ARLEQUIN, ROI DE LA LUNE

COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, au Palais Royal, le 17 décembre 1785.

Le prix est de 1 livre 4 sols

M. DCC. LXXXVI.

DE L'IMPRIMERIE D'A. ÉGRON, RUE DES NOYERS.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, au Palais Royal, le 17 décembre 1785.


Texte établi par Paul FIEVRE, décembre 2022

Publié par Paul FIEVRE janvier 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 03/04/2024 à 07:08:55.


À M. LE MARQUIS DE LA M. F.

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

Je t'ai vu de mon Arlequin

Caresser la timide enfance |

11 est à son adolescence

Tu dois lui servir de parrain.

Sûr à ces yeux d'obtenir grâce,

De mon Drame un peu fou, dit-on,

Je t offre l'humble Dédicace ;

Elle n'est pas bon de saison.

Le cadeau te paraîtra mince,

Mon cher Marquis, je sais cela ;

Mais quand on donne ce qu'on a,

On est plut généreux qu'un Prince.

D'ailleurs, Je compte sur un droit

Dont n'a jamais douté personne ;

Et déjà mon coeur me conçoit.

L'amitié si douce et si bonne

Sait embellir ce qu'elle donne,

Et les présents qu'elle reçoit.


PRÉFACE.

Je ne chercherai point ici à faire l'apologie de cette pièce et à justifier les défauts qu'on y remarquera. Je l'offre sans prétention, et je demande qu'on le juge avec indulgence. Elle a fait rire, c'est le seul but que je m'étais proposé. Je me suis jugé moi-même d'avance. Je sais qu'elle fournit peu d'intérêt ; qu'elle laisse beaucoup à désirer du côté de l'intrigue, et que trente représentations qu'elle a eues, en assez peu de temps pouvaient seules me la faire pardonner.

Cette Comédie n'a de commun que le titre avec celle de l'ancien Théâtre Italien. Elle est entièrement d'imagination, au moins je le crois. Je n'ai cherché qu'un cadre qui put me servir à présenter quelques leçons indirectes de morale, et à fronder quelques-uns de nos travers et de nos ridicules. Si l'on trouve de l'extravagance dans le plan, trop de folie dans les détails, etc. Je répondrai qu'on ne réussi guère autrement aux Spectacles subalternes. On n'y veut que rire, et même pouvoir dire de temps en temps ; comme c'est mauvais ! L'Amour-Propre trouve apparemment son compte à ces réflexions. C'est peut-être comme à l'on se disait : que j'ai d'esprit ! Que j'ai dé goût et de connaissance !


PERSONNAGES.

AZÈMA, Impératrice.

DURPHÈGOR, Grand-Prêtre.

FATIME, Confidente d'Azéma.

L'ÉTHÉRÉE.

ARLEQUIN.

UN SÉNATEUR.

UN SECRÉTAIRE.

UN VALET DE CHAMBRE.

UN ÉCHANSON.

UN MAÎTRE D'HÔTEL.

UN MÉDECIN.

UN FINANCIER.

DEUX PAYSANS.

UNE JEUNE BERGÈRE.

DEUX GARÇONS D'OFFICE.

GARDES ET PERSONNAGES MUETS.

La Scène se passe dans une des île de la Lune.


ACTE I

Le Théâtre représente une forêt. Le Soleil n'est pas encore levé.

SCÈNE PREMIÈRE.
Azèma, Fatime.

AZÉMA.

Viens, Fatime, personne ne pourra nous entendre dans ce bosquet écarté. Ma paupière se refuse au sommeil. Eh ! Qui pourrait goûter du repos dans la triste situation où je me trouve ?

FATIME.

Votre fort m'afflige autant qu'il m'inquiète.

AZÉMA.

Que ne suis-je née dans la classe la plus obscure ! Qu'avais-je fait aux Dieux pour m'avoir élevée à ce rang que je déteste ! Cruel Pontife ! Fais-moi descendre de ce trône où je suis esclave et rends-moi mon époux. Heureuse dans les bras d'Azor, je n'aurai rien à désirer.

FATIME.

Une loi aussi injuste que bizarre, mais consacrée par le temps et la superstition, s'oppose à votre bonheur.

AZÉMA.

Les adieux d'Azor ne sortiront jamais de ma mémoire. Chère Azéma, me disait-il, un an s'est écoulé depuis que je suis votre époux. Dieux ! Que ce temps, a passé rapidement. Une coutume barbare me force d'aller mourir loin de vous. Conduit dans une île déserte, votre image m'y suivra ; elle embellira mes derniers moments. Puisse le sort vous donner un époux digne de vous ! Ah, Fatime ! Qui pourrait me tenir lieu d'Azor !

FATIME.

N'entends-je point du bruit ?

AZÉMA.

Eh ! Quel autre que la triste Azéma viendrait s'aligner la nuit de ses plaintes ?

FATIME.

Quelqu'un porte ses pas vers nous ; je ne me trompe pas. Rentrons, Madame ; aussi bien le jour commence à paraître.

SCÈNE II.
Arlequin, L'Éthêrée.

ARLEQUIN.

Vous avez la voix bien flûtée aujourd'hui : on dirait d'un enfant des choeur.

L'ÉTHÉRÉE.

Tu rêves, car je n'ai pas parlé. Mais as-tu bien assujetti notre Globe ? Es-tu bien assuré qu'il ne s'échappera pas ?

ARLEQUIN.

J'en réponds corps pour corps. Au reste que le Diable l'emporte s'il veut ! Je m'en retournerai fort bien d'ici à pied.

L'ÉTHÉRÉE.

À pied ! Sais-tu où nous sommes ?

ARLEQUIN.

À Neuilly peut-être.

L'ÉTHÉRÉE.

Tu es bien loin de ton compte. Apprends que nous sommes dans la Lune.

ARLEQUIN.

Miséricorde, dans la Lune !

À part.

C'est son esprit qui est dans la Lune.

Haut.

Allons, Monsieur, vous plaisantez.

L'ÉTHÉRÉE.

Non, te dis-je. C'était vers la Lune que je dirigeais mon ballon..

ARLEQUIN.

La voiture est bien faite pour le Pays ; elle y deviendra sûrement à la mode. Ah ! Çà, Monsieur, parlons sérieusement.

L'ÉTHÉRÉE.

Faut-il te répéter cent fois que je ne plaisante pas ?

ARLEQUIN.

Mais je ne croyais pas la Lune plus grande que la calotte d'un pâté.

L'ÉTHÉRÉE.

C'était son éloignement qui te la faisait paraître telle.

ARLEQUIN.

Ah ! Ah !

L'ÉTHÉRÉE.

Tu pourras voir d'ici la Terre que nous avons quittée ; elle te paraîtra à-peu-près de la même grosseur. Également brillante des rayons du Soleil, elle rend à cette planète-ci le service qu'elle en reçoit.

ARLEQUIN.

J'entends, Monsieur ; c'est comme qui dirait deux voisines qui allument leur feu l'une chez l'autre. Je suis bien aise de savoir que la Terre n'est pas ingrate. Elle donne là un bel exemple à ceux qui l'habitent, et qu'ils devraient bien suivre plus souvent. Au reste, ce ne sont pas mes affaires. Si bien, Monsieur, que la Terre est la Lune de la Lune ?

L'ÉTHÉRÉE.

Précisément.

ARLEQUIN.

Mais je ne vois pas les yeux, la bouche et le nez de la Lune.

L'ÉTHÉRÉE.

Imbécile ! Ce qui te paraissait former les traits d'un visage, n'est autre chose que des lacs, des bois, des montagnes.

ARLEQUIN.

La belle chose que d'être Astrologue, pour parler si bien de ce qu'on ne voit qu'avec une lorgnette ?

L'ÉTHÉRÉE.

Nous sommes dans une île ; il faut tâcher de savoir si elle est habitée.

ARLEQUIN.

Elle l'est, Monsieur, et par des gens raisonnables.

L'ÉTHÉRÉE.

Comment sais-tu cela ?

ARLEQUIN.

Il me semble que j'ai aperçu là-bas l'enseigne d'un cabaret ; ainsi, Monsieur, nous pouvons fixer ici notre domicile.

L'ÉTHÉRÉE.

Aurais-tu déjà perdu courage, mon cher Arlequin ? Que de merveille il nous reste encore à visiter ! Nous ne resterons ici que quelques heures. Je veux parcourir toutes les planètes. Nous commencerons par Mercure que nous verrons entrer en conjonction avec Vénus.

