LES GUÈBRES

ou LA TOLÉRANCE

TRAGÉDIE en cinq actes

1769

Voltaire

(non représentée)


publié par Paul FIEVRE, octobre 2008, revu novembre 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 31/08/2023 à 16:12:00.


PERSONNAGES

IRADAN, tribun militaire, commandant dans le château d'Apamée.

CÉSÈNE, son frère et son lieutenant.

ARZÉMON, Parsis ou Guèbre, agriculteur retiré près de la ville d'Apamée.

ARZÉMON, son fils.

ARZAME, sa fille.

MÉGATISE, Guèbre, soldat de la garnison.

PRÊTRES DE PLUTON.

L'EMPEREUR et ses OFFICIERS.

SOLDATS.

La scène est dans le château d'Apamée, sur l'Oronte, en Syrie.


ACTE I

SCÈNE I.
Iradan, Césène.

CÉSÈNE.

Je suis las de servir. Souffrirons-nous, mon frère,

Cet avilissement du grade militaire ?

N'avez-vous avec moi, dans quinze ans de hasards,

Prodigué votre sang dans les camps des Césars

5   Que pour languir ici loin des regards du maître,

Commandant subalterne et lieutenant d'un prêtre ?

Apamée à mes yeux est un séjour d'horreur.

J'espérais près de vous montrer quelque valeur,

Combattre sous vos lois, suivre en tout votre exemple ;

10   Mais vous n'en recevez que des tyrans d'un temple ;

Ces mortels inhumains, à Pluton consacrés,

Dictent par votre voix leurs décrets abhorrés :

Ma raison s'en indigne, et mon honneur s'irrite

De vous voir en ces lieux leur premier satellite.

IRADAN.

15   Ah des mêmes chagrins mes sens sont pénétrés ;

Moins violent que vous, je les ai dévorés :

Mais que faire ? Et qui suis-je ? Un soldat de fortune

Né citoyen romain, mais de race commune,

Sans soutiens, sans patrons, qui daignent m'appuyer,

20   Sous ce joug odieux il m'a fallu plier.

Des prêtres de Pluton, dans les murs d'Apamée,

L'autorité fatale est trop bien confirmée :

Plus l'abus est antique, et plus il est sacré ;

Par nos derniers Césars on l'a vu révéré.

25   De l'empire persan l'Oronte nous sépare ;

Gallien veut punir la nation barbare

Chez qui Valérien, victime des revers,

Chargé d'ans et d'affronts, expira dans les fers.

Venger la mort d'un père est toujours légitime.

30   Le culte des Persans à ses yeux est un crime.

Il redoute, ou du moins il feint de redouter

Que ce peuple inconstant, prompt à se révolter,

N'embrasse aveuglément cette secte étrangère,

A nos lois, à nos dieux, à notre État, contraire ;

35   Il dit que la Syrie a porté dans son sein

De vingt cultes nouveaux le dangereux essaim,

Que la paix de l'empire en peut être troublée,

Et des Césars un jour la puissance ébranlée :

C'est ainsi qu'il excuse un excès de rigueur.

CÉSÈNE.

40   Il se trompe ; un sujet gouverné par l'honneur

Distingue en tous les temps l'État et sa croyance.

Le trône avec l'autel n'est point dans la balance.

Mon coeur est à mes dieux, mon bras à l'empereur.

Eh quoi ! Si des Persans vous embrassiez l'erreur,

45   Aux serments d'un tribun seriez-vous moins fidèle ?

Seriez-vous moins vaillant ? Auriez-vous moins de zèle ?

Que César à son gré se venge des Persans ;

Mais pourquoi parmi nous punir des innocents ?

Et pourquoi vous charger de l'affreux ministère

50   Que partage avec vous un sénat sanguinaire ?

IRADAN.

On prétend qu'à ce peuple il faut un joug de fer,

Une loi de terreur, et des juges d'enfer.

Je sais qu'au Capitole on a plus d'indulgence ;

Mais le coeur en ces lieux se ferme à la clémence :

55   Dans ce sénat sanglant les tribuns ont leur voix ;

J'ai souvent amolli la dureté des lois ;

Mais ces juges altiers contestent à ma place

Le droit de pardonner, le droit de faire grâce.

CÉSÈNE.

Ah ! Laissons cette place et ces hommes pervers.

60   Sachez que je vivrais dans le fond des déserts

Du travail de mes mains, chez un peuple sauvage,

Plutôt que de ramper dans ce dur esclavage.

IRADAN.

Cent fois, dans les chagrins dont je me sens presser,

A ces honneurs honteux j'ai voulu renoncer ;

65   Et, foulant à mes pieds la crainte et l'espérance,

Vivre dans la retraite et dans l'indépendance ;

Mais j'y craindrais encor les yeux des délateurs :

Rien n'échappe aux soupçons de nos accusateurs.

Hélas ! Vous savez trop qu'en nos courses premières

70   On nous vit des Persans habiter les frontières ;

Dans les remparts d'Émesse un lien dangereux,

Un hymen clandestin nous enchaîna tous deux :

Ce noeud saint par lui-même est par nos lois impie,

C'est un crime d'État que la mort seule expie ;

75   Et contre les Persans César envenimé

Nous punirait tous deux d'avoir jadis aimé.

CÉSÈNE.

Nous le mériterions. Pourquoi, malgré nos chaînes,

Avons-nous combattu sous les aigles romaines ?

Triste sort d'un soldat ! docile meurtrier,

80   Il détruit sa patrie et son propre foyer

Sur un ordre émané d'un préfet du prétoire ;

Il vend le sang humain ! c'est donc là de la gloire !

Nos homicides bras, gagés par l'empereur,

Dans des lieux trop chéris ont porté leur fureur.

85   Qui sait si, dans Émesse abandonnée aux flammes,

Nous n'avons pas frappé nos enfants et nos femmes ?

Nous étions commandés pour la destruction ;

Le feu consuma tout ; je vis notre maison,

Nos foyers enterrés dans la perte commune.

90   Je ne regrette point une faible fortune ;

Mais nos femmes, hélas nos enfants au berceau !

Ma fille, votre fils, sans vie et sans tombeau !

César nous rendra-t-il ces biens inestimables ?

C'est de l'avoir servi que nous sommes coupables ;

95   C'est d'avoir obéi quand il fallut marcher,

Quand César alluma cet horrible bûcher ;

C'est d'avoir asservi sous des lois sanguinaires

Notre indigne valeur et nos mains mercenaires.

IRADAN.

Je pense comme vous, et vous me connaissez ;

100   Mes remords par le temps ne sont point effacés.

Mon métier de soldat pèse à mon coeur trop tendre ;

Je pleurerai toujours sur ma famille en cendre ;

J'abhorrerai ces mains qui n'ont pu les sauver ;

Je chérirai ces pleurs qui viennent m'abreuver :

105   Nous n'aurons, dans l'ennui qui tous deux nous consume,

Que des nuits de douleur et des jours d'amertume.

CÉSÈNE.

Pourquoi donc voulez-vous de nos malheureux jours,

Dans ce fatal service, empoisonner le cours ?

Rejetez un fardeau que ma gloire déteste ;

110   Demandez à César un emploi moins funeste :

On dit qu'en nos remparts il revient aujourd'hui.

IRADAN.

Il faut des protecteurs qui m'approchent de lui ;

Percerai-je jamais cette foule empressée,

D'un préfet du prétoire esclave intéressée,

115   Ces flots de courtisans, ce monde de flatteurs,

Que la fortune attache aux pas des empereurs,

Et qui laisse languir la valeur ignorée,

Loin des palais des grands, honteuse et retirée ?

CÉSÈNE.

N'importe, à ses genoux il faudra nous jeter ;

120   S'il est digne du trône, il doit nous écouter.

SCÈNE II.
Iradan, Césène, Mégatise.

IRADAN.

Soldat, que me veux-tu ?

MÉGATISE.

Des prêtres d'Apamé

Une horde nombreuse, inquiète, alarmée,

Veut qu'on ouvre à l'instant, et prétend vous parler.

IRADAN.

Quelle victime encor leur faut-il immoler ?

MÉGATISE.

125   Ah ! tyrans !

CÉSÈNE.

  C'en est trop, mon frère, je vous quitte ;

Je ne contiendrais pas le courroux qui m'irrite :

Je n'ai point de séance au tribunal de sang

Où montent les tribuns par les droits de leur rang ;

Si j'y dois assister, ce n'est qu'en votre absence.

130   De votre ministère exercez la puissance,

Tempérez de vos lois les décrets rigoureux,

Et, si vous le pouvez, sauvez les malheureux.

SCÈNE III.
Iradan, Le Grand-Prêtre de Pluton et ses suivants ; Mégatise, Soldats.

IRADAN.

Ministres de nos dieux, quel sujet vous attire ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Leur service, leur loi, l'intérêt de l'empire,

135   Les ordres de César.

IRADAN.

  Je les respecte tous,

Je leur dois obéir ; mais que m'annoncez-vous ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Nous venons condamner une fille coupable,

Qui, des mages Persans disciple abominable,

Au pied du mont Liban, par un culte odieux,

140   Invoquait le soleil, et blasphémait nos dieux ;

Envers eux criminelle, envers César lui-même,

Elle ose mépriser notre juste anathème.

Vous devez avec nous prononcer son arrêt ;

Le crime est avéré, son supplice est tout prêt.

IRADAN.

145   Quoi ! la mort !

LE SECOND PRÊTRE.

  Elle est juste, et notre loi l'exige.

IRADAN.

Mais ses sévérités...

LE GRAND-PRÊTRE.

Elle mourra, vous dis-je ;

On va dans ce moment la remettre en vos mains :

Remplissez de César les ordres souverains.

IRADAN.

Une fille ! Un enfant !

LE SECOND PRÊTRE.

Ni le sexe, ni l'âge

150   Ne peut fléchir les dieux que l'infidèle outrage.

IRADAN.

Cette rigueur est grande ; il faut l'entendre au moins.

LE GRAND-PRÊTRE.

Nous sommes à la fois et juges et témoins.

Un profane guerrier ne devrait point paraître

Dans notre tribunal à côté du grand-prêtre,

155   L'honneur du sacerdoce en est trop irrité ;

Affecter avec nous l'ombre d'égalité,

C'est offenser des dieux la loi terrible et sainte ;

Elle exige de vous le respect et la crainte :

Nous seuls devons juger, pardonner, ou punir,

160   Et César vous dira comme il faut obéir.

IRADAN.

Nous sommes ses soldats, nous servons notre maître.

Il peut tout.

LE GRAND-PRÊTRE.

Oui, sur vous.

IRADAN.

Sur vous aussi peut-être.

LE GRAND-PRÊTRE.

Nos maîtres sont les dieux.

IRADAN.

Servez-les aux autels.

LE GRAND-PRÊTRE.

Nous les servons ici contre les criminels.

IRADAN.

165   Je sais quels sont vos droits ; mais vous pourriez apprendre

Qu'on les perd quelquefois en voulant les étendre.

Les pontifes divins, justement respectés.

Ont condamné l'orgueil, et plus les cruautés ;

Jamais le sang humain ne coula dans leurs temples :

170   Ils font des voeux pour nous ; imitez leurs exemples.

Tant qu'en ces lieux surtout je pourrai commander,

N'espérez pas me nuire, et me déposséder

Des droits que Rome accorde aux tribuns militaires.

Rien ne se fait ici par des lois arbitraires ;

175   Montez au tribunal, et siégez avec moi.

Vous, soldats, conduisez, mais au nom de la loi,

La malheureuse enfant dont je plains la détresse ;

Ne l'intimidez point, respectez sa jeunesse,

Son sexe, sa disgrâce ; et, dans notre rigueur,

180   Gardons-nous bien surtout d'insulter au malheur.

Il monte au tribunal.

Puisque César le veut, pontifes, prenez place.

LE GRAND-PRÊTRE.

César viendra bientôt réprimer tant d'audace.

SCÈNE IV.
Les Précédents, Arzame.

Iradan est placé entre le premier et le second pontife.

IRADAN.

Approchez-vous, ma fille, et reprenez vos sens.

LE GRAND-PRÊTRE.

Vous avez à nos yeux, par un impur encens,

185   Honorant un faux dieu qu'ont annoncé les mages,

Aux vrais dieux des Romains refusé vos hommages ;

A nos préceptes saints vous avez résisté ;

Rien ne vous lavera de tant d'impiété.

LE SECOND PRÊTRE.

Elle ne répond point ; son maintien, son silence,

190   Sont aux dieux comme à nous une nouvelle offense.

IRADAN.

Prêtres, votre langage a trop de dureté,

Et ce n'est pas ainsi que parle l'équité :

Si le juge est sévère, il n'est point tyrannique.

Tout soldat que je suis je sais comme on s'explique...

195   Ma fille, est-il bien vrai que vous ne suiviez pas

Le culte antique et saint qui règne en nos climats ?

ARZAME.

Oui, seigneur, il est vrai.

LE GRAND-PRÊTRE.

C'en est assez.

LE SECOND PRÊTRE.

Son crime

Est dans sa propre bouche ; elle en sera victime.

IRADAN.

Non, ce n'est point assez et si la loi punit

200   Les sujets syriens qu'un mage pervertit,

On borne la rigueur à bannir des frontières

Les Persans ennemis du culte de nos pères.

Sans doute elle est Persane ; on peut de ce séjour

L'envoyer aux climats dont elle tient le jour.

