SOLIMAN

OU L'ESCLAVE GÉNÉREUSE.

TRAGÉDIE.

M. DC. XXXXXIII. Avec Privilège du Roi.

À PARIS, Chez CHARLES DE SERCY ; Au Palais, dans la Salle Dauphine, à la Bonne Foi Couronnée.


Texte établi par Paul FIEVRE septembre 2020

Publié par Paul FIEVRE octobre 2020

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 22:57:17.


SOLIMAN À LA FRANCE.

France, aimable séjour, vaste et superbe Empire,

Ne crains point, si tu vois le Grand Seigneur chez toi,

Tes Villes, tes Trésors, ce n'est pas où j'aspire,

Ni je ne prétends pas te ranger sous ma Loi.

Content de mon État, content de ma puissance,

Un plus juste dessein porte mes pas ici ;

C'est que j'y veux apprendre une haute science,

Sous un MAÎTRE bien jeune, et bien capable aussi.

LOUIS est ce grand MAÎTRE, et c'est à son École,

Que je viens aujourd'hui pour me faire enseigner ;

S'il daigne seulement me dire une parole,

Qu'il me rendra savant en l'Art de bien régner !


ACTEURS.

SOLIMAN, Empereur des Turcs.

ROXELANE, Sultane Reine.

BAJAZET, leur fils.

LE MUFTI.

ACOMAT, Grand Vizir.

ASPASIE, Esclave.

HAZAN.

IBRAHIM.

UN CAPIGI, [portier du Sérail].

La Scène est à Constantinople.


ACTE I

SCÈNE I.
Soliman, Bajazet.

BAJAZET.

Par ton ordre Seigneur tu me vois à tes pieds,

Où mes déportements seront justifiés

J'y viens pour dissiper, la noire calomnie,

Dont ma vertu s'offense, et ma gloire est ternie ;

5   Te déclarer le but de mes intentions,

Et te faire approuver par là mes actions.

SOLIMAN.

Mon fils, je veux parler, avant que vous entendre,

Après sur chaque point, vous vous pourrez défendre,

Vous aurez tout loisir, et serez écouté.

BAJAZET.

10   C'est ce que j'attendais Seigneur de ta bonté.

SOLIMAN.

C'est avec grand regret, puisqu'il faut vous le dire,

Que je vous vois mon fils déchirer mon Empire.

BAJAZET.

Moi Seigneur.

SOLIMAN.

Écoutez ; je ne vous dirai rien,

Qui ne soit véritable, et qu'on ne sache bien ;

15   Dans le gouvernement du Prince votre frère

Entrer à main armée, en mortel adversaire,

Désoler le pays, brûler, et piller tout,

Enfin le saccager de l'un à l'autre bout ;

Si ce n'est là mon fils déchirer mon Empire,

20   Certes, c'est faire encor quelque chose de pire.

Vous poussez plus avant votre injuste dessein,

Vous commettez des gens pour lui percer le sein,

Et si votre fureur eût été bien servie,

Ce frère si haï ne serait plus en vie.

25   Ce sont là de beaux traits de générosité,

Pour vous faire connaître à la postérité,

Et par eux votre nom tout reluisant de gloire

Vous rendra pour jamais l'ornement de l'histoire.

Infâmes actions d'un fils de Soliman,

30   Prince indigne de vivre, et du nom Ottoman.

J'avais conçu de vous une plus haute estime,

Je ne vous croyais pas capable d'un tel crime,

Je vous pensais plus juste, et bien plus retenu,

Mais votre intérieur ne m'était pas connu.

35   C'est ainsi, que souvent sous un masque hypocrite

Se déguise le vice, et tient lieu de mérite,

Qu'un coeur lâche, et cruel passe pour un grand coeur ;

Mais on apprend enfin, que ce n'est qu'un trompeur,

Et pour avoir d'un homme entière connaissance,

40   Que l'on n'en doit jamais juger sur l'apparence.

Vous m'avez ébloui d'une fausse vertu ;

Mais dans tous mes États l'éclat qu'elle avait eu,

La réputation, qu'elle s'était acquise,

Peut bien justifier une telle surprise,

45   Et l'aveugle amitié, qu'un père avait pour vous,

Conforma son estime à l'estime de tous.

Mais qu'on croit de léger les choses qu'on souhaite ;

Je désirais en vous une vertu parfaite,

De nobles sentiments d'honneur, de probité,

50   J'en ai vu, quelque effet, je m'y suis arrêté,

Et j'ai pris jusqu'ici pour grandeur de courage,

Ce que je reconnais n'en être que l'image.

Il faut, il faut mon fils vivre d'autre façon ;

Il faut avant qu'agir consulter la raison,

55   Et la rendant du coeur maîtresse souveraine,

Ne jamais écouter les conseils de la haine ;

À surmonter la haine il y va de l'honneur,

Et pour vous il y va de tout votre bonheur.

Je ne souffrirai pas aussi qu'elle vous dure,

60   Elle est trop opposée aux lois de la nature,

Et je ne vous veux plus avouer pour mon fils,

Si vous comptez Sélim entre vos ennemis.

Ce Prince a trop souffert de votre humeur altière,

Je veux, que désormais vous le traitiez en frère,

65   Que vous lui demandiez pardon de votre erreur,

Avec tous les respects dus à mon successeur,

Et que vous mettiez fin à ces guerres civiles,

Qui ruinent l'Empire, et vous sont inutiles.

Mais enfin dites-moi, qui vous a fait armer,

70   Et contre votre Sang, qui vous peut animer ?

Soliman règne encor, votre frère vous aime,

Je vous chéris aussi, l'État en fait de même,

Et dans votre Province en toute sûreté,

Vous êtes absolu sous mon autorité.

75   Qu'est-ce, que vous pouvez souhaiter davantage,

Désirez-vous mon fils montrer votre courage,

Par d'illustres exploits agrandir votre nom ?

J'y consens, combattez, mais hors de ma maison ;

Portez, portez la guerre au Royaume de Perse,

80   Que là pour me servir votre valeur s'exerce,

Son Prince de tout temps fut de nos ennemis,

Conquêtez cet État, il vous sera permis,

Mais quoi votre valeur n'en veut qu'à ce seul frère,

Il nuit à vos desseins, il vous en faut défaire,

85   Le droit, qu'à ma Couronne il a de succéder,

D'un oeil plein de fureur vous le fait regarder ;

Mais votre ambition source de cette haine

Se donne pour le perdre une inutile peine,

Je saurai le défendre, et je vous ferai voir,

90   Qu'il n'est pas malaisé de vous mettre au devoir.

BAJAZET.

Ce, qu'on t'a fait ouïr contre mon innocence,

M'oblige à te parler Seigneur en ma défense,

Et te justifier les desseins de ton fils.

SOLIMAN.

Je vous veux bien entendre, et je vous l'ai promis.

BAJAZET.

95   Tu te plains donc Seigneur, que j'attaque mon frère,

Que j'entre en sa Province en mortel adversaire,

Que la flamme, et le fer y servent ma fureur,

Et que je l'ai rendue un spectacle d'horreur ;

À cela ; je réponds, qu'il est de la prudence,

100   Contre ses ennemis d'user de prévoyance ;

Et d'éviter l'effet de leur mauvais dessein ;

C'est là ce qui m'a mis les armes à la main.

Je savais, que Sélim travaillait à ma perte,

Ne devais-je pas, craindre une haine couverte,

105   Et peut-on m'accuser de l'avoir attaqué

Si lui-même en effet le premier a manqué ?

Mais toutefois Seigneur pour assurer ma vie

De le persécuter je n'ai point eu d'envie,

Ni d'user contre lui du fer ou du poison,

110   Un fils de Soliman agit d'autre façon ;

Je suis plus généreux, qu'on ne t'a fait entendre,

J'attaque ouvertement, et l'on se peut défendre,

Je hais la perfidie, et n'en ai point usé,

Encor, que faussement on m'en ait accusé.

115   Mais si je ne suis pas digne de ta croyance,

Fais saisir ceux des miens, en qui j'ai confiance,

Fais-les mettre à la gêne, et par mille tourments,

Fais sortir de leur sein mes secrets sentiments.

Ainsi la vérité paraissant toute pure

120   Imposera pour moi silence à l'imposture ;

Il est bien vrai Seigneur, je ne le cèle pas,

J'ai fait à mon aîné la guerre en tes États,

Mais je te l'ai déjà dit, que je pouvais le faire,

Puisqu'ils se dépouillait des sentiments de frère,

125   Et me voulait ôter le bien de la clarté,

Quoique pendant ta vie il soit en sûreté ;

C'est là ce que je puis prouver à ta hautesse,

Ceux qui de ce cruel en avaient charge expresse,

Et qui n'osant commettre une telle action

130   Me vinrent avertir de son intention,

Justifieront assez, si tu les veux entendre

Un Prince malheureux, que l'on voulait surprendre.

Mais il doit bien attendre au moins pour mon trépas,

Que ta mort l'ait rendu maître de tes États ;

135   Lors suivant de ces lieux la barbare maxime,

Que pour régner sans crainte il s'assure d'un crime.

S'il me croit lâche assez pour lui vouloir ravir,

Et le Sceptre, et le jour au lieu de le servir,

Je ne me plaindrai point de l'effet tyrannique,

140   D'une si prévoyante, et dure Politique,

Les frères d'un Sultan lui sont tous ennemis,

Et pour régner enfin tout lui paraît permis.

Mais il ne règne pas, tandis qu'il a son père,

Ce Prince défiant n'est encor, que mon frère,

145   Grâces au Ciel encor je relève de toi,

Et son autorité ne va pas jusqu'à moi ;

J'ai rendu néanmoins honneur à sa naissance,

Tout autant, que j'ai cru ma vie en assurance,

Et n'ai jamais pour lui manqué d'aucun respect,

150   Que, quand sa lâcheté me l'a rendu suspect.

Mais je ne m'accuse point de le charger d'un crime,

Quand je n'ai point pour moi d'excuse légitime ;

Nous avons des témoins gens de bien, et de foi,

Si tu le veux permettre, ils parleront à toi,

155   Et quand ils t'auront fait un rapport véritable,

Tu verras de tes fils, lequel est le coupable.

SOLIMAN.

Si vous ne l'étiez pas, qui vous a retardé,

De me venir trouver, quand je l'ai commandé ?

Et ne deviez-vous pas par votre obéissance,

160   De votre procédé me montrer l'innocence ?

Que ne l'avez-vous fait au premier commandement ?

Mais vous étiez coupable, et craigniez justement.

BAJAZET.

Si tu le crois Seigneur, hé bien je le confesse,

Mais si j'ose parler encor à ta hautesse,

165   Tu ne m'as envoyé, qu'un ordre seulement.

Et je jure d'avoir obéi promptement.

SOLIMAN.

Je ne veux point agir en Juge trop sévère,

Mon fils, j'écouterai ces gens de votre frère,

Faites-les-moi venir tantôt, et je verrai,

170   Ce qu'ils diront pour vous, et ce que j'en croirai.

Que leur division me donnera de peine !

N'est-il point de moyen pour étouffer leur haine,

Ô ! Ciel de ta bonté j'espère ce bonheur,

Mais qu'est-ce que tu veux ? Parle.

SCÈNE II.
Soliman, un Capigi, Hazan.

LE CAPIGI.

Un Courrier Seigneur

175   Désire te parler.

SOLIMAN.

D'où vient-il ?

LE CAPIGI.

  De l'Armée.

SOLIMAN.

Qu'il entre, qu'à ce mot mon âme est alarmée,

Je crains quelque malheur, et je ne sais pourquoi,

Mais cette vaine crainte est indigne de moi.

HAZAN.

Pertave à ta hautesse envoie cette Lettre,

180   Qu'en tes mains seulement j'ai charge de remettre.

LETTRE.

Seigneur tu n'as plus d'ennemis,

Ils sont tous ou morts, ou soumis,

Par mon bras le Ciel t'en délivre,

La Thrace n'en souffrira plus,

185   Et de ces révoltés vaincus,

Le Chef cesse aujourd'hui de vivre.

     

L'imposteur est mort à mes yeux,

Mais en mourant ce factieux

Nomme la cause de son crime,

190   Bajazet, dit-il est l'auteur

De ma faute, et de mon malheur,

Et m'ôte la vie, et l'estime.

     

Celui qui te rend cet écrit,

Ayant ouï ce qu'il a dit,

195   Peut confirmer cette nouvelle,

Je t'en réponds, il est à moi,

À ces discours ajoute foi,

Il a vu mourir le rebelle

     

Aussi j'envoie à ta grandeur,

200   La femme de cet imposteur,

Qu'on doit nommer une merveille,

Chacun admire ses appas,

Et dès lors, que tu la verras

Tu la jugeras sans pareille.

     

PERTRAVE.

SOLIMAN.

205   Dit-il vrai le Bassa ? Croirai-je de mon fils

Qu'il soit d'intelligence avec nos ennemis ?

HAZAN.

Ce qu'écrit le Bassa, Seigneur est véritable.

SOLIMAN.

Hélas ! Si je le crois, mon fils est donc coupable.

Mais que je sache tout.

HAZAN.

Tu sauras tout Seigneur ;

210   Quand Pertave eût vaincu Mustapha l'imposteur,

Pour l'honneur de son Prince, et pour sa propre gloire

Ce généreux Bassa poursuivit sa victoire.