ARLEQUIN.

Est-il bien prudent de choisir ce moment-là pour lui rendre visite ?

L'ÉTHÉRÉEnavec enthousiasme.

Jupiter entouré de ses Satellites, Saturne avec son anneau lumineux, les Comètes, qui traînent après elles une queue étincelante ; rien n'échappera, à notre curiosité.

ARLEQUIN.

Ma foi, Monsieur, toutes ces choses-là sont plus belles à voir de loin que de près, ou, si vous m'en croyez, puisque nous sommes arrivés ici sains et saufs, nous y resterons.

L'ÉTHÉRÉE.

Âme pusillanime ! Quand je veux t'associer à ma gloire, te faire participera mes brillantes destinées, tu préfères végéter honteusement.

ARLEQUIN.

Ne pouvons-nous pas étudier la Nature aussi bien ici qu'ailleurs ? Nous avons failli cent sois nous casser le cou ; pour moi, je vous préviens que je ne bouge plus d'ici.

L'ÉTHÉRÉE.

Le courage te reviendra. Attends-moi ici, je vais voir si je ne découvrirai point quelque habitation.

SCÈNE III.

ARLEQUIN, seul.

Non, j'ai beau me tâter, je ne pourrai jamais me résoudre, à tenter de nouveaux voyages en plein vent. Si Monsieur mon Maître veut absolument courir les airs, que ne se fait-il accompagner par des grues ? Pour moi, qui ne suis pas un animal volant, je veux marcher. Passe encore pour aller dans la galiote de Saint-Cloud, c'est une façon de voyager décente, commode et qui n'est pas périlleuse. Aussi, je ne l'aurais sûrement pas suivi, s'il n'avait eu la précaution de me faire avaler une dose de courage dans deux bouteilles de Bourgogne, mesure de Saint-Denis. Je ne me serais pas exposé à traverser, sans parapluie, ces gros vilains nuages qui m'ont mouillé jusqu'à la peau. Un chemin ennuyeux ! Ennuyeux comme un Mardi-Gras sans bonne-chère. Ne rencontrer que des coucous qui vous disent des sottises. Enfin, un bon vent me pousse dans la Lune, je me fais lunatique. On ne sait pas ce que la fortune me garde. Nul n'est prophète dans son pays, à ce que dit le Proverbe... Mais... Je ne me trompe pas. Je vois, à travers les arbres, une femme qui vient de ce côté, C'est peut-être déjà une bonne aventure.   [ 1 Galiote : Petit bâtiment qui va à rames et à voiles. [L]]

SCÈNE IV.
Arlequin, Fatime.

Scène pantomime entre Arlequin et Fatime. Il la salue, Fatime le regarde avec surprise, et lui demande par signe qui il est et d'où il vient. Réponse et lazzi d'Arlequin, il témoigne par ses gestes combien il est ravi de la rencontrer et qu'il la trouve jolie, etc, etc.

FATIME.

Comment donc ! Je crois qu'il est galant.

ARLEQUIN.

Sangodemi ! Elle parle français. Ai-je bien entendu, Madame ? Parlez-vous la même langue que moi ?

FATIME, vivement.

Oui, Seigneur Étranger ; et vous m'en voyez aussi fut prise que vous me paroisses l'être vous-même. Mais, qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Est-cela tempête qui vous a jeté dans cette île ? Y a-t-il longtemps que vous y êtes ? Êtes-vous seul ? Instruisez-moi donc,je vous prie.

ARLEQUIN, lentement.

Madame, pour que je vous instruise, il faut que vous m'entendiez ; et pour m'entendre, il faut m'écouter.

FATIME.

Rien de plus juste.

ARLEQUIN.

»Je suis Arlequin et votre petit serviteur. Je viens d'un autre Monde qui est bien loin d'ici ; tout là-bas, là-bas. Je ne suis venu ni en bateau, ni à pied, ni à cheval, ni en carrosse, ni en chaise à porteur, mais en ballon. Je suis arrivé, depuis un quart d 'heure, bien portant et avec bon appétit. J'ai un camarade de voyage qui se promené ici près ; c'est un habile physicien, qui court le monde pour son plaisir. Madame, voilà mon histoire.

FATIME.

Comment ! Dans un ballon ?

ARLEQUIN.

Oui, par air. C'est une façon de voyager nouvelle et agréable.

FATIME, à part.

Cet homme n'est pas dans son bon sens.

ARLEQUIN.

Pourrais-je vous demander à mon tour, où je suis, qui vous êtes et si vous savez par quel hasard vous parlez le même langage que moi ?

FATIME.

Je suis la favorite de l'Impératrice qui règne dans cette île. Une fée puissante, nommée Frivoline, a gouverné autrefois cet Empire. C'est elle qui a substitué à l'ancien langage du pays celui que nous parlons.

ARLEQUIN, à part.

Frivoline ! Oui, ce pourrait bien être quelque Française qui serait venue aussi dans un ballon.

Haut.

D'où était-elle cette fée ?

FATIME.

Elle était venue, dit la tradition, de la Lune.

ARLEQUIN.

Comment ! De la Lune ! Mais nous y sommes, dans la Lune.

FATIME.

Point du tout. La Lune est une petite planète, fort éloignée, que nous apercevons quand il ne fait pas de brouillard.

ARLEQUIN.

Non, Madame, cette planète dont vous parlez et qui n'est pas si petite que vous le dites s'appelle la Terre ; et la Lune, c'est où nous sommes. Si j'avais sur moi mon almanach de Liège...   [ 2 almanach_de_Liège : Publication périodique à succès de 1626 à 1692. Le contenu est ésotérique et s'intéresse, entre autres, à prédire l'avenir et à donner des bons conseils. ]

FATIME.

Non, mon cher, c'est précisément le contraire.

ARLEQUIN.

Il ne faut pas la contredire car elle pourrait se fâcher.

FATIME.

Il y a donc des hommes dans votre monde ?

ARLEQUIN.

Et de toutes les couleurs. Des beaux, des laids, des gens de bonne mine comme moi.

FATIME.

Tout ce que vous dites redouble ma curiosité. Seigneur étranger, satisfaites mon impatience ; entrez de grâce dans quelques détails.

ARLEQUIN.

Volontiers»

À part.

Il faut prendre garde à ce que nous allons dire et ne pas perdre ici notre Monde de réputation.

Haut.

Madame, notre Monde est un Monde... comme il faut. Il est habité par d'honnêtes gens qui vivent en bonne intelligence entre eux. L'intérêt ne les divise jamais. Ils ne font ni joueurs, ni avares, ni libertins. Les femmes n'y font ni fausses, ni coquettes, ni médisantes, mais sages et douces comme des petits agnelets , et elles se font une loi d'être toujours fidèles à leurs maris... Ouf !... C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire et, si l'on vous en a parlé différemment on vous a trompée.

FATIME.

Eh ! Bien, Seigneur, c'est tout comme chez nous.

ARLEQUIN.

Et vous êtes aussi sincère que moi, je suis au fait de votre Monde comme si j'y étais né... mais... n'entends-je pas de la musique ?

FATIME.

Oui, Seigneur ; vous allez être témoin en ce lieu même d'une cérémonie qui vous étonnera peut-être. Notre souveraine n'a plus d'époux et c'est le sort qui doit lui en donner un autre. En votre qualité d'étranger, vous devriez même être au nombre des concurrents.

ARLEQUIN.

Moi !

FATIME.

C'est la loi du pays.

ARLEQUIN.

C'est une loi très sage que cette loi là. Malpeste ! Un Royaume en loterie ! Que sait-on ce qui peut arriver ?

ARLEQUIN.

La grandeur à ses dégoûts ; plus les Princes sont élevés, plus les revers qu'ils éprouvent sont affreux.

ARLEQUIN.

Vous en direz tout ce qui vous plaira, mais je voudrais un peu tâter de la Royauté, ne fut-ce que pour quinze jours.

FATIME.

Il serait plus prudent, croyez-moi, de vous éloigner pour un instant de ces lieux. Le grand-prêtre, précédé des Grands de la Nation et du peuple s'avance vers nous.

ARLEQUIN.

Je reste ici, Madame, je suis fait pour être Empereur tout comme un autre.

SCÈNE V.
Arlequin, Fatime, Le Grand Prêtre, suite, Musiciens.

DURPHÉGOR, apercevant Arlequin.

