LA VANITÉ PUNIE

1873. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

tirés de BERQUIN

PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie, rue Pierre_Sarrazin, n°14.

PARIS. - TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie, rue des Flaurs, 9 et de l'Ouest 21.


© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:48.


PERSONNAGES.

MONSIEUR DE VALENCE.

MADAME de VALENCE.

VALENTIN, leur fils.

MONSIEUR DE REVEL, ami de M. de Valence.

MONSIEUR DE NANCÉ, ami de M. de Valence.

MATTHIEU, petit paysan.

MATHURIN, jardinier.

La scène est tour à tour dans un appartement du château, sur la terrasse du jardin, et dans une forêt contiguë.

Texte extrait de "Choix de petits drames et de contes tirés de Berquin, illustrée de 36 vignettes" par Foulquié et Forest, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1861. pp 113-136.


LA PETITE GLANEUSE

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur et Madame de Valence.

MONSIEUR DE VALENCE.

Voilà notre Valentin qui se promène dans l'allée avec un livre à la main. Je crains bien que ce ne soit plutôt par vanité que par un véritable désir de s'instruire qu'il ait toujours l'air occupé de quelque lecture.

MADAME DE VALENCE.

D'où te vient cette pensée, mon ami ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Ne remarques-tu pas qu'il jette la vue en dessous, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, pour voir si personne ne fait attention à lui ?

MADAME DE VALENCE.

Cependant ses maîtres rendent un témoignage très flatteur de son application, et ils conviennent tous qu'il est fort avancé pour son âge.

MONSIEUR DE VALENCE.

Cela est vrai. Mais si je ne me suis pas trompé dans mes soupçons, si les petites connaissances qu'il peut avoir acquises lui ont donné de la vanité, j'aimerais cent fois mieux qu'il ne sût rien et qu'il fût modeste.

MADAME DE VALENCE.

Quoi ! Rien, mon ami?

MONSIEUR DE VALENCE.

Oui, ma femme. Un homme sans connaissances bien relevées, mais honnête, modeste et laborieux, est un membre de la société beaucoup plus digne de considération qu'un savant à qui ses études ont tourné la tête et enflé le coeur.

MADAME DE VALENCE.

Je ne peux croire que mon fils soit encore dans ce cas.

MONSIEUR DE VALENCE.

Que le ciel nous en préserve ! Mais nous voici arrivés à la campagne ; j'aurai plus d'occasions de l'observer moi-même, et je suis résolu de profiter de la première qui se présentera pour éclaircir mes conjectures. Je le vois qui s'avance vers nous. Laisse-moi un moment seul avec lui.

SCÈNE II.
Monsieur de Valence, Valentin.

VALENTIN, à Matthieu qu'il repousse.

Non, laissez-moi. Mon papa, c'est ce petit sot de paysan qui vient toujours m'interrompre dans ma lecture.

MONSIEUR DE VALENCE.

Pourquoi traiter de petit sot cet honnête garçon ?

VALENTIN.

C'est qu'il ne sait rien.

MONSIEUR DE VALENCE.

De ce que tu as appris, à la bonne heure ; mais il sait aussi bien des choses que tu ignores, et vous pourriez vous instruire tous les deux en vous communiquant vos connaissances.

VALENTIN.

Il peut apprendre beaucoup de moi ; mais que puis-je apprendre de lui ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Si tu dois posséder quelque jour une terre, crois-tu qu'il te soit inutile de prendre de bonne heure une idée des travaux de la campagne, d'apprendre à distinguer les arbres et les plantes, de connaître le temps des semences et des récoltes, d'étudier les merveilles de la végétation ? Matthieu possède déjà toutes ces connaissances et ne demande qu'aies partager avec toi. Elles te seront un jour de la plus grande utilité. Celles, au contraire, que tu pourrais lui communiquer ne lui serviraient à rien. Ainsi, tu vois que dans ce commerce tout l'avantage est de ton côté.

VALENTIN.

Mais, mon papa, me siérait-il bien d'apprendre quelque chose d'un petit paysan ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Pourquoi non, s'il est en état de l'instruire ? Je ne connais de véritable distinction entre les hommes que celle des talents utiles et de l'honnêteté ; et tu conviendras que, sur ces deux points, il l'emporte également sur toi.