Mustapha fait retraite ; on le suit, on le joint,

Ceux, dont il est suivi ne nous résistent point ;

215   Ainsi seul contre nous on le saisit sans peine,

Le Bassa l'interroge, et lui craignant la gêne,

Confesse dès lors toute la vérité,

Qu'à se dire ton fils Bajazet l'a porté

Qu'ayant de Mustapha tous les traits de visage

220   Le geste, l'agrément, l'air, la parole, et l'âge,

Il passait pour ce Prince et fils de Soliman

Quoiqu'il fût au tombeau déjà depuis un an.

Qu'il avait joint encor à cette ressemblance

Une fourbe subtile, et pleine d'apparence ;

225   C'est, que pour se soustraire à ta sévérité,

Lorsque dans la Syrie il se fut révolté,

Prévoyant le malheur, qui menaçait sa vie

S'il eût aveuglement ta volonté suivie

Il ne fut point te voir, comme tu le voulais,

230   Craignant de voir le jour pour la dernière fois.

Que ne l'ayant point vu dès sa plus tendre enfance,

Tu n'avais de ses traits aucune souvenance,

Et qu'un simple Soldat, qui lui ressemblait fort,

Avant que te parler pour lui fut mis à mort ;

235   Et qu'après que du corps l'âme fut séparée

Cette masse de chair fut peu considérée,

Que tu ne la vis point, et que l'on mit pour lors

Le Prince Mustapha dans le nombre des morts.

Puis il dit au Bassa, que par ce stratagème

240   Il n'avait pas dessein de se servir lui-même,

Qu'il suivait en cela les ordres de ton fils,

Et qu'il s'était perdu pour les avoir suivis,

Que même Bajazet soudoyait son armée,

Et qu'un éclat trompeur, une ombre, une fumée,

245   Le nom de Mustapha, qui l'avaient ébloui,

Faisaient qu'à Bajazet il avait obéi,

Sans que jamais pourtant en quelque confidence

Des desseins de ton fils il eût eu connaissance.

Après que le Bassa sût ce qu'il souhaitait,

250   Il le fit étrangler, comme il le méritait,

Encor qu'avec instance il demandât la vie,

Par nos gens, cependant sa femme est poursuivie,

On la prend, et je crois que bientôt dans ces lieux

Ta hautesse verra ce chef d'oeuvre des Cieux.

SOLIMAN.

255   Quoi donc de l'imposteur, vous êtes le complice

Prince lâche, perfide, et digne du supplice ?

Donc vous prêtez la main à sa rébellion.

Mais que dis-je, il ne sert qu'à votre ambition,

Et lui-même vous nomme en cette conjoncture

260   La cause de sa perte, et de son imposture,

Et mauvais serviteur d'un Maître criminel,

Jette sur votre nom un opprobre éternel ;

Mais la Sultane vient ; cachons-lui notre peine,

Madame quel sujet en ce lieu vous amène ?

SCÈNE III.
Soliman, Roxelane.

ROXELANE.

265   Qui m'amène en ce lieu, Seigneur ? Ne sais-tu pas,

Que la crainte et l'Amour y conduisent mes pas ?

On accuse mon fils, et je viens pour apprendre,

Si l'Amour paternel a bien su le défendre,

Je te viens demander si tu l'as condamné,

270   Si l'on sacrifiera le cadet à l'aîné,

Et si de tes soupçons déplorable victime

Près d'un père soi bon l'imposture l'opprime.

SOLIMAN.

L'imposture en ceci n'agit aucunement,

Je le tiens criminel sur un vrai fondement.

275   Et plût au juste Ciel qu'il fut moins véritable,

Mon coeur souffre beaucoup à le croire coupable,

Aussi ne veux-je pas lui dénier un point,

Qu'aux plus grands criminels on ne dévierait point,

C'est d'entendre parler quelques gens de son frère,

280   Par qui Sélim dit-il tâchait de s'en défaire

Mais qui tremblant d'horreur pour cet acte inhumain,

Et n'osant accomplir son barbare dessein

L'en furent avertir, et lui firent connaître,

Qu'ils ne feraient jamais un crime pour leur Maître ;

285   Je les veux écouter, et vous devez savoir,

Que pour lui la nature a bien fait son devoir.

ROXELANE.

Que cette grâce, ô Ciel, si longtemps attendue

Me donne peu de joie, et m'est bien chère vendue !

Si j'ai pu par mes pleurs émouvoir ta pitié,

290   Je ne reçois de toi qu'un bienfait à moitié,

Et de mes deux enfants, quand tu m'es favorable

Pour justifier l'un tu fais l'autre coupable,

Car il n'est pas permis pour s'assurer son rang,

Qu'un frère perde un frère, et répande son sang ;

295   Qu'ai-je donc obtenu de ta bonté suprême,

Si le criminel change, et le crime est le même ?

Ne sont-ils pas tous deux formés du même sang,

Et n'ont-ils pas reçu la vie au même flanc ?

Faut-il, que l'un des deux soit à l'autre perfide,

300   Que l'un d'eux ait voulu commettre un Fratricide,

Et soit indigne enfin de notre affection,

Ou par la défiance, ou par l'ambition.

SOLIMAN.

Un père entre ses fils sera Juge équitable.

ROXELANE.

Pourras-tu te résoudre à punir le coupable ?

SOLIMAN.

305   Ne vous alarmez point sans en avoir sujet,

Le temps justifiera peut-être Bajazet.

ROXELANE.

Hé s'il est innocent, que deviendra son frère.

SOLIMAN.

Ne craignez rien pour lui, si son Juge est son père.

SCÈNE IV.

ROXELANE, seule.

Je n'aurais pas raison d'appréhender pour lui,

310   Sélim dedans ce lieu ne manque pas d'appui,

Et quoi, que le Sultan, m'ait voulu faire entendre.

L'Amour, qu'il a pour lui travaille à le défendre.

Je crains pour Bajazet, il cause mon souci,

Peut-être, que sa vie est en danger ici ;

315   Et qu'il serait besoin avec son innocence,

Qu'il eût pour se défendre un peu plus de puissance,

Qu'en tête d'une armée il se fit redouter,

Et qu'on n'eût pas enfin pouvoir de l'arrêter ;

Mais il est hors d'état d'éviter la tempête,

320   Si l'on lui veut lancer la foudre sur la tête,

Il s'est mis en hasard, pour être obéissant ;

On l'accusait bien moins quand il était absent,

Mais le respect, qu'il rend aux ordres de son père,

L'expose à la rigueur d'un jugement sévère,

325   Prince partout ailleurs, il est sujet ici ;

Et l'on l'y peut traiter comme un sujet aussi,

Ce fils, que j'aime tant perdrait ici la vie ?

Sa mort d'une autre mort serait bientôt suivie,

Celle de son aîné cause de son malheur

330   Servirait de remède à ma juste douleur,

Si l'Amour du Sultan, pour Sélim est extrême,

Pour mon cher Bajazet mon Amour est de même,

Si l'on veut empêcher le trépas de l'aîné,

Il faut, que le cadet ne soit pas condamné,

335   Si l'on m'ose affliger, que l'on craigne ma haine,

Il n'est rien d'impossible à la Sultane Reine ;

Je n'aurai pas besoin de faire grand effort ;

Dès que je parlerai, c'en est fait il est mort ;

Mais je m'échauffe trop, sans qu'il soit nécessaire,

340   On n'ôte pas encor Bajazet à sa mère,

On veut encor l'entendre, et s'il est écouté,

Je puis apparemment le croire en sûreté !

Pour condamner un fils, il ne faut point l'entendre,

À la moindre parole, on se laisse surprendre,

345   Et l'on n'en peut ouïr un soupir seulement.

Sans qu'un père aussitôt change de sentiment.

Mais il ne suffit pas que la nature agisse,

Et que même pour lui se trouve la Justice,

Il faut, que la raison soutienne son parti ;

350   C'est, en quoi j'ai besoin de l'aide du Mufti !

Cet homme s'est acquis avec son éloquence

Sur l'esprit du Sultan une grande créance,

Soliman le chérit, et ne fait jamais rien,

Que sur tout autre avis il ne suive le sien ;

355   Faisons donc, qu'il lui parle, et que par son adresse

Bajazet soit absous, et que ma crainte cesse.

Comme il est tout à moi, je m'en puis assurer,

Et dessus son crédit je puis tout espérer ;

Mais me servir de lui semble faire paraître,

360   Qu'il a plus de pouvoir sur l'esprit de son Maître,

Que moi, qui jusqu'ici n'avais rien demandé,

Qu'il ne m'eût aussitôt aisément accordé ;

Moi de qui l'on a vu l'adresse plus qu'humaine

Faire d'une sujette une Sultane Reine,

365   Qualité glorieuse, et que depuis longtemps

Les femmes ne pouvaient obtenir des Sultans ;

Moi, qui suis parvenue à ce degré suprême

Par l'Amour du Sultan, et ma faveur extrême

J'emploierai du Mufti le crédit aujourd'hui ;

370   Ah ne balançons point à nous servir de lui

Et ne regardons point, s'il y va de ma gloire,

Nul moyen n'est honteux, qui donne une victoire.

Envoyons-le chercher, faisons que promptement

Il parle à l'Empereur selon mon sentiment,

375   Après si ce discours ne peut rien sur son âme

Suffit pour mon dessein, que Roxelane est femme.

ACTE II

SCÈNE I.
Soliman, Acomat, Le Mufti.

SOLIMAN.

Vous, que j'ai consultés dans toutes mes affaires,

Et de qui j'ai reçu des conseils salutaires,

Amis de Soliman, appuis de son État,

380   Mufti prudent et sage, et vous brave Acomat,

Je veux vous confier un secret d'importance,

Mais je ne vous puis donner la connaissance,

Si vous ne m'assurez, qu'un discours indiscret

Ne vous fera jamais découvrir mon secret.

LE MUFTI.

385   Si tu n'es pas Seigneur assuré de mon zèle,

Et si tu ne me crois un confident fidèle,

Ne me découvre point ce secret important.

ACOMAT.

Seigneur sur ce sujet je t'en dois dire autant.

Si ma fidélité tant de fois éprouvée,

390   Au point où tu la veux, n'était pas arrivée,

Ne me fait point savoir ce qui se doit celer

Mais, si tu la connais, ne crains point de parler ;

Si l'on apprend par moi ce secret qui t'importe,

Ôte-moi pour jamais l'honneur d'être à ta porte,

395   La garde de tes sceaux, et m'ôte enfin le jour,

Si je t'ose trahir par un si lâche tour.

SOLIMAN.

C'est assez, je vous crois l'un et l'autre fidèle ;

Que je vais vous apprendre une étrange nouvelle,

Et qui surprendra bien sans doute vos esprits,

400   Si même Soliman s'en est trouvé surpris.

Hélas ! Que la fortune est légère et volage,

Que toute sa faveur est un faible avantage,

Si lors, que l'on la croit posséder pleinement,

On s'en trouve privé par un prompt changement.

405   Je n'ai point combattu sans gagner de victoire,

Toutes mes actions ont augmenté ma gloire,

J'ai vu tous réussir les desseins que j'ai fait

Et l'Europe et l'Asie, en sentent les effets,

Tant d'ennemis vaincus, tant de forces domptées,

410   Tant de fameux exploits, de places emportées.

Mais tout ce grand bonheur, que j'ai tant souhaité,

Quand j'en ai cru jouir, ne m'a point contenté ;

De quoi me sert aussi l'invincible puissance,

Qui range tant d'États sous mon obéissance,

415   Si jamais l'union ne règne entre mes fils,

Et si je ne puis voir leurs discords assoupis.

La grandeur seulement n'est pas ce qui contente,

Sans le repos d'esprit la Couronne est pesante,

Et pour grand que l'on soit, s'il reste des désirs,

420   On ne saurait manquer d'avoir des déplaisirs.

C'est ce que je connais par mon expérience ;

Si l'on en veut ouïr la commune créance,

C'est être bien heureux, qu'être toujours vainqueurs,

Mais chacun ne sait pas, que mon mal est au coeur.

425   Le peuple ne voit pas dans son erreur grossière,

Que satisfait en Prince, on peut souffrir en père,

Et que c'est un grand mal de se voir obligé,

De paraître content, quand on est affligé.

Dur et funeste sort, dans le rang où nous sommes,

430   De ne pouvoir agir comme les autres hommes,

Et de nous voir privés de notre liberté,

Avec tant de puissance, et tant d'autorité ?

Aussi ne puis-je plus à la fin me contraindre,

Et quoique les grands coeurs ne doivent pas se plaindre,

435   Je me plains toutefois, qu'avec tout mon pouvoir,

Le seul bien que je veux, je ne le puis avoir.

Je voudrais voir mes fils en bonne intelligence,

Qu'ils n'eussent l'un de l'autre aucune défiance,

Et que vivant en paix dans leurs gouvernements,

440   Ils eussent du respect pour mes commandements.

Mais encore Sélim n'est-il pas si coupable,

S'il m'a désobéi sa faute est excusable,

Son frère l'attaquait, et s'en voyant presser,

Il a cru le pouvoir justement repousser.

445   C'est ce, que toutefois Bajazet me dénie,

Et ce, que hautement il nomme calomnie.