Que l'on saisisse cet étranger, qui, selon nos lois doit être le premier à tirer au sort.

ARLEQUIN.

Il n'est pas besoin de me prier pour cela, Seigneur Muphti ; je suis prêt à faire ce que vous désirez.

DURPHÉGOR.

Parlez-vous sérieusement ?

ARLEQUIN.

Très sérieusement. N'ai-je pas l'air assez noble pour faire un Empereur ?

DURPHÉGOR.

Voici l'urne sacrée, Seigneur ; prenez un billet et que le sort vous soit toujours propice.

ARLEQUIN.

Voyons. Je m'en tiens à celui-là.

DURPHÉGOR, ayant ouvert le billet.

Peuple, voici votre Empereur.

ARLEQUIN.

Mais ce n'est pas un Empereur pour rire, au moins.

DURPHÉGOR.

Vous en serez convaincu. Que l'on me donne la couronne et le manteau impérial.

La Musique joue pendant qu'on habille Arlequin.

ARLEQUIN, revêtu des habits.

Pardi ! Ils n'y font pas grande cérémonie dans ce pays-ci. Ces habillements me vont à merveille. Eh bien ! Voilà comme la fortune nous caresse au moment que nous y pensons le moins. Je n'aurais pas été si heureux, si j'avais joué de l'argent... Mais, voici mon Maître. Comme il va être surpris ! Je Veux l'intriguer un moment.

SCÈNE VI.
Les Précédents, L'Éthèrêe.

Arlequin, parle bas à Fatime.

FATIME, à l'Ethérée.

Approchez, Seigneur Étranger, et bannissez toute crainte. Vous êtes chez un souverain qui connaît les lois de l'hospitalité. Le très magnanime Empereur que vous voyez, me charge de vous demander quel motif vous conduit dans ses États.

L'ÉTHÉRÉE.

Pardonnez, Madame. Je reviens avec peine de ma surprise, en vous entendant parler la même langue que moi. Vous êtes sans doute aussi étrangère en ces lieux ? Mais je dois répondre à votre question. C'est la tempête qui m'a jeté sur les rochers qui bordent cette île.

FATIME, à l'Éthérée, après avoir parlé bas à Arlequin.

Êtes-vous seul ?

L'ÉTHÉRÉE.

Mon valet a partagé mon sort.

ARLEQUIN, bas à Fatime.

C'est que je le servais quelquefois pour m'amuser, parce que je suis fort obligeant.

FATIME.

Qu'est devenu votre compagnon de voyage ?

L'ÉTHÉRÉE.

Je l'avais laissé dans ce lieu même. La frayeur l'aura sans doute fait s'éloigner.

ARLEQUIN, haut.

Et moi, je vais le trouver tout à l heure. Arlequin, mon ami, où es-tu ?

L'ÉTHÉRÉE, le reconnaissant.

Que vois-je ! Ô Ciel ! Dois-je en croire mes yeux ?

ARLEQUIN.

Oh ! C'est bien moi.

L'ÉTHÉRÉE.

Explique-toi donc.

ARLEQUIN.

Ces gens-ci avaient besoin d'un Empereur ; ils ont mis la Couronne en Loterie, et j'ai attrapé le gros-lot.

L'ÉTHÉRÉE.

Comment...

ARLEQUIN, avançant sur le Théâtre.

Venez par ici. Il n'est pas nécessaire que tout le monde nous entende.

L'ÉTHÉRÉE.

As-tu perdu la tête, mon pauvre Arlequin ? Prétendrais-tu gouverner des hommes, dont tu ignores les usages-ci les moeurs ?

ARLEQUIN.

Ma foi ! Je ne sais pas si le métier d'Empereur est bien difficile, mais je veux en essayer.

L'ÉTHÉRÉE.

Tu ne songes pas à tous les écueils dont un Prince est environné, à l'étendue des devoirs que son état lui impose...

ARLEQUIN.

Ah ! Que si. J'ai déjà de bonnes idées, dont vous serez étonné vous-même. Je connais des moyens infaillibles pour rendre mes sujets heureux.

L'ÉTHÉRÉE.

J'admire ta simplicité.

ARLEQUIN.

D'abord, pour mon joyeux avènement, je ferai pendre tous les Procureurs.

L'ÉTHÉRÉE.

Fort bien !

ARLEQUIN.

Je veux que les habitants de mon Royaume dînent deux fois par jour, et qu'ils ne mangent que de la croûte de pâté au lieu de pain.

L'ÉTHÉRÉE.

À merveille !

ARLEQUIN.

Écoutez donc : j'ai encore d'autres projets. Comme c'est la différence des fortunes qui empêche les hommes de vivre en bonne intelligence, et que pauvreté engendre tricherie, je donnerai à chacun de mes sujets vingt mille livres de rente, et je les anoblirai tous pour qu'il n'y ait pas de jalousie.

L'ÉTHÉRÉE.

Tu extravagues, mon pauvre Arlequin.

ARLEQUIN.

Quand on les verra tous comtes ou marquis, on ne demandera pas si je suis gentilhomme.

L'ÉTHÉRÉE.

Parlons sérieusement, Arlequin. Je pars, voudrais-tu m'abandonner ?

ARLEQUIN.

Soyez raisonnable, Monsieur, je trouve une bonne place. Pourquoi ne voulez-vous pas que j'en profite ?

L'ÉTHÉRÉE.

Je croyais qu'Arlequin avait plus d'attachement pour son maître.

ARLEQUIN.

Qui vous empêche de rester ici et de partager ma fortune ? Demandez-moi tout ce qui vous plaira et vous serez satisfait. Voulez-vous de la gloire sans profit ? Je vous donnerai un Régiment. Voulez vous du profit sans gloire ? Je vous ferai maltôtier... Mais nous parlerons de cela tantôt.

À sa suite.

Dites-moi, vous autres ? Les Empereurs dînent-ils dans ce pays-ci ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Qui êtes-vous ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Je suis le maître d'hôtel de votre hautesse.

ARLEQUIN, le saluant.

Ah ! Ah ! J'en suis bien aise, mon ami. Je vous estime beaucoup.

À un autre.

Et vous ?

LE SÉNATEUR.

Seigneur, je suis un des officiers de justice de votre Hautesse.

ARLEQUIN.

Savez-vous, à l'aide des autres gens de Loi prolonger la durée des Procès et ruiner les pauvres Plaideurs ? Dormez-vous bien à l'Audience ?

LE SÉNATEUR.

Non, Seigneur, presque pas.

ARLEQUIN.

Ces gens de la Lune ne savent pas leur métier, il faut que je les envoie en apprentissage chez nous.

Au Médecin.

Et vous, êtes-vous aussi un homme de Robe ?

LE MÉDECIN.

Seigneur, je suis le premier médecin de votre Hautesse.

ARLEQUIN.

Savez-vous guérir vos malades avec le bout du doigt, à travers une muraille, ou bien en jouant un air de flageolet ?

LE MÉDECIN.

Non, Seigneur. Je n'emploie d'autres moyens que ceux qui sont approuvés par la très salubre Faculté de cette île.

ARLEQUIN.

Eh bien ! Vous n'êtes qu'un ignorant auprès des Médecins de mon Pays. Ils font tous les jours des miracles qui les surprennent eux-mêmes. J'en connais un qui a inventé deux maladies, et qui en a retrouvé trois qui étaient perdues depuis deux siècles... Mais, il en est temps, allons nous mettre à table.

Ils sortent en formant une autre marche.

ACTE II

Le Théâtre représente un appartement du Palais de l'Empereur. Arlequin, seul à table, s'est endormi après son dîner. Les principaux Officiers de la Cour sonneront debout près de lui. La Musique, qui a joué pendant le repas, continue.

SCÈNE PREMIÈRE.
Arlequin, Suite.

ARLEQUIN, se réveillant.

Au Diable la musique lunatique ! Je dormais là comme une marmotte ; je faisais le plus joli rêve du monde, et ces faquins-là viennent me distraire à l'endroit le plus intéressant. Qu'on les mène... à la cave ; ils ne viendront pas m'étourdir de sitôt. Eh bien ! On ne me fait donc pas dîner.

LE MAÎTRE-D'HÔTEL.

Est-ce que sa Hautesse dîne deux fois ?

ARLEQUIN.

Non ; Je fais exactement mes quatre repas ; et dans l'occasion, si je rencontre un ami et que je me trouve près de la Nouvelle-France ou des Porcherons, je ne refuse pas un petit goûté. Mais il est à présent question de dîner. Allons, qu'on se dépêche.