VALENTIN.

Comment donc ? Sur l'honnêteté aussi !

MONSIEUR DE VALENCE.

Elle consiste, dans tous les états, à remplir ses devoirs. Il remplit les siens envers toi en te montrant de l'attachement et de la complaisance. Remplis-tu de même les tiens envers lui, et lui témoignes-tu de la bienveillance et de la douceur ? Il paraît cependant les mériter. Il est actif et intelligent. Je lui crois de la bonté dans le caractère, de l'élévation dans le coeur et de la finesse dans l'esprit. Tu devrais t'estimer fort heureux d'avoir un compagnon aussi aimable et avec qui lu peux profiter en t'amusant. Son père est mon frère de lait et m'a toujours aimé avec tendresse. Je suis sûr que Matthieu n'en a pas moins pour toi. Tiens, le voilà qui rôde sur la terrasse pour te chercher ; songe à le traiter avec affabilité. Il y a plus d'honneur et de probité dans sa chaumière que dans beaucoup de palais. Sa famille cultive nos terres de père en fils, et je serais bien aise que celte liaison se perpétuât entre nos enfants.

Il sort.

SCÈNE III.

VALENTIN, seul.

Oui, la belle liaison à former ! Mon papa se moque, je crois. Ce petit paysan aurait quelque chose à m'apprendre ! Oh ! Je vais si bien l'étonner de mon savoir qu'il ne s'avisera pas de me parler du sien.

SCÈNE IV.
Valentin, Matthieu.

MATTHIEU.

Vous ne voulez donc pas mon petit bouquet, Monsieur Valentin ?

VALENTIN.

Fi de ton bouquet ! Il n'y a ni renoncule ni tulipe.

MATTHIEU.

Il est vrai, ce ne sont que des fleurs des champs ; mais elles sont jolies, et je pensais que vous n'auriez pas été fâché de les connaître par leur nom.

VALENTIN.

C'est une chose bien intéressante à savoir que le nom de tes herbes ! Tu peux les reporter où lu les as prises.

MATTHIEU.

Si je l'avais su, je n'aurais pas pris tant de peine à les cueillir ! Je ne voulais pas rentrer hier au soir sans vous apporter quelque chose, et, comme je revenais un peu tard du travail, quoique j'eusse grande envie de souper, je m'arrêtai dans la prairie pour les ramasser au clair de la lune.

VALENTIN.

Tu me parles de la lune ; sais-tu combien elle est grande ?

MATTHIEU.

Eh, morguienne ! Comme un fromage.

VALENTIN.

Ô l'ignorant petit rustre !

Matthieu le regarde fixement avec de grands yeux et demeure immobile. Valentin se promène devant lui d'un air important, et, lui montrant son livre.

Tiens, voilà Télémaque. As-tu lu cet ouvrage ?

MATTHIEU.

Il n'est pas dans notre catéchisme, et Monsieur le curé n'en a jamais parlé.

VALENTIN.

Bon ! Comme si c'était un livre de paysan !

MATTHIEU.

Pourquoi voulez-vous donc que je le connaisse ? Oh ! Laissez-moi le voir.

VALENTIN.

Ne l'avise pas d'y toucher avec tes vilaines mains

Il lui en saisit une.

Où as-tu donc pris ces gants de peau de buffle ?

MATTHIEU.

Sous votre bon plaisir, ce sont mes mains, Monsieur ?

VALENTIN.

La peau en est si épaisse qu'on pourrait la tailler en semelles.

MATTHIEU.

Ce n'est pas de paresse qu'elles se sont épaissies. Vous savez très bien parler, à ce que je crois, et cependant je ne voudrais pas me changer avec vous. Travailler bravement et laisser les autres en paix, voilà ce que je sais faire et ce que vous devriez apprendre. Adieu, Monsieur.

SCÈNE V.

VALENTIN, seul.

Je crois que ce petit drôle voulait se moquer de moi. Mais voici la compagnie qui vient sur la terrasse. Je veux me donner devant elle un air de savant.

Il s'assied en affectant une grande attention à lire dans son livre.