Il dit plus, que Sélim employe tous ses soins

À le faire périr, qu'il en a pour témoins,

Ceux-mêmes, qui devaient servir à sa ruine,

450   Et qui par un effet de la bonté Divine,

Afin de le sauver lui vinrent découvrir,

Qu'on les avait chargés de le faire mourir ;

Bajazet ce matin me tenant ce langage,

Sur Sélim peu s'en faut remportait l'avantage,

455   J'étais prêt à le croire, et je n'attendais plus,

Que d'entendre parler ses témoins là-dessus,

Quand on m'a fait savoir, ô fâcheuse nouvelle,

Que le faux Mustapha, ce traître, ce rebelle,

L'avait de sa révolte en mourant accusé,

460   Et que sans lui jamais il n'aurait rien osé.

Ce discours vous surprend, mais il est véritable,

De sa rébellion Bajazet est coupable,

Pertave m'en assure, et même cet écrit

Vous pourra confirmer, ce que je vous ai dit.

465   Je vous laisse à juger des troubles de mon âme,

À l'instant, que j'ai su cette action infâme,

À l'instant, que j'ai su qu'un Prince de mon sang

Par cette lâcheté déshonorait son rang ;

Je me plaignais souvent, qu'il haïssait son frère

470   Hélas ! C'était bien moins, que s'en prendre à son père,

Et pour exécuter ses coupables projets,

Armer insolemment contre moi mes sujets.

Mais quel était son but, et que pensait-il faire,

Ce fils dénaturé cet esprit téméraire ?

475   Quoi voulait-il régner, croyait-il, que mes jours

Pour son ambition eussent un trop long cours ?

Et que prétendait-il avec cet artifice ;

Ce dessein quel qu'il fut, avait peu de Justice ;

Et même il ne pourrait, qu'avec difficulté

480   S'emparer de mon Trône, ou m'ôter la clarté.

Mon Sceptre après ma mort appartient à son frère,

Si c'est là son espoir, c'est en vain qu'il espère ;

Pour moi, je ne crains rien de ses mauvais desseins,

Je le tiens le perfide, il est entre mes mains,

485   Je puis, si je le veux le priver de la vie ;

Mais je n'ai point voulu, qu'elle lui fut ravie

Sans avoir sur son crime écouté vos avis,

Les seuls que je veux prendre, et qui seront suivis ;

Faites-moi donc savoir, ce qu'il faut que je fasse,

490   Si je dois le punir, ou bien lui faire grâce.

LE MUFTI.

Puisque tu veux Seigneur savoir mon sentiment,

Je suis prêt d'obéir à ton commandement,

Et te vais déclarer ce que le Ciel m'inspire,

Ce qu'a fait Bajazet pour toi, pour ton Empire,

495   Sa vertu sans égale, et sa haute valeur,

À parler librement ont causé son malheur.

On n'a pu voir Seigneur, qu'avec des yeux d'envie,

Les belles actions d'une si belle vie,

Et je dirai de plus encor s'il m'est permis,

500   Que sa seule vertu lui fait des ennemis.

Mais quittons un discours, qui peut-être t'irrite ;

Je dis donc seulement Seigneur, que son mérite

Le doit mettre à couvert des traits de ta rigueur,

Et qu'il n'est ni criminel, que d'avoir trop de coeur,

505   Pouvait-il supporter les mépris de son frère ?

Ce Prince de tout temps à son bonheur contraire,

Le traitait en vassal, et tâchait sourdement,

De se rendre le Maître en son gouvernement.

Bajazet, qu'on traitait avec tant d'injustice

510   Veut se fortifier contre cet artifice,

Recherche les moyens de conserver son bien,

Et se met en état de n'appréhender rien ;

Et comme il est aimé de toute sa Province,

Elle prend aussitôt l'intérêt de son Prince,

515   Lui fournit de l'argent, et dans deux mois de temps,

Elle lui met sur pied vingt mille combattants.

Son frère, qui se voit ainsi dans l'impuissance,

D'achever ses desseins selon son espérance,

Dans son gouvernement fait lever des Soldats,

520   Mais son projet encor ne lui réussit pas,

Huit mille combattants composent son Armée ;

Lors contre Bajazet sa haine est rallumée,

Et par un mouvement indigne d'un grand coeur,

Il se laisse emporter à toute sa fureur.

525   Seigneur tu sais le reste, et de Bajazet même,

Jusques, où l'a porté cette fureur extrême,

Tu sais le noir dessein, qu'il avait projeté,

Et qui grâces aux Cieux n'est point exécuté.

Après cette action, si Sélim n'est coupable,

530   Je le confesserai, Bajazet est blâmable,

Il fait à son aîné la guerre injustement,

Enfin son procédé mérite châtiment.

S'il est permis aussi de conserver sa vie,

Contre les ennemis dont elle est poursuivie,

535   On ne peut accuser le Prince Bajazet,

Puisque se conserver est tout ce qu'il a fait.

Nous n'avons rien Seigneur de si cher, que la vie,

Vouloir se l'assurer, c'est une juste envie,

Ce trésor précieux, dont on fait tant de cas,

540   Alors qu'il est perdu, ne se recouvre pas ;

Comme c'est un bonheur, à qui tout autre cède,

Si l'on veut en priver celui qui le possède,

Il peut sans injustice en cette extrémité,

N'épargner pas celui, dont il est maltraité ;

545   Bajazet, dont l'esprit a peu de violence ;

N'a pas voulu porter jusque-là sa vengeance,

Toujours Maître absolu de son ressentiment,

Il a fait éclater son pouvoir seulement,

Et toujours a fait voir en Prince magnanime,

550   Que dans tous ses desseins il n'entre point de crime.

Sélim tâche à le perdre, on lui vient découvrir,

À de lâches moyens le voit-on recourir,

Pour mettre en sûreté, sa vie, et sa fortune ?

Si ce Prince n'eût cru, qu'une vertu commune,

555   Il eût cédé bientôt au violent transport,

Qu'excite dans les coeurs la crainte de la mort,

Et voulant prévenir tout accident sinistre,

Il eût de sa fureur trouvé plus d'un Ministre ;

Mais il s'est comporté plus généreusement,

560   Aussi voit-on agir les grands coeurs autrement.

Il a toujours haï ces hommes mercenaires,

Qui se portent à tout, par l'espoir des salaires,

Qui lâches, et cruels du sang des Souverains

Osent même souiller leurs sacrilèges mains,

565   Et loin de s'en servir on sait bien, quel supplice

À ces coeurs inhumains ordonne sa Justice.

Enfin chacun Seigneur sait, qu'il ne s'en sert point,

Et que s'il a manqué, ce n'est pas en ce point.

Mais il est accusé d'une action plus noire ;

570   Hélas ! Que d'envieux s'attaquent à sa gloire,

On dit, qu'en expirant Mustapha l'imposteur

De sa rébellion l'a déclaré l'auteur ;

Certes ses ennemis ont beaucoup d'impudence,

Où leurs faibles esprits manquent bien de prudence,

575   Quoi ne jugent-ils pas, qu'un traÎtre un imposteur

Ne saurait près de toi passer, que pour menteur,

Qui se disait ton fils avec tant d'insolence,

Quoique l'on fut certain de sa basse naissance,

Croyant par un mensonge éviter le trépas,

580   Sans doute en ce rencontre a dit ce qui n'est pas ;

Il a cru, qu'on voudrait en savoir davantage ;

Et celui qui se voit prêt de faire naufrage

Dans l'extrême désir, qu'il a de se sauver,

S'attache fortement à ce qu'il peut trouver,

585   Et n'examine point dans sa crainte excessive,

Si son flottant Asile ira jusqu'à la rive.

Ainsi ce malheureux se voyant en danger,

Du crime, qui le perd tâche à se décharger,

En couvre Bajazet, et blesse ainsi sa gloire,

590   Et si Sélim se fut offert à sa mémoire,

Afin de gagner temps en cette occasion,

Il l'aurait accusé de sa rébellion.

Quoi Seigneur, le hasard sera-t-il donc capable,

De te faire traiter Bajazet en coupable,

595   On cherchait un grand nom, afin de s'en couvrir,

Si le sien s'est trouvé, quoi doit-il en mourir ?

Au fourbe connu tel donneras-tu créance,

Un criminel peut-il accuser l'innocence,

Et peut-il témoigner contre ton propre fils,

600   Lui qui fut le plus grand de tous tes ennemis.

Mais si cette raison n'était pas assez forte,

Considère Seigneur, le respect qu'il te porte,

De tes commandements il se fait une Loi,

Ta hautesse l'appelle, il se rend près de toi,

605   Craint-il de hasarder ses gens par son absence ;

Voit-on, qui les préfère à son obéissance,

Ses plus chers intérêts ont-ils eu le pouvoir

De lui faire oublier, quel était son devoir ?

Voit-on, qu'un criminel à ses Juges se montre,

610   Tant qu'il a le pouvoir d'éviter leur rencontre ?

Non, non il ne l'est point, et on l'accuse à tort

Ne condamne donc pas Bajazet à la mort,

Ne le crois point auteur d'une infâme cabale,

Ni l'ennemi juré de ta Maison Royale.

ACOMAT.

615   Seigneur, ce qu'on t'a dit du Prince Bajazet,

D'une haine cachée est peut-être l'effet,

Peut-être, qu'on en veut à sa vie, à sa gloire.

Mais ce n'est qu'un peut-être, et qu'on peut ne pas croire,

Et puisqu'il m'est permis de parler franchement,

620   Je ne contraindrai point ici mon sentiment.

De deux crimes très grands, on dit qu'il est coupable ;

L'un et l'autre Seigneur est plus que vraisemblable.

N'a-t-il pas attaqué Sélim ouvertement,

N'a-t-il pas désolé tout son gouvernement ?

625   Combien avons-nous vu par ses guerres civiles

De carnages affreux aux Champs, et dans les Villes ?

Combien de tes sujets massacrés par ses mains,

Qui voulaient faire obstacle au cours de ses desseins.

Par son ambition les Villes sont brûlées,

630   Leurs Habitants sont morts, les Provinces pillées,

Et tous les lieux enfin où ses gens ont été ;

Sont de sanglants portraits de la calamité ;

Mais n'a-t-il pas encor commis de plus grands crimes,

Combien s'est sa fureur immolé de victimes,

635   Combien a-t-elle fait d'injustes ennemis,

Quand il a fait combattre un père contre un fils,

Inspirant à ce fils pour combattre son père

Les sentiments qu'il a de haine pour son frère.

Selon mon sentiment cette seule action,

640   A mérité Seigneur une punition.

Quoi porter la nature ainsi contre elle-même,

Contraindre de haïr les personnes qu'on aime,

Ô ! Ciel qu'elle injustice, et qu'elle impiété,

D'imposer hautement cette nécessité.

645   Il l'a fait cependant, personne ne l'ignore,

Et je pourrais bien dire à ta hautesse encore,

Que d'avoir mis aux mains parents contre parents,

C'est un chemin ouvert à des crimes plus grands,

Que quand on voit souvent des crimes de la sorte,

650   On n'en a moins d'horreur, qu'aisément on s'y porte,

Et qu'ainsi Bajazet pourrait être accusé,

Quand il a fait oser d'avoir lui-même osé,

Et d'avoir attenté sur les jours de son frère,

Cette action est-elle à son humeur contraire ?

655   Quiconque le connaît sait que l'ambition

Fut toujours de son coeur la seule passion,

Et que tout ce qui rend cette passion vaine,

Fut et sera toujours un objet de sa haine.

Ce que je dis Seigneur, on ne peut le nier,

660   Et je n'ai pas dessein de le calomnier.

Ses moindres actions, se paroles, ses gestes

En sont à tout moment des preuves manifestes,

Et plus encor Seigneur, ce qu'il ne peut cacher

Et qu'à jamais Sélim lui pourra reprocher ;

665   Vouloir pousser à bout l'héritier de l'Empire

Son frère, son aîné, quelle action est pire,

Et peut à tes sujets imprimer plus d'horreur,

À moins que détrôner notre auguste Empereur ?

Et sans doute qu'un jour il se pourra défaire

670   De tout ce qui l'empêche, et d'un frère et d'un père,

Si tu ne te résous d'agir comme tu dois,

Et soumettre sa tête à la rigueur des Lois.

Peut-être ce discours me perdra, mais n'importe

Un fidèle sujet doit parler de la sorte,

675   Acomat a toujours regardé le présent,

Il n'a point pour le crime un esprit complaisant,

Quand il serait certain, que Bajazet lui-même

Posséderait un jour ta puissance suprême,

Quand il serait certain, que l'on le punirait

680   De la même façon Acomat parlerait ;

Mais on t'assure encor qu'il servait un rebelle

Quoique cette action soit lâche et criminelle,

Et que le seul penser en soit même odieux,

De quoi n'est pas capable un homme ambitieux

685   Et pourvu qu'à son gré son dessein réussisse,

Le voit-on répugner à faire une injustice ?

Il a de grands desseins que chacun ne sait pas ;

Sans doute qu'il en veut Seigneur à tes États,

Et qu'alors que l'on croit qu'il n'en veut qu'à son frère,

690   Il tâche à s'emparer du Trône de son père ;

On en voit le dessein assez bien concerté,

D'un côté Mustapha, lui d'un autre côté,

L'un au coeur de l'État, l'autre sur les frontières,

Et dans leurs intérêts des Provinces entières ;

695   Ainsi tu peux juger par ce commencement,

Que l'on n'accuse pas Bajazet faussement :

Mais considère encor de plus près cette affaire,

Il tâche à perdre un frère, et fait revivre un frère,

Sélim est un obstacle à sa prétention,

700   Il le veut immoler à son ambition,

Et craignant de manquer ce dessein détestable,

Un infâme imposteur à Mustapha semblable,

Se dit comme ce Prince aîné de Soliman,

Légitime héritier de l'Empire Ottoman.