LE MAÎTRE-D'HÔTEL.

Seigneur, vous n'y songez pas ; vous venez de dîner.

ARLEQUIN.

Moi ! J'ai dîné ?

LE MAÎTRE-D'HÔTEL.

Oui, Seigneur. Demandez plutôt.

ARLEQUIN, s'adressant à des Garçons d'Office l'un après l'autre.

Moi ! J'ai dîné ?

LE GARÇON D'OFFICE.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

J'ai dîné ?

LE GARÇON D'OFFICE.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN, fait la même question à plusieurs autres.

Moi ! J'ai dîné ! Écoutez donc, Messieurs, est-ce que vous vous moquez de moi ? J'ai dîné ! Mon estomac me dit le contraire, et l'estomac d'un Empereur n'a jamais menti.

LE MAÎTRE-D'HÔTEL.

Il perd donc quelquefois la mémoire, car je puis assurer votre Hautesse que nous l'avons traitée de notre mieux. J'ai fait servir tout ce qu'il y a de plus fin en petits pieds ; des oiseaux-mouches farcis, des colibris aux pistaches.

ARLEQUIN.

Ah ! Je m'en souviens à présent. Le beau dîner que vous m'avez fait faire avec vos petits pieds, vos colibris et vos mouches ! Est-ce que vous me prenez pour une hirondelle ? Je ne m'étonne pas si j'avais oublié un pareil dîner.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Si votre Hautesse soupe...

ARLEQUIN.

Comment ! Si je soupe. Plutôt deux fois qu'une entendez-vous ? Je ne suis pas Empereur pour m'aller coucher sans souper, peut-être.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Votre Hautesse peut ordonner les mets qui lui conviendront le mieux.

ARLEQUIN.

À la bonne heure. C'est parler cela.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Je lui servirai ce soir des végétaux ; choux-fleurs, épinards, chicorée, laitue, betteraves, salsifis, topinambours...

ARLEQUIN, mettant la main sur la bouche.

Arrête, Bourreau. Me prends-tu pour un ermite avec tes végétaux ? Donne-moi des animaux, animal, et garde pour toi tes végétaux et des minéraux... Vous me donnerez d'abord un grand plat de macaroni.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Seigneur, ce gibier nous est inconnu.

ARLEQUIN, d'un air dépité.

Macaroni gibier !

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Volaille, si vous voulez.

ARLEQUIN, d'un air dépité.

Macaroni volaille !

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Eh bien ! Cet animal...

ARLEQUIN.

Animal toi-même, entends-tu. Il te convient bien de traiter le macaroni d'animal ! Je croyais la Lune le meilleur des Mondes possibles, et il n'y a pas de macaroni dans la Lune. Y a-t-il au moins des dindes aux truffes de Périgueux 1

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Des pâtés de le Sage ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Des jambons de Mayenne ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Non, Seigneur ; non, Seigneur. Ces gens-là ne disent jamais oui. Où Diable me sois-je fourré ? J'enverrai bientôt au Diable l'Empereurerie, moi. Comment vivez-vous donc dans ce pays-ci ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Si Monseigneur aime les grosses pìèces, on peut lui servir de temps en temps un bon aloyau.

ARLEQUIN.

Un tous les jours aux quatre repas.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Une longe de veau.

ARLEQUIN.

De Pontoise ? Une tous les jours aux quatre repas.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Un excellent gigot de mouton.

ARLEQUIN.

Un tous les jours aux quatre repas.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Un petit cochon de lait.

ARLEQUIN, sautant de joie.

Un petit cochon de lait, mon ami ! Un petit cochon de lait ! Viens, que je t'embrasse. Un petit cochon de lait ! Sangodemi ! Un tous les jours aux quatre repas, et puis un autre avant déjeuner, après les huîtres. Un petit cochon de lait ! Oh ! Me voilà raccommodé avec la Lune. Allons, allons, mon ami ; va me rôtir un petit cochon de lait, pour servir de dessert pour au mauvais dîner que tu m'as fait. À propos ! Pourquoi ne m'as-t-on pas donné de vin de Bourgogne.

L'ÉCHANSON.

Nous ne le connaissons pas, Seigneur.

ARLEQUIN.

Tant pis pour vous. Vous avez du Champagne ?

L'ÉCHANSON.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Du vin de Bordeaux ? On le fait voyager celui-là.

L'ÉCHANSON.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Au moins vous avez du vin de Suresnes ?

L'ÉCHANSON.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Voilà ces diables de non qui recommencent. Celui-ci va me donner la copie. Quel vin avez-vous donc ? Car encore faut-il boire. Si vous, n'avez pas de vin, comment voulez-vous qu'on gouverne un Empire ?

L'ÉCHANSON.

Je donnerai à sa Hautesse du même qu'elle a eu à son dîner. La bouteille que je lui ai servie n'avait pas moins de trente ans.

ARELQUIN.

Elle était bien petite pour son âge. Vous aurez soin m'en servir une demi-douzaine. Le vin me donne de l'esprit à moi, et il m'en vaut, Messieurs, rendez-moi le service de vous en aller. J'ai affaire à moi, et je veux être seul.

SCÈNE II.

ARLEQUIN, seul.

Enfin, me voilà Empereur au moment où j'y pensais le moins ! Il faut convenir qu'il y a plus de bonheur que de bien jouer. Je me trouve le Maître d'un joli petit Empire, qui semble avoir été planté exprès pour moi au milieu de la Mer. Point d'ennemis à craindre, et des sujets qui paraissent de bons enfants. Bien nourri, bien logé, éclairé, blanchi, et pas grand'chose à faire : pardi ! C'était mon vrai ballot. C'est un bénéfice simple qu'un Royaume comme celui-là ! Ma foi ! Que mon Maître aille, s'il veut courir la pretantaine ; je suis bien ici, j'y reste. Je me soucie bien moi, de la bague de Saturne, et des Gardes du Corps de Jupiter. Je n'ai qu'il me perde dans ces tourbillons qui sont là-haut et là-bas, ou me casser la tête contre une Planète, où rencontrer quelque Comète qui me donnera de sa queue dans le visage. Oh ! Que non ; Arlequin n'est pas si bête. J'aime bien mieux tout bonnement être Roi de cinq à six cents lieues de Pays, puisque ça se trouve comme çà. Ouais ! Fort bien ! Je vas épouser l'Impératrice, et je ne pense pas a Colombine que j'ai laissée à Paris. Ma foi ! Il y a bien loin ; et puis, j'ai connu de fort honnêtes Dames qui faisaient des infidélités à meilleur marché. Je peux, pour la dédommager, lui envoyer quelque cadeau de conséquence. Oui, faisons lui écrire une jolie lettre. Holà ! Quelqu'un, holà ! Mes Gardes-Côtes, mes gens ! Il n'y a pas d'Empereur dans le Royaume qui soit aussi mal servi que moi.   [ 3 Courir la pretantaine : Terme familier usité seulement dans cette locution : courir la pretantaine, courir çà et là, sans nécessité. [L]]

SCÈNE III.
Arlequin, Un Valetde chambre, tjcfiemfnt yen».

ARLEQUIN.

Que Diable ! Je me tue à appeler quelqu'un... Ah ! Monsieur, mille pardons ; c'est un de mes gens que je demandais.

LE VALET DE CHAMBRE.

Seigneur, je suis votre valet de Chambre.

ARLEQUIN.

Voui, Monsieur ! Mon valet de chambre !

LE VALET DE CHAMBRE.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN, à part.

Je le prenais pour un gros Monsieur. Parlons-lui honnêtement.

Haut et sa Couronne à la main.

Monsieur...

LE VALET DE CHAMBRE.

Seigneur ?

ARLEQUIN, à part.

C'est qu'en vérité tout honteux.

Haut.

Monsieur, voudriez-vous me faire un plaisir ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Que votre Hautesse commande.

ARLEQUIN.d/wr.

Commande ! Je n'en ai pas encore bien pris l'habitude. Oh ! Cela viendra. Après tout, je ne suis pas le premier, qui se fasse servir, après avoir servi les autres.

Haut.

J'ai une lettre à écrire pour le pays étranger, appelez-moi un Commissionnaire qui m'aille chercher... Un homme... Comment appelez vous cela ?... Une machine à écrire, qui fait des Placets pour le Roi.

LE VALET DE CHAMBRE.

Un écrivain public ?

ARLEQUIN.

Juste.