SCÈNE VI.
Monsieur et Madame de Valence, Monsieur de Revel, Monsieur de Nancé, Valentin, assis sur un banc à l'écart.

MONSIEUR DE VALENCE.

La belle soirée ! Voudrez-vous, mes chers amis, monter sur cette colline pour voir le coucher du soleil ?

MONSIEUR DE REVEL.

J'allais vous le proposer ; ce moment doit être délicieux. Le ciel est de la sérénité la plus pure à l'occident.

MONSIEUR DE NANCÉ.

J'aurai du regret de m'éloigner du rossignol. Madame, entendez-vous ces cadences harmonieuses ?

MADAME DE VALENCE.

J'étais dans la rêverie. Mon coeur se fondait de plaisir.

MONSIEUR DE REVEL.

Comment peut-on habiter les villes dans cette charmante saison ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Valentin, veux-tu monter avec nous sur la colline pour voir le coucher du soleil ?

VALENTIN.

Non, mon papa, je vous remercie. Je lis ici quelque chose qui me fait plus de plaisir.

MONSIEUR DE VALENCE.

Si tu dis vrai, je te plains ; et si tu ne le dis pas... Messieurs, il n'y a pas un moment à perdre pour jouir de ce spectacle ravissant.

Ils s'avancent vers la colline.

SCÈNE VII.

VALENTIN, les voyant s'éloigner.

Bon ! Les voilà bien loin ; je n'ai plus besoin de me contraindre.

Il met le livre dans sa poche.

Que vont penser ces messieurs de mon application ? Je voudrais bien être oiseau et voler après eux pour entendre les louanges qu'ils me donnent.

Il se promène en bâillant sur la terrasse pendant un quart d'heure.

Je m'ennuie cependant à rester seul ici. Je puis faire mieux. Voilà le soleil couché et j'entends la compagnie qui revient ; je vais me glisser dans le bois et m'y enfoncer de manière qu'on ait de la peine à me trouver. Maman enverra tous les domestiques me chercher avec des flambeaux. On ne parlera que de moi toute la soirée, et on me comparera avec ces grands philosophes qu'on a vus se perdre dans les forêts, égarés par leurs savantes rêveries. Mon aventure fera un beau bruit ! Allons, allons !

Il se jette dans le bois.

SCÈNE VIII.
Monsieur et Madame de Valence, Monsieur de Revel, Monsieur de Nancé.

MONSIEUR DE REVEL.

Je n'ai jamais goûté de plaisir plus pur et plus touchant.

MONSIEUR DE VALENCE.

Le mien a doublé de charme en le partageant avec vous, mes chers amis.

MONSIEUR DE NANCÉ.

Le rossignol n'a pas interrompu ses chansons. Sa voix semble même avoir pris, dans le crépuscule, un accent plus voluptueux et plus tendre. Je suis fâché que Madame de Valence ne paraisse plus avoir autant de plaisir à l'écouter.

MADAME DE VALENCE.

C'est que je suis inquiète de mon fils ; je ne l'aperçois pas sur la terrasse.

Elle l'appelle.

Valentin ! Il ne répond pas.

Elle aperçoit le jardinier et l'appelle.

Mathurin, as-tu vu mon fils ?

MATHURIN.

Oui, Madame ; il y a un petit quart d'heure que je l'ai vu tourner vers la forêt.

MADAME DE VALENCE.

Vers la forêt ! S'il allait s'y égarer ! Mon ami, cours après lui et ramène le moi.

MATHURIN.

Oui, Madame, j'y vais.

Il s'éloigne.

MADAME DE VALENCE.

Monsieur de Valence, n'allez-vous pas avec lui ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Non, Madame, je n'ai pas d'inquiétude, moi. Mathurin saura bien le retrouver.

MADAME DE VALENCE.

Mais, s'il allait prendre un côté opposé ! Je suis dans des transes !...

MONSIEUR DE NANCÉ.

Tranquillisez-vous, Madame, Monsieur de Revel et moi nous allons nous partager les deux côtés de la forêt, tandis que le jardinier prendra le milieu ; nous ne pouvons manquer de le joindre.