705   Ainsi de tous côtés la fortune conspire

À porter Bajazet au Trône qu'il désire ;

Alors que Mustapha semble l'en reculer,

C'est en ce même temps, que l'on l'y voit voler ;

Car ce n'est pas pour lui que le traître travaille,

710   Et si ce malheureux eût gagné la Bataille,

Et qu'il eût pu se joindre avecque Bajazet,

Sélim était perdu, Seigneur s'en était fait,

Et peut-être qu'après ce crime épouvantable

Bajazet d'un plus noir aurait été coupable.

715   Après cela Seigneur, je ne dirai plus rien,

Bajazet est coupable, et tu le connais bien,

Ainsi tu ne saurais l'exempter du supplice,

Si tu n'es résolu de blesser ta Justice.

SOLIMAN.

Lequel de ces avis dois-je croire aujourd'hui ?

720   L'un défend Bajazet, et l'autre est contre lui,

L'un lui donne la vie, et l'autre veut qu'il meure,

De vos opinions laquelle est la meilleure ?

LE MUFTI.

Pour bien faire Seigneur ne nous crois point tous deux ;

Laisse-là nos conseils, tu n'as pas besoin d'eux,

725   L'âme de Soliman n'a que trop de lumière

Pour se porter sans nous à ce qu'elle doit faire,

C'est de toi seulement que tu dois prendre avis

Puisqu'il s'agit de perdre, ou de favoriser ton fils.

SOLIMAN.

Je croirai ce conseil dans ce désordre extrême,

730   Je veux sur ce sujet me consulter moi-même,

Et les seuls sentiments sont ceux que je suivrai.

LE MUFTI.

C'est le meilleur moyen, et le plus assuré,

Pour finir de ton coeur, le trouble, et la tristesse.

ACOMAT.

Vouloir t'en rapporter Seigneur, à ta hautesse,

735   C'est te mettre en hasard d'agir injustement,

Bajazet en ton coeur parlera hautement,

Et le sang...

SOLIMAN.

Quoi qu'il die Acomat, il n'importe

L'Amour d'un père est fort, la Justice est plus forte,

Et n'appréhendez pas qu'il me surprenne ainsi,

740   Gardez bien mon secret, et me laissez ici.

Hé bien quel sentiment mon coeur voulez-vous prendre ?

On accuse mon fils, allez-vous le défendre,

Ou suivant contre lui le conseil d'Acomat,

L'allez-vous immoler au repos de l'État,

745   Vous ne répondez rien, il faut pourtant résoudre,

Vous n'osez condamner, et pouvez absoudre ;

Vous devez après tout choisir, et promptement.

SCÈNE II.
Soliman, Bajazet.

BAJAZET.

Seigneur,

SOLIMAN.

Que voulez-vous ?

BAJAZET.

Te parler un moment

Et te faire connaître, enfin mon innocence,

750   Par ces témoins.

SOLIMAN.

  Demain, ils auront audience,

J'ai trop pour les ouïr de soucis dans l'esprit ;

SCÈNE III.
Soliman, Bajazet, Aspasie, Hazan.

HAZAN.

Voilà cette beauté dont Pertave t'écrit,

Seigneur, que de sa part j'amène à ta hautesse.

ASPASIE.

Seigneur tu peux juger en voyant ma tristesse,

755   L'extrême déplaisir, qui déchire mon coeur,

Mon Destin n'a pour moi que haine, et que rigueur,

Mais si comme je crois, ton âme est généreuse,

Montre quelque pitié pour une malheureuse,

Change de ce Destin l'implacable courroux,

760   Fais que dans le tombeau je suive mon époux ;

Mustapha ne vit plus, je ne saurais plus vivre,

Il m'appelle avec lui, Seigneur je dois le suivre ;

Mais si je n'obtiens pas cette faveur de toi,

Rien ne m'empêchera de l'obtenir de moi.

SOLIMAN.

765   Ô ! Merveilleux courage, ô femme généreuse,

Digne d'un autre Époux, et d'être plus heureuse.

ASPASIE.

Seigneur laisse en repos ce Prince infortuné,

Je rends grâces au Ciel de me l'avoir donné,

L'estime que j'en ai ne peut être blâmée :

770   J'adorais mon époux, et j'en étais aimée,

C'était tout mon bonheur de vivre avecque lui.

Comme ce l'est encor de le suivre aujourd'hui.

SOLIMAN.

Ô Vertu sans égale ; allez qu'on la ramène.

ASPASIE.

Ciel par un prompt trépas mettez fin à ma peine.

SCÈNE IV.

BAJAZET, seul.

775   Qu'ai-je vu juste Ciel ? Aspasie en ces lieux ?

Ne me trompai-je point ; vous croirai-je mes yeux ?

De quel étonnement est mon âme saisie

Quoi vous êtes esclave ô charmante Aspasie ?

Quoi vous êtes esclave, et votre époux est mort ?

780   Ô revers de fortune ; étrange effet du sort !

Mais qu'est-ce que je sens, quel désordre en mon âme,

Je me sens tout ému, mon coeur est tout de flamme,

Aspasie est-ce vous, qui causez ce transport ?

Hélas ! Mon feu renaît ; quand votre époux est mort ;

785   Avant qu'il vous obtînt d'Amurat votre père,

Je vous aimais beaucoup, et vous m'étiez bien chère,

Quand vous fûtes à lui, je changeai de dessein,

L'estime sans l'amour resta seule en mon sein,

Maintenant que mon coeur vous peut aimer sans crime,

790   Il a beaucoup d'Amour, avec beaucoup d'estime ;

Mais je ne songe pas troublé de cet Amour,

Que peut-être demain sera mon dernier jour,

Et qu'il faut travailler à me sauver la vie

Si je veux de ses fers délivrer Aspasie,

795   Tâchons donc à sortir su danger où je suis,

Et je verrai pour elle après ce que je puis.

ACTE III

SCÈNE I.

SOLIMAN, seul.

Amour cruel tyran, dont l'injuste puissance

S'établit dans mon âme avecque violence,

Pourquoi hors de propos viens-tu troubler mon coeur,

800   Quand il ne l'est que trop d'une extrême douleur ?

Demain à Bajazet j'ôte ou laisse la vie

Et tu viens me parler des charmes d'Aspasie ;

Va, va retire-toi, tu m'en parles en vain,

Je n'ai point pour tes feux de place dans mon sein ;

805   Bajazet à présent remplit toute mon âme,

Et tu veux toutefois y loger une flamme,

Qu'un Prince bien sensé ne doit pas recevoir,

La raison malgré toi m'enseigne mon devoir,

Tu veux me faire aimer la veuve d'un rebelle,

810   Moi que j'aime Aspasie ; ah s'en est trop pour elle,

Elle a trop mérité mon indignation,

C'est assez qu'elle échappe à sa punition,

Et que d'un révolté criminelle complice

Elle ait part au forfait sans l'avoir au supplice.

815   Sortez donc de mon coeur désirs qui m'aveuglez,

Indigne affection, mouvements déréglés,

Sortez je vous l'ordonne ; et vous ferez paraître,

Que le seul Soliman de son coeur est le maître,

Qu'il peut être assailli, mais non pas surmonté,

820   Et ne reçoit de lois que de sa volonté.

Inutiles projets d'une chose impossible,

Bien plus que Soliman l'Amour est invincible,

En vain je veux combattre un si fort ennemi,

Et le chasser d'un coeur qu'il possède à demi,

825   Ma force m'abandonne, et mes yeux me trahissent,

À cet usurpateur les lâches obéissent,

Et suivant son parti plutôt que leur devoir,

Ils ont par leur révolte affermi son pouvoir.

Hélas ! Ces traîtres seuls lui pouvaient faire tête,

830   Et par leur lâcheté mon coeur est sa conquête ;

Ô perfides sujets, quel crime avez-vous fait,

De votre lâcheté voyez le bel effet !

J'aime, mais un objet indigne de ma flamme,

Soliman est vaincu, mais vaincu d'une femme,

835   Et d'une femme encor, dont on a vu l'époux,

Et rebelle à son Prince, et traître comme vous.

J'aime une esclave enfin, que vous m'avez montrée,

Par vous seuls de mon coeur elle s'est emparée,

Sans vous je serais libre, où je suis en prison,

840   Vous deviez vous unir avecque ma raison,

Sa force s'étant jointe à votre résistance,

Vous verriez vos tyrans sous votre obéissance,

Vous auriez mis aux fers Aspasie et l'Amour,

Qui vous ont surmontés en moins d'un demi jour :

845   Mais je me plains en vain d'un malheur sans remède,

Impuissant contre eux deux, il faut que je leur cède,

Trahi par mes sujets, et d'eux abandonné,

Je ne me défends plus, qu'en esclave enchaîné,

Qui se voyant privé d'armes, et d'assistance,

850   N'a que ses seuls désirs pour faire résistance ;

Enfin, je suis vaincu pour la première fois,

Je fais ce qu'on m'ordonne, et non ce que je dois,

Si je cède à l'Amour, j'ai du moins l'avantage,

Que souvent on a vu triompher mon courage,

855   Et qu'encor que mes yeux fussent de son côté,

Je me suis défendu jusqu'à l'extrémité :

Voyons donc Aspasie ; ah que viens-je de dire,

Mais, quoi, je ne fais plus ce que mon coeur désire,

Je suis mes mouvements d'un tyran absolu,

860   Et dois exécuter ce qu'il a résolu.

À moi quelqu'un.

UN CAPIGI.

Seigneur.

SOLIMAN.

Amenez Aspasie,

Je le confesse Amour, ta force est infinie,

À celui qui peut tout, je n'ai pu résister,

Il ne fallait pas moins aussi pour me dompter.

865   Tu pouvais toutefois content de ta victoire,

Sans en perdre le fruit, me conserver ma gloire,

Et vaincre Soliman avec d'autres appas,

Mille et mille beautés brillent dans mes États,

Et tu pouvais cruel épargner à mon âme,

870   Le déshonneur d'aimer la veuve d'un infâme ;

Elle vient, peut-on voir une telle beauté,

Et croire que l'aimer soit une lâcheté.

SCÈNE II.
Soliman, Aspasie.

ASPASIE.

Seigneur, je viens savoir ce que veut ta hautesse.

SOLIMAN.

Je veux de votre coeur dissiper la tristesse,

875   Je veux vous rendre heureuse, et vous faire avouer

Que de votre Destin vous devez vous louer.

ASPASIE.

Cette félicité ne me fait point d'envie,

Le bonheur ne l'est plus alors qu'on hait la vie

Un coeur en cet état ne le saurait goûter,

880   Et c'est peu le servir que de lui présenter,

Tous les plaisirs pour moi n'ont plus rien d'agréable,

Reine de l'Univers je serais misérable,

Mon époux étant mort, il n'est rien sous les Cieux,

Que mon affliction ne me rende odieux,

885   Grandeur, Trône, pouvoir, la gloire, et le jour même,

Tous ces biens sont des maux, quand on perd ceux qu'on aime.

SOLIMAN.

Je pourrais vous offrir un bien si précieux,

Que peut-être il serait agréable à vos yeux.

ASPASIE.

Si ce bien n'est la mort, il ne saurait me plaire,

890   C'est le seul où je tends, et qui m'est nécessaire ;

Depuis le jour fatal que périt Mustapha,

Et que de son malheur Pertave triompha,

J'attends ma dernière heure avec impatience,

Ne pouvant pas souffrir une si dure absence.

SOLIMAN.

895   La mort n'est pas un bien, à qui peut l'éviter.

ASPASIE.

On doit appeler bien, ce qui peut contenter.

SOLIMAN.

Mais pourtant cette mort de vous désirée,

Est un contentement de fort peu de durée.

ASPASIE.

Aussi je ne la nomme un souverain bonheur,

900   Qu'en tant qu'elle a pouvoir de finir ma douleur.

SOLIMAN.

Le temps pour l'apaiser a la même puissance.

ASPASIE.

Le temps prolongera seulement ma souffrance,

Apaiser ma douleur, ce n'est pas la guérir

Et le meilleur remède enfin c'est de mourir.

SOLIMAN.

905   Je serais trop cruel de suivre votre envie.

ASPASIE.

Vous perdez mon époux, et respectez ma vie,

Par quelle différence agissez-vous ainsi ?

S'il était criminel, je suis coupable aussi,

Il n'a jamais failli, qu'il ne m'eût pour complice,

910   S'il est mort pour un crime, il faut que je périsse.

SOLIMAN.

Je vous veux prononcer un jugement plus doux,

Et je ne vous dois pas écouter contre vous,

Je mets entre vous deux bien plus de différence,

Ses crimes ont paru, je sais votre innocence,

915   Et tout ce qu'on peut enfin vous reprocher,

C'est que ce criminel vous est un peu trop cher.

ASPASIE.

Je n'entreprendrai point de juger de ses crimes,

C'est à moi d'estimer ses desseins légitimes,

Mais qu'il soit innocent ou qu'il ne le soit pas,

920   J'ai trop pour mon bonheur survécu son trépas.

SOLIMAN.

Vous ne quittez donc point le dessein de le suivre ?

ASPASIE.

Il faut bien le vouloir, si je ne puis plus vivre.

SOLIMAN.

Chassez de votre esprit ce funeste penser.

ASPASIE.

