DIALOGUE DES YEUX ET DE LA BOUCHE

M. DC. LIX.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI


Texte établi par Paul FIEVRE, décembre 2020

Publié par Paul FIEVRE, janvier 2021

© Théâtre classique - Version du texte du 31/08/2023 à 16:11:59.


ACTEURS

LES YEUX.

LA BOUCHE.

Extrait de "Recueil de pièces en prose, les plus agréables de ce temps. Composés par divers auteurs", Première partie. Paris : Charles de Sercy, 1659


DIALOGUE DES YEUX ET...

LES YEUX.

Un amant qui vient de passer par ici a bien témoigné quelle est la force de notre Empire. À toutes les fois qu'il s'est présenté à nous, il a été blessé de nos traits ; et peut être espérait-il d'y trouver quelque remède par l'oubliance et l'éloignement ; mais c'est à ce coup qu'il faut rendre les armes : il n'a plus de défense qui vaille ; il s'en va avec le trait qu'il porte dans le coeur, plus en peine et en souci que n'est le Cerf qui a reçu un coup de flèche, et qui cherche en vain le dictame pour se guérir en un lieu où il n'en croit point. Que nous sommes glorieux de cette victoire, et de mille autres qui augmentent nos trophées ! En tous les lieux où nous paraissons, tout s'assujettit à nos lois : nous allons être les Rois absolus de la Terre, et on ne pourra vivre sans être de nos esclaves ou de nos sujets ; car il y a divers degrés de soumission, et ceux qui refuseront de se ranger aux uns ou aux autres en seront punis sévèrement, recevant des blessures plus dangereuses que les premières, dont la seule mort les pourra guérir.   [ 1 Dictame : Plante labiée fort aromatique, qui passait, chez les anciens, pour un puissant vulnéraire. ]

LA BOUCHE.

Doit vient ce nouvel orgueil, mes frères ? Qu'elle ambition extraordinaire vous porte à la tyrannie ? Est-ce observer l'ordonnance céleste, de vouloir commander absolument tous seuls à mon exclusion, moi qui ai reçu autant de grâces et de pouvoir que vous ? Soit que Prométhée nous ait formés, ou quelque autre des Dieux, ne nous a-t-il pas enjoint de vivre en bonne intelligence, et de ne rien entreprendre l'un sur l'autre ? Quoi, sous ombre d'un petit trait qui a été reçu par hasard de quelque jeune étourdi, vous entrez en opinion de vouloir subjuguer tout le Monde, et de n'avoir besoin en cela d'autre force que de la vôtre ? Croyez que j'ai autant de pouvoir que vous, et que si les voeux de votre nouvel esclave ne s'adressent qu'à vous seuls, c'est qu'il ne m'a pas encore considérée.

LES YEUX.

Aussi faut il prendre garde à nous principalement, et malgré qu'on en ait on y est attiré à cause de l'éclat que nous jetons, lequel se fait remarquer des plus insensibles. On nous compare aussi aux diamants qui brillent plus que toutes les autres pierres précieuses, ou aux deux frères jumeaux, et même au Soleil.

LA BOUCHE.

Si vous avez l'éclat des diamants, j'ai celui des rubis. Tenons nous je vous prie à ces comparaisons, qui sont assez avantageuses pour nous. Vous vous mécomptez en vous comparant au Soleil, ou aux étoiles : vous ne brillez pas d'un tel feu que l'on en soit éclairé dans les lieux ou il n'y a ni chandelle ni autre lumière, et vous ne verriez pas clair vous-même sans le secours d'autrui.

LES YEUX.

Quelque chose que vous puissiez inventer là-dessus pour nous mépriser, si est ce que nous sommes vos guides, et vous nous en êtes redevables. Tout le reste du corps auquel nous sommes attachés en reçoit de l'utilité : et pour montrer encore une marque de cette souveraineté que vous nous voulez disputer, nous sommes assis au dessus de vous comme dans le trône qui appartient à deux puissants Rois.

LA BOUCHE.