MADAME DE VALENCE.

Ah, messieurs ! Je n'osais vous en prier ; mais vous connaissez le coeur d'une mère.

MONSIEUR DE VALENCE.

Ne vous donnez pas cette peine, Messieurs, vous me désobligeriez.

MONSIEUR DE REVEL.

Vous ne trouverez pas mauvais, mon ami, que nous cédions aux instances de Madame plutôt qu'aux vôtres.

MONSIEUR DE VALENCE.

Je ne puis vous dissimuler que c'est contre mon gré.

MONSIEUR DE NANCÉ.

Nous recevrons vos reproches à notre retour.

Ils marchent vers la forêt.

SCÈNE IX.
Monsieur et Madame DE VALENCE.

MADAME DE VALENCE.

Comment donc, mon ami ! D'où te vient cette indifférence sur le sort de ton fils ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Crois-tu, ma femme, que je l'aime moins que toi ? C'est que je sais mieux l'aimer.

MADAME DE VALENCE.

Et si on ne le trouvait pas !

MONSIEUR DE VALENCE.

Je le voudrais.

MADAME DE VALENCE.

Qu'il passât la nuit dans une forêt ténébreuse ! Que deviendrait ce pauvre enfant ? Que deviendrais-je moi-même ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Vous guéririez l'un et l'autre : lui de sa vanité, et toi de ton fol aveuglement qui la nourrit.

MADAME DE VALENCE.

Que veux-tu dire, mon ami ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Je viens de me convaincre de ce que je ne faisais que conjecturer ce malin. Ce petit garçon a la fête pleine d'une vanité désordonnée. Toutes ses lectures ne sont que d'ostentation. Il ne s'est perdu que pour se faire chercher et pour se donner un air de distractions savantes dans l'opinion de nos amis. Cette erreur de son âme me fait plus de peine que si ses pas s'étaient réellement égarés. Il sera malheureux toute sa vie, s'il n'en guérit de bonne heure, et il n'y a que de salutaires humiliations qui puissent le sauver.

MADAME DE VALENCE.

Mais considères-tu bien...

MONSIEUR DE VALENCE.

Tout est considéré. Il a près de onze ans : s'il sait tirer parti de son intelligence, aidé par la clarté de la lune et par la direction du vent du soir, il s'orientera assez bien pour regagner le château.

MADAME DE VALENCE.

Mais s'il n'a pas cet avisement ?   [ 1 Avisement : Acte d'une personne avisée. [L]]

MONSIEUR DE VALENCE.

Il en sentira mieux le besoin de profiter des leçons que je lui ai données à ce sujet. D'ailleurs, nous devons l'envoyer au service l'année prochaine ; à ce métier, il y a bien des nuits à passer en pleine campagne. Il en aura fait l'expérience, et il n'arrivera pas tout neuf dans un camp pour servir de risée à ses camarades. L'air n'est pas bien froid dans cette saison, et pour une nuit il ne mourra pas de faim. Puisque, par sa folie, il s'est jeté dans l'embarras, qu'il s'en tire de lui-même, ou qu'il en essuie tous les désagréments.

MADAME DE VALENCE.

Non, je n'y puis consentir, et j'y vais moi-même, si tu n'envoies du monde après lui.

MONSIEUR DE VALENCE.

Eh bien ! Ma chère femme, je veux te tranquilliser, quoiqu'il m'en coûte de ne pas suivre mon projet dans toute son étendue. Je vais ordonner au petit Matthieu de l'aller joindre, comme par hasard. Colas se tiendra aussi à une petite distance, pour courir à eux en cas d'accident. Du reste, ne m'en demande pas davantage ; mon parti est pris, et je ne veux pas, pour une aveugle faiblesse, priver mon fils d'une épreuve importante. Voici mes amis qui reviennent avec Mathurin.

MADAME DE VALENCE.

Dieu ! Je le vois, ils ne l'ont pas trouvé.

MONSIEUR DE VALENCE.

Je m'en réjouis.

SCÈNE X.
Monsieur et Madame de Valence, Monsieur de Revel, Monsieur de Nancé.

MONSIEUR DE NANCÉ.