Je veux qu'il y demeure, et non pas l'en chasser.

SOLIMAN.

925   Mais il est défendu d'attenter sur sa vie.

ASPASIE.

Ma gloire et mon devoir me donne cette envie.

SOLIMAN.

Je crois bien que la gloire a pour vous des appas,

Mais dans le désespoir on ne la trouve pas.

ASPASIE.

Nommez-vous désespoir l'effet d'un grand courage ?

SOLIMAN.

930   Qui souffre, et qui craignant de souffrir davantage,

Prévient par le trépas des maux qui lui font peur,

Fait voir une grande faiblesse, et non pas un grand coeur,

Pour vous qui désormais exempte d'infortunes,

Pouvez braver du sort les rigueurs importunes,

935   Vous n'avez pas besoin de courir au trépas.

ASPASIE.

Ce discours est obscur, je ne le comprends pas,

Et ne vois pas quels biens le destin me prépare,

Lorsque de mon époux sa rigueur me sépare.

SOLIMAN.

Le tort qu'il vous a fait, il va le réparer.

ASPASIE.

940   Qu'est-ce de ses faveurs que je puis espérer ?

Il ne me rendra pas cet époux que je pleure,

Ah qu'il reprenne donc ses biens, et que je meure.

SOLIMAN.

Il ne peut pas tirer votre époux du tombeau,

Mais il vous fait encor un présent bien plus beau,

945   C'est mon affection, c'est mon coeur, c'est moi-même ;

C'est pour tout dire enfin, Soliman qui vous aime.

ASPASIE.

J'ai sujet de douter de cette affection,

Elle n'a point paru dedans l'occasion,

Qui m'enlève mon bien, comme tu viens de faire,

950   Du discours que j'entends, montre un effet contraire.

SOLIMAN.

Mais me donner moi-même au lieu de votre époux,

C'est vous montrer assez l'Amour que j'ai pour vous,

Et vous donnez assez des preuves de la flamme,

Que vos charmants appas allument dans mon âme.

ASPASIE.

955   Songes-tu bien Seigneur à ce que tu me dis ?

À moi parler d'Amour, moi veuve de ton fils,

Sans doute ta hautesse a perdu la mémoire,

Ou bien elle n'a plus aucun soin de sa gloire,

Le vice dans ton coeur succède à la vertu,

960   Et nous voyons sous lui Soliman abattu :

Éteins grand Empereur cette honteuse flamme,

Dont avecque raison la nature te blâme,

Change, change pour moi ton Amour en horreur,

Vois ce que je te suis, et qu'elle est ton erreur,

965   Réprime tes désirs Seigneur, et considère,

Que tu ne peux m'aimer, si ce n'est comme père,

Puisqu'ayant eu ton fils pour légitime époux,

Je passe pour ta fille au jugement de tous.

SOLIMAN.

Donc à ce que je vois, vous êtes si crédule,

970   Qu'un mensonge grossier, un conte ridicule,

Qui n'a que sur le peuple acquis autorité,

Passe dans votre esprit pour une vérité ?

Votre époux fut mon fils ? Ô la vaine chimère,

Il ne le fut jamais non plus que moi son père,

975   Il n'eût rien de mon fils que le nom seulement,

Et lui-même à sa mort l'avoua franchement.

Ainsi ne dites pas qu'alors que je vous aime,

Je fais tort à ma gloire, à la nature même,

Si votre époux n'eût pas l'honneur d'être mon fils,

980   Si vous ne m'êtes rien, cet Amour m'est permis,

Et si par ses raisons ma flamme est toute pure,

Elle n'offense point ma gloire, et la nature.

ASPASIE.

Ce discours me surprend, et tu me fais douter,

Que ce soit Soliman, que je viens d'écouter,

985   Non, non ce n'est point lui, ce Prince incomparable,

Ne fait point de discours qui ne soit véritable,

Et quoique de mes maux il soit l'unique auteur,

Je ne croirai jamais qu'il soit un imposteur.

SOLIMAN.

Vous ne croyez donc pas ce que je viens de dire ?

ASPASIE.

990   Seigneur n'insulte point à ce coeur qui soupire,

Le mal est assez grand que tu me fais souffrir,

Sans que ta raillerie encore le vienne aigrir.

SOLIMAN.

Quoi toujours dans l'erreur ?

ASPASIE.

Quoi toujours méconnaître

Un fils...

SOLIMAN.

Un imposteur, un criminel, un traître,

995   Dont la rébellion a causé le trépas.

ASPASIE.

Seigneur ces qualités ne lui conviennent pas.

SOLIMAN.

Ne le défendez point, et songez à me plaire.

ASPASIE.

Quoi je consentirais à l'Amour de son père,

En sortant de son lit j'entrerais dans le tien ?

1000   Je ne le dois pas faire, et m'en garderai bien.

SOLIMAN.

C'est parler un peu haut pour une prisonnière.

ASPASIE.

Aussi c'est te montrer mon âme tout entière,

Et que si l'on retient Aspasie en prison,

On n'a pas mis aux fers son coeur, et sa raison.

SOLIMAN.

1005   Quoi me désobéir ?

ASPASIE.

  Quoi me presser encore

D'approuver un Amour, que la nature abhorre ?

SOLIMAN.

Ah c'est trop persister dans votre aveuglement.

ASPASIE.

Enfin je ne dois pas te parler autrement.

SOLIMAN.

Quelle obstination ?

ASPASIE.

Ô Ciel quelle injustice !

SOLIMAN.

1010   Superbe, c'en est trop, je veux qu'on m'obéisse,

Et qu'une esclave enfin apprenant mon pouvoir,

Ne le méprise plus, et fasse son devoir.

SCÈNE III.

ASPASIE, seule.

Je n'y manquerai point ; Tyran, je veux le faire,

Mais ce ne sera pas comme ta flamme espère,

1015   Tu crois que mon devoir soit de te contenter,

Au contraire je crois, qu'il te faut résister,

Et qu'il faut ; mais comment te faire résistance ?

Pourrai-je m'opposer moi seule à ta puissance ?

Ô Ciel assiste-moi dans ce danger pressant,

1020   Et délivre mon coeur des douleurs qu'il ressent.

SCÈNE IV.
Bajazet, Aspasie.

ASPASIE.

Ah Seigneur, qu'aujourd'hui le sort me persécute,

À toute sa rigueur Aspasie est en bute,

Et depuis un moment, que d'étranges malheurs,

Que de peines d'esprit, et de sujets de pleurs.

BAJAZET.

1025   Et quel tourment nouveau souffrez-vous donc Madame ?

ASPASIE.

Hélas ! C'est le plus grand que peut souffrir mon âme

Je n'en excepte aucun, la mort de mon époux,

M'est en comparaison un supplice bien doux ;

Jugez, si ce malheur ne doit pas être extrême,

1030   Étant plus grand encor, que mon veuvage même,

BAJAZET.

Ah je n'en doute point, il doit être infini,

Mais l'auteur n'en doit pas demeurer impuni,

Nommez-le-moi Madame, et sa mort est certaine.

ASPASIE.

Vous me faites Seigneur une promesse vaine,

1035   Quand vous saurai son nom, je vous verrai soudain,

Et changer de langage, et changer de dessein.

BAJAZET.

Ah si vous me voyez manquer à ma parole.

ASPASIE.

Je vous le dis encor, ce discours est frivole,

Ce que vous promettez passe votre pouvoir,

1040   Et ne s'accorde pas avec votre devoir.

Et pour moi quelque mal, que mon Destin m'envoie.

Si je veux en sortir c'est par une autre voie.

BAJAZET.

Je désire vous rendre un service important,

Et vous ne croyez pas...

ASPASIE.

Ne vous hâtez pas tant,

1045   Ce service Seigneur, que vous m'osez promettre,

C'est un crime bien grand, que vous voulez commettre.

BAJAZET.

Un crime dites-vous, et comment ?

ASPASIE.

Écoutez,

Et je vous apprendrai d'étranges vérités.

Après que mon époux eût perdu la lumière,

1050   Pertave son vainqueur me fit sa prisonnière,

Et m'envoya soudain en ces funestes lieux,

Où tout m'est déplaisant, et le jour ennuyeux,

Votre père me voit, d'abord malgré mes larmes,

Mes yeux qui m'ont perdue, ont pour lui quelques charmes,

1055   Il se laisse piquer de leurs mourants appas,

La nature s'oppose, il ne l'écoute pas,

Et le grand Soliman que partout on estime,

Pour mon dernier malheur veut que je fasse un crime,

Et que l'indigne feu, qui brûle dans son coeur,

1060   De toute ma vertu demeure le vainqueur.

Mais plutôt dans les Cieux s'élèvera la terre,

Et la mer remplira la place du tonnerre,

Que je prenne jamais la résolution,

De faire pour lui plaire une infâme action.

1065   Voyez, Seigneur voyez, si j'ai raison de dire,

Que voici de mes maux le dernier et le pire,

Puisque de mes refus Soliman irrité

Veut se servir enfin de son autorité ;

Ayant perdu son fils en posséder la veuve,

1070   Et mettre ma constance à la dernière épreuve.

Mais qu'il ne pense pas quelque pouvoir qu'il ait,

Que ses honteux désirs obtiennent leur effet,

Il peut mettre s'il veut mon corps à la torture,

Mais je dois obéir aux lois de la nature,

1075   La veuve de son fils déteste son Amour ;

Plutôt qu'y consentir elle perdra le jour.

BAJAZET.

Hélas je le vois bien que ma promesse est vaine,

Je ne saurais punir l'auteur de votre peine,

Le sang et la raison me retiennent la main ;

1080   Et je dois épargner un père, un Souverain.

Mais que dis-je épargner ? Un homme est-il coupable,

Quand il ose adorer un objet adorable ?

Hélas ! S'il en est ainsi, cachez-vous à nos yeux,

Ou l'on ne verra plus d'innocent en ces lieux,

1085   Moi-même franchement je confesse Madame,

Que je me sens brûler de ma première flamme,

Et que je ne puis voir ce que j'ai tant aimé,

Sans qu'au même moment j'en sois encor charmé.

ASPASIE.

Ô Ciel qu'ai-je entendu ? Quoi Bajazet lui-même

1090   Veut encor m'affliger dans mon malheur extrême,

Sa flamme ose renaître, il l'ose découvrir,

Et travaille lui-même à me faire mourir ?

Mais attendez un peu, rien encor ne vous presse,

Remettez de ma mort la charge à ma tristesse,

1095   Avant que quelques jours Seigneur soient écoulés,

Vous aurez obtenu l'effet que vous voulez,

Épargnez-vous un crime, et souffrez qu'elle agisse ;

Vous y gagnez encor la longueur du supplice.

BAJAZET.

De quoi m'accusez-vous ?

ASPASIE.

Du crime le plus grand,

1100   Qu'on puisse imaginer.

BAJAZET.

  Ce discours me surprend.

ASPASIE.

L'incestueux Amour où votre coeur s'engage.

Avec juste raison me surprend davantage.

BAJAZET.

Vous augmentez mon trouble, et ma confusion.

ASPASIE.

Comme vous ma douleur par votre passion.

BAJAZET.

1105   Nommer incestueux un Amour légitime ?

ASPASIE.

C'est le nom que l'on doit donner à votre crime.

SOLIMAN.

Ah tirez-moi de peine, et vous expliquez mieux.

ASPASIE.

Mais vous-même plutôt ouvrez, ouvrez les yeux,

Vous connaîtrez bientôt le crime que vous faites,

1110   Si vous considérez un peu ce que vous m'êtes.

BAJAZET.

Ah je suis votre Amant Madame, en doutez-vous ?

ASPASIE.

Vous qui fûtes Seigneur frère de mon époux,

Vous êtes mon Amant ? Il est donc véritable,

Que pour moi votre Amour est un feu détestable,

1115   Car comment nommez-vous l'Amour pour une soeur,

Si ce n'est pas inceste au moins dedans le coeur ?

BAJAZET.

Quoi vous êtes ma soeur, comment se peut-il faire ?

ASPASIE.

Seigneur ayant été femme de votre frère,

Je crois que je la suis en cette qualité.

BAJAZET.

1120   Votre époux fut mon frère ?

ASPASIE.

  Oui c'est la vérité.

BAJAZET.

Ah Madame quittez cette fausse croyance.

ASPASIE.

Mais vous-même perdez une vaine espérance,

L'artifice est grossier, dont se servent vos feux,

N'en usez plus Seigneur, il ne peut rien pour eux.

1125   Malgré les déplaisirs, dont mon âme est atteinte,

Elle peut bien encor discerner une feinte,

Et ne se laisse point éblouir à ce point,

Qu'on lui fasse aisément croire ce qui n'est point.

Vous pensez que vos feux séparés de leur crime

1130   Sont un digne sujet de toute mon estime,

Et que si vous m'ôtez le nom de votre soeur,

Ils seront à l'instant bien reçus dans mon coeur ;

Mais inutilement vous prétendez le faire,

Mustapha mon époux, Seigneur, fut votre frère,

1135   En vain vous me parlez de vos coupables feux,

Vous ne m'ôterez pas l'horreur que j'ai pour eux.

BAJAZET.

Je m'en vais vous laisser de peur de vous plaire ;

Peut-être avec le temps serez-vous moins sévère.

ASPASIE.

S'il use sur les coeurs d'un pouvoir absolu ;

1140   Sachez que ce n'est pas sur un coeur résolu.

ACTE IV

SCÈNE I.
Bajazet, Aspasie.

