaillis : En langage familier, mêlée, combat où l'on chamaille ; dispute bruyante. [L]

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