205   Osez, sans vous troubler, dire où vous êtes née,

Quelle est votre famille et votre destinée.

ARZAME.

Je rends grâce, seigneur, à tant d'humanité :

Mais je ne puis jamais trahir la vérité ;

Mon coeur, selon ma loi, la préfère à la vie :

210   Je ne puis vous tromper, ces lieux sont ma patrie.

IRADAN.

Ô vertu trop sincère ! ô fatale candeur !

Eh bien ! prêtres des dieux, faut-il que votre coeur

Ne soit point amolli du malheur qui la presse ?

De sa simplicité, de sa tendre jeunesse ?

LE GRAND-PRÊTRE.

215   Notre loi nous défend une fausse pitié :

Au soleil à nos yeux elle a sacrifié ;

Il a vu son erreur, il verra son supplice.

ARZAME.

Avant de me juger connaissez la justice :

Votre esprit contre nous est en vain prévenu ;

220   Vous punissez mon culte, il vous est inconnu.

Sachez que ce soleil qui répand la lumière,

Ni vos divinités de la nature entière,

Que vous imaginez résider dans les airs,

Dans les vents, dans les flots, sur la terre, aux enfers,

225   Ne sont point les objets que mon culte envisage ;

Ce n'est point au soleil à qui je rends hommage,

C'est au Dieu qui le fit, au Dieu son seul auteur,

Qui punit le méchant et le persécuteur,

Au Dieu dont la lumière est le premier ouvrage ;

230   Sur le front du soleil il traça son image,

Il daigna de lui-même imprimer quelques traits

Dans le plus éclatant de ses faibles portraits :

Nous adorons en eux sa splendeur éternelle.

Zoroastre, embrasé des flammes d'un saint zèle,

235   Nous enseigna ce Dieu que vous méconnaissez.

Que par des dieux sans nombre en vain vous remplacez,

Et dont je crains pour vous la justice immortelle.

Des grands devoirs de l'homme il donna le modèle ;

Il veut qu'on soit soumis aux lois de ses parents,

240   Fidèle envers ses rois, même envers ses tyrans,

Quand on leur a prêté serment d'obéissance :

Que l'on tremble surtout d'opprimer l'innocence ;

Qu'on garde la justice, et qu'on soit indulgent ;

Que le coeur et la main s'ouvrent à l'indigent ;

245   De la haine à ce coeur il défendit l'entrée ;

Il veut que parmi nous l'amitié soit sacrée :

Ce sont là les devoirs qui nous sont imposés...

Prêtres, voilà mon Dieu : frappez, si vous l'osez.

IRADAN.

Vous ne l'oserez point ; sa candeur et son âge,

250   Sa naïve éloquence, et surtout son courage,

Adouciront en vous cette âpre austérité

Qu'un faux zèle honora du nom de piété.

Pour moi, je vous l'avoue, un pouvoir invincible

M'a parlé par sa bouche, et m'a trouvé sensible ;

255   Je cède à cet empire, et mon coeur combattu

En plaignant ses erreurs admire sa vertu :

À ses illusions si le ciel l'abandonne,

Le ciel peut se venger ; mais que l'homme pardonne.

Dût César me punir d'avoir trop émoussé

260   Le fer sacré des lois entre nos mains laissé,

J'absous cette coupable.

LE GRAND-PRÊTRE.

Et moi, je la condamne.

Nous ne souffrirons pas qu'un soldat, un profane,

Corrompant de nos lois l'inflexible équité,

Protège ici l'erreur avec impunité.

LE SECOND PRÊTRE.

265   Il faut savoir surtout quel mortel l'a séduite,

Quel rebelle en secret la tient sous sa conduite,

De son sang réprouvé quels sont les vils auteurs.

ARZAME.

Qui ? Moi ! J'exposerais mon père à vos fureurs ?

Moi, pour vous obéir, je serais parricide ?

270   Plus votre ordre est injuste, et moins il m'intimide.

Dites-moi quelles lois, quels édits, quels tyrans,

Ont jamais ordonné de trahir ses parents ?

J'ai parlé, j'ai tout dit, et j'ai pu vous confondre ;

Ne m'interrogez plus, je n'ai rien à répondre.

LE GRAND-PRÊTRE.

275   On vous y forcera... Garde de nos prisons,

Tribun, c'est en vos mains que nous la remettons ;

C'est au nom de César, et vous répondrez d'elle.

Je veux bien présumer que vous serez fidèle

Aux lois de l'empereur, à l'intérêt des cieux.

SCÈNE V.
Iradan, Arzame.

IRADAN.

280   Tout au nom de César, et tout au nom des dieux !

C'est en ces noms sacrés qu'on fait des misérables :

Ô pouvoirs souverains, on vous en rend coupables !..

Vous, jeune malheureuse, ayez un peu d'espoir.

Vous me voyez chargé d'un funeste devoir ;

285   Ma place est rigoureuse, et mon âme indulgente.

Des prêtres de Pluton la troupe intolérante

Par un cruel arrêt vous condamne à périr ;

Un soldat vous absout, et veut vous secourir.

Mais que puis-je contre eux ? Le peuple les révère,

290   L'empereur les soutient ; leur ordre sanguinaire

A mes yeux, malgré moi, peut être exécuté.

ARZAME.

Mon coeur est plus sensible à votre humanité

Qu'il n'est glacé de crainte à l'aspect du supplice.

IRADAN.

Vous pourriez désarmer leur barbare injustice,

295   Abjurer votre culte, implorer l'empereur ;

J'ose vous en prier.

ARZAME.

Je ne le puis, seigneur.

IRADAN.

Vous me faites frémir, et j'ai peine à comprendre

Tant d'obstination dans un âge si tendre ;

Pour des préjugés vains aux nôtres opposés

300   Vous prodiguez vos jours à peine commencés.

ARZAME.

Hélas ! Pour adorer le Dieu de mes ancêtres

Il me faut donc mourir par la main de vos prêtres !

Il me faut expirer par un supplice affreux,

Pour n'avoir pas appris l'art de penser comme eux !

305   Pardonnez cette plainte, elle est trop excusable ;

Je n'en saurai pas moins d'un front inaltérable

Supporter les tourments qu'on va me préparer,

Et chérir votre main qui veut m'en délivrer.

IRADAN.

Ainsi vous surmontez vos mortelles alarmes,

310   Vous, si jeune et si faible ! et je verse des larmes !

Je pleure, et d'un oeil sec vous voyez le trépas !

Non, malheureuse enfant, vous ne périrez pas :

Je veux, malgré vous-même, obtenir votre grâce ;

De vos persécuteurs je braverai l'audace.

315   Laissez-moi seulement parler à vos parents :

Qui sont-ils ?

ARZAME.

Des mortels inconnus aux tyrans,

Sans dignités, sans biens ; de leurs mains innocentes

Ils cultivaient en paix des campagnes riantes,

Fidèles à leur culte ainsi qu'à l'empereur.

IRADAN.

320   Au bruit de vos dangers ils mourront de douleur ;

Apprenez-moi leur nom.

ARZAME.

J'ai gardé le silence

Quand de mes oppresseurs la barbare insolence

Voulait que mes parents leur fussent décelés ;

Mon coeur fermé pour eux s'ouvre quand vous parlez :

325   Mon père est Arzémon : ma mère infortunée

Quand j'étais au berceau finit sa destinée ;

A peine je l'ai vue ; et tout ce qu'on m'a dit,

C'est qu'un chagrin mortel accablait son esprit ;

Le ciel permet encor que le mien s'en souvienne :

330   Elle mouillait de pleurs et sa couche et la mienne.

Je naquis pour la peine et pour l'affliction.

Mon père m'éleva dans sa religion,

Je n'en connus point d'autre ; elle est simple, elle est pure ;

C'est un présent divin des mains de la nature.

335   Je meurs pour elle.

IRADAN.

  Ô ciel ! Ô dieux qui l'écoutez,

Sur cette âme si belle étendez vos bontés !

Mais parlez, votre père est-il dans Apamée ?

ARZAME.

Non, seigneur, de César il a suivi l'armée :

Il apporte en son camp les fruits de ses jardins,

340   Qu'avec lui quelquefois j'arrosai de mes mains :

Nos moeurs, vous le voyez, sont simples et rustiques

IRADAN.

Reste de l'âge d'or et des vertus antiques,

Que n'ai-je ainsi vécu ! Que tout ce que j'entends

Porte au fond de mon coeur des traits intéressants !

345   Vivez, ô noble objet ! Ce coeur vous en conjure.

J'en atteste cet astre et sa lumière pure,

Lui par qui je vous vois et que vous révérez ;

S'il est sacré pour vous, vos jours sont plus sacrés,

Et je perdrai ma place avant qu'en sa furie

350   La main du fanatisme attente à votre vie...

Vous la suivrez, soldats ; mais c'est pour observer

Si ces prêtres cruels oseraient l'enlever ;

Contre leurs attentats vous prendrez sa défense.

Il est beau de mourir pour sauver l'innocence.

355   Allez.

ARZAME.

  Ah ! C'en est trop ; mes jours infortunés

Méritent-ils, seigneur, les soins que vous prenez ?

Modérez ces bontés d'un sauveur et d'un père.

SCÈNE VI.

IRADAN.

Je m'emporte trop loin : ma pitié, ma colère,

Me rendront trop coupable aux yeux du souverain ;

360   Je crains mes soldats même, et ce terrible frein,

Ce frein que l'imposture a su mettre au courage ;

Cet antique respect, prodigué d'âge en âge

A nos persécuteurs, aux tyrans des esprits.

Je verrai ces guerriers d'épouvante surpris ;

365   Ils se croiront souillés du plus énorme crime,

S'ils osent refuser le sang de la victime.

Ô superstition, que tu me fais trembler !

Ministres de Pluton, qui voulez l'immoler !

Puissances des enfers, et comme eux inflexibles,

370   Non, ce n'est pas pour moi que vous serez terribles :

Un sentiment plus fort que votre affreux pouvoir

Entreprend sa défense, et m'en fait un devoir ;

Il étonne mon âme, il l'excite, il la presse :

Mon indignation redouble ma tendresse :

375   Vous adorez les dieux de l'inhumanité,

Et je sers contre vous le Dieu de la bonté.

ACTE II

SCÈNE I.
Iradan, Césène.

CÉSÈNE.

Ce que vous m'apprenez de sa simple innocence,

De sa grandeur modeste, et de sa patience,

Me saisit de respect, et redouble l'horreur

380   Que sent un coeur bien né pour le persécuteur.

Quelle injustice, ô ciel et quelles lois sinistres

Faut-il donc à nos dieux des bourreaux pour ministres ?

Numa, qui leur donna des préceptes si saints,

Les avait-il créés pour frapper les humains ?

385   Alors ils consolaient la nature affligée.

Que les temps sont divers ! Que la terre est changée !...

Ah ! Mon frère, achevez tout ce récit affreux,

Qui fait pâlir mon front, et dresser mes cheveux.

IRADAN.

Pour la seconde fois ils ont paru, mon frère,

390   Au nom de l'empereur et des dieux qu'on révère ;

Ils les ont fait parler avec tant de hauteur,

Ils ont tant déployé l'ordre exterminateur

Du prétoire, émané contre les réfractaires,

Tant attesté le ciel et leurs lois sanguinaires,

395   Que mes soldats, tremblants et vaincus par ces lois,

Ont baissé leurs regards au seul son de leur voix.

Je l'avais bien prévu : ces prêtres du Tartare

Avancent fièrement ; et, d'une main barbare,

Ils saisissent soudain la fille d'Arzémon,

400   Cette enfant si sublime, Arzame (c'est son nom) ;

Ils la traînaient déjà : quelques soldats en larmes

Les priaient à genoux ; nul ne prenait les armes.

Je m'élance sur eux, je l'arrache à leurs mains :

« Tremblez, hommes de sang ; arrêtez, inhumains ;

405   Tremblez ! elle est Romaine ; en ces lieux elle est née,

Je la prends pour épouse. O dieux de l'hyménée !

Dieux de ces sacrés noeuds, dieux cléments, que je sers,

Je triomphe avec vous des monstres des enfers !

Armez et protégez la main que je lui donne ! »

410   Ma cohorte à ces mots se lève et m'environne ;

Leur courage renaît. Les tyrans confondus

Me remettent leur proie, et restent éperdus.

« Vous savez, ai-je dit, que nos lois souveraines

Des saints noeuds de l'hymen ont consacré les chaînes ;

415   Que nul n'ose porter sa téméraire main

Sur l'auguste moitié d'un citoyen romain :

Je le suis ; respectez ce nom cher à la terre.»

Ma voix les a frappés comme un coup de tonnerre :

Mais, bientôt revenus de leur stupidité,

420   Reprenant leur audace et leur atrocité,

Leur bouche ose crier à la fraude, au parjure ;

Cet hymen, disent-ils, n'est qu'un jeu d'imposture,

Une offense à César, une insulte aux autels ;

Je n'en ai point tissu les liens solennels ;

425   Ce n'est qu'un artifice indigne et punissable...

Je vais donc le former cet hymen respectable :

Vous l'approuvez, mon frère, et je n'en doute pas ;

Il sauve l'innocence, il arrache au trépas

Un objet cher aux dieux aussi bien qu'à moi-même,

430   Qu'ils protègent par moi, qu'ils ordonnent que j'aime,

Et qui, par sa vertu, plus que par sa beauté,

Est l'image, à mes yeux, de la divinité.