LE VALET DE CHAMBRE.

Mais... Votre Hautesse à son secrétaire.

ARLEQUIN.

Ah ! Oui, j'ai mon Secrétaire ; je n'y pensait pas. Qu'est ce que c'est qu'un secrétaire ? N'est-ce pas de ces gens qui sont chargés d'avoir de l'esprit pour deux personnes.

LE VALET DE CHAMBRE.

C'est un homme à qui vous confiez vos plus secrètes pensées...

ARLEQUIN.

Dites-moi, mon ami, mon secrétaire est-il bien secret ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Son devoir est de l'être. Mais je ne sais trop que vous dire sur le sujet qui exerce cet emploi auprès de vous. Votre prédécesseur ne s'en louait pas beaucoup. On dit, mais je n'oserais le croire qu'il a quelquefois abusé de la constance de notre auguste Empereur... Mais le voici lui-même.

SCENE IV.
Arlequin, Le Valet de chambre, Le Secrétaire.

LE VALET DE CHAMBRE, au Secrétaire.

Monsieur, vous arrivez a propos ; sa Hautesse a besoin de vous. Elle daignait m'entretenir dans ce moment même de ce qui vous regarde, et je lui faisais de vous tout l'éloge que vous méritez.

ARLEQUIN, à part.

C'est comme dans mon pays.

LE SECRÉTAIRE.

Je connais. Monsieur, l'étendue de votre zèle, et j'ai la reconnaissance que je dois pour vos soins généreux.

ARLEQUIN.

Entendez-vous, valet de chambre ?

Le valet de chambre sort.

SCÈNE V.
Arlequin, Le Secrétaire.

ARLEQUIN.

Ah ! Çà, mon ami ; parlez-moi, là... Tout naturellement.

LE SECRÉTAIRE.

Je fais serment à Votre Hautesse de la franchise la plus scrupuleuse.

ARLEQUIN.

Dites-moi : êtes-vous honnête homme ?

LE SECRÉTAIRE.

Seigneur, je puis vous protester...

ARLEQUIN.

C'est que si vous ne l'êtes pas, il faut me le dire... Mais vous avez l'air assez bon Diable, et je vous aime mieux que cet escogriffe qui sort d'ici et qui ne dit pas grand bien de vous. Il s'agit de m'écrire une lettre ; mais surtout de la discrétion. Si je suis content de vous, je vous donnerai un bon gouvernement, ou je vous ferai Receveur de mes deniers. Si vous ne me servez pas bien, je vous ferai couper la tête. Entendez-vous, mon ami ?

LE SECRÉTAIRE.

Très clément Empereur. Vous pouvez être assuré de mon dévouement.

ARLEQUIN.

C'est que je vous fais couper une tête, moi : cela ne pèse pas une once. Dites-moi une chose ; avez cous beaucoup d'or dans ce pays-ci ?

LE SECRÉTAIRE.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Je voudrais faire un petit cadeau à une... Princesse de ma connaissance qui est une bien bonne fille.

LE SECRÉTAIRE.

Permettez-moi, Seigneur, de vous observer que l'or est le moins précieux de nos métaux ; que son inutilité nous empêche d'en faire aucun cas.

ARLEQUIN.

Quoi ! Vous n'estimez pas l'or plus que cela ?

LE SECRÉTAIRE.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Vous ne faites pas tout au monde pour vous en procurer !

LE SECRÉTAIRE.

Non, Seigneur.

ARLEQUIN.

Vous ne sacrifiez pas honneur, parents, amis, pour en avoir beaucoup !

LE SECRÉTAIRE.

Non certainement, Seigneur.

ARLEQUIN.

Ces gens de la Lune n'ont pas le sens commun.

Haut.

Vous avez sans doute des diamants, des pierreries ?

LE SECRÉTAIRE.

Votre Hautesse en trouvera dans son trésor au-delà de ses désirs.

ARLEQUIN, à part.

J'enverrai des diamants, ce sera plus honnête. Faisons d'abord la lettre.

Haut.

Écrivez. Ma cher amie... ma chère amie... ma chère amie... Relisez-moi cela.

LE SECRÉTAIRE, lit.

Ma chère amie.

ARLEQUIN.

C'est fort bien !

Je t'écris ces lignes pour te dire que je me porte bien, à l'exception que je suis devenu Empereur, ce qui pourrait bien m'empêcher de revenir de si tôt. Pour te consoler de mon absence, je t'envoie une pacotille de pierres fines. Tu auras de quoi acheter des bonnets ronds, des caracos, et plusieurs châteaux... plusieurs châteaux... avec lesquels je suis ton fidèle ami, ARLEQUIN PREMIER, empereur.

Et l'adresse, à Mademoiselle, Mademoiselle Colombine, rue de la Huchette, maison du premier Rôtisseur à droite, à Paris.   [ 4 Rue de la Huchette : Voie du 5ème arrondissement de Paris entre le boulevard Saint Michel et la rue Saint-Jacques à un bloc de la Seine. Elle est actuellement longue de 164 m.]

LE SECRÉTAIRE.

Votre Hautesse désire-t-elle signer ?

ARLEQUIN.

Je vous dis de signer pour moi. J'ai mal au pouce.

LE SECRÉTAIRE, donnant la lettre à Arlequin.

Si Monseigneur veut se donner la peine de lire...

ARLEQUIN, prenant la lettre.

Donnez-moi cette lettre, que je voie un peu si c'est bien écrit. Hum ! Voilà un mot qui n'est pas trop lisible.

LE SECRÉTAIRE.

Votre Hautesse ne fait pas attention qu'elle ne tient pas le papier du sens qu'il faut...

ARLEQUIN.

Vous voudriez peut-être apprendre à lire à un Empereur. Chacun lit à sa méthode, entendez-vous ? Cachetez cette lettre.

LE SECRÉTAIRE.

Mettrai-je le grand sceau de cire bleue ?

ARLEQUIN.

La couleur n'y fait rien, pourvu qu'elle soit cachetée. Après cela vous emplirez une petite cassette de gros diamants.

LE SECRÉTAIRE.

Quelle quantité votre Hautesse ?...

ARLEQUIN.

Un litron ou deux puisqu'ils ne sont pas chers ici. Vous ferez un paquet du tout ; vous irez le porter à la diligence, et vous paierez le port.

LE SECRÉTAIRE.

Je prendrai la liberté d'observer à Monseigneur qu'aucune ville de sa domination ne portE le nom De Paris.

ARLEQUIN.

Eh ! Pardi ! Vous avez raison, je n'y pensais pas. Je ne sais où j'avais la tête d'oublier que je suis dans la Lune. Mais... Il me vient une idée. Je n'ai qu'à renvoyer notre ballon, il s'en retournera sens doute d'où il est venu. À ce moyen, je force mon maître de se fixer auprès de moi, Bravo !

Au Secrétaire.

Allez toujours faire le paquet, mon ami.

À part.

Mon secrétaire ira dans le petit bois où notre machine est cachée ; il attachera le ballot de Colombine dans la Gondole ; il coupera la corde, et voilà le ballon qui s'en va tomber peut-être à Gonesse ou bien sur le Pont-Neuf. Que sait-on ? Allons donner nos ordres pour l'exécution de ce projet.

ACTE III

Le Théâtre représente une partie des jardins du Palais. On voit une colonnade dans le fond.

SCÈNE PREMIÈRE.
Arlequin, Le Secrétaire, Le Maître d'Hôtel, Un Financier, Un Danseur, Deux Paysans ; Une Jeune Bergère, Plusieurs personnages muets des placets à la main.

ARLEQUIN, à part.

Ils viennent me relancer jusques dans mon jardin. Allons, il faut bien les entendre. Un Empereur ne peut pas toujours rester les bras croisés.

Haut.

Vous croyez peut-être que je vais m'amuser à lire toutes vos paperasses : mettez vos placets dans vos poches, et expliquez-vous le plus promptement possible.

À l'un des paysans.

Qui êtes-vous ?

LE PAYSAN.

Nous sommes des Laboureurs...

ARLEQUIN.

En ce cas, mes bons amis, je vous expédierai les premiers. Ces Messieurs-là ont le temps d'attendre, et vous avez affaire chez vous.

LE PAYSAN.