ASPASIE.

Quoi vous voulez encor me parler de vos feux ?

Ô discours inutile autant qu'il est fâcheux !

BAJAZET.

Si j'en crois mon respect, je ne dois pas le faire,

Ce violent Amour ne fait que vous déplaire,

1145   Si j'en crois mes désirs, je ne le puis cacher,

Pour le mettre en prison Madame, il m'est trop cher,

Mais pourquoi voulez-vous, qu'il se taise et se cache.

ASPASIE.

Pour garder votre nom d'une éternelle tache,

Pour ne vous perdre pas de réputation,

1150   Effet triste, et honteux de votre passion.

Oui malgré la douleur, que vous m'avez causée,

Par les feux insensés de votre âme abusée,

Seigneur, je vous estime, et vous honore assez,

Pour sauver votre honneur, lorsque vous m'offensez ;

1155   Aussi contentez-vous de cette seule estime,

C'est tout ce que je puis pour vous sans faire un crime,

Et ne demandez pas que j'écoute vos feux,

Vous avez mon estime, et ma haine est pour eux.

BAJAZET.

Ciel que dites-vous ? Ah faites mieux Madame,

1160   Traitez également Bajazet, et sa flamme,

Et s'il a mérité votre estime en ce jour,

Accordez-la de grâce encor à son Amour.

ASPASIE.

Ah pour agir ainsi, je suis trop équitable,

Vous êtes innocent, votre flamme est coupable

1165   Sans elle je vous vois digne de tout l'honneur,

Qu'on rend avec Justice à tous les gens de coeur ;

Les belles qualités dont votre âme est parée,

Cette vertu si grande, et si considérée,

Ce courage invincible, et qui brave le sort,

1170   Dans le plus grand péril d'une prochaine mort,

Cet esprit admirable, et si plein de lumière,

Ont gagné de mon coeur l'estime toute entière,

Mais comme il ne sait pas le métier de flatteur,

Ne vous étonnez point, s'il blâme votre ardeur,

1175   Il est trop généreux, il hait trop l'injustice,

Pour mettre en rang égal les vertus, et le vice.

BAJAZET.

Pouvez-vous m'estimer, et haïr à la fois ?

ASPASIE.

L'un et l'autre se peut Seigneur, et je le dois,

Vous savez la raison et de l'un et de l'autre,

1180   C'est la vertu Seigneur, et la mienne, et la vôtre,

La mienne justement me fait haïr vos feux,

Et la vôtre estimer un Prince vertueux.

BAJAZET.

L'infructueuse estime, et la cruelle haine !

L'une ne me sert pas, l'autre augmente ma peine,

1185   L'une jette en mon coeur quelque rayon d'espoir,

Et l'autre me défend d'en oser concevoir,

Éprouvez-vous par là, si mon ardeur est feinte ?

Ah vous n'en devez pas avoir aucune crainte,

Mon Amour est si fort et si ferme...

ASPASIE.

Seigneur,

1190   Je ne puis plus ouïr ce discours suborneur,

Ma vertu dès longtemps vous dût être connue,

Mais puisque votre erreur s'augmente par ma vue,

Je vous la veux ôter pour vous guérir d'un mal,

Qui nuit à votre gloire, autant qu'il m'est fatal,

1195   Adieu.

BAJAZET.

  Ne m'ôtez pas ainsi toute ma joie,

Demeurez en ce lieu, souffrez que je vous voie,

Et que mes yeux au moins vous puissent adorer,

Si votre vaine erreur me défend d'espérer.

J'appelle ainsi Madame une fausse croyance,

1200   Qui se veut appuyer sur quelque ressemblance,

Et prenant de mon frère, et le nom et le port,

Lui redonne le jour un an après sa mort.

Désabusez-vous donc, et permettez de grâce

Que dedans votre coeur je reprenne ma place,

1205   Si devant que d'avoir Mustapha pour époux,

Comme vous m'assuriez, j'étais aimé de vous.

Je n'en ai point douté, mais que ne peut l'absence,

Elle ébranle souvent la plus forte constance,

Et l'Amour le plus ferme, et le mieux établi,

1210   Par elle en votre sexe est bientôt affaibli.

On m'aime en me voyant ; je change de demeure,

On m'oublie, on me quitte, on change à la même heure,

Mustapha prend soudain ma place auprès de vous,

Vous l'aimez, il vous aime, il devient votre époux ;

1215   Moi sans faire paraître aucune impatience,

Je souffre cet affront, qu'il fait à ma naissance,

Je souffre ce larcin, qui le rend bienheureux,

Et souffre aussi de vous ce mépris de mes feux.

Peut-être, que quelqu'un d'autre ayant eu ma puissance,

1220   Eût puni Mustapha d'une telle insolence,

Et je n'écoutai point contre lui mon courroux,

Par la seule raison, qu'il était votre époux,

Et pour n'affliger pas l'infidèle Aspasie,

Mon respect m'obligea de le laisser en vie,

1225   Mais que vous payez mal le bien que je lui fis,

Pour un si grand respect je reçois des mépris,

Ah reconnaissez mieux un si rare service,

Recevez mon Amour, c'est me rendre Justice,

Ce que j'ai fait pour vous mérite assurément,

1230   Qu'enfin vous traitiez mieux votre premier Amant.

J'ose vous en prier par cette belle flamme,

Qu'un généreux devoir étouffa dans mon âme,

Par ces rudes combats, qui livraient à mon coeur,

L'Amour, et le respect, la haine, et la douleur,

1235   Par ces désirs vaincus d'une juste vengeance,

Lorsque par votre hymen je perdis l'espérance,

Et que sans éclater contre ce changement,

Je le souffris sans plainte, et sans emportement,

Enfin par mon Amour, et par sa violence.

SCÈNE II.
Soliman, Aspasie, Bajazet.

SOLIMAN.

1240   Prince que faites-vous, qu'elle est votre insolence,

Vous portez vos désirs, où se porte le mien,

Vous offrez votre Amour, et demandez le sien,

Depuis quand avez-vous cette grande puissance,

Qu'au milieu du Sérail vos feux prennent naissance ?

1245   C'est porter assez haut votre témérité,

Et faire peu de cas de mon autorité.

Mais je m'étonne fort, qu'en l'état où vous êtes,

Vous prétendiez encor de faire des conquêtes,

Vous êtes accusé, pouvez-vous l'oublier,

1250   Est-ce là le moyen de vous justifier ?

Ah je puis en voyant une telle insolence,

Croire ce qu'on m'a dit de votre violence,

Que vous avez traité Sélim indignement,

Et que vous méritez un ample châtiment.

1255   Demain nous le verrons, mais je vous veux apprendre,

L'honneur, et le respect, que vous me devez rendre,

Qu'on lui fasse donner des gardes assurés,

Haly prenez-en soin, car vous m'en répondrez.

BAJAZET.

Seigneur puis-je parler ?

SOLIMAN.

Il n'est pas nécessaire,

1260   Allez, votre discours aigrirait ma colère.

SCÈNE III.
Soliman, Aspasie.

SOLIMAN.

Hé bien, vous l'écoutez ce téméraire Amant ?

Certes c'est assez tôt changer de sentiment,

C'est en fort peu de temps vous être détrompée,

Ou bien votre vertu s'est bientôt dissipée ;

1265   Si mon Amour pour vous est un feu criminel

Celui de Bajazet ne peut être que tel,

Vous manquez aujourd'hui d'adresse et de prudence,

Mon Amour, et le sien n'ont point de différence,

Si j'aime en vous ma fille, il aime en vous sa soeur,

1270   Et vous ne pouvez lui accorder votre coeur.

Mais si vous n'êtes point entrée en ma famille,

Si comme il est certain, vous n'êtes point ma fille,

Pourquoi donc vous montrer si contraire à mes feux,

Alors que vous souffrez, qu'il vous offre ses voeux ?

ASPASIE.

1275   Tu ne dois pas Seigneur, entrer en jalousie,

Si tu vois que ton fils ose aimer Aspasie,

Et moins encor penser, que dans cet entretien,

Ses feux soient écoutés, et puissent nuire au tien.

Et ta flamme et la sienne également traitées,

1280   D'un coeur comme le mien ne sont point respectées,

Je l'entendais parler, mais sans attention,

Et ne songeais alors qu'à mon affliction.

SOLIMAN.

Ah rêver si longtemps, c'est lui prêter silence.

ASPASIE.

Je ne me croyais pas Seigneur, en sa présence,

1285   La mort de mon Époux occupait mon esprit,

Et ne sait pas un mot de tout ce qu'il a dit.

SOLIMAN.

Vous voulez vous parer d'une mauvaise excuse,

Mais ce n'est pas ainsi pourtant, que l'on m'abuse,

Quand un homme nous parle, on entend bien sa voix,

1290   Vous manquez de prudence une seconde fois.

ASPASIE.

Quoique sa voix Seigneur ait frappé mon oreille,

Ne l'avoir point ouï, n'est pas une merveille,

Car enfin quelquefois l'imagination

De l'objet qui l'occupe, a telle impression,

1295   Que l'on voit sans rien voir, qu'on entend sans entendre,

Ou bien si l'on entend, l'on ne peut rien comprendre

SOLIMAN.

Vous l'entendiez assez, j'en puis juger ainsi.

Et j'ai bien entendu ce qu'il disait aussi.

ASPASIE.

Doncques de ce discours tu tires avantage,

1300   Et te veux prévaloir pour me faire un outrage,

Et tu prétends enfin contre la vérité,

Parce qu'il me parlait, que je l'ai écouté ?

Tu veux qu'en un moment ma vertu se relâche,

Que je perde l'esprit, que je devienne lâche,

1305   Que l'espoir d'un état plus heureux, et plus doux,

Me fasse pour son frère oublier mon époux,

Et qu'afin de sortir d'un funeste esclavage,

Je me perde d'honneur, et manque de courage ;

Lorsque je formerai ce généreux dessein,

1310   Pour en venir à bout je ne veux que ma main.

SOLIMAN.

Et moi, qui suis lassé de votre résistance,

Je veux plus de respect, et plus d'obéissance,

Je veux qu'on me préfère au Prince Bajazet,

Et de force, ou de gré veux être satisfait.

1315   Il faut bien vous résoudre à mieux traiter ma flamme.

ASPASIE.

À la fin mon esprit pénètre dans ton âme,

Ton dessein jusqu'ici ne m'était pas connu,

Mais il se fait paraître, et je le vois à nu.

Ce feu dont ma vertu craignait la violence,

1320   N'est qu'un feu seulement, qui brûle en apparence,

Je connais que l'Amour ne l'a jamais produit,

La haine en est la cause, et la fureur le suit.

Ouï de ton feint Amour ta haine seule est cause,

Elle voudrait par lui faire ce qu'elle n'ose,

1325   Elle voudrait ma perte, elle en fait le dessein,

Mais elle ne veut pas se servir de ta main,

Craignant que l'on appelle une action infâme,

Le meurtre de ta fille, et celui d'une femme.

Elle ne montre point ce criminel dessein,

1330   Elle feint que l'amour est entré dans ton sein,

Qu'il s'en est rendu maître et veut que j'obéisse,

Aux ordres qu'on m'impose avec tant d'injustice,

Afin que ma main propre avance mon trépas,

Sachant que ma vie n'y consentira pas.

1335   Elle pousse plus loin cette funeste adresse,

Plus elle veut ma mort, plus Soliman me presse,

La jalousie ensuite agissant à son tour,

Elle étale à mes yeux l'excès d'un faux Amour.

Enfin pour avancer ma mort qu'elle désire,

1340   Elle me montre encor le Souverain Empire,

D'un Monarque absolu, que l'on doit respecter,

Et qui veut tout-puissant aussi se contenter.

Il le sera bientôt, je veux le satisfaire,

Mais puisqu'à cet effet ma mort est nécessaire,

1345   Et qu'il tâche à me perdre ainsi que mon époux,

Je veux par tout mon sang éteindre son courroux.

SOLIMAN.

D'un si cruel dessein je ne suis point capable,

Et vous expliquez mal un Amour véritable,

Soliman n'a jamais conspiré votre mort,

1350   Je vous aime, et jamais Amour ne fut plus fort,

Mais aussi je prétends avant que le jour passe

Assurant de mes feux que l'on me satisfasse.

ASPASIE.

Je me suis donc trompée en disant que ton coeur

Voulait m'ôter le jour par une feinte ardeur,

1355   Étant bien assuré que je suis incapable,

De faire une action, qui me rendrait coupable,

Et qu'Aspasie enfin sans se faire d'effort,

Consentirait plutôt à se donner la mort.

Je croyais que ta haine en voulait à ma vie,

1360   Et voulait se défaire en moi d'une ennemie,

Mais, si je t'en dois croire, il n'est que trop certain,

Que l'Amour dans ton coeur est maître souverain,

Et que pour satisfaire à ton injuste envie,

Tu désires pour toi de conserver ma vie.