CÉSÈNE.

Qui ? Moi ! Si je l'approuve ! Ah, mon ami, mon frère !

Je sens que cet hymen est juste et nécessaire :

435   Après l'avoir promis, si, rétractant vos voeux,

Vous n'accomplissiez pas vos destins généreux,

Je vous croirais parjure, et vous seriez complice

Des fureurs des tyrans armés pour son supplice.

Arzame, dites-vous, a dans le plus bas rang

440   Obscurément puisé la source de son sang ;

Avons-nous des aïeux dont les fronts en rougissent ?

Ses grâces, sa vertu, son péril, l'ennoblissent.

Dégagez vos serments, pressez ce noeud sacré.

Le fils d'un Scipion s'en croirait honoré.

445   Ce n'est point là sans doute un hymen ordinaire,

Enfant de l'intérêt et d'un amour vulgaire ;

La magnanimité forme ces sacrés noeuds,

Ils consolent la terre, ils sont bénis des cieux ;

Le fanatisme en tremble : arrachez à sa rage

450   L'objet, le digne objet de votre juste hommage.

IRADAN.

Eh bien ! Préparez tout pour ce noeud solennel,

Les témoins, le festin, les présents, et l'autel ;

Je veux qu'il s'accomplisse aux yeux des tyrans même

Dont la voix infernale insulte à ce que j'aime.

À des suivants.

455   Qu'on la fasse venir... Mon frère, demeurez,

Digne et premier témoin de mes serments sacrés.

La voici.

CÉSÈNE.

Son aspect déjà vous justifie.

SCÈNE II.
Iradan, Césène, Arzame.

IRADAN.

Arzame, c'est à vous que mon coeur sacrifie ;

Ce coeur, qui ne s'ouvrait qu'à la compassion,

460   Repoussait loin de vous la persécution.

Contre vos ennemis l'équité se soulève :

Elle a tout commencé, l'amour parle et l'achève.

Je suis prêt de former, en présence des dieux,

En présence du vôtre, un noeud si précieux,

465   Un noeud qui fait ma gloire, et qui vous est utile,

Qui contre vos tyrans vous ouvre un prompt asile,

Qui vous peut en secret donner la liberté

D'exercer votre culte avec sécurité.

Il n'en faut point douter, l'éternelle puissance,

470   Qui voit tout, qui fait tout, a fait cette alliance ;

Elle vous a portée aux écueils de la mort,

Dans un orage affreux qui vous ramène au port ;

Sa main, qu'elle étendait pour sauver votre vie,

Tissut en même temps ce saint noeud qui nous lie.

475   Je vous présente un frère ; il va tout préparer

Pour cet heureux hymen dont je dois m'honorer.

ARZAME.

A votre frère, à vous, pour tant de bienfaisance,

Hélas ! J'offre mon trouble et ma reconnaissance ;

Puisse l'astre du jour épancher sur tous deux

480   Ses rayons les plus purs et les plus lumineux !

Goûtez, en vous aimant, un sort toujours prospère ;

Mais, ô mon bienfaiteur ! Ô mon maître ! Ô mon père !

Vous qui faites sur moi tomber ce noble choix,

Daignez prêter l'oreille en secret à ma voix.

CÉSÈNE.

485   Je me retire, Arzame, et mes mains empressées

Vont préparer pour vous les fêtes annoncées ;

Tendre ami de mon frère, heureux de son bonheur,

Je partage le vôtre, et vois en vous ma soeur.

ARZAME.

Que vais-je devenir ?

SCÈNE III.
Iradan, Arzame.

IRADAN.

Belle et modeste Arzame,

490   Versez en liberté vos secrets dans mon âme ;

Ils sont à moi, parlez, tout est commun pour nous.

ARZAME.

Mon père ! En frémissant je tombe à vos genoux.

IRADAN.

Ne craignez rien, parlez à l'époux qui vous aime.

ARZAME.

J'atteste ce soleil, image de Dieu même,

495   Que je voudrais pour vous répandre tout le sang

Dont ces prêtres de mort vont épuiser mon flanc.

IRADAN.

Ah ! Que me dites-vous ? Et quelle défiance !

Tout le mien coulera plutôt qu'on vous offense ;

Ces tyrans confondus sauront nous respecter.

ARZAME.

500   Juste Dieu ! Que mon coeur ne peut-il mériter

Une bonté si noble, une ardeur si touchante !

IRADAN.

Je m'honore moi-même, et ma gloire est contente

Des honneurs qu'on doit rendre à ma digne moitié.

ARZAME.

C'en est trop... bornez-vous, Seigneur, à la pitié ;

505   Mais daignez m'assurer qu'un secret qui vous touche

Ne sortira jamais de votre auguste bouche.

IRADAN.

Je vous le jure.

ARZAME.

Eh bien !...

IRADAN.

Vous semblez hésiter,

Et vos regards sur moi tremblent de s'arrêter ;

Vous pleurez, et j'entends votre coeur qui soupire.

ARZAME.

510   Écoutez, s'il se peut, ce que je dois vous dire :

Vous ne connaissez pas la loi que nous suivons ;

Elle peut être horrible aux autres nations ;

La créance, les moeurs, le devoir, tout diffère ;

Ce qu'ici l'on proscrit, ailleurs on le révère :

515   La nature a chez nous des droits purs et divins

Qui sont un sacrilège aux regards des Romains ;

Notre religion, à la vôtre contraire,

Ordonne que la soeur s'unisse avec le frère,

Et veut que ces liens, par un double retour,

520   Rejoignent parmi nous la nature à l'amour ;

La source de leur sang, pour eux toujours sacrée,

En se réunissant n'est jamais altérée.

Telle est ma loi.

IRADAN.

Barbare ! Ah ! que m'avez-vous dit ?

ARZAME.

Je l'avais bien prévu... votre coeur en frémit.

IRADAN.

525   Vous avez donc un frère ?

ARZAME.

  Oui, seigneur, et je l'aime

Mon père à son retour dut nous unir lui-même ;

Mais ma mort préviendra ces noeuds infortunés,

De nos Guèbres chéris, et chez vous condamnés.

Je ne suis plus pour vous qu'une vile étrangère,

530   Indigne des bienfaits jetés sur ma misère,

Et d'autant plus coupable à vos yeux alarmés,

Que je vous dois la vie, et qu'enfin vous m'aimez.

Seigneur, je vous l'ai dit, j'adore en vous mon père ;

Mais plus je vous chéris, et moins j'ai dû me taire.

535   Rendez ce triste coeur, qui n'a pu vous tromper,

Aux homicides bras levés pour le frapper.

IRADAN.

Je demeure immobile, et mon âme éperdue

Ne croit pas en effet vous avoir entendue.

De cet affreux secret je suis trop offensé ;

540   Mon coeur le gardera... mais ce coeur est percé.

Allez ; je cacherai mon outrage à mon frère.

Je dois me souvenir combien vous m'étiez chère :

Dans l'indignation dont je suis pénétré,

Malgré tout mon courroux, mon honneur vous sait gré

545   De m'avoir dévoilé cet effrayant mystère.

Votre esprit est trompé, mais votre âme est sincère.

Je suis épouvanté, confus, humilié ;

Mais je vous vois toujours d'un regard de pitié :

Je ne vous aime plus, mais je vous sers encore.

ARZAME.

550   Il faut bien, je le vois, que votre coeur m'abhorre.

Tout ce que je demande à ce juste courroux,

Puisque je dois mourir, c'est de mourir par vous,

Non des horribles mains des tyrans d'Apamée.

Le père, le héros, par qui je fus aimée,

555   En me privant du jour, de ce jour que je hais,

En déchirant ce coeur tout plein de ses bienfaits,

Rendra ma mort plus douce, et ma bouche expirante

Bénira jusqu'au bout cette main bienfaisante.

IRADAN.

Allez, n'espérez pas, dans votre aveuglement,

560   Arracher de mon âme un tel consentement.

Par le pouvoir secret d'un charme inconcevable,

Mon coeur s'attache à vous, tout ingrate et coupable :

Vos noeuds me font horreur ; et dans mon désespoir,

Je ne puis vous haïr, vous quitter, ni vous voir.

ARZAME.

565   Et moi, seigneur, et moi, plus que vous confondue,

Je ne puis m'arracher d'une si chère vue,

Et je crois voir en vous un père courroucé

Qui me console encor quand il est offensé.

SCÈNE IV.
Iradan, Arzame, Césène.

CÉSÈNE.

Mon frère, tout est prêt, les autels vous demandent ;

570   Les prêtresses d'hymen, les flambeaux vous attendent ;

Le peu de vos amis qui nous reste en ces murs

Doit vous accompagner à ces autels obscurs,

Grossièrement parés, et plus ornés par elle

Que ne l'est des Césars la pompe solennelle.

IRADAN.

575   Renvoyez nos amis, éteignez ces flambeaux.

CÉSÈNE.

Comment ! quel changement ! Quels désastres nouveaux !

Sur votre front glacé l'horreur est répandue !

Ses yeux baignés de pleurs semblent craindre ma vue !

IRADAN.

Plus d'autels, plus d'hymen.

ARZAME.

J'en suis indigne.

CÉSÈNE.

Ô ciel !

580   Dans quel contentement je parais cet autel !

Combien je chérissais cet heureux ministère !

Quel plaisir j'éprouvais dans le doux nom de frère !

ARZAME.

Ah ! Ne prononcez pas un nom trop odieux.

CÉSÈNE.

Que dites-vous ?

IRADAN.

Il faut m'arracher de ces lieux ;

585   Renonçons pour jamais à ce poste funeste,

À ce rang avili qu'avec vous je déteste,

À tous ces vains honneurs d'un soldat détrompé,

Trop basse ambition dont j'étais occupé.

Fuyons dans la retraite où vous vouliez vous rendre ;

590   De nos enfants, mon frère, allons pleurer la cendre :

Nos femmes, nos enfants, nous ont été ravis ;

Vous pleurez votre fille, et je pleure mon fils.

Tout est fini pour nous, sans espoir sur la terre,

Que pouvons-nous prétendre à la cour, à la guerre ?

595   Quittons tout, et fuyons. Mon esprit aveuglé

Cherchait de nouveaux noeuds qui m'auraient consolé ;

Ils sont rompus, le ciel en a rompu la trame.

Fuyons, dis-je, à jamais et du monde et d'Arzame.

CÉSÈNE.

Vous me glacez d'effroi ; quel trouble et quels desseins !

600   Vous laisseriez Arzame à ses vils assassins,

À ses bourreaux ? Qui ? Vous !

IRADAN.

Arrêtez ; peut-on croire

D'un soldat, de son frère, une action si noire ?

Ce que j'ai commencé je le veux achever ;

Je ne la verrai plus, mais je dois la sauver :

605   Mes serments, ma pitié, mon honneur, tout m'engage ;

Et je n'ai point de vous mérité cet outrage :

Vous m'offensez.

ARZAME.

Ô ciel ! ô frères généreux !

Dans quel saisissement vous me jetez tous deux !

Hélas ! vous disputez pour une malheureuse ;

610   Laissez-moi terminer ma destinée affreuse :

Vous en voulez trop faire, et trop sacrifier ;

Vos bontés vont trop loin, mon sang doit les payer.

SCÈNE V.
Les Précédents, Les Prêtres de Pluton, Soldats.

LE GRAND-PRÊTRE.

Est-ce ainsi qu'on insulte à nos lois vengeresses.

Qu'on trahit hautement la foi de ses promesses,

615   Qu'on ose se jouer avec impunité

Du pouvoir souverain par vous-même attesté ?

Voilà donc cet hymen et ce noeud si propice

Qui devait de César enchaîner la justice ;

Ce citoyen romain qui pensait nous tromper !

620   La victime à nos mains ne doit plus échapper.

Déjà César instruit connaît votre imposture ;

Nous venons en son nom réparer son injure.

Soldats qu'il a trompés, qu'on enlève soudain

Le criminel objet qu'il protégeait en vain ;

625   Saisissez-la.

ARZAME.

Mon père !

IRADAN, aux soldats.

Ingrats !

CÉSÈNE.

  Troupe insolente !...

Arrêtez... devant moi qu'un de vous se présente,

Qu'il l'ose, au moment même il mourra de mes mains.

LE GRAND-PRÊTRE.

Ne le redoutez pas.

IRADAN.

Tremblez, vils assassins ;

Vous n'êtes plus soldats quand vous servez ces prêtres.

LE GRAND-PRÊTRE.

630   Les dieux, César, et nous, soldats, voilà vos maîtres.

CÉSÈNE.

Fuyez, vous dis-je.

IRADAN.

Et vous, objet infortuné,

Rentrez dans cet asile à vos malheurs donné.

CÉSÈNE.

Ne craignez rien.

ARZAME, en se retirant.

Je meurs.

LE GRAND-PRÊTRE.

Frémissez, infidèles,

César vient, il sait tout, il punit les rebelles :

635   D'une secte proscrite indignes partisans,

De complots ténébreux coupables artisans,

Qui deviez devant moi, le front dans la poussière,

Abaisser en tremblant votre insolence altière,

Qui parlez de pitié, de justice, et de lois,

640   Quand le courroux des dieux parle ici par ma voix,

Qui méprisez mon rang, qui bravez ma puissance ;

Vous appelez la foudre, et c'est moi qui la lance !