Nous sommes, Monseigneur, sous vote respect, les députés de tout un canton qui a été ravagé par le grêle ; tant y a, Monseigneur, que les biens de la Terre ont été ravagés que c'est une piquié, Monseigneur, et partant, il n'y a pas de moyen que je payissions toutes les impositions ; et comme Messieurs les partisans ont l'oreille un peu dure, je venons baiser les pieds de vot' Hautesse, pour à celle fin, si c'était un effet de votre grâce...

ARLEQUIN.

J'entends. Exemptés de toutes impositions quelconques pendant cent années, à compter d'aujourd'hui ; écrivez, Secrétaire. Allez, mes amis, retournez planter vos choux. Qu'on fasse rafraîchir ces bonnes gens. Allez boire un coup à la cuisine.

Au Danseur.

Et vous ?

UN DANSEUR.

Seigneur, vous voyez devant vous le fameux Danseur Saltado. Je suis sans me flatter le premier de mon art, qui est le premier de tous, et j'ai toujours fait l'admiration des Princes et Princesses qui ont été témoins de mes miracles. Léger comme une plume, droit comme un cierge, adroit comme un singe, personne ne m'égale pour la netteté des entrechats, le moelleux des pliés , et le sublime des gargouillade. Pour engager sa Hautesse à me donner la petite gratification que je demande, je vais présenter devant elle un petit échantillon de mon talent.

Il exécute quelques pas.

ARLEQUIN.

Voulez-vous bien vous dépêches de finir vos gambades ? C'est fort bien ! Vous sautez comme un cabri, et vous méritez une gratification. Que l'on délivre tout à l'heure à Monsieur Saltado cinq cents... paires de souliers ; il doit en user beaucoup.

Au Financier.

Et vous, Monsieur, de quoi s'agit-il ?

LE FINANCIER.

Seigneur, mon nom est Mondor...

ARLEQUIN.

Ce nom-là va très bien à l'air de votre visage ; vous avez une figure de postérieurité qui fait plaisir à voir. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Qu'on apporte un fauteuil.   [ 5 Postérieurité : mot valise avec postérieur et postérité.]

LE FINANCIER.

Je me garderai bien...

ARLEQUIN.

Point de cérémonie.

LE FINANCIER.

Mais, Seigneur...

ARLEQUIN.

Asseyez-vous, je vous dis, ou je ne vous écoute pas. Me prenez-vous pour un Empereur mal élevé ?

LE FINANCIER, s'asseyant.

C'est votre Hautesse qui l'ordonne.

ARLEQUIN.

Est-ce quelque Roi de mes voisins qui vous envoie en Ambassade auprès de moi ?

LE FINANCIER.

Non, Seigneur ; je suis un de vos sujets. J'ai été pendant vingt années Receveur de vos domaines de Sous-Fermier de vos revenus.

ARLEQUIN.

Je ne m'étonne plus de son embonpoint.

LE FINANCIER.

Je me suis retiré avec environ cent mille roupies de rente...

ARLEQUIN.

C'est modeste.

LE FINANCIER.

Mais les folles dépenses de ma femme, les étourderies de mon fils, jointes à quelques événements imprévus, ont subitement dérangé ma fortune, et me forcent de supplier votre Hautesse de m'accorder vingt mille roupies de pension, pour les services que j'ai rendus autrefois à l'État.

ARLEQUIN.

Cela me paraît très juste. Vous avez un bon carrosse.

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Et Madame Mondor aussi ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Et Monsieur votre fils a aussi un petit carrosse ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Vous avez un équipage pour la chasse ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur»

ARLEQUIN.

Une trentaine de chevaux dans vos écuries ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

De grands Valets bien galonnés ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Une petite maison dans le Faubourg ?

LE FINANCIER.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Vous demandez vingt mille roupies de pension, je veux vous en donner trente mille.

LE FINANCIER.

Ah ! Seigneur, votre munificence...

ARLEQUIN.

Je ne fais pas les choses à demi, moi. D'abord je vous permets d'aller dans le même carrosse, vous, Madame Mondor et Monsieur votre fils. Je vous permets de supprimer votre équipage de chasse, de réformer la moitié de vos chevaux et la moitié de vos grands Valets galonnés ; et de vous défaire de la petite maison du Faubourg. Je crois que voilà au moins vingt mille roupies de rente dont je vous fais cadeau, sans rien diminuer de mon Trésor Impérial ; et, pour le surplus, je vous permets d'aller dans vos Terres passer le temps que vous voudrez, d'y mettre ordre à vos affaires, et de vous y occuper du bonheur de vos vassaux. Allez. Monsieur, et de reparaissez pas de sitôt devant ma Hautesse.

Au Maïtre d'Hôtel.

C'est vous Maître d 'Hôtel, que demandez-vous, mon ami ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Seigneur, c'est moi qui ai eu l'honneur de faire rôtir le cochon de lait que.....

ARLEQUIN.

Il était bien rissolé. Mais il ne s'agît pas à présent de cochon de lait. Que signifie ce papier que vous ayez à la main ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Je supplie votre Hautesse de m'accorder une petite gratification de...

ARLEQUIN.

Vous êtes bien pressé, Maître d 'Hôtel, nous verrons cela. En attendant, je vous donne... tout ce que vous avez volé depuis que vous êtes en place. Mais je crois que l'audience est bientôt finie.

LE SECRÉTAIRE.

Seigneur, une jeune paysanne demande à se jeter aux pieds de votre Hautesse.

ARLEQUIN.

Une jeune Paysanne ?

LE SECRÉTAIRE.

Oui, Seigneur ; elle est charmante. La Nature semble avoir pris soin de l'orner de tous les dons, que la modestie embellit encore.

ARLEQUIN.

Elle est jolie ? Diable ! Il faut prendre garde à ce que nous allons faire. L'homme est naturellement fragile, et le meilleur moyen de ne pas succomber à la tentation est de ne pas s'y exposer... Secrétaire, prêtez-moi votre mouchoir.

Il se fait bander les yeux.

À présent, je ressemble à la Justice comme deux gouttes d'eau. Faites approcher la jolie fille.

LA BERGÈRE.

Seigneur...

ARLEQUIN.

Rassurez-vous, mon enfant.

LA BERGÈRE.

J'embrasse vos genoux, Seigneur, et j'implore vos bontés. Si ma douleur ne vous touche pas, le désespoir m'ôtera bientôt la vie.

ARLEQUIN.

Secrétaire, elle a la voix bien douce. Je crois que vous ne feriez pas mal de me boucher aussi les oreilles avec du coton.

LA BERGÈRE.

Mirtil, jeune berger du village, m'aime dès la plus tendre enfance. Mirtil est si doux, si complaisant ! Je n'ai pu m'empêcher de le payer d'un peu de retour. Il avait l'aveu de mon père qui avait enfin promis de nous unir au printemps prochain...

ARLEQUIN.

Et vous attendiez avec impatience le retour des hirondelles ?

LA BERGÈRE.

Notre bonheur a duré bien peu. Le jour de notre mariage était fixé ; déjà nous croyions être l'un à l'autre quand un ordre cruel m'a enlevé Mirtil, en le mettant au nombre des Soldats de votre Hautesse. On l'a arraché de mes bras ; il va partir, je ne le reverrai plus.

ARLEQUIN.

Consolez-vous, jeune fille, je vous rendrai votre amant. J'aime mieux à avoir un soldat de moins, et un père de famille de plus.

LA BERGÈRE.

Vous me donnez la vie.

ARLEQUIN, après s'être débandé les yeux.

Elle est très jolie, ma foi ! Et Monsieur Mirtil est de bon goût. Mademoiselle, je suis très content que vous ayez gagné votre procès, et je vous en fais mon compliment. Ne pleurez plus, vous serez mariée le jour que vous avez choisi. Si j'ai le temps, je ferai en sorte de me trouver à votre noce. J'aime, assez les noces, moi. Allez, ma belle enfant, allez consoler votre amant.

Au Secrétaire.

Secrétaire, tous les juges, dans mon pays, quand ils reçoivent des solliciteuses font ce que vous m'avez vu faire. C'est une précaution qui n'est pas toujours inutile... Le reste de l'audience à l'ordinaire prochain.

SCÈNE II.
Arlequin, L'Éthérèe.

ARLEQUIN.

Ah ! Vous voilà, mon cher Maître, on a bien de la peine à vous rencontrer. Est-ce que vous me prenez pour un de ces parvenus qui rougissent de leur premier état.

L'ÉTHÉRÉE.

Je suis éloigné, mon ami, de te faire cette injure. Eh bien ! Comment te trouves-tu de ta situation présente ?

ARLEQUIN.