Nos recherches ont été inutiles ; mais, si Monsieur de Valence veut nous donner des flambeaux et des domestiques...

MONSIEUR DE VALENCE.

Non, messieurs ; vous avez cédé aux prières de ma femme, vous écouterez les miennes à leur tour. Je suis père, et je sais mon devoir. Entrons dans le salon, et je vous rendrai compte de mes projets.

SCÈNE XI.

Au milieu de la forêt.

VALENTIN, seul.

Qu'ai-je fait, malheureux ? Il est déjà nuit, et je ne sais de quel côté me tourner.

Il crie.

Papa ! Mon papa ! Personne ne répond. Pauvre enfant que je suis! que vais-je devenir?

Il pleure.

Ô maman ! Où êtes-vous ? Répondez donc encore à votre fils ! Ô ciel ! Qui court à travers le bois ? Si c'était un loup ! Au secours ! Au secours !

SCÈNE XII.
Valentin, Matthieu accourant au cri.

MATTHIEU.

Qui est là ? Qui est-ce qui crie de la sorte ? Quoi ! C'est vous, Monsieur ? Par quel hasard vous trouvez-vous ici à l'heure qu'il est ?

VALENTIN.

Ô mon cher Matthieu ! Mon cher ami ! Je me suis égaré.

MATTHIEU, le regardant d'abord d'un air étonné, et poussant ensuite un éclat de rire.

Y pensez-vous, Monsieur ? Moi, votre cher Matthieu ? Votre cher ami ? Vous vous trompez ; je ne suis qu'un vilain petit paysan. Est-ce que vous ne vous en souvenez plus ? Laissez donc ma main, dont la peau n'est bonne qu'à tailler en semelles.

VALENTIN.

Mon cher ami, pardonne-moi mes outrages et, par pitié, reconduis-moi au château. Tu auras une bonne récompense de maman.

MATTHIEU, le regardant du haut en bas.

Avez-vous achevé de lire votre Télémaque ?

VALENTIN, baissant les yeux d'un air confus.

Ah !

MATTHIEU, mettant son doigt contre le nez et regardant le ciel.

Dites-moi, mon petit savant, combien la lune peut-elle être grande en ce moment-ci ?

VALENTIN.

Épargne-moi, de grâce ; et tire-moi, je t'en supplie, de cette forêt.

MATTHIEU.

Vous voyez donc, monsieur, qu'on peut être un vilain petit paysan, et cependant être bon à quelque chose ? Que ne donneriez-vous pas à présent pour savoir votre chemin, au lieu de savoir la grandeur de la lune ?

VALENTIN.

Je reconnais mon injustice, et je te promets de ne plus faire le fier à l'avenir.

MATTHIEU.

Voilà qui est à merveille. Mais ce repentir de nécessité pourrait bien ne tenir qu'à un fil. Il n'est pas mal qu'un petit monsieur sente un peu plus longtemps ce que c'est que de regarder le fils d'un honnête homme comme un chien dont on peut se jouer à sa fantaisie. Mais, afin que vous sachiez aussi qu'un brave paysan n'a pas de rancune, je veux passer cette nuit auprès de vous, comme j'en ai passé tant d'autres auprès de mes moutons, en les faisant parquer. Demain, de bonne heure, je vous ramènerai à votre papa. Approchez, je veux partager ma chambre à coucher avec vous.

VALENTIN.

Ô mon cher Matthieu !

MATTHIEU, s'étendant sous un arbre.

Allons, Monsieur, arrangez-vous à votre aise.

VALENTIN.

Où donc est ta chambre à coucher ?

MATTHIEU.

Nous y sommes.

En frappant sur la terre.

Voici mon lit ; prenez place ; il est assez large pour nous deux.

VALENTIN.

Quoi ! Nous coucherons ici à la belle étoile ?

MATTHIEU.

Je vous assure, Monsieur, que le roi lui-même n'est pas mieux couché. Voyez sur votre tête quel beau pavillon ; de combien de gros diamants il est enrichi ! Et puis notre belle lampe d'argent.

En montrant la lune.

Eh bien ! Que vous en semble ?

VALENTIN.

Ah ! Mon cher Matthieu, je meurs de faim.