SCÈNE VI.
Iradan, Césène.

CÉSÈNE.

Un tel excès d'audace annonce un grand pouvoir.

IRADAN.

Ils nous perdront, sans doute ; ils n'ont qu'à le vouloir.

CÉSÈNE.

645   Plus leur orgueil s'accroît, plus ma fureur augmente.

IRADAN.

Qu'elle est juste, mon frère, et qu'elle est impuissante !

Ils ont pour les défendre et pour nous accabler

César, qu'ils ont séduit, les dieux, qu'ils font parler.

CÉSÈNE.

Oui ; mais sauvons Arzame.

IRADAN.

Écoutez : Apamée

650   Touche aux États persans, la ville est désarmée ;

Les soldats de ce fort ne sont point contre moi,

Et déjà quelques-uns m'ont engagé leur foi :

Courez à nos tyrans, flattez leur violence ;

Dites que votre frère, écoutant la prudence,

655   Mieux conseillé, plus juste, à son devoir rendu,

Abandonne un objet qu'il a trop défendu ;

Dites que par leurs mains je consens qu'elle meure,

Que je livre sa tête avant qu'il soit une heure :

Trompons la cruauté qu'on ne peut désarmé. ;

660   Enfin promettez tout, je vais tout confirmer.

Dès qu'elle aura passé ces fatales frontières,

Je mets entre elle et moi d'éternelles barrières ;

A vos conseils rendu, je brise tous mes fers ;

Loin d'un service ingrat, caché dans des déserts,

665   Des humains avec vous je fuirai l'injustice.

CÉSÈNE.

Allons, je promettrai ce cruel sacrifice ;

Je vais étendre un voile aux yeux de nos tyrans.

Que ne puis-je plutôt enfoncer dans leurs flancs

Ce glaive, cette main que l'empereur emploie

670   A servir ces bourreaux avides de leur proie !

Oui, je vais leur parler.

SCÈNE VII.
Iradan, Le Jeune Arzémon, parcourant le fond de la scène d'un air inquiet et égaré.

LE JEUNE ARZÉMON.

Ô mort ! Ô Dieu vengeur !

Ils me l'ont enlevée ; ils m'arrachent le coeur...

Où la trouver ? Où fuir ? Quelles mains l'ont conduite ?

IRADAN.

Cet inconnu m'alarme : est-il un satellite

675   Que ces juges sanglants se pressent d'envoyer

Pour observer ces lieux, et pour nous épier ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Ah !... La connaissez-vous ?

IRADAN.

Ce malheureux s'égare.

Parle : que cherches-tu ?

LE JEUNE ARZÉMON.

La vertu la plus rare...

La vengeance, le sang, les ravisseurs cruels,

680   Les tyrans révérés des malheureux mortels...

Arzame ! Chère Arzame ?... Ah ! Donnez-moi des armes,

Que je meure vengé !

IRADAN.

Son désespoir, ses larmes,

Ses regards attendris, tout furieux qu'ils sont,

Les traits que la nature imprima sur son front,

685   Tout me dit : c'est son frère.

LE JEUNE ARZÉMON.

Oui, je le suis.

IRADAN.

  Arrête,

Garde un profond silence, il y va de ta tête.

LE JEUNE ARZÉMON.

Je te l'apporte, frappe.

IRADAN.

Enfants infortunés !

Dans quels lieux les destins les ont-ils amenés !

Toi, le frère d'Arzame !

LE JEUNE ARZÉMON.

Oui, ton regard sévère

690   Ne m'intimide pas.

IRADAN.

  Ce jeune téméraire

Me remplit à la fois d'horreur et de pitié ;

Il peut avec sa soeur être sacrifié.

LE JEUNE ARZÉMON.

Je viens ici pour l'être.

IRADAN.

Ô rigueurs tyranniques !

Ce sont vos cruautés qui font les fanatiques...

695   Écoute, malheureux, je commande ce fort ;

Mais ces lieux sont remplis de ministres de mort :

Je te protégerai ; résous-toi de me suivre.

LE JEUNE ARZÉMON.

Puis-je la voir enfin ?

IRADAN.

Tu peux la voir et vivre ;

Calme-toi.

LE JEUNE ARZÉMON.

Je ne puis... Ah ! seigneur, pardonnez

700   A mes sens éperdus, d'horreurs aliénés.

Quoi ! ces lieux, dites-vous, sont en votre puissance,

Et l'on y traîne ainsi la timide innocence !

Vos esclaves romains de leurs bras criminels

Ont arraché ma soeur aux foyers paternels !

705   De la mort, dites-vous, ma soeur est menacée ;

Vous la persécutez !

IRADAN.

Va, ton âme est blessée

Par les illusions d'une fatale erreur.

Va, ne me prends jamais pour un persécuteur :

Et sur elle et sur toi ma pitié doit s'étendre.

LE JEUNE ARZÉMON.

710   Hélas ! dois-je y compter ?... daignez donc me la rendre ;

Daignez me rendre Arzame, ou me faire mourir.

IRADAN.

Il attendrit mon coeur, mais il me fait frémir.

Que mes bontés peut-être auront un sort funeste !

Viens, jeune infortuné, je t'apprendrai le reste.

715   Suis mes pas.

LE JEUNE ARZÉMON.

  J'obéis à vos ordres pressants

Mais ne me trompez pas.

IRADAN.

Ô malheureux enfants !

Quel sort les entraîna dans ces lieux qu'on déteste !

De l'une j'admirais la fermeté modeste,

Sa résignation, sa grâce, sa candeur ;

720   L'autre accroît ma pitié même par sa fureur.

Un dieu veut les sauver, il les conduit sans doute ;

Ce dieu parle à mon coeur, il parle, et je l'écoute.

ACTE III

SCÈNE I.
Le Jeune Arzémon, Mégatise.

LE JEUNE ARZÉMON.

Je marche dans ces lieux de surprise en surprise

Quoi ! C'est toi que j'embrasse, ô mon cher Mégatise !

725   Toi, né chez les Persans, dans notre loi nourri,

Et de mes premiers ans compagnon si chéri,

Toi, soldat des Romains !

MÉGATISE.

Pardonne à ma faiblesse ;

L'ignorance et l'erreur d'une aveugle jeunesse,

Un esprit inquiet, trop de facilité,

730   L'occasion trompeuse, enfin la pauvreté,

Ce qui fait les soldats égara mon courage.

LE JEUNE ARZÉMON.

Métier cruel et vil ! méprisable esclavage !

Tu pourrais être libre en suivant tes amis.

MÉGATISE.

Le pauvre n'est point libre ; il sert en tout pays.

LE JEUNE ARZÉMON.

735   Ton sort près d'Iradan deviendra plus prospère.

MÉGATISE.

Va, des guerriers romains il n'est rien que j'espère.

LE JEUNE ARZÉMON.

Que dis-tu ? Le tribun qui commande en ce fort

Ne t'a-t-il pas offert un généreux support ?

MÉGATISE.

Ah ! Crois-moi, les Romains tiennent peu leur promesse :

740   Je connais Iradan ; je sais que dans Émesse,

Amant d'une Persane, il en avait un fils ;

Mais apprends que bientôt, désolant son pays,

Sur un ordre du prince il détruisit la ville

Où l'amour autrefois lui fournit un asile.

745   Oui, les chefs, les soldats, à nuire condamnés,

Font toujours tous les maux qui leur sont ordonnés :

Nous en voyons ici la preuve trop sensible

Dans l'arrêt émané d'un tribunal horrible ;

De tous mes compagnons à peine une moitié

750   Pour l'innocente Arzame écoute la pitié,

Pitié trop faible encore, et toujours chancelante !

L'autre est prête a tremper sa main vile et sanglante

Dans ce coeur si chéri, dans ce généreux flanc,

A la voix d'un pontife altéré de son sang.

LE JEUNE ARZÉMON.

755   Cher ami, rendons grâce au sort qui nous protège ;

On ne commettra point ce meurtre sacrilège :

Iradan la soutient de son bras protecteur,

Il voit ce fier pontife avec des yeux d'horreur,

Il écarte de nous la main qui nous opprime.

760   Je n'ai plus de terreur, il n'est plus de victime ;

De la Perse a nos pas il ouvre les chemins.

MÉGATISE.

Tu penses que, pour toi, bravant ses souverains,

Il hasarde sa perte ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Il le dit, il le jure ;

Ma soeur ne le croit point capable d'imposture :

765   En un mot nous partons. Je ne suis affligé

Que de partir sans toi, sans m'être encor vengé,

Sans punir les tyrans.

MÉGATISE.

Tu m'arraches des larmes.

Quelle erreur t'a séduit ? de quels funestes charmes,

De quel prestige affreux tes yeux sont fascinés !

770   Tu crois qu'Arzame échappe à leurs bras forcenés ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Je le crois.

MÉGATISE.

Que du fort on doit ouvrir la porte ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Sans doute.

MÉGATISE.

On te trahit ; dans une heure elle est morte.

LE JEUNE ARZÉMON.

Non, il n'est pas possible ; on n'est pas si cruel.

MÉGATISE.

Ils ont fait devant moi le marché criminel ;

775   Le frère d'Iradan, ce Césène, ce traître,

Trafique de sa vie, et la vend au grand-prêtre :

J'ai vu, j'ai vu signer le barbare traité.

LE JEUNE ARZÉMON.

Je meurs !... Que m'as-tu dit ?

MÉGATISE.

L'horrible vérité.

Hélas ! elle est publique, et mon ami l'ignore !

LE JEUNE ARZÉMON.

780   Ô monstres ! Ô forfaits !... Mais non, je doute encore...

Ah ! Comment en douter ? Mes yeux n'ont-ils pas vu

Ce perfide Iradan devant moi confondu ?

Des mots entrecoupés suivis d'un froid silence,

Des regards inquiets que troublait ma présence,

785   Un air sombre et jaloux, plein d'un secret dépit ;

Tout semblait en effet me dire : Il nous trahit.

MÉGATISE.

Je te dis que j'ai vu l'engagement du crime,

Que j'ai tout entendu, qu'Arzame est leur victime.

LE JEUNE ARZÉMON.

Détestables humains ! Quoi ! Ce même Iradan...

790   Si fier, si généreux !

MÉGATISE.

  N'est-il pas courtisan ?

Peut-être il n'en est point qui, pour plaire à son maître,

Ne se chargeât des noms de barbare et de traître.

LE JEUNE ARZÉMON.

Puis-je sauver Arzame ?

MÉGATISE.

En ce séjour d'effroi

Je t'offre mon épée, et ma vie est à toi.

795   Mais ces lieux sont gardés, le fer est sur sa tête,

De l'horrible bûcher la flamme est toute prête ;

Chez ces prêtres sanglants nul ne peut aborder...

L'arrêtant.

Où cours-tu, malheureux ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Peux-tu le demander ?

MÉGATISE.

Crains tes emportements ; j'en connais la furie.

LE JEUNE ARZÉMON.

800   Arzame va mourir, et tu crains pour ma vie !

MÉGATISE.

Arrête ; je la vois.

LE JEUNE ARZÉMON.

C'est elle-même.

MÉGATISE.

Hélas !

Elle est loin de penser qu'elle marche au trépas.

LE JEUNE ARZÉMON.

Écoute, garde-toi d'oser lui faire entendre

L'effroyable secret que tu viens de m'apprendre ;

805   Non, je ne saurais croire un tel excès d'horreur.

Iradan !

SCÈNE II.
Le Jeune Arzémon, Mégatise, Arzame.

ARZAME.

Cher époux, cher espoir de mon coeur !

Le dieu de notre hymen, le dieu de la nature,

A la fin nous arrache à cette terre impure...

Quoi ! C'est là Mégatise !... en croirai-je mes yeux ?

810   Un ignicole, un Guèbre, est soldat en ces lieux !

LE JEUNE ARZÉMON.

Il est trop vrai, ma soeur.

MÉGATISE.

Oui, j'en rougis de honte.

ARZAME.

Servira-t-il du moins à cette fuite prompte ?

MÉGATISE.

Sans doute il le voudrait.

ARZAME.

Notre libérateur

Des prêtres acharnés va tromper la fureur.

LE JEUNE ARZÉMON.

815   Je vois... Qu'il peut tromper.

ARZAME.

  Tout est prêt pour la fuite.

De fidèles soldats marchent à notre suite.

Mégatise en est-il ?

MÉGATISE.

Je vous offre mon bras,

C'est tout ce que je puis... Je ne vous quitte pas.

ARZAME, au jeune Arzémon.

Iradan de mon sort dispose avec son frère.

LE JEUNE ARZÉMON.

820   On le dit.

ARZAME.

  Tu pâlis : quel trouble involontaire

Obscurcit tes regards de larmes inondés ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Quoi ! Césène, Iradan !... de grâce, répondez ;

Où sont-ils ? Qu'ont-ils fait ?

ARZAME.

Ils sont près du grand-prêtre.

LE JEUNE ARZÉMON.

Près de ton meurtrier !

ARZAME.

Ils vont bientôt paraître.

LE JEUNE ARZÉMON.

825   Ils tardent bien longtemps.

ARZAME.

  Tu les verras ici.

LE JEUNE ARZÉMON, se jetant dans les bras de Mégatise.

Cher ami, c'en est fait, tout est donc éclairci !

ARZAME.