1365   Mais je me trompe encor dans ce raisonnement,

Tu ne fais qu'avancer mon trépas en m'aimant,

M'assurer ton Amour, c'est contraindre mon âme

De noyer dans mon sang ton illicite flamme,

C'est toi-même porter ma main contre mon coeur,

1370   Frapper le premier coup, et montrer ta rigueur,

Contraindre ma vertu, qui craint d'être forcée,

Par un Prince puissant en étant menacée,

De s'ouvrir le cercueil en cette extrémité,

Ne trouvant point ailleurs un lieu de sûreté ;

1375   Mais je m'emporterais contre ta violence,

Ma gloire le défend, et m'impose silence,

Il semble que je veuille ici te quereller,

Il faut, il faut agir, et ne point tant parler ;

Montre-toi mon courage, il est temps de paraître,

1380   Voici l'occasion de te faire connaître,

Fais voir à Soliman, qui te veut surmonter,

Que la mort à la main tu lui peux résister,

Et que ta fermeté qui te rend invincible,

Rend aussi contre toi sa victoire impossible.

1385   Admire Soliman, admire ma vertu,

Mon coeur sous ces malheurs se voit-il abattu,

Le voit-on lâchement ployer sous ta puissance,

Et me déshonorer par son obéissance ?

Mais vois-le tout entier, et connais sa grandeur,

1390   Ce vainqueur malheureux déteste son ardeur,

Et se résout enfin de perdre la lumière,

Plutôt que renoncer à sa vertu première ;

Pour le Prince ton fils, dont tu crois que le feu

De mon âme aveuglée ait obtenu l'aveu,

1395   Sache que son Amour est payé de ma haine,

Et s'il t'en faut donner une preuve certaine,

Regarde dans mon coeur percé de mille coups,

Elle tire un poignard.

S'il approuva jamais...

SOLIMAN.

Ô Ciel, que faites-vous ?

Vous êtes de la sorte à vous-même cruelle !

ASPASIE.

1400   Ah souffrez que j'achève une action si belle,

Et que par mon trépas je laisse à nos neveux,

D'une vertu parfaite un exemple fameux,

Et que d'un si beau coup le mérite, et la gloire

De l'oubli pour jamais préserve ma mémoire.

SOLIMAN, lui ôte le poignard.

1405   Non, non j'empêcherai ce dessein furieux.

ASPASIE.

Tu penses donc toujours être devant mes yeux,

Et que je ne pourrai tromper ta prévoyance,

Peut-être un peu de temps avec que ta puissance

Tu pourras retarder le dessein de ma mort,

1410   Mais pour le rendre vain tu n'es pas assez fort ;

Si tu m'ôtes le fer dont je suis mal servie,

Le poison malgré toi remplira mon envie,

S'il m'est encor ôté, j'aurai recours aux feux,

Et si l'on m'en empêche, à mes propres cheveux.

1415   Pour sortir de la vie il est plus d'une voie,

J'en saurai choisir une, et sans que l'on le voie,

Sans feux, et sans poison, sans cheveux, et sans fer

De tes précautions je saurai triompher ;

Celui qui veut mourir peut mourir à toute heure,

1420   Il ne m'importe pas, pourvu qu'enfin je meure,

Si l'une de ces morts met fin à mon malheur,

Peut-être je n'aurai recours qu'à ma douleur.

Mais ne présume pas par ma mort reculée,

Avoir au même temps ma constance ébranlée ;

1425   Pour sortir de tes mains, et courir au trépas,

J'ai des moyens si sûrs qu'ils ne manqueront pas.

SCÈNE IIIb.

SOLIMAN, seul.

Que dis-tu Soliman d'une telle constance,

Qui méprise la mort, et brave ta puissance ?

Ah reconnais ta faute, et sache qu'un grand coeur

1430   Se laisse seulement gagner à la douceur.

Le sien qui s'est fait voir incapable de crainte,

Ne t'accordera rien par force et par contrainte,

Change de procédé, si tu veux aujourd'hui

Obtenir pour tes feux quelque chose de lui.

1435   Traite-la doucement cette beauté si fière,

Descends pour la fléchir jusques à la prière,

Flatte, flatte ce coeur si superbe, et si vain,

Parle, parle en Amant, et non en souverain.

Quoi m'exposer encor aux dédains d'une femme ?

1440   Ah c'est trop chèrement satisfaire ma flamme,

Son coeur où je prétends, serait à trop grand prix,

S'il fallait l'acheter par un nouveau mépris.

Non, non, je dois plutôt oublier la cruelle,

Elle ose m'offenser, je veux me venger d'elle,

1445   C'est en ne l'aimant plus, en éteignant mes feux,

Que... faible Soliman peux-tu ce que tu veux,

Et presque souverain d'Europe, Afrique, Asie,

Es-tu maître de toi pour quitter Aspasie,

Et peux-tu de ton coeur ou règne ses appas,

1450   La chasser de la sorte ? Ah tu ne le peux pas,

Tu chasses de ton corps ton âme à la même heure,

Que tu veux l'obliger de quitter sa demeure,

Il faut ouvrir ton coeur, pour l'en faire sortir,

C'est là le seul moyen, y veux-tu consentir ?

1455   Ridicule moyen, que l'Amour me présente,

Pour être si superbe, est-elle si puissante ?

Non, non, cela n'est pas ; tu me veux décevoir

Amour, mais je connais ma force, et son pouvoir,

Si ma vertu s'en mêle, il est assez facile,

1460   Que tout ce grand pouvoir lui devienne inutile ;

C'en est fait, la victoire a changé de parti,

Aspasie, et l'Amour en ont le démenti ;

Laissons, laissons aux fers cette superbe esclave,

Abattons son orgueil, alors qu'elle nous brave,

1465   Et sans plus regarder l'éclat de ses appas,

Que sa présomption tombe de haut en bas.

Mais peut-être mon coeur tu lui fais un outrage,

Peut-être ses dédains nous montrent son courage,

Peut-être elle se croit la veuve de mon fils,

1470   Et justifie ainsi sa haine et ses mépris.

Quoi, si c'est par vertu qu'elle agit de la sorte,

Et que cette vertu jusqu'à mourir la porte,

Ayant de ton Amour une invincible horreur,

Oserais tu punir cette louable erreur ?

1475   Non, si c'est la vertu qui triomphe en son âme,

Je veux, je veux aussi triompher de ma flamme ;

Ou si c'est que la haine occupe tout son coeur,

Ayant vu Soliman de son époux vainqueur,

Et cause de la mort de son époux rebelle,

1480   Garde-toi bien d'avoir même haine pour elle,

Tâche par tes bienfaits de la faire finir ;

Et console Aspasie au lieu de la punir.

Enfin je suis vainqueur, j'ai ce que je souhaite ;

Je n'en sens toutefois qu'une joie imparfaite ;

1485   Ah c'est bien sans raison que je m'en réjouis,

Si peut-être demain m'ôte l'un de mes fils.

Mais pourquoi m'affliger de rendre la Justice,

Si mon fils est coupable, il mérite un supplice,

Étouffe ma vertu ces regrets superflus,

1490   Si Bajazet est tel, je ne le connais plus.

SCÈNE IV.
Soliman, Roxelane.

ROXELANE, l'arrêtant.

Ah Seigneur, ah Seigneur, souffre que je t'arrête,

Et que je puisse ici te faire une requête,

On a mis par ton ordre en prison Bajazet,

Et depuis ce matin que peut-il avoir fait ?

1495   Ah Seigneur, contre lui que t'a-t-on fait entendre ?

Hélas ! Ses ennemis tâchent à te surprendre,

Ils tâchent de le perdre, et tu prêtes les mains,

À l'exécution de leurs mauvais desseins.

Ne précipite rien, et suspends ta croyance,

1500   Mais quoi tu ne veux pas me donner audience,

Mon discours te déplaît, et pour perdre ton fils,

Ta hautesse est d'accord avec ses ennemis.

SOLIMAN.

Quoi vous me soupçonnez d'être si mauvais père ?

ROXELANE.

Seigneur ne blâme point les craintes d'une mère,

1505   Tu sais bien que l'Amour enfante le souci,

Comme j'aime beaucoup, je crains beaucoup aussi :

Ne craignez rien pour lui si son Juge est son père,

M'as-tu dit ce matin ; sur ce discours j'espère,

Mon esprit consolé cesse de s'affliger,

1510   Et je crois Bajazet ainsi hors de danger ;

Mais soudain sa prison fait renaître mon trouble,

Ma crainte me revient, que ta froideur redouble,

Et me montre mon fils par la main d'un Bourreau,

Sortant de sa prison pour entrer au tombeau,

1515   Ah dissipe Seigneur une si juste crainte.

SOLIMAN.

Je suis las d'écouter cette inutile plainte,

C'est en vain que vos pleurs tâchent de m'émouvoir,

J'ai la Justice en main, et ferai mon devoir.

SCÈNE V.
Roxelane, Le Mufti.

ROXELANE.

Je n'obtiendrai donc rien avecque la prière ?

1520   Sache, sache cruel que voici la dernière,

Et que ne voulant pas en demeurer aux pleurs,

Je dissiperai bien ma crainte, et mes douleurs ;

Mon fils est en prison, il est en ta puissance,

Te voilà satisfait barbare en apparence,

1525   Ta rigueur se dispose à le faire mourir,

Mais, si je n'y consens il ne saurait périr.

Si moi seule je veux m'opposer à sa perte,

Dès le même moment sa prison m'est ouverte ;

Quand même tu l'aurais à la mort condamné,

1530   Qu'il serait aux bourreaux mêmes abandonné.

Je te ferais casser l'Arrêt de son supplice,

Et renoncer soudain à toute ta Justice ;

Soliman ton pouvoir n'égale le mien,

Ou je puis tout sans toi, sans moi tu ne peux rien.

1535   Je ne me vante point de rien que je ne fasse,

Oui de ta cruauté j'arracherai sa grâce ;

Si tu ne changes point cette nuit de dessein,

Tu verras pour mon fils, ce que je puis demain.

LE MUFTI.

À juger du passé je crois que sa Hautesse

1540   Ne se pourra parer des traits de votre adresse,

Et que vous tirerez sans doute ce cher fils,

Du dangereux état, où son malheur l'a mis.

ROXELANE.

J'aurai même besoin peut-être de votre aide,

Afin qu'heureusement l'entreprise succède,

1545   Mais pour y réussir, et m'ôter de souci ;

Allons en conférer en autre lieu qu'ici.

ACTE V

SCÈNE I.
Soliman, Le Mufti.

LE MUFTI.

Seigneur à tes soupirs donne quelque relâche,

Chasse de ta mémoire un penser qui te fâche,

Donne-toi le loisir de bien considérer,

1550   Que ton grand coeur en vain s'amuse à soupirer.

Toi qui connais si bien l'ordre de la nature,

Tu sais que quand un corps est dans la sépulture,

De l'esprit, et du jour privé par le trépas,

Les pleurs, et les soupirs ne les lui rendront pas.

1555   Quand une fois la mort a mis entre ses ombres,

Ceux qui sont descendus dans les demeures sombres,

Amis, Princes, parents, tentent de vains efforts,

Pour faire retourner leurs âmes dans leurs corps.

Mille, et mille moyens peuvent ôter la vie,

1560   Mais, lorsque par l'un d'eux elle nous est ravie

Nous sommes assurés qu'il n'est point de retour,

Du tombeau sur la terre, et de la nuit au jour.

Consulte un peu Seigneur toi-même ta science,

Et ce qu'à tout le monde apprend l'expérience,

1565   Vois ce qu'elle nous dit de la fatalité ;

Le temps consomme tout, et tout est limité,

La mort depuis son règne a déclaré la guerre,

Ainsi qu'à leurs sujets, aux Maîtres de la terre,

Et celui que le Ciel fit naître pour régner,

1570   N'a rien dans sa grandeur qui le fasse épargner.

Ainsi tu connaîtras (puisqu'il est véritable,

Que la mort est à tous un mal inévitable,

Et que le temps encor ne dépend pas de nous)

Que le Prince Sélim étant semblable à tous,

1575   La mort l'a pu traiter, comme elle fait les autres,

Ne rencontrant en lui qu'un sort comme les nôtres,

Et que de son trépas tu dois moins t'attrister,

Puisqu'aux lois du Destin on ne peut résister.

SOLIMAN.

Ah que votre conseil est de mauvaise grâce,

1580   Mettez-vous, mettez-vous un moment à ma place,

Et vous serez forcé, si vous savez aimer,

D'approuver des soupirs que vous vouliez blâmer.

Figurez-vous un Prince au plus beau de son âge,

Dont la haute prudence égale le courage,

1585   Réunissant en soi toutes les qualités,

Qui font les Souverains chéris, et redoutés ;

Un Prince tout parfait, modeste, et politique,

Ferme, sévère, exact, sans être tyrannique,

Doux, facile, et clément, sans faiblesse de coeur.

1590   Adroit, sans être fourbe, et juste sans rigueur ;

Enfin, figurez-vous cet infortuné Prince,

Tout semblable au récit, qu'en faisait sa Province,

Qui s'acquérait partout un renom éclatant,

Tomber de son cheval, expirer à l'instant,

1595   Et perdre avec le jour l'infaillible assurance,

De jouir après moi de toute ma puissance,

Et ne me dites après si mon coeur ne peut pas,

Se plaindre du malheur qui cause son trépas.

LE MUFTI.