Ma foi ! Monsieur, je m'en trouve fort bien, pour peu que cela dure. On fait de grands préparatifs pour mon mariage. J'ai vu tantôt l'Impératrice à sa fenêtre ; c'est le plus joli morceau !...

L'ÉTHÉRÉE.

Ainsi, Arlequin, séduit par un vain prestige, ferme les yeux sur les dangers qui l'environnent.

ARLEQUIN.

Que voulez-vous dire ?

L'ÉTHÉRÉE.

Qu'il faut abandonner ces lieux qui ont pour toi tant de charmes.

ARLEQUIN.

Non pas, Monsieur, je me souviens de la chanson.

Sommes-nous bien, tenons nous y.

L'ÉTHÉRÉE.

Non, mon ami. Il faut se hâter d'interrompre un rêve qui te conduirait à un réveil affreux.

ARLEQUIN.

Expliquez-vous. Je tremble déjà. Est-ce une conspiration, une guerre civile ?

L'ÉTHÉRÉE.

Apprendre que les infortunés, qu'un sort aveugle place sur le Trône de cette île, languissent sans crédit et sans autorité ; et qu'à peine un an s'est écoulé, ils sont enlevés par ordre du grand-prêtre, et conduits dans une île déserte où ils meurent bientôt de faim, quand ils ne sont pas dévorés par les bêtes féroces.

ARLEQUIN.

Malheureux que je suis ! Ciel ! Ayez pitié de ma Hautesse ! Je crois déjà voir un gros vilain ours me mettre la patte sur le corps. Je m'en va[i]s donner ma démission...

L'ÉTHÉRÉE.

Attends donc.

ARLEQUIN.

On ne m'avait pas dit cela.

L'ÉTHÉRÉE.

Mais la prudence exige...

ARLEQUIN.

Que je résigne mon Royaume à qui voudra le prendre. Je suis dégoûte de la grandeur.

L'ÉTHÉRÉE.

Écoute-moi.

ARLEQUIN.

Je me doutais bien que ce grand-prêtre, avec sa grande barbe et ses deux moustaches, n'était qu'un sournois.

L'ÉTHÉRÉE.

Il faut donc agir avec la plus grande discrétion. Peut-être pourrons-nous délivrer la Princesse de la captivité où elle est réduite, et lui rendre l'époux qu'elle a perdu. Nous avons une ressource...

ARLEQUIN.

Plus de ressource.

L'ÉTHÉRÉE.

Notre machine...

ARLEQUIN.

Plus de machine.

L'ÉTHÉRÉE.

Explique-toi.

ARLEQUIN.

Battez-moi, tuez-moi, je vous en prie.

L'ÉTHÉRÉE.

Parle donc.

ARLEQUIN.

Il est parti !

L'ÉTHÉRÉE.

Qui ?

ARLEQUIN.

Le désir de vous retenir auprès de moi... Ma Maîtresse de l'autre monde... Les diamants... Je l'ai envoyé me porter une lettre à Paris. Nous sommes morts, vous dis-je, ET c'est ma faute...

L'ÉTHÉRÉE.

La frayeur te fait extravaguer. Remets-toi.

ARLEQUIN.

Eh bien, Monsieur, puisqu'il faut que vous le sachiez, apprenez donc que j'ai donné ordre au Secrétaire de mes commandements d'aller dans le petit bois à couper la corde qui retient notre ballon ; et une fois la bride sur le col.

L'ÉTHÉRÉE.

Malheureux ! Fuis loin de moi ou redoute ma colère. Que devenir ? Mais je l'avais caché dans le plus épais du bois. Peut-être serait-il temps encore... Ah ! Courons prévenir, s'il se peut, un accident si funeste.

SCÈNE III.

ARLEQUIN.

La méchante femme que cette fortune ! Elle ne m'a fait bonne mine un petit moment, que pour me tourner casaque aussitôt. Pauvre Arlequin ! Tu aurais bien mieux fait de rester toujours Arlequin... Reléguer ma Hautesse dans une île déserte, où je m'ennuierai tout seul jusqu'à ce que je sois mort de faim ou mangé par les ours. Si je n'avais pas renvoyé notre voiture, nous aurions pu faire un trou à la Lune. Cherche après, Monsieur l'Empereur a fait banqueroute. Allons, je n'ai qu'à prendre mon deuil... Mais, voila ce maudit grand-prêtre. Si, je n'étais pas si poltron, je lui tordrais le cou de grand coeur.   [ 6 Tourner casaque : Fig. Tourner casaque, abandonner.]

SCÈNE IV.
Arlequin, Durphêgor.

DURPHÉGOR.

Que le Soleil de la prospérité vous éclaire toujours. Je baise humblement la poussière des pieds de votre Hautesse.

ARLEQUIN, avec humeur.

Ma Hautesse n'a point les pieds poudreux.   [ 7 Arriver les pieds poudreux, arriver de loin, en chétif équipage. [L]]

DURPHÉGOR.

Seigneur, tout est préparé pour la cérémonie qui doit vous unir à notre auguste Impératrice.

ARLEQUIN.

Oh ! Je ne suis pas pressé. Je me marierai aussi bien demain qu'aujourd'hui.

DURPHÉGOR.

J'oserai représenter à votre Hautesse que l'usage veut que le jour de son couronnement voie allumer le flambeau de son hyménée.

ARLEQUIN.

Je me moque de la mode moi. Au surplus, je vas vous parler tout naturellement. J'ai fait mes réflexions ; si vous voulez reprendre votre Royaume et voue Couronne , vous en êtes bien le maître, car je n'en veux plus.

DURPHÉGOR.

Quoi ! Seigneur...

ARLEQUIN.

Je tombe des nues ici. Je ne suis pas encore débotté qu'on m'offre une place d'Empereur. Je n'avais pas dîné, j'ai consenti ; mais c'était pour rire.

DURPHÉGOR.

Seigneur...

ARLEQUIN.

Vous avez cru que c'était sérieusement ?

DURPHÉGOR.

Je ne puis croire ce que votre Hautesse me fait la grâce de me dire.

ARLEQUIN.

Rien cependant n'est plus certain.

DURPHÉGOR.

Seigneur, votre acceptation est irrévocable.

ARLEQUIN.

Vous me ferez régner malgré moi peut-être.

DURPHÉGOR.

La coutume de cette île...

ARLEQUIN.

Je ne veux pas être Empereur, moi.

DURPHÉGOR.

Permettez-moi...

ARLEQUIN.

Et je ne le serai pas.

DURPHÉGOR.

Quel événement imprévu a donc fait changer les dispositions de votre Hautesse ?

ARLEQUIN, à part.

Si je pouvais l'en instruire et lui arracher sa moustache ! Mais il faut se contenir.

SCÈNE V.
Arlequin, Durphégor, L'Éthérée.

DURPHÉGOR, à l'Êthérée.

Venez, Seigneur, venez m'aider à vaincre la résistance de se Hautesse, qui refuse maintenant le Sceptre qu'elle a bien voulu accepter.

ARLEQUIN.

Non, vous aurez beau dire, c'est un parti pris ; je suis entêté en Diable.

L'ÉTHÉRÉE.

Sa révérence a raison, il n'est plus temps...

ARLEQUIN.

Il est toujours temps de s'arrêter quand on va faire une sottise.

L'ÉTHÉRÉE, à Durphégor.

Je saurai le déterminer à satisfaire vos désirs.

DURPHÉGOR.

L'instant de la fête approche.

L'ÉTHÉRÉE.

Je prends tout sur moi. Il consentira, vous dis-je.

ARLEQUIN.

Je consentirai ! Oh ! C'est ce qu'il faudra voir.

L'ÉTHÉRÉE.

Je m'offrirais plutôt moi-même pour prendre sa place.

ARLEQUIN.

À la bonne-heure, si elle vous fait plaisir, vous n'avez qu'à parler.

DURPHÉGOR, à L'Étherée.

Je sors, persuadé que vous saurez engager sa Hautesse à ne plus s'opposer à nos voeux.

Il sort.

SCÈNE VI.
L'Éthérée, Arlequin.

ARLEQUIN.

Je ne suis pas encore assez malheureux, il faut que vous me jetiez vous-même dans la gueule de loup.

L'ÉTHÉRÉE.

Voilà où nous réduit ton imprudence.

ARLEQUIN.

Qui Diable aurait deviné cela ? Ces gens de la Lune ont des coutumes si singulières !

L'ÉTHÉRÉE.