Eh quoi ! la crainte encor sur ton front se déploie,

Quand l'espoir le plus doux doit nous combler de joie,

Quand le noble Iradan va tout quitter pour nous,

830   Lorsque de l'empereur il brave le courroux,

Que pour sauver nos jours il hasarde sa vie,

Qu'il se trahit lui-même et qu'il se sacrifie ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Il en fait trop peut-être.

ARZAME.

Ah ! calme ta douleur ;

Mon frère, elle est injuste.

LE JEUNE ARZÉMON.

Oui, pardonne, ma soeur,

835   Pardonne ; écoute au moins : Mégatise est fidèle ;

Notre culte est le sien ; je réponds de son zèle ;

C'est un frère, à ses yeux nos coeurs peuvent s'ouvrir ;

Dans celui d'Iradan n'as-tu pu découvrir

Quels sentiments secrets ce Romain nous conserve ?

840   Il paraissait troublé, tu t'en souviens ; observe,

Rappelle en ton esprit jusqu'aux moindres discours

Qu'il t'aura pu tenir, du péril où tu cours,

Des prêtres ennemis, de César, de toi-même,

Des lois que nous suivons, d'un malheureux qui t'aime.

ARZAME.

845   Cher frère, tendre amant, que peux-tu demander ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Ce qu'à notre amitié ton coeur doit accorder,

Ce qu'il ne peut cacher à ma fatale flamme

Sans verser des poisons dans le fond de mon âme.

ARZAME.

J'en verserai peut-être en osant t'obéir.

LE JEUNE ARZÉMON.

850   N'importe, il faut parler, te dis-je, ou me trahir ;

Et puisque je t'adore, il y va de ma vie.

ARZAME.

Je ne crains point de toi de vaine jalousie ;

Tu ne la connais point ; un sentiment si bas

Blesse le noeud d'hymen, et ne l'affermit pas.

LE JEUNE ARZÉMON.

855   Crois qu'un autre intérêt, un soin plus cher m'anime.

ARZAME.

Tu le veux, je ne puis désobéir sans crime...

J'avouerai qu'Iradan, trop prompt à s'abuser,

M'a présenté sa main que j'ai dû refuser.

LE JEUNE ARZÉMON.

Il t'aimait !

ARZAME.

Il l'a dit.

LE JEUNE ARZÉMON.

Il t'aimait !

ARZAME.

Sa poursuite

860   A lui tout confier malgré moi m'a réduite ;

Il a su le secret de ma religion,

Et de tous mes devoirs, et de ma passion.

Par de profonds respects, par un aveu sincère,

J'ai repoussé l'honneur qu'il prétendait me faire ;

865   A ses empressements j'ai mis ce frein sacré :

Ce secret à jamais devait être ignoré ;

Tu me l'as arraché ; mais crains d'en faire usage.

LE JEUNE ARZÉMON.

Achève ; il a donc su ce serment qui m'engage,

Qui rejoint par nos lois le frère avec la soeur ?

ARZAME.

870   Oui.

LE JEUNE ARZÉMON.

Qu'a produit en lui ce noeud si saint ?

ARZAME.

  L'horreur.

LE JEUNE ARZÉMON, à Mégatise.

C'est assez, je vois tout ; le barbare ! Il se venge.

ARZAME.

Malgré notre hyménée à ses yeux trop étrange,

Malgré cette horreur même, il ose protéger

Notre sainte union, bien loin de s'en venger.

875   Nous quittons pour jamais ces sanglantes demeures.

LE JEUNE ARZÉMON.

Ah, ma soeur !... C'en est fait.

ARZAME.

Tu frémis, et tu pleures !

LE JEUNE ARZÉMON.

Qui ? Moi !... Ciel !... Iradan...

ARZAME.

Pourrais-tu soupçonner

Que notre bienfaiteur pût nous abandonner ?

LE JEUNE ARZÉMON.

Pardonne... en ces moments... dans un lieu si barbare...

880   Parmi tant d'ennemis... aisément on s'égare...

Du parti que l'on prend le coeur est effrayé.

ARZAME.

Ah ! du mien qui t'adore il faut avoir pitié.

Tu sors !... demeure, attends, ma douleur t'en conjure.

LE JEUNE ARZÉMON.

Ami, veille sur elle... Ô tendresse ! Ô nature !

Avec fureur.

885   Que vais-je faire ? Ah, Dieu vengeance, entends ma voix !

Il embrasse sa soeur en pleurant.

Je t'embrasse, ma soeur, pour la dernière fois.

Il sort.

SCÈNE III.
Arzame, Mégatise.

ARZAME.

Arrête !... Que veut-il ? Qu'est-ce donc qu'il prépare ?

De sa tremblante soeur faut-il qu'il se sépare ?

Et dans quel temps, grand Dieu ! Qu'en peux-tu soupçonner ?

MÉGATISE.

890   Des malheurs.

ARZAME.

  Contre moi le sort veut s'obstiner,

Et depuis mon berceau les malheurs m'ont suivie.

MÉGATISE.

Puisse le juste ciel veiller sur votre vie !

ARZAME.

Je tremble ; je crains tout quand je suis loin de lui.

J'avais quelque courage, il s'épuise aujourd'hui.

895   N'aurais-tu rien appris de ces juges féroces,

Rien de leurs factions, de leurs complots atroces ?

Assez infortuné pour servir auprès d'eux,

Tu les vois, tu connais leurs mystères affreux.

MÉGATISE.

Hélas ! En tous les temps leurs complots sont à craindre :

900   César les favorise ; ils ont su le contraindre

À fléchir sous le joug qu'ils auraient dû porter.

Pensez-vous qu'Iradan puisse leur résister ?

Êtes-vous sûre enfin de sa persévérance ?

On se lasse souvent de servir l'innocence ;

905   Bientôt l'infortuné pèse à son protecteur ;

Je l'ai trop éprouvé.

ARZAME.

Si tel est mon malheur,

Si le noble Iradan cesse de me défendre,

Il faut mourir... Grand Dieu, quel bruit se fait entendre !

Quels mouvements soudains ! et quels horribles cris !

SCÈNE IV.
Arzame, Mégatise, Césène, Solsats ; Le Jeune Arzémon, enchaîné.

CÉSÈNE.

910   Qu'on le traîne à ma suite ; enchaînez, mes amis,

Ce fanatique affreux, cet ingrat, ce perfide ;

Préparez mille morts à ce lâche homicide ;

Vengez mon frère.

ARZAME.

Ô ciel !

MÉGATISE.

Malheureux !

ARZAME tombe sur une banquette.

Je me meurs.

CÉSÈNE.

Femme ingrate, est-ce toi qui guidais ses fureurs ?

ARZAME, se relevant.

915   Comment ! Que dites-vous ? Quel crime a-t-on pu faire ?

CÉSÈNE.

Le monstre ! Quoi ! Plonger une main sanguinaire

Dans le sein de son maître et de son bienfaiteur !

Frapper, assassiner votre libérateur !

À mes yeux ! Dans mes bras ! Un coup si détestable,

920   Un tel excès de rage est trop inconcevable.

ARZAME.

Ciel ! Iradan n'est plus !

CÉSÈNE.

Les dieux, les justes dieux

N'ont pas livré sa vie au bras du furieux :

Je l'ai vu qui tremblait ; j'ai vu sa main cruelle

S'affaiblir en portant l'atteinte criminelle.

ARZAME.

925   Je respire un moment.

CÉSÈNE, aux soldats.

  Soldats qui me suivez,

Déployez les tourments qui lui sont réservés.

Parle ; avant d'expirer, nomme-moi ton complice.

Montrant Mégatise.

Est-ce ta soeur, ou lui ? Parle avant ton supplice.

Tu ne me réponds rien... Quoi ! lorsqu'en ta faveur

930   Nous offensions, hélas ! nos dieux, notre empereur ;

Quand nos soins redoublés et l'art le plus pénible

Trompaient pour te sauver ce pontife inflexible ;

Quand, tout prêts à partir de ce séjour d'effroi,

Nous exposions nos jours et pour elle et pour toi,

935   De nos bontés, grands dieux ! Voilà donc le salaire !

ARZAME.

Malheureux ! Qu'as-tu fait ? Non, tu n'es pas mon frère.

Quel crime épouvantable en ton coeur s'est formé ?

S'il en est un plus grand, c'est de t'avoir aimé.

LE JEUNE ARZÉMON, à Cézène.

A la fin je retrouve un reste de lumière...

940   La nuit s'est dissipée... un jour affreux m'éclaire...

Avant de me punir, avant de te venger,

Daigne répondre un mot : j'ose t'interroger...

Ton frère envers nous deux n'était donc pas un traître ?

Il n'allait pas livrer ma soeur à ce grand-prêtre ?

CÉSÈNE.

945   La livrer, malheureux ! Il aurait fait couler

Tout le sang des tyrans qui voulaient l'immoler.

LE JEUNE ARZÉMON.

Il suffit ; je me jette à tes pieds que j'embrasse

À ton cher frère, à toi, je demande une grâce,

C'est d'épuiser sur moi les plus affreux tourments

950   Que la vengeance ajoute à la mort des méchants ;

Je les ai mérités : ton courroux légitime

Ne saurait égaler mes remords et mon crime.

CÉSÈNE.

Soldats qui l'entendez, je le laisse en vos mains :

Soyons justes, amis, et non pas inhumains ;

955   Sa mort doit me suffire.

ARZAME.

  Eh bien ! Il la mérite :

Mais joignez-y sa soeur, elle est déjà proscrite.

La vie en tous les temps ne me fut qu'un fardeau,

Qu'il me faut rejeter dans la nuit du tombeau ;

Je suis sa soeur, sa femme, et cette mort m'est due.

MÉGATISE.

960   Permettez qu'un moment ma voix soit entendue

C'est moi qui dois mourir, c'est moi qui l'ai porté,

Par un avis trompeur, à tant de cruauté...

Seigneur, je vous ai vu, dans ce séjour du crime,

Aux tyrans assemblés promettre la victime ;

965   Je l'ai vu, je l'ai dit : aurais-je dû penser

Que vous la promettiez pour les mieux abuser ?

Je suis Guèbre et grossier, j'ai trop cru l'apparence.

Je l'ai trop bien instruit ; il en a pris vengeance.

La faute en est à vous, vous qui la protégez.

970   Votre frère est vivant ; pesez tout, et jugez.

CÉSÈNE.

Va, dans ce jour de sang, je juge que nous sommes

Les plus infortunés de la race des hommes...

Va, fille trop fatale à ma triste maison,

Objet de tant d'horreur, de tant de trahison,

975   Je ne me repens point de t'avoir protégée.

Le traître expirera ; mais mon âme affligée

N'en est pas moins sensible à ton cruel destin.

Mes pleurs coulent sur toi, mais ils coulent en vain.

Tu mourras ; aux tyrans rien ne peut te soustraire ;

980   Mais je te pleure encore en punissant ton frère.

Aux soldats.

Revolons près du mien, secondons les secours

Qui raniment encor ses déplorables jours.

SCÈNE V.

ARZAME.

Dans sa juste colère il me plaint, il me pleure !

Tu vas mourir, mon frère, il est temps que je meure,

985   Ou par l'arrêt sanglant de mes persécuteurs,

Ou par mes propres mains, ou par tant de douleurs...

Ô mort ! ô destinée ! ô dieu de la lumière !

Créateur incréé de la nature entière,

Être immense et parfait, seul être de bonté,

990   As-tu fait les humains pour la calamité ?

Quel pouvoir exécrable infecta ton ouvrage !

La nature est ta fille, et l'homme est ton image.

Arimane a-t-il pu défigurer ses traits,

Et créer le malheur, ainsi que les forfaits ?

995   Est-il ton ennemi ? Que sa puissance affreuse

Arrache donc la vie à cette malheureuse.

J'espére encore en toi, j'espère que la mort

Ne pourra, malgré lui, détruire tout mon sort.

Oui, je naquis pour toi, puisque tu m'as fait naître ;

1000   Mon coeur me l'a trop dit ; je n'ai point d'autre maître.

Cet être malfaisant qui corrompit ta loi

Ne m'empêchera pas d'aspirer jusqu'à toi.

Par lui persécutée, avec toi réunie,

J'oublierai dans ton sein les horreurs de ma vie.

1005   Il en est une heureuse, et je veux y courir :

C'est pour vivre avec toi que tu me fais mourir.

ACTE IV

SCÈNE I.
Le Vieil Arzémon, Mégatise.

LE VIEIL ARZÉMON.

Tu gardes cette porte, et tu retiens mes pas !

Tu me fais cet affront, toi, Mégatise !

MÉGATISE.

Hélas !

Triste et cher Arzémon, vieillard que je révére,

1010   Trop malheureux ami, trop déplorable père,

Qu'exiges-tu de moi ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Ce que doit l'amitié.

Pour servir les Romains, es-tu donc sans pitié ?

MÉGATISE.

Au nom de la pitié, fuis ce lieu d'injustices ;

Crains ce séjour de sang, de crimes, de supplices :

1015   Retourne en tes foyers, loin des yeux des tyrans ;

La mort nous environne.

LE VIEIL ARZÉMON.

Où sont mes chers enfants ?

MÉGATISE.

Je te l'ai déjà dit, leur péril est extrême ;

Tu ne peux les servir, tu te perdrais toi-même.

LE VIEIL ARZÉMON.