MATTHIEU.

Je peux encore vous tirer d'affaire. Tenez, voici des pommes de terre, que vous accommoderez comme vous savez.

VALENTIN.

Elles sont crues.

MATTHIEU.

Il n'y a qu'à les faire cuire. Faites du feu.

VALENTIN.

Il en faut pour allumer. Et puis, où trouver du charbon et du bois ?

MATTHIEU, en souriant.

Est-ce que vous ne trouveriez pas de tout cela dans vos livres ?

VALENTIN.

Mon Dieu non, mon cher Matthieu.

MATTHIEU.

Eh bien ! Je vais vous montrer que j'en sais plus que vous et que tous vos Télémaques.

Il tire de sa poche un briquet, une pierre à fusil et de l'amadou.

Pink ! Voici déjà du feu ; et vous allez voir.

Il ramasse une poignée de feuilles sèches qu'il met autour de l'amadou, et il fait le moulinet de son bras, jusqu'à ce que le feu prenne.

Le foyer sera bientôt bâti.

Il met des morceaux de bois mort sur les feuilles allumées.

Voyez-vous ?

Il met les pommes de terre à côté du feu, et les saupoudre de terre qu'il pulvérise entre ses mains.

Voici qui fera la cendre, pour les empêcher de brûler.

Lorsqu'elles sont bien proprement arrangées et recouvertes de terre, il renverse sur elles les feuilles allumées et les charbons de branchages. Il ajoute encore du bois sec et souffle de toute son haleine.

Avez-vous un plus beau feu dans voire cuisine ? Allons, voilà qui sera bientôt cuit.

VALENTIN.

Ô mon cher ami ! Comment pourrais-je te récompenser de ce que tu fais pour moi ?

MATTHIEU.

Fi de vos récompenses ! N'est-on pas assez payé lorsqu'on fait du bien ? Mais attendez un peu. Pendant que les pommes de terre cuisent, je vais vous chercher du foin qui est encore en meule dans la prairie. Vous dormirez là-dessus comme un prince. Prenez garde à bien gouverner le rôti.

Il s'éloigne en chantant.

SCÈNE XIII.

VALENTIN, seul.

Insensé que j'étais ! Comment ai-je pu être assez injuste pour mépriser cet enfant ? Que suis-je auprès de lui ? Combien je suis petit à mes propres yeux, lorsque je compare sa conduite avec la mienne ! Mais cela ne m'arrivera plus. Désormais je ne mépriserai personne d'une condition inférieure, et je ne serai plus si orgueilleux ni si vain.

Il va ça et là, en ramassant, à la lueur du brasier, quelques branches sèches qu'il porte à son feu.

SCÈNE XIV.
Valentin, Matthieu, traînant deux bottes de foin.

MATTHIEU.

Voici votre lit de plume, vos matelas et votre couverture. Je vais vous en faire un lit tout neuf et bien douillet.

VALENTIN.

Je te remercie, mon ami. Je voudrais bien t'aider ; mais je ne sais comment m'y prendre.

MATTHIEU.

Je n'ai pas besoin de vous, je saurai faire tout seul. Allez vous chauffer.

Il dénoue la botte de foin, on étend une partie sur la terre et réserve l'autre pour servir de couverture.

Voilà qui est fait : songeons maintenant au souper.

Il retire une pomme de terre de dessous le feu, et la tâte.

Les voilà cuites. Mangez-les tandis qu'elles sont chaudes, elles ont meilleur goût.

VALENTIN.

Est-ce que tu n'en mangeras pas avec moi ?

MATTHIEU.

Pour cela, non. Il n'y a tout juste que ce qu'il vous faut.

VALENTIN.

Comment, tu veux....

MATTHIEU.

Vous avez trop de bonté. Je n'y toucherai pas. Je n'ai pas faim. Et puis j'ai tant de plaisir à vous les voir manger ! Sont-elles bonnes ?

VALENTIN.

Excellentes, mon cher Matthieu.

MATTHIEU.

Je parie que vous les trouvez meilleures ici qu'à votre table?

VALENTIN.

Oh ! Je t'en réponds!

MATTHIEU.