À quoi pensez-vous, de dire cela, puisque le front et les cheveux qui sont deux aimables parties sont encore au dessus de vous ! Puisque même vous ajoutez foi à tout ce que disent les amants, il vous faut convaincre par leurs paroles. Il est certain que plusieurs voyants le front poli comme ivoire? et borné de ces deux arcs d'ébène qu'on appelle des sourcils, ont pris cela pour le trône de l'Amour ; et quant aux cheveux, ils les ont estimés des filets à prendre les coeurs, et des chaînes à les retenir. Ils ont aussi conté merveilles de la beauté des joues, dont ils ont cru que le teint surmontait la couleur des roses et des lys ; et le menton qui est placé au dessous de moi, n'a pas manqué d'avoir ses louanges. Voilà donc quantité de belles parties qui plaisent aux yeux des Hommes, et qui aident à conserver l'autorité que nous avons dessus eux : Que si vous montez à cette ambition de vous dire souverains, et je pense pas de vrai qu'elles soient capables de s'attribuer un même honneur, mais au moins elles m'assisteront toutes pour vous empêcher de parvenir à votre violent dessein. Il est certain qu'il n'y a que vous et moi qui puissions quelque raison concevoir de si hautes pensées, que d'aspirer à un Empire absolu. Comme la plupart du temps on ne considère que nous, on n'estime point aussi autre chose. Quand tout ce qui nous accompagne est caché d'un marque, nous ne laissons pas de paraître, étant d'une si libre condition, que nous ne saurions souffrir d'être enfermés : cependant c'est alors que nous présentant en public, nous faisons le plus de conquêtes vous ne sauriez nier que si vous acquérez quelques amants, je n'en aie pour le moins autant à ma part.

LES YEUX.

Cela ne se peut faire, car je vous maintiens encore que mon éclat s'aperçoit le premier, et est aussi aperçu par plus de gens, dont il y en a beaucoup qui s'en vont la-dessus, n'étant que trop blessés, et ne s'arrêtent point à vous regarder.

LA BOUCHE.

Je vous ai déjà repris de ce que vous pensez avoir tant de lumière. Je m'imagine que vous croyez aussi jeter quelques rayons au dehors ; mais quand cela serait, encore n'iraient ils pas plus loin que les traits que je lance ; et prenez bien garde à ce que je veux dire car je n'entends pas seulement l'éclat de ma rougeur, mais les traits qui sortent de moi avec force, comme s'ils étaient décochés d'un arc, et en effet j'en ai aussi la forme. Ce sont mes paroles qui charment quelquefois par douceur, qui étonnent par leurs menaces, qui attirent par leurs promesses, et qui quoi qu'elles fassent, gagnent toujours quelque empire sur les âmes, et font connaître qu'il n'y a rien de plus élevé qu'elles, puisqu'elles sont filles de la raison et de l'intelligence.

LES YEUX.

Votre défense aurait quelque pouvoir, si nous n'étions pas pourvues de la parole comme vous.

LA BOUCHE.

D'où vient donc cette parole ? Qui est ce qui en peut ouïr le son ? Il n'en sort aucun de vous. J'avoue que maintenant vous me faites entendre ce que vous pensez, mais c'est par une mutuelle correspondance, et par l'entremise de l'âme qui nous est commune, laquelle fait que nous avons ensemble tout cet entretien. Vous seriez fort empêchés à parler d'une autre sorte, spécialement avec les personnes de dehors.

LES YEUX.

Que vous êtes abusée en ceci, puisque notre principal office est de parler ! On n'entend dire autre chose sinon, je parle des yeux : et ce langage est si ordinaire parmi les hommes, que le langage dont vous vous servez l'est beaucoup moins.

LA BOUCHE.

Les amants sont pourtant ravis quand leur bouche s'ouvre pour se communiquer leurs pensées amoureuses.

LES YEUX.

Il arrive le plus souvent des occasions où ils ne peuvent pas faire ce que vous dites ; et n'osant se servir de vous, ils ont recours à nous. Or s'ils n'osent vous employer, c'est qu'il y a du crime en cela, et que notre discours est moins coupable.

LA BOUCHE.

Si vous dites la même chose que moi, vous n'êtes pas plus innocents : mais quoi qu'il en soit, je nie encore que vous ayez l'usage de la parole ; et si on vous l'attribue, ce n'est que par figure.

LES YEUX.

On nous l'attribue réellement, et nous l'avons aussi. Vous ne sauriez nier que nous ne fassions connaître beaucoup de secrètes pensées.