Avoue que tu partirais de bon coeur, si nous en avions encore les moyens. Tu ne te ferais plus tirer l'oreille.

ARLEQUIN.

Vous ayez bien raison. Je me sens un courage de lion pour décamper.

L'ÉTHÉRÉE.

Si je te disais que notre départ est possible et plus prochain que tu ne penses.

ARLEQUIN.

Parlez-vous sérieusement ? Auriez-vous trouvé quelque occasion ?

L'ÉTHÉRÉE.

Heureusement, je suis arrivé assez tôt pour prévenir l'effet de l'ordre imprudent que tu avais donné. Notre ballon est en sûreté à quelques pas d'ici.

ARLEQUIN, avec transport.

Où est-il ce cher ami, que je l'embrasse. Partons, Monsieur, partons sens dire adieu ; j'envoie l'Empereurerie à tous les Diables. Je ne serai pas mangé ! Je ne serai pas mangé.... mais je ne mangerai peut être plus, si nous faisons capot.   [ 8 Faire capot : Fig. Faire quelqu'un capot, remporter sur lui un grand avantage. [L]]

L'ÉTHÉRÉE.

Voilà ta poltronnerie qui reprend le dessus.

ARLEQUIN.

C'est un restant, d'habitude. Montons en voiture, et fouette cocher.

L'ÉTHÉRÉE.

Tu ne songes pas à la Princesse qui a imploré notre secours.

ARLEQUIN.

Songeons d'abord à nous. Mais tenez, la voici.

SCÈNE VII.
L'Éthérée, Arlequin, Azéma, Fatime.

L'ÉTHÉRÉE, à Azéma.

Eh bien ! Madame, vous confiez-vous à ma foi ? Prenez-vous place auprès de nous pour venir chercher des destins plus dignes de vous ?

AZÉMA.

Je suis vivement touchée. Seigneur, de vos soins généreux. Il me serait doux de vous devoir un sort plus propice ; mais que m'importe la vie, si je perds tout ce qui me la fait chérir !... Partez, généreux étrangers, emportez mes regrets et la certitude de vivre toujours dans mon souvenir.

L'ÉTHÉRÉE.

Ah ! Madame, que ne puis-je sacrifier ma vie à votre bonheur !

LA PRINCESSE.

Craignez le retour de Grand Prêtre, Seigneur ; le temps presse ; préparez-vous à nous quitter.

ARLEQUIN, avec transport.

Oh ! La bonne idée qui vient de se trouver dans ma tête ! C'est une chose admirable. On me rendra justice.

L'ÉTHÉRÉE.

Que veux-tu dire ?

ARLEQUIN.

Vous conviendrez de la supériorité de mon génie.

L'ÉTHÉRÉE.

Explique-toi.

ARLEQUIN.

Vous ne direz plus qu'Arlequin n'est qu'une bête.

L'ÉTHÉRÉE.

Parle donc.

ARLEQUIN.

Madame l'Impératrice retrouvera le Prince Azor, et je lui rendrai sa Couronne...

L'ÉTHÉRÉE.

Finiras-tu ?

ARLEQUIN.

D'abord... Mais devinez... Je vous le donne en cent.

L'ÉTHÉRÉE.

Ma patience est à bout. Je suis bien bon d'écouter de pareilles sornettes.

FATIME.

On vient ; c'est le grand-prêtre avec sa fuite. Gardez-vous d'en dire davantage.

ARLEQUIN, à part.

Arlequin, mon ami, c'est ici qu'il faut montrer de quoi tu es capable.

AZÉMA, à part.

Grands Dieux ! Quelle sera l'issue de cette aventure ?

SCÈNE VIII.
L'Éthérée, Azéma, Fatime, Arlequin, Durphégor, Suite.

Le grand-prêtre et sa suite exécutent une marche, accompagnée de musique.

ARLEQUIN, après avoir parlé bas à l'Éthérée.

Je savais bien moi que vous approuveriez mon projet. Je me charge seul de l'exécution. Soyez tranquille.

À Durphégor.

Seigneur Durphégor, j'ai fait mes réflexions. Je me suis aperçu que la Princesse Azéma était folle de moi ce serait conscience de faire mourir de chagrin une personne aussi aimable. Pour rendre la fête plus magnifique,je veux paraître dans tout l'éclat de ma gloire. Attendez-moi, je reviens dans une minute.

Il sort.

SCÈNE IX.
Le Précédents, cxtt/tfvtV/^cfOT.

DURPHÉGOR.

La faveur des Dieux s'est signalée pour nous en ce jour. Ils ont exaucé nos prières en donnant à la Princesse un époux, à nous un Empereur. Le Temple est préparé, l'encens fume ; l'ivresse du Peuple arrête le bonheur qu'il attend d'un hymen formé sous de si favorables auspices. Hâtons-nous de terminer cette auguste cérémonie.

La musique recommence.

SCÈNE X et dernière.
Les Précédents, Arlequin dans un Ballon, retenu par des cordes que tiennent quatre hommes.

ARLEQUIN.

Là, là, là, mes amis : doucement. Il ne faut pas aller au galop. Arrêtez-vous.

Il descend.

Eh bien ? Seigneur Durphégor, que dites-vous de cette voiture ?

DURPHÉGOR.

Elle est d'une espèce tout-à-fait nouvelle.

ARLEQUIN.

Au moins ne risque-t-on pas d'écraser l'infanterie.

À Azéma.

J'espère, Madame, que vous voudrez bien prendre place à côté de moi.

AZÉMA, à part.

Ciel ! Que vais-je devenir ?

ARLEQUIN.

Attendez, attendez, je n'y pensais pas, moi. Je vous demande mille pardons. Seigneur Pontife. C'est à vous qu'appartient la place du fond. Si votre Révérence veut bien se donner la peine de monter.

DURPHÉGOR.

Seigneur, je fais trop ce que je dois à votre Hautesse.

ARLEQUIN.

Un Pontife à pied ! Vous n'y songez pas. Allons, ne faites pas l'enfant : montez, vous dis-je.

DURPHÉGOR.

En vérité, je suis confus.

ARLEQUIN.

Point de compliment ! Je vous en prie.

DURPHÉGOR***.

Vous l'ordonnez, j'obéis.

À part.

Profitons de sa bonhomie, le peuple n'en aura que plus de vénération pour moi.

Il monte dans le char.

ARLEQUIN, coupe avec sa batte les cordons du ballon qui s'échappe.

Par la vertu de ma petite Baguette de Jacob, partez, muscade. Bon voyage, Seigneur Durphégor. Allez m'attendre dans l'île où vous me prépariez un logement.

L'ÉTHÉRÉE.

Bravo ! Mon cher Arlequin.

AZÉMA.

Ah ! Seigneur, ma reconnaissance.

ARLEQUIN.

Nous voila débarrassés d'un personnage fort incommode pour tout le monde. Peuples, vous allez être heureux, sous l'empire d'une Princesse qui, devenue libre, ne s'occupera que de votre félicité. Allons rendre la liberté au Prince Azor à qui je remettrai de bon coeur la couronne. Je me contenterai de quelque bonne place, si on m'en juge capable, comme de Directeur-Général... de la cuisine et de la cave... Allons réjouissons-nous, et que l'époque du bonheur de cette île soit consacrée par le plaisir.

La Pièce est terminée par un Divertissement.

 


Lu et approuvé le 6 Avril 1786. SUARD. Lu l'Approbation, permis d'imprimer.

À Paris, ce 7 Avril 1786. DE CROSNE.


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Notes

[1] Galiote : Petit bâtiment qui va à rames et à voiles. [L]

[2] almanach_de_Liège : Publication périodique à succès de 1626 à 1692. Le contenu est ésotérique et s'intéresse, entre autres, à prédire l'avenir et à donner des bons conseils.

[3] Courir la pretantaine : Terme familier usité seulement dans cette locution : courir la pretantaine, courir çà et là, sans nécessité. [L]

[4] Rue de la Huchette : Voie du 5ème arrondissement de Paris entre le boulevard Saint Michel et la rue Saint-Jacques à un bloc de la Seine. Elle est actuellement longue de 164 m.

[5] Postérieurité : mot valise avec postérieur et postérité.

[6] Tourner casaque : Fig. Tourner casaque, abandonner.

[7] Arriver les pieds poudreux, arriver de loin, en chétif équipage. [L]

[8] Faire capot : Fig. Faire quelqu'un capot, remporter sur lui un grand avantage. [L]

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