N'importe, je prétends faire un dernier effort ;

1020   Je veux, je dois parler au commandant du fort.

N'est-ce pas Iradan, que, pendant son voyage,

L'empereur a nommé pour garder ce passage ?

MÉGATISE.

C'est lui-même, il est vrai ; mais crains de t'arrêter :

Hélas ! Il est bien loin de pouvoir t'écouter.

LE VIEIL ARZÉMON.

1025   Il me refuserait une simple audience ?

MÉGATISE, en pleurant.

Oui.

LE VIEIL ARZÉMON.

Sais-tu que César m'admet en sa présence,

Qu'il daigne me parler ?

MÉGATISE.

À toi ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Les plus grands rois

Vers les derniers humains s'abaissent quelquefois.

Ils redoutent des grands le séduisant langage,

1030   Leur bassesse orgueilleuse, et leur trompeur hommage ;

Mais, oubliant pour nous leur sombre majesté,

Ils aiment à sourire à la simplicité.

Il reçoit de ma main les fruits de ma culture,

Doux présents dont mon art embellit la nature.

1035   Ce gouverneur superbe a-t-il la dureté

De rejeter l'hommage à ses mains présenté ?

MÉGATISE.

Quoi ! Tu ne sais donc pas ce fatal homicide,

Ce meurtre affreux ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Je sais qu'ici tout m'intimide,

Que l'inhumanité, la persécution,

1040   Menacent mes enfants et ma religion.

C'est ce que tu m'as dit, et c'est ce qui m'oblige

À voir cet Iradan... son intérêt l'exige.

MÉGATISE.

Va, fuis ; n'augmente point, par tes soins obstinés,

La foule des mourants et des infortunés.

LE VIEIL ARZÉMON.

1045   Quel discours effroyable ! explique-toi.

MÉGATISE.

  Mon maître,

Mon chef, mon protecteur, est expirant peut-être.

LE VIEIL ARZÉMON.

Lui !

MÉGATISE.

Tremble de le voir.

LE VIEIL ARZÉMON.

Pourquoi m'en détourner ?

MÉGATISE.

Ton fils, ton propre fils vient de l'assassiner.

LE VIEIL ARZÉMON.

Ô soleil, ô mon Dieu ! Soutenez ma vieillesse !

1050   Qui ? Lui ! Ce malheureux, porter sa main traîtresse...

Sur qui ?... Pour un tel crime ai-je pu l'élever !

MÉGATISE.

Vois quel temps tu prenais, rien ne peut le sauver.

LE VIEIL ARZÉMON.

Ô comble de l'horreur ! Hélas ! Dans son enfance

J'avais cru de ses sens calmer la violence ;

1055   Il était bon, sensible, ardent ; mais généreux :

Quel démon l'a changé ? Quel crime ! Ah ! Malheureux !

MÉGATISE.

C'est moi qui l'ai perdu, j'en porterai la peine :

Mais que ta mort au moins ne suive point la mienne.

Écarte-toi, te dis-je.

LE VIEIL ARZÉMON.

Et qu'ai-je à perdre ? Hélas !

1060   Quelques jours malheureux et voisins du trépas,

Ce soleil, dont mes yeux, appesantis par l'âge,

Aperçoivent à peine une infidèle image,

Ces vains restes d'un sang déjà froid et glacé ?

J'ai vécu, mon ami ; pour moi tout est passé :

1065   Mais avant de mourir je dois parler.

MÉGATISE.

  Demeure ;

Respecte d'Iradan la triste et dernière heure.

LE VIEIL ARZÉMON.

Infortunés enfants, et que j'ai trop aimés !

J'allais unir vos coeurs l'un pour l'autre formés.

Ne puis-je voir Arzame ?

MÉGATISE.

Hélas ! Arzame implore

1070   La mort dont nos tyrans la menacent encore.

LE VIEIL ARZÉMON.

Que je voie Iradan.

MÉGATISE.

Que ton zèle empressé

Respecte plus le sang que ton fils a versé ;

Attends qu'on sache au moins si, malgré sa blessure,

Il reste assez de force encore à la nature

1075   Pour qu'il lui soit permis d'entendre un étranger.

LE VIEIL ARZÉMON.

Dans quel gouffre de maux le ciel veut nous plonger !

MÉGATISE.

J'entends chez Iradan des clameurs qui m'alarment.

LE VIEIL ARZÉMON.

Tout doit nous alarmer.

MÉGATISE.

Que mes pleurs te désarment ;

Mon père, éloigne-toi : peut-être il est mourant,

1080   Et son frère est témoin de son dernier moment.

Cache-toi ; je viendrai te parler et t'instruire.

LE VIEIL ARZÉMON.

Garde-toi d'y manquer...Dieu ! qui m'as su conduire,

Dieu, qui vois en pitié les erreurs des mortels,

Daigne abaisser sur nous tes regards paternels.

SCÈNE II.
Iradab, le bras en écharpe, appuyé sur Césène ; Mégatise.

CÉSÈNE.

1085   Mégatise, aide-nous ; donne un siège à mon frère ;

A peine il se soutient, mais il vit ; et j'espère

Que, malgré sa blessure et son sang répandu,

Par les bontés du ciel il nous sera rendu.

IRADAN, à Mégatise.

Donne, ne pleure point.

CÉSÈNE, à Mégatise.

Veille sur cette porte.

1090   Et prends garde surtout qu'aucun n'entre et ne sorte.

Mégatise sort.

À Iradan.

Prends un peu de repos nécessaire à tes sens ;

Laisse-nous ranimer tes esprits languissants ;

Trop de soin te tourmente avec tant de faiblesse.

IRADAN.

Ah, Césène ! Au prétoire on veut que je paraisse !

1095   Ce coup que je reçois m'a bien plus offensé

Que le fer d'un ingrat dont tu me vois blessé.

Notre ennemi l'emporte, et déjà le prétoire,

Nous ôtant tous nos droits, lui donne la victoire.

Le puissant est toujours des grands favorisé ;

1100   Ils se maintiennent tous ; le faible est écrasé

Ils sont maîtres des lois dont ils sont interprètes ;

On n'écoute plus qu'eux ; nos bouches sont muettes :

On leur donne le droit de juges souverains,

L'autorité réside en leurs cruelles mains ;

1105   Je perds le plus beau droit, celui de faire grâce.

CÉSÈNE.

Eh ! Pourrais-tu la faire à la farouche audace

Du fanatique obscur qui t'ose assassiner ?

IRADAN.

Ah ! Qu'il vive.

CÉSÈNE.

À l'ingrat je ne puis pardonner.

Tu vois de notre état la gêne et les entraves ;

1110   Sous le nom de guerriers nous devenons esclaves.

Il n'est plus temps de fuir ce séjour malheureux,

Véritable prison qui nous retient tous deux.

César est arrivé ; la tête de l'armée

Garde de tous côtés les chemins d'Apamée.

1115   Il ne m'est plus permis de déployer l'horreur

Que ces prêtres sanglants. excitent dans mon coeur ;

Et, loin de te venger de leur troupe parjure,

De nager dans leur sang, d'y laver ta blessure,

Avec eux malgré moi je dois me réunir.

1120   C'est ton lâche assassin que nous devons punir ;

Et, puisqu'il faut le dire, indigné de son crime,

Aux sacrificateurs j'ai promis la victime :

Ta sûreté le veut. Si l'ingrat ne mourait,

Il est Guèbre, il suffit, César te punirait.

IRADAN.

1125   Je ne sais ; mais sa mort, en augmentant mes peines,

Semble glacer le sang qui reste dans mes veines.

SCÈNE III.
Iradan, Césène, Arzame.

ARZAME, se jetant aux genoux de Césène.

Dans ma honte, seigneur, et dans mon désespoir,

J'ai dû vous épargner la douleur de me voir.

Je le sens, ma présence, à vos yeux téméraire,

1130   Ne rappelle que trop le forfait de mon frère ;

L'audace de sa soeur est un crime de plus.

CÉSÈNE, la relevant.

Ah ! Que veux-tu de nous par tes pleurs superflus ?

ARZAME.

Seigneur, on va traîner mon cher frère au supplice ;

Vous l'avez ordonné, vous lui rendez justice ;

1135   Et vous me demandez ce que je veux !... La mort,

La mort ; vous le savez.

CÉSÈNE.

Va, son funeste sort

Nous fait frémir assez dans ces moments terribles.

N'ulcère point nos coeurs, ils sont assez sensibles.

Eh bien ! je veillerai sur tes jours innocents,

1140   C'est tout ce que je puis ; compte sur mes serments.

ARZAME.

Je vous les rends, seigneur, je ne veux point de grâce :

Il n'en veut point lui-même ; il faut qu'on satisfasse

Au sang qu'a répandu sa détestable erreur ;

Il faut que devant vous il meure avec sa soeur.

1145   Vous me l'aviez promis ; votre pitié m'outrage.

Si vous en aviez l'ombre, et si votre courage,

Si votre bras vengeur, sur sa tête étendu,

Tremblait de me donner le trépas qui m'est dû,

Ma main sera plus prompte, et mon esprit plus ferme.

1150   Pourquoi de tant de maux prolongez-vous le terme ?

Deux Guèbres, après tout, vil rebut des humains,

Sont-ils de quelque prix aux yeux de deux Romains ?

CÉSÈNE.

Oui, jeune infortunée, oui, je ne puis t'entendre

Sans qu'un dieu, dans mon coeur ardent à te défendre,

1155   Ne soulève mes sens, et crie en ta faveur.

IRADAN.

Tous deux m'ont pénétré de tendresse et d'horreur.

SCÈNE IV.
Iradan, Arzame, Césène, Mégatise.

CÉSÈNE.

Vient-on nous demander le sang de ce coupable ?

MÉGATISE.

Rien encor n'a paru.

CÉSÈNE.

Son supplice équitable

Pourrait de nos tyrans désarmer la fureur.

ARZAME.

1160   Ils seraient plus tyrans s'ils épargnaient sa soeur.

MÉGATISE.

Cependant un vieillard, dans sa douleur profonde,

Malgré l'ordre donné d'écarter tout le monde,

Et malgré mes refus, veut embrasser vos pieds :

A ses cris, à ses yeux dans les larmes noyés,

1165   Daignez-vous accorder la grâce qu'il demande ?

IRADAN.

Une grâce ! Qui ? Moi !

CÉSÈNE.

Que veut-il ? qu'il attende,

Qu'il respecte l'horreur de ces affreux moments :

Il faut que je vous venge : allons, il en est temps.

ARZAME.

Ciel ! Déjà !

CÉSÈNE.

Rejetez sa prière indiscrète.

IRADAN.

1170   Mon frère, la faiblesse où mon état me jette

Me permettra peut-être encor de lui parler.

Le malheur dont le ciel a voulu m'accabler

Ne peut être, sans doute, ignoré de personne ;

Et puisque ce vieillard aux larmes s'abandonne,

1175   Puisque mon sort le touche, il vient pour me servir.

MÉGATISE.

Il me l'a dit du moins.

IRADAN.

Qu'on le fasse venir.

SCÈNE V.
Iradan, Arzame, Césène ; Mégatise, s'avançant vers Le Vieil Arzémon, qu'on voit à la porte.

MÉGATISE, à Arzémon.

La bonté d'Iradan se rend à ta prière.

Avance... Le voici.

ARZAME.

Juste ciel !... Ah ! Mon père !

À mes derniers moments quel dieu vient vous offrir ?

1180   Voulez-vous qu'à vos yeux...

LE VIEIL ARZÉMON.

  Je veux vous secourir.

IRADAN.

Vieillard, que je te plains ! que ton fils est coupable !

Mais je ne le vois point d'un oeil inexorable.

J'aimai tes deux enfants, et, dans ce jour d'horreurs,

Va, je n'impute rien qu'à nos persécuteurs.

LE VIEIL ARZÉMON.

1185   Oui, tribun, je l'avoue, ils sont seuls condamnables ;

Ceux qui forcent au crime en sont les seuls coupables.

Mais faites approcher le malheureux enfant

Qui fut envers nous tous criminel un moment :

Devant lui, devant elle, il faut que je m'explique.

IRADAN.

1190   Qu'on l'amène sur l'heure.

ARZAME.

  Ô pouvoir tyrannique !

Pouvoir de la nature augmenté par l'amour !

Quels moments ! Quels témoins ! Et quel horrible jour

SCÈNE VI.
Les Précédents ; Le Jeune Arzémon, enchaîné.

LE JEUNE ARZÉMON.

Hélas ! Après mon crime, il me faut donc paraître

Aux yeux d'un homme juste à qui je dois mon être,

1195   Dont j'ai déshonoré la vieillesse et le sang ;

Aux yeux d'un bienfaiteur dont j'ai percé le flanc ;

Aux regards indignés de son vertueux frère ;

Devant vous, ô ma soeur ! Dont la juste colère,

Les charmes, la terreur, et les sens agités,

1200   Commencent les tourments que j'ai tant mérités.

LE VIEIL ARZÉMON, les regardant tous.

J'apporte à ces douleurs, dont l'excès vous dévore,

Des consolations, s'il peut en être encore.

ARZAME.

Il n'en sera jamais après ce coup affreux.

CÉSÈNE.

Qui ?... toi, nous consoler ! toi, père malheureux !

LE VIEIL ARZÉMON.

1205   Ce nom coûta souvent des larmes bien cruelles,

Et vous allez peut-être en verser de nouvelles ;

Mais vous les chérirez.