Seigneur ta plainte est juste, et dire le contraire,

1600   C'est ne connaître pas l'affection d'un père,

Ce n'est que sa longueur que l'on pourrait blâmer,

Et n'aimer pas assez pour vouloir trop aimer ;

Oui c'est peut-être là, ce qui cause ta perte

Si grande, si fâcheuse, et tristement soufferte ;

1605   Tu possédais deux fils en mérite égaux,

Pour la gloire, et l'honneur l'un de l'autre rivaux ;

Tous deux t'aimaient beaucoup, et tâchaient à te plaire,

Mais tous deux n'ont pas eu l'amitié de leur père,

Les respects de Sélim ont gagné ton Amour,

1610   Celui de Bajazet s'est fait voir en faux jour ;

L'un dans son procédé t'a paru fort sincère,

L'autre fourbe, méchant, ennemi de son frère,

Ces deux Princes ensuite étant venus aux mains,

On t'a vu du cadet condamner les desseins,

1615   Bajazet est celui dont l'âme généreuse

Passe dans ton esprit pour une ambitieuse,

Tu crois que le second n'attaque son aîné,

Que pour ne le voir pas quelque jour couronné,

Et poursuit son trépas pour lui voler l'Empire,

1620   Où son ambition trop ardemment aspire.

Tu l'obliges encor de venir en ces lieux,

Montrer son innocence, ou son crime à tes yeux ;

Il obéit, il vient, et soudain ta colère

Embrassant contre lui l'intérêt de son frère,

1625   Aussitôt qu'il arrive, il se voit arrêté,

Et tout prêt à périr par sa facilité ;

Seigneur cette action un peu précipitée

Reçoit la peine aussi, qu'elle avait méritée

Et si je puis parler comme j'ai toujours fait,

1630   Le trépas de Sélim en est le prompt effet.

T'abaisser pour ce fils à tant de complaisances,

Et pour faire cesser toutes ces défiances

Vaines, et sans raison, pour sa vie, et son rang,

Lui vouloir immoler et son frère, et ton sang,

1635   Mais puisque de ce fils enfin le Ciel te prive,

Il faut absolument, il faut que l'autre vive,

Tu n'as point d'héritier que lui de ton pouvoir,

Voudrais-tu nous priver de notre unique espoir ?

Non, non, je ne crois pas, que ta rigueur condamne

1640   Ce dernier rejeton de la race Ottomane,

Et laisse ton État aux plus ambitieux,

Alors que le trépas t'aura fermé les yeux.

Ah ce n'est pas aimer le bien de ton Empire,

Que de n'écouter pas le peuple qui soupire,

1645   Et les larmes aux yeux te demande son bien,

Que le droit de régner fait cesser d'être tien.

Quand ce fils accusé, que tu crois si coupable,

Se verrait convaincu d'un crime punissable,

Quand il aurait failli contre toutes les Lois,

1650   Seigneur il n'en n'est point pour les fautes des Rois,

Et l'héritier d'un Roi du point de sa naissance,

Doit jouir de leurs droits, s'il n'a pas leur puissance,

Rends donc à tes sujets ce qui leur appartient,

Un bien que ta Hautesse injustement retient,

1655   Et qu'enfin tu dois rendre à ceux qui le demandent,

La nature t'en prie, et les Lois le commandent.

SCÈNE II.
Soliman, Roxelane, Le Mufti.

SOLIMAN.

Ah Madame...

ROXELANE.

Seigneur, qui te fait soupirer ?

SOLIMAN.

Un tragique accident, qui vous fera pleurer.

ROXELANE.

Ce n'est pas d'aujourd'hui, que j'ai de ces alarmes,

1660   Et c'est assez souvent ; que je verse des larmes.

SOLIMAN.

Le Destin vous en donne un sujet tout nouveau,

Hélas !

ROXELANE.

Parle Seigneur.

SOLIMAN.

Sélim est au tombeau.

ROXELANE.

Ô fatale aventure ! Ô surprise mortelle !

Mais, qui t'a fait savoir cette étrange nouvelle,

1665   Et la tiens-tu pour vrai ?

SOLIMAN.

  Ah je n'en doute pas,

Celui qui l'a vu mort m'assure son trépas,

Et ce que m'en écrit son favori lui-même,

Rend cette mort trop vraie, et ma douleur extrême.

Un jour, comme il chassait dans le plus fort d'un bois,

1670   Il perdit par malheur tous les siens à la fois :

Lors piquant son cheval pour retrouver la chasse,

Dans des arbres pressés si fort il s'embarrasse,

Qu'il en est renversé si malheureusement,

Que tombant sur un roc en ce fatal moment,

1675   La tête rencontrant sa pointe meurtrière,

Il quitta par ce coup la vie, et la lumière.

C'est de cette façon, que l'on m'a dit sa mort,

Et voilà de Sélim le déplorable sort.

ROXELANE.

Ô sort vraiment étrange, ô sort triste et funeste !

1680   Ô déplorable effet de la fureur céleste !

Ah Sélim ! Ah mon fils ! Ô mon coeur soupirez,

Montrez-vous ma douleur, et vous mes yeux pleurez,

Sélim n'est plus vivant, ô perte irréparable !

Il est avec les morts, disgrâce insupportable !

1685   Il est au monument : il ne faut plus penser,

Que je puisse jamais le voir, ni l'embrasser.

Après cet accident, inconsolable mère,

Il n'est rien, qui vous puisse ici-bas satisfaire.

Le Ciel de quatre fils m'a fait mère autrefois,

1690   L'impitoyable mort m'en a déjà pris trois,

Et pour comble de maux cette même journée,

Peut-être du dernier finit la destinée.

Ce fils seul, qui me reste était tout mon trésor,

Et mon malheur, hélas ! M'en va priver encor.

1695   Est-il une constance, assez grand assez forte,

Pour souffrir, sans mourir des malheurs de la sorte ?

Seigneur, si ton amour pour mes faibles appas,

Subsiste encor en toi, ne me refuse pas ;

Accorde à mes soupirs la grâce, que j'implore,

1700   Mon fils est prisonnier, mais il respire encore,

Rends-moi, rends-moi ce fils, que j'espère de toi,

Et songe, qu'à sa mort tu perds autant que moi.

Ah Seigneur qu'attends-tu ? Serait-il bien possible,

Qu'à mon affection ton coeur fût insensible,

1705   Veux-tu me refuser ?

SOLIMAN.

  C'est assez, c'est assez,

Mon sang me presse autant, comme vous me pressez,

Quoi qu'il puisse avoir fait, son père lui pardonne,

N'ayant plus qu'à lui seul à laisser sa Couronne.

ROXELANE.

Si je n'eusse obtenu l'effet de mes désirs,

1710   La mort aurait dans peu fini mes déplaisirs,

Mais de grâce Seigneur, commande qu'on l'amène ;

SOLIMAN.

Je vais vous l'envoyer, n'en soyez point en peine.

SCÈNE III.
Soliman, Acomat.

ACOMAT.

Seigneur, que depuis hier ton visage est changé.

SOLIMAN.

Ah mon cher Acomat, que je suis affligé,

1715   J'ai perdu de mes biens le plus considérable,

Et je puis justement dire le plus aimable,

Sélim est au tombeau.

ACOMAT.

Juste ciel !

SOLIMAN.

De sa mort

On m'a fait ce matin le funeste rapport.

ACOMAT.

Si ta perte Seigneur n'était pas si récente,

1720   Et ton affliction si vive et si pressante,

Je te demanderais liberté de parler.

Et ma compassion voudrait te consoler.

Mais ordinairement la raison importune,

Quand on veut l'opposer à ces coups de fortune,

1725   Il faut, que la vertu nous aide à les souffrir,

Et laisse travailler le temps à les guérir.

SOLIMAN.

Peut-il me consoler d'une perte si grande ?

SCÈNE IV.
Soliman, Acomat, un Capigi, Ibrahim.

LE CAPIGI.

Seigneur...

SOLIMAN.

Que veux-tu dire ?

LE CAPIGI.

Un courrier...

SOLIMAN.

Qu'il attende.

LE CAPIGI.

De la part de ton fils Seigneur il vient ici ;

SOLIMAN.

1730   De la part ?

LE CAPIGI.

  De Sélim, il me l'a dit ainsi.

SOLIMAN.

Sais-tu ce que tu dis ? Et viens-tu téméraire,

Pour me rouvrir ma plaie, et me mettre en colère ?

LE CAPIGI.

Je parle comme lui, je ne dis rien de moi.

ACOMAT.

Pour en être éclairci, Seigneur, qu'il parle à toi.

SOLIMAN.

1735   Qu'il entre, j'y consens ; je ne saurais comprendre,

Ce discours étonnant à moins que de l'entendre :

Que vois-je, juste Ciel ! Est-ce vous Ibrahim ?

IBRAHIM.

Seigneur je viens ici de la part de Sélim

T'apporter ce paquet, il est de conséquence,

1740   Car il m'a fait courir avecque diligence.

SOLIMAN.

Pour m'annoncer sa mort sachez, qu'entre ses gens

Il s'en est rencontré, qui sont plus diligents.

IBRAHIM.

Je t'assure Seigneur quand j'ai quitté mon Maître,

Qu'il était en santé, cela ne saurait être,

1745   Du moins on n'aurait pu sitôt t'en avertir.

SOLIMAN.

Celui qui me l'a dit, ne fait que de sortir.

IBRAHIM.

Ne puis-je lui parler Seigneur en ta présence ?

Je suis fort étonné de cette diligence ;

Je n'ai point perdu de temps, et ne saurait penser,

1750   Parti même après moi, qu'il m'ait pu devancer.

SOLIMAN.

Qu'on me l'aille chercher, mais lisons cette lettre ;

Ô Ciel ! Ô juste ciel ! Que dois-je m'en promettre ?

LETTRE.

Seigneur, puisque mon frère est allé devers toi,

Je crains, qu'avecque son adresse

1755   Il persuade à ta Hautesse,

Qu'elle se doit enfin déclarer contre moi.

Et je crains, que la Reine appuyant son dessein,

Rende mes actions si noires,

Qu'on ne voit point dans les histoires,

1760   Un homme comme moi si méchant, ni si vain.

Mais Seigneur, je te prie alors qu'ils parleront,

Si tu leur donnes audience,

Garde une oreille à ma défense,

Incapable d'ouïr tout ce qu'ils te diront.

1765   Qui n'entend, qu'un parti ne peut juger des deux,

Et jamais avecque l'absence

Ne se rencontre l'Innocence,

Ou du moins pour l'absent l'Arrêt est hasardeux

Permets-moi donc Seigneur, que j'aille te trouver,

1770   Pour combattre devant mon père

Les artifices de mon frère,

Et divertir le mal qui m'en peut arriver.

J'attendrai cependant ici ta volonté,

Et t'assure, que je souhaite,

1775   Que bientôt notre paix soit faite,

Et que jamais par moi n'en rompra le traité.

SELIN.

SOLIMAN.

Quoi tu vivrais mon fils, quel bonheur, quelle joie ?

Tu consens donc, ô Ciel, encor que je le voie,

Et tu ne me veux plus affliger désormais,

1780   D'un mal imaginaire, et qui ne fut jamais ;

Mais je me flatte en vain, les mauvaises nouvelles

Pour arriver plutôt prennent toujours des ailes,

Et celui, qui m'a dit que mon fils était mort,

D'une lettre d'Achmet confirme son rapport,

1785   Témoignage qui rend la nouvelle certaine.

UN CAPIGI.

J'ai cherché le courrier, mais j'ai perdu ma peine,

Et tous mes compagnons n'ont pas mieux réussi,

Assurément Seigneur, il ne peut être ici ;

SOLIMAN.

Qu'on le cherche encor, et par toute la ville.

ACOMAT.

1790   Seigneur, cette recherche est peut-être inutile,

Peut-être ce courrier si prompt, si diligent

A fait un grand voyage avec un peu d'argent.

Bajazet de sa course est peut-être la cause ;

La Sultane pourrait en savoir quelque chose ;

1795   Sans doute, qu'ayant vu Bajazet en danger,

L'amour à cette feinte aura pu l'engager ;

Assez facilement tu peux l'apprendre d'elle,

Dis que l'on t'a trompé d'une fausse nouvelle,

Que Sélim est vivant, qu'il n'est rien plus certain,

1800   Et même fais lui savoir cet écrit de sa main.

Certes si son adresse a produit cette feinte,

Tu verras aussitôt une action contrainte,

Les sentiments du coeur, paraîtront au dehors,

Quelques efforts sur soi, qu'elle se fasse alors :

1805   Tu la verras cacher d'une joie apparente,

Le violent excès d'une douleur cuisante,

Et d'un air tout forcé rendre grâces aux Cieux,

De ne lui pas ôter un fils si précieux.

SOLIMAN.

Je m'en veux éclaircir, toi va quérir la Reine.

1810   Sans doute ce conseil me tirera de peine ;

Je saurai si sa mort ne m'a pas enlevé

Ce cher fils, que mes soins ont si bien élevé,

Et verrai si sa mort, dont mon coeur est en crainte

Pour conserver son frère est une pure feinte.

SCÈNE V.
Soliman, Roxelane, Acomat.

SOLIMAN.

1815   Madame grâce au Ciel votre fils n'est point mort,

Et ce qu'on m'a dit n'était, qu'un faux rapport,

Il est encor vivant, lui-même m'en assure,

Et si vous en doutez, voyez cette écriture,

Ne soupirez donc plus, faites trêve aux douleurs,

1820   Vous n'avez plus sujet de répandre des pleurs ;

ROXELANE.

Je me doute Seigneur, de ce que tu veux faire,

Tu veux adroitement consoler une mère,

De la mort de son fils, qu'elle aimait tendrement,

En lui faisant sortir ce fils du monument.

SOLIMAN.

1825   Ah Madame, croyez que votre fils respire,

Ne savez-vous pas bien, qu'un mort ne peut écrire ?

Cette lettre