Vous avez fini ? Allons, voilà votre lit qui vous attend.

Valentin se couche. Matthieu étend sur lui le reste du foin, puis ôtant sa camisole.

Les nuits sont fraîches. Tenez, couvrez-vous encore avec cela. Si vous avez froid, vous reviendrez près du feu, je vais prendre garde qu'il ne s'éteigne. Bonne nuit !

VALENTIN.

Mon cher Matthieu, je pleurerais de regret de t'avoir maltraité.

MATTHIEU.

N'y pensez pas plus que moi. Nous serons réveillés demain au jour naissant par l'alouette.

Valentin s'endort, et Matthieu veille auprès de lui pour entretenir le feu.

SCÈNE XV.
Valentin, dormant encore, Matthieu.

Vers le point du jour.

MATTHIEU, l'éveillant.

Allons, mon camarade, c'est assez dormir. L'alouette s'est déjà égosillée, et le soleil va bientôt paraître derrière la montagne. Nous allons nous mettre en marche pour retourner chez vous.

VALENTIN, se frottant les yeux.

Quoi ! Déjà ? Déjà ? Bonjour, mon cher Matthieu !

MATTHIEU.

Bonjour, Monsieur Valentin ! Comment avez-vous dormi ?

VALENTIN, se levant.

Tout d'un somme. Voici la camisole ; je te remercie mille et mille fois. Je ne t'oublierai de ma vie.

MATTHIEU.

Ne parlons plus de remerciements. Je suis plus content que vous. Allons, suivez-moi ; je vais vous conduire.

Ils parlent.

SCÈNE XVI.
Monsieur et Madame de Valence.

Au château.

MADAME DE VALENCE.

Dans quelle agitation j'ai passé toute cette nuit! Je crains, mon ami, qu'il ne lui soit arrivé quelque accident ; il faut envoyer du monde pour le chercher.

MONSIEUR DE VALENCE.

Tranquillise-toi, ma chère amie. J'y vais moi-même. Mais qui frappe ?

La porte s'ouvre.

Tiens, le voici.

SCÈNE XVII.
Monsieur et Madame de Valence, Valentin, Matthieu.

MADAME DE VALENCE, courant à son fils.

Ah ! Je le vois donc enfin, mon cher fils !

MATTHIEU.

Oui, Madame ; le voilà, un peu meilleur peut-être que vous ne l'avez perdu.

MONSIEUR DE VALENCE.

Est-il vrai ?

VALENTIN.

Oui, mon papa ; j'ai bien été puni de mon orgueil. Que donneriez-vous à celui qui m'aurait corrigé ?

MONSIEUR DE VALENCE.

Une bonne récompense, et de grand coeur.

VALENTIN, lui présentant Matthieu.

Eh bien ! Voilà celui à qui vous la devez. Je lui dois aussi mon amitié ; et il l'aura pour la vie.

MONSIEUR DE VALENCE.

Si cela est ainsi, je lui fais tous les ans une petite pension de deux louis d'or, pour l'avoir délivré d'un défaut si insupportable.

MADAME DE VALENCE.

Et moi, je lui en fais une de la même somme pour avoir conservé mon fils.

MATTHIEU.

Si vous me payez pour le plaisir, que vous avez, il faudrait donc que je vous payasse aussi, de mon côté, pour celui que j'ai eu. Ainsi, quitte à quitte.

MONSIEUR DE VALENCE.

Non, mon petit ami, nous ne reviendrons pas sur notre parole mais nous allons déjeuner tous les quatre ensemble. Valentin nous racontera ses aventures nocturnes.

VALENTIN.

Oui, mon papa, et je ne m'épargnerai point sur le ridicule que je mérite. J'en veux rougir encore aujourd'hui, pour n'avoir jamais plus à en rougir.

MONSIEUR DE VALENCE.

Ô mon fils ! Combien tu nous rendras heureux, la mère et moi, en nous prouvant que ton changement est sincère et qu'il sera sans retour !

Valentin prend Matthieu par la main. Monsieur de Valence présente la sienne à sa femme, et ils passent tous ensemble dans le salon voisin.

 



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Notes

[1] Avisement : Acte d'une personne avisée. [L]

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