IRADAN.

Quels discours étonnants !

CÉSÈNE.

Adoucit-on les maux par de nouveaux tourments ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Que n'ai-je appris plus tôt, dans mes sombres retraites,

1210   Le lieu, le nouveau poste, et le rang où vous êtes !

La guerre loin de moi porta toujours vos pas ;

Enfin je vous retrouve.

CÉSÈNE.

En quel état, hélas !

LE VIEIL ARZÉMON.

Vous allez donc livrer aux mains qui les attendent

Ces deux infortunés ?

ARZAME.

Ah ! les lois le commandent ;

1215   Oui, nons devons mourir.

LE VIEIL ARZÉMON.

  Seigneurs, écoutez-moi...

Il vous souvient des jours de carnage et d'effroi,

Où de votre empereur l'impitoyable armée

Fit périr les Persans dans Émesse enflammée.

IRADAN.

S'il m'en souvient, grands dieux !

CÉSÈNE.

Oui ; nos fatales mains

1220   N'accomplirent que trop ces ordres inhumains.

IRADAN.

Émesse fut détruite, et j'en frémis encore.

Servais-tu parmi nous ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Non, seigneur, et j'abhorre

Ce mercenaire usage, et ces hommes cruels

Gagés pour se baigner dans le sang des mortels.

1225   Dans d'utiles travaux coulant ma vie obscure,

Je n'ai point par le meurtre offensé la nature.

Je naquis vers Émesse, et, depuis soixante ans,

Mes innocentes mains ont cultivé mes champs.

Je sais qu'en cette ville un hymen bien funeste

1230   Vous engagea tous deux.

CÉSÈNE.

  Ô sort que je déteste !

De nos malheurs secrets qui t'a si bien instruit ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Je les sais mieux que vous ; ils m'ont ici conduit.

Vous aviez deux enfants dans Émesse embrasée :

La mère de l'un deux y périt écrasée :

1235   Et l'autre sut tromper, par un heureux effort,

Le glaive des Romains, et la flamme, et la mort.

CÉSÈNE.

Et qui des deux vivait ?

IRADAN.

Et qui des deux respire ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Hélas ! vous saurez tout : je dois d'abord vous dire

Qu'arrachant ces enfants au glaive meurtrier

1240   Cette mère échappa par un obscur sentier ;

Qu'ayant des deux États parcouru la frontière,

Le sort la conduisit sous mon humble chaumière.

A ce tendre dépôt, du sort abandonné,

Je divisai le pain que le ciel m'a donné ;

1245   Ma loi me le commande, et mon sensible zèle,

Seigneurs, pour être humain n'avait pas besoin d'elle.

CÉSÈNE.

Eh quoi ! Privé de bien, tu nourris l'étranger !

Et César nous opprime, ou nous laisse égorger !

IRADAN, se soulevant un peu.

Que devint cette femme ?...ö dieu de la justice !

1250   Ainsi que ce vieillard, lui devins-tu propice ?

LE VIEIL ARZÉMON.

Dans ma retraite obscure elle a langui deux ans ;

Le chagrin desséchait la fleur de son printemps.

IRADAN.

Hélas !

LE VIEIL ARZÉMON.

Elle mourut ; je fermai sa paupière :

Elle me fit jurer à son heure dernière

1255   D'élever ses enfants dans sa religion :

J'obéis : mon devoir et ma compassion

Sous les yeux de Dieu seul ont conduit leur enfance.

Ces tendres orphelins, pleins de reconnaissance,

M'aimaient comme leur père, et je l'étais pour eux.

CÉSÈNE.

1260   Ô destins

IRADAN.

  Ô moments trop chers, trop douloureux !

CÉSÈNE.

Une faible espérance est-elle encor permise ?

ARZAME.

Je crains d'écouter trop l'espoir qui m'a surprise.

LE JEUNE ARZÉMON.

Et moi, je crains, ma soeur, à ces récits confus,

D'être plus criminel encor que je ne fus.

IRADAN.

1265   Que me préparez-vous, ô cieux ! Que dois-je croire ?

CÉSÈNE.

Ah ! si la vérité t'a dicté cette histoire,

Pourrais-tu nous donner, après de tels récits,

Quelque éclaircissement sur ma fille et son fils ?

N'as-tu point conservé quelque heureux témoignage,

1270   Quelque indice du moins ?

LE VIEIL ARZÉMON, à Iradan.

  Reconnaissez ce gage

D'un malheur sans exemple, et de la vérité ;

C'est pour vous qu'en ces lieux je l'avais apporté.

Il lui donne une lettre.

Vous en croirez les traits qu'une mère expirante

A tracés devant moi d'une main défaillante.

IRADAN.

1275   Du sang que j'ai perdu mes yeux sont affaiblis,

Et ma main tremble trop ; tiens, mon frère, prends, lis.

CÉSÈNE.

Oui, c'est ta tendre épouse ; ô sacré caractère !

Il montre la lettre à Iradan.

Embrasse ton cher fils, Arzame est à ton frère.

IRADAN, prend la main d'Amame, et regarde avec larmes le jeune Arzémon qui se couvre le visage.

Voilà mon fils, ta fille, et tout est découvert.

ARZAME, à Césène, qui l'embrasse.

1280   Quoi ! Je naquis de vous !

IRADAN.

  Quoi ! le ciel qui me perd

Ne me rendrait mon sang à cette heure fatale

Que pour l'abandonner à la rage infernale

De mortels ennemis que rien ne peut calmer !

LE JEUNE ARZÉMON, se jetant aux genoux d'Iradan.

Du nom de père, hélas ! osé-je vous nommer ?

1285   Puis-je toucher vos mains de cette main perfide ?

J'étais un meurtrier, je suis un parricide.

IRADAN, se relevant et l'embrassant.

Non, tu n'es que mon fils.

Il retombe.

CÉSÈNE.

Que j'étais aveuglé !

Sans ce vieillard, mon frère, il était immolé ;

Les bourreaux l'attendaient... Quel bruit se fait entendre ?

1290   Nos tyrans à nos yeux oseraient-ils se rendre ?

MÉGATISE, rentrant.

Un ordre du prétoire au pontife est venu.

CÉSÈNE.

Est-ce un arrêt de mort ?

MÉGATISE.

Il ne m'est pas connu

Mais les prêtres voulaient de nouvelles victimes.

IRADAN.

Les cruels !

CÉSÈNE.

Nous tombons d'abîmes en abîmes.

MÉGATISE.

1295   Je sais qu'ils ont proscrit ce généreux vieillard,

Et le frère et la soeur.

CÉSÈNE.

Ô justice ! Ô César !

Vous pouvez le souffrir ! Le trône s'humilie

Jusqu'à laisser régner ce ministère impie !

LE JEUNE ARZÉMON.

Les monstres ont conduit ce bras qui s'est trompé

1300   J'en étais incapable ; eux seuls vous ont frappé.

J'expierai dans leur sang mon crime involontaire...

Déchirons ces serpents dans leur sanglant repaire,

Et vengeons les humains trop longtemps abusés

Par ce pouvoir affreux dont ils sont écrasés.

1305   Que l'empereur après ordonne mon supplice ;

Il n'en jouira pas, et j'aurai fait justice ;

Il me retrouvera, mais mort, enseveli

Sous leur temple fumant par mes mains démoli.

IRADAN.

Calme ton désespoir, contiens ta violence

1310   Elle a coûté trop cher. Un reste d'espérance,

Mon frère, mes enfants, doit encor nous flatter.

Le destin paraît las de nous persécuter ;

Il m'a rendu mon fils, et tu revois ta fille ;

Il n'a pas réuni cette triste famille

1315   Pour la frapper ensemble, et pour mieux l'immoler.

ARZAME.

Qui le sait !

IRADAN.

A César que ne puis-je parler !

Je ne puis rien, je sens que ma force s'affaisse ;

Tant de soins, tant de maux, de crainte, de tendresse,

Accablent à la fois mon corps et mes esprits !

À son fils.

1320   Soutiens-moi.

LE JEUNE ARZÉMON.

L'oserai-je ?

IRADAN.

  Oui, mon fils... mon cher fils

ARZAME, à Césène.

Eh quoi ! De ces brigands l'exécrable cohorte

De ce château, mon père, assiège encor la porte !

CÉSÈNE.

Va, j'en jure les dieux ennemis des tyrans,

Ces meurtriers sacrés n'y seront pas longtemps.

1325   S'il est des dieux cruels, il est des dieux propices

Qui pourront nous tirer du fond des précipices

Ces dieux sont la constance et l'intrépidité,

Le mépris des tyrans et de l'adversité.

Au jeune Arzémon.

Viens ; et pour expier le meurtre de ton père,

1330   Venge-toi, venge-nous, ou meurs avec son frère.

ACTE V

SCÈNE I.
Iradan, Le Jeune Arzémon, Arzame.

IRADAN.

Non, ne m'en parlez plus ; je bénis ma blessure.

Trop de biens ont suivi cette affreuse aventure :

Vos pères trop heureux retrouvent leurs enfants ;

Le ciel vous a rendus à nos embrassements.

1335   Vos amours offensaient et Rome et la nature ;

Rome les justifie, et le ciel les épure.

Cet autel que mon frère avait dressé pour moi,

Sanctifié par vous, recevra votre foi ;

Ce vieillard généreux, qui nourrit votre enfance,

1340   Y verra consacrer votre sainte alliance ;

Les prêtres des enfers et leur zèle inhumain

Respecteront le sang d'un citoyen romain.

ARZAME.

Hélas ! L'espérez-vous ?

IRADAN.

Quelles mains sacrilèges

Oseraient de ce nom braver les privilèges ?

1345   Césène est au prétoire : il saura le fléchir.

Des formes de nos lois on peut vous affranchir.

Quels coeurs à la pitié seront inaccessibles ?

Les prêtres de ces lieux sont les seuls insensibles.

Le temps fera le reste et si vous persistez

1350   Dans un culte ennemi de nos solennités,

En dérobant ce culte aux regards du vulgaire,

Vous forcerez du moins vos tyrans à se taire.

Dieu, qui me les rendez, favorisez leurs feux !

Dieu de tous les humains, daignez veiller sur eux !

ARZAME.

1355   Ainsi ce jour horrible est un jour d'allégresse !

Je ne verse à vos pieds que des pleurs de tendresse.

LE JEUNE ARZÉMON, baisant la main d'Iradan.

Je ne puis vous parler, je demeure éperdu,

Mon père !

IRADAN, l'embrassant.

Mon cher fils !

LE JEUNE ARZÉMON.

Le trépas m'était dû,

Vous me donnez Arzame !

ARZAME.

Et pour comble de joie,

1360   C'est Césène mon père... oui, le ciel nous l'envoie !

SCÈNE II.
Les Précédents, Césène.

IRADAN.

Quelle nouvelle heureuse apportez-vous enfin ?

CÉSÈNE.

J'apporte le malheur, et tel est mon destin.

Ma fille, on nous opprime ; une indigne cabale

Aux portes du palais frappe sans intervalle :

1365   Le prétoire est séduit.

LE JEUNE ARZÉMON.

  Que je suis alarmé !

IRADAN.

Quoi ! Tout est contre nous !

CÉSÈNE.

On a déjà nommé

Un nouveau commandant pour remplir votre place.

IRADAN.

C'en est fait, je vois trop notre entière disgrâce.

CÉSÈNE.

Ah ! le malheur n'est pas de perdre son emploi,

1370   De cesser de servir, de vivre enfin pour soi...

IRADAN.

Qu'on est faible, mon frère ! et que le coeur se trompe !

Je détestais ma place et son indigne pompe ;

Ses fonctions, ses droits, je voulais tout quitter :

On m'en prive, et l'affront ne se peut supporter.

CÉSÈNE.

1375   Ce n'est point un affront ; ces pertes sont communes,

Préparons-nous, mon frère, à d'autres infortunes :

Notre hymen malheureux, formé chez les Persans,

Est déclaré coupable : on ôte à nos enfants

Les droits de la nature et ceux de la patrie.

LE JEUNE ARZÉMON.

1380   Je les ai tous perdus quand cette main impie,

Par la rage égarée, et surtout par l'amour,

A déchiré les flancs à qui je dois le jour ;

Mais il me reste au moins le droit de la vengeance,

On ne peut me l'ôter.

ARZAME.

Celui de la naissance

1385   Est plus sacré pour moi que les droits des Romains ;

Des parents généreux sont mes seuls souverains.

CÉSÈNE, l'embrassant.

Ah ! Ma fille, mes pleurs arrosent ton visage ;

Fille digne de moi, conserve ton courage.

ARZAME.

Nous en avons besoin.

CÉSÈNE.

Nos lâches oppresseurs

1390   Dédaignent ma colère, insultent à nos pleurs,

Demandent notre sang.

ARZAME.

J'en suis la cause unique ;

J'étais le seul objet qu'un sacerdoce inique

Voulait sur leurs autels immoler aujourd'hui,

Pour n'avoir pu connaître un même dieu que lui.

1395   L'empereur serait-il assez peu magnanime

Pour n'être pas content d'une seule victime ?

Du sang de ses sujets veut il donc s'abreuver ?

Le dieu qui sur ce trône a voulu l'élever

Ne l'a-t-il fait si grand que pour ne rien connaître,

1400   Pour juger au hasard en despotique maître ;

Pour laisser opprimer ces généreux guerriers,

Nos meilleurs citoyens, ses meilleurs officiers ?