LA BOUCHE.

Vous n'en faites connaître qu'une partie, et vous y laissez tant d'ambiguïté, que cela serait toujours obscur, si je n'y donnais de l'éclaircissement.

LES YEUX.

C'est parler comme le vulgaire, d'avoir des paroles si faciles à entendre. Les Oracles des Dieux sont toujours obscurs.

LA BOUCHE.

Il faut donc qu'ils soient après expliqués de la bouche de leurs prêtres, et enfin vous trouverez que je suis toujours nécessaire. Ceux qu'on estime les plus savants dans le Monde, et qui ont le plus de pouvoir de gouverner la multitude, ce sont ceux qui parlent le mieux et ils n'ont pas acquis le nom d'orateurs pour parler des yeux seulement, mais pour s'être servis adroitement de leur bouche. Enfin je ne suis pas moins nécessaire dans la police générale des hommes, que dans les intrigues de l'Amour ; et pour vous montrer qu'outre le langage j'ai vu autre qualité qui me fait estimer grandement, ne vous suis-je pas représenter ici encore que je suis le plus doux organe de l'union des âmes, et le témoignage sensible de ce qui se fait spirituellement ? Je veux dire que je suis employée aux baisers qui sont les assurances de l'amour et l'amitié, et qu'aucune autre partie ne s'y trouve propre comme moi ; car si un oeil en touche un autre et une main sa semblable, ce n'est point véritablement un baiser. Pour composer un baiser véritable, il faut que j'y intervienne et afin qu'on connaisse combien le baiser est aimable, étant divisée en deux parties, comme je suis, il semble que ce soit seulement afin que mes lèvres se baisent, et que ne faisant presque jamais autre chose que baiser, à me considérer aussi toute entière, je ne sois prise que pour un baiser.

LES YEUX.

Si vos lèvres se baisaient toujours ; vous ne parleriez jamais, et quand vous baisez aussi quelque chose, vous ne sauriez parler, de sorte que vous perdez un avantage pour l'autre. Au reste comme vous vous baisez vous mêmes, vous n'êtes pas si orgueilleuse que vous ne baisiez aussi quelque autre chose, vous baisez des joues et des mains, et bien souvent des yeux.

LA BOUCHE.

Vous ne dites pas que je prends plaisir sur toute chose à baiser une bouche qui me ressemble, et que c'est là où j'établis mon souverain bien, la correspondance ne se trouvant point si parfaitement ailleurs : aussi entre toutes les beautés qu'on estime dans un visage, il n'y en a point qui aient plus de douceur que celles dont je suis pourvue.

LES YEUX.

Vous êtes fort présomptueuse de parler ainsi à votre louange: vos beautés n'égalent point les nôtres, et ne sauraient jamais avoir tant d'effet. D'ailleurs vous ne pouvez rien apprendre de ce que vous êtes, que par rapport que nous en faisons. Cette puissance vaut bien la vôtre. Si vous faites tant d'état de votre parole, représentés vous que vous n'auriez rien à dire d'excellent, si vous ne racontiez ce que nous avons observé ; vous racontez quelquefois ce que les oreilles vous ont apprit, mais la créance qu'on y prête n'est point égale à celle qu'on donne librement à des témoins oculaires.

LA BOUCHE.

Véritablement ce que vous me dites me fait penser à des choses que je n'avais pas assez considérés : si bien que pourvu que vous n'usurpiez point un Empire absolu dessus moi, je suis prête à vivre toujours en bonne intelligence avec vous.

Les yeux et la bouche d'une Nymphe des plus belles que nous ayons en cette contrée firent un jour ce dialogue ensemble ; et en effet suivant leur dernière résolution, ils sont toujours demeurés, en assez bonne intelligence : ce que la bouche dit les yeux semblent l'assurer, et souvent on croit qu'ils en ratifient les promesses, mais il n'y a que le coeur qui la plupart du temps n'est pas d'accord avec eux, et le malheur est qu'il est caché en un lieu secret, ou on ne découvre point ses fourbes. Pernicieuse maxime pour une personne qui doit être dans une estime générale, de vouloir être assortie de plusieurs pièces différentes !

 



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Notes

[1] Dictame : Plante labiée fort aromatique, qui passait, chez les anciens, pour un puissant vulnéraire.

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