Sur quoi ? sur un arrêt des ministres d'un temple ;

Eux qui de la pitié devaient donner l'exemple,

1405   Eux qui n'ont jamais du pénétrer chez les rois

Que pour y tempérer la dureté des lois ;

Eux qui, loin de frapper l'innocent misérable,

Devaient intercéder, prier pour le coupable.

Que fait votre César, invisible aux humains ?

1410   De quoi lui sert un sceptre oisif entre ses mains ?

Est-il, comme vos dieux, indifférent, tranquille,

Des maux du monde entier spectateur inutile ?

CÉSÈNE.

L'empereur jusqu'ici ne s'est point expliqué :

On dit qu'à d'autres soins en secret appliqué,

1415   Il laisse agir la loi.

IRADAN.

  Loi vaine et chimérique !

Loi favorable aux grands, et pour nous tyrannique !

CÉSÈNE.

Je n'ai qu'une ressource, et je vais la tenter :

À César, malgré lui, je cours me présenter ;

Je lui crierai justice ; et si les pleurs d'un père

1420   Ne peuvent adoucir ce despote sévère,

S'il détourne de moi des yeux indifférents,

S'il garde un froid silence, ordinaire aux tyrans,

Je me perce à sa vue : il frémira peut-être ;

Il verra les effets du coeur d'un mauvais maître,

1425   Et, par mes derniers mots qui pourront l'étonner,

Je lui dirai : Barbare, apprends à gouverner.

IRADAN.

Vous n'irez point sans moi.

CÉSÈNE.

Quelle erreur vous entraîne ?

Votre corps affaibli se soutient avec peine,

Votre sang coule encor... demeurez, et vivez ;

1430   Vivez, vengez ma mort un jour, si vous pouvez.

Viens, Arzémon.

LE JEUNE ARZÉMON.

J'y vole.

ARZAME.

Arrêtez !... Ô mon père !

Cher frère ! Cher époux !... Ô ciel ! Que vont-ils faire ?

SCÈNE III.
Iradan, Arzame.

ARZAME.

Peut être que César se laissera toucher.

IRADAN.

Hélas ! souffrira-t-on qu'il ose l'approcher ?

1435   Je respecte César ; mais souvent on l'abuse.

Je vois que de révolte un ennemi m'accuse.

J'ai pour moi la nature, ainsi que l'équité ;

Tant de droits ne sont rien contre l'autorité ;

Elle est sans yeux, sans coeur : le guerrier le plus brave,

1440   Quand César a parlé, n'est plus qu'un vil esclave :

C'est le prix du service, et l'usage des cours.

ARZAME.

Bienfaiteur adoré, que je crains pour vos jours,

Pour mon fatal époux, pour mon malheureux père,

Pour ce vieillard chéri, si grand dans sa misère !

1445   Il n'a fait que du bien, ses respectables moeurs

Passent pour des forfaits chez nos persécuteurs.

La vertu devient crime aux yeux qui nous haïssent :

C'est une impiété que dans nous ils punissent ;

On me l'a toujours dit. Le nouveau gouverneur

1450   Sans doute est envoyé pour servir leur fureur

On va vous arrêter.

IRADAN.

Oui, je m'y dois attendre.

Oui, mon meilleur ami, commandé pour nous prendre,

Nous chargerait de fers au nom de l'empereur,

Nous conduirait lui-même, et s'en ferait honneur ;

1455   Telle est des courtisans la bassesse cruelle.

Notre indigne pontife, à sa haine fidèle,

N'attend que le moment de se rassasier

Du sang des malheureux qu'on va sacrifier.

Dans l'état où je suis, son triomphe est facile.

1460   Nous voici tous les deux sans force et sans asile,

Nous débattant en vain, par un pénible effort,

Sous le fer des tyrans, dans les bras de la mort.

SCÈNE IV.
Iradan, Arzame, Le Vieil Arzémon.

IRADAN.

Vénérable vieillard, que viens-tu nous apprendre ?

LE VIEIL ARZÉMON.

C'est un événement qui pourra vous surprendre,

1465   Et peut-être un moment soulager vos douleurs,

Pour nous replonger tous en de plus grands malheurs.

Votre fils, votre frère...

IRADAN.

Explique-toi.

ARZAME.

Je tremble.

LE VIEIL ARZÉMON.

De ce château fatal ils s'avançaient ensemble ;

Du quartier de César ils suivaient les chemins :

1470   Du grand-prêtre accouru les suivants inhumains

Ordonnent qu'on s'arrête, et demandent leur proie ;

A mes yeux consternés le pontife déploie

Un arrêt que sa brigue au prétoire a surpris.

On l'a dû respecter ; mais, seigneur, votre fils,

1475   Dans son emportement, pardonnable à son âge,

Contre eux, le fer en main, se présente et s'engage ;

Votre frère le suit d'un pas impétueux ;

Mégatise à grands cris s'élance au milieu d'eux :

Des soldats s'attroupaient à la voix du grand-prêtre :

1480   « Frappez, s'écriait-il, secondez votre maître. »

De toutes parts on s'arme, et le fer brille aux yeux :

Je voyais deux partis ardents, audacieux,

Se mêler, se frapper, combattre avec furie.

Je ne sais quelle main (qu'on va nommer impie),

1485   Au milieu du tumulte, au milieu des soldats,

Sur l'orgueilleux pontife a porté le trépas ;

Sous vingt coups redoublés j'ai vu tomber ce traître,

Indigne de sa place et du saint nom de prêtre ;

Je l'ai vu se rouler sur la terre étendu :

1490   Il blasphémait ses dieux qui l'ont mal défendu,

Et sa mort effroyable est digne de sa vie.

IRADAN.

Il a reçu le prix de tant de barbarie.

ARZAME.

Ah ! Son sang odieux répandu justement

Sera vengé bientôt, et payé chèrement.

LE VIEIL ARZÉMON.

1495   Je le crois. On disait qu'en ce désordre extrême

César doit au château se transporter lui-même.

ARZAME.

Qu'est devenu mon père ?

IRADAN.

Ah ! je vois qu'aujourd'hui

Il n'est plus de pardon ni pour nous ni pour lui.

Le vieil Arzémon sort.

SCÈNE V.
Iradan, Césène, Arzame, Le Jeune Arzémon.

CÉSÈNE.

Sans doute il n'en est point ; mais la terre est vengée.

1500   Par votre digne fils ma gloire est partagée ;

C'est assez.

LE JEUNE ARZÉMON.

Oui, nos mains ont puni ses fureurs

Puissent périr ainsi tous les persécuteurs !

Le ciel, nous disaient-ils, leur remit son tonnerre :

Que le ciel les en frappe, et délivre la terre ;

1505   Que leur sang satisfasse au sang de l'innocent :

Mon père, entre vos bras je mourrai trop content.

IRADAN.

La mort est sur nous tous, mon fils ; à ses approches

Je ne te ferai point d'inutiles reproches.

Ce nouveau coup nous perd ; et ce monstre expiré,

1510   Tout barbare qu'il fut, était pour nous sacré.

César va nous punir. Un vieillard magnanime,

Un frère, deux enfants, tout est ici victime,

Tout attend son arrêt. Flétri, dépossédé,

Prisonnier dans ce fort où j'avais commandé,

1515   Je finis dans l'opprobre une vie abhorrée,

Au devoir, à l'honneur, vainement consacrée.

CÉSÈNE.

Eh quoi ! je ne vois plus ce fidèle Arzémon ;

Serait-il renfermé dans une autre prison ?

A-t-on déjà puni son respectable zèle,

1520   Et les bienfaits surtout de sa main paternelle ?

Au supplice, ma fille, il ne peut échapper.

César de toutes parts nous fait envelopper.

ARZAME.

J'entends déjà sonner les trompettes guerrières,

Et je vois avancer les troupes meurtrières.

1525   Depuis qu'on m'a conduite en ce malheureux fort

Je n'ai vu que du sang, des bourreaux, et la mort.

CÉSÈNE.

Oui, c'en est fait, ma fille.

ARZAME.

Ah ! Pourquoi suis-je née ?

CÉSÈNE, embrassant sa fille..

Pour mourir avec moi, mais plus infortunée...

Ô mon cher frère et toi, son déplorable fils,

1530   Nos jours étaient affreux, ils sont du moins finis.

IRADAN.

La garde du prétoire, en ces murs avancée,

Déjà des deux côtés avec ordre est placée.

Je vois César lui-même... À genoux, mes enfants.

ARZAME.

Ainsi nous touchons tous à nos derniers moments !

SCÈNE VI.
Les précédents ; L'Eempreur, Gardes ; Le Vieil Arzémon, et Mégatise, au fond.

L'EMPEREUR.

1535   Enfin de la justice à mes sujets rendue

Il est temps qu'en ces lieux la voix soit entendue ;

Le désordre est trop grand. De tout je suis instruit ;

L'intérêt de l'État m'éclaire et me conduit.

Levez-vous, écoutez mes arrêts équitables.

1540   Pères, enfants, soldats, vous êtes tous coupables,

Dans ce jour d'attentats et de calamités,

D'avoir négligé tous d'implorer mes bontés.

CÉSÈNE.

On m'a fermé l'accès.

IRADAN.

Le respect et les craintes,

Seigneur, auprès de vous interdisent les plaintes.

L'EMPEREUR.

1545   Vous vous trompiez ; c'est trop vous défier de moi :

Vous avez outragé l'empereur et la loi ;

Le meurtre d'un pontife est surtout punissable.

Je sais qu'il fut cruel, injuste, inexorable :

Sa soif du sang humain ne se put assouvir ;

1550   On devait l'accuser, j'aurais su le punir.

Sachez qu'à la loi seule appartient la vengeance :

Je vous eusse écoutés ; la voix de l'innocence

Parle à mon tribunal avec sécurité,

Et l'appui de mon trône est la seule équité.

IRADAN.

1555   Nous avons mérité, seigneur, votre colère ;

Épargnez les enfants, et punissez le père.

L'EMPEREUR.

Je sais tous vos malheurs. Un vieillard dont la voix

Jusqu'au pied de mon trône a passé quelquefois,

Dont la simplicité, la candeur, m'ont dû plaire,

1560   M'a parlé, m'a touché par un récit sincère ;

Il se fie à César ; vous deviez l'imiter.

Au vieil Arzémon.

Approchez, Arzémon ; venez vous présenter :

Dans un culte interdit par une loi sévère

Vous avez élevé la soeur avec le frère ;

1565   C'est la première source où de tant de fureurs

Ce jour a vu puiser ce vaste amas d'horreurs :

Des prêtres, emportés par un funeste zèle,

Sur une faible enfant ont mis leur main cruelle ;

Ils auraient dû l'instruire, et non la condamner ;

1570   Trop jaloux de leurs droits qu'ils n'ont pas su borner,

Fiers de servir le ciel, ils servaient leur vengeance.

De ces affreux abus j'ai senti l'importance ;

Je les viens abolir.

IRADAN.

Rome, les nations,

Vont bénir vos bontés.

L'EMPEREUR.

Les persécutions

1575   Ont mal servi ma gloire, et font trop de rebelles.

Quand le prince est clément, les sujets sont fidèles.

On m'a trompé longtemps ; je ne veux désormais

Dans les prêtres des dieux que des hommes de paix,

Des ministres chéris, de bonté, de clémence,

1580   Jaloux de leurs devoirs, et non de leur puissance ;

Honorés et soumis, par les lois soutenus,

Et par ces mêmes lois sagement contenus ;

Loin des pompes du monde enfermés dans leur temple,

Donnant aux nations le précepte et l'exemple ;

1585   D'autant plus révérés qu'ils voudront l'être moins ;

Dignes de vos respects, et dignes de mes soins :

C'est l'intérêt du peuple, et c'est celui du maître.

Je vous pardonne à tous. C'est à vous de connaître

Si de l'humanité je me fais un devoir,

1590   Et si j'aime l'État plutôt que mon pouvoir...

Iradan, désormais, loin des murs d'Apamée,

Votre frère avec vous me suivra dans l'armée ;

Je vous verrai de près combattre sous mes yeux :

Vous m'avez offensé ; vous m'en servirez mieux.

1595   De vos enfants chéris j'approuve l'hyménée.

À Arzame et au jeune Arzémon.

Méritez ma faveur, qui vous est destinée.

Au vieil Arzémon

Et toi, qui fus leur père, et dont le noble coeur

Dans une humble fortune avait tant de grandeur,

J'ajoute à ta campagne un fertile héritage ;

1600   Tu mérites des biens, tu sais en faire usage.

Les Guèbres désormais pourront en liberté

Suivre un culte secret longtemps persécuté :

Si ce culte est le tien, sans doute il ne peut nuire

Je dois le tolérer plutôt que le détruire.

1605   Qu'ils jouissent en paix de leurs droits, de leurs biens ;

Qu'ils adorent leur dieu, mais sans blesser les miens :

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière ;

Mais la loi de l'État est toujours la première.

Je pense en citoyen, j'agis en empereur :

1610   Je hais le fanatique et le persécuteur.

IRADAN.

Je crois entendre un dieu, du haut d'un trône auguste,

Qui parle au genre humain pour le rendre plus juste.

ARZAME.

Nous tombons tous, seigneur, à vos sacrés genoux.

LE VIEIL ARZÉMON.

Notre religion est de mourir pour vous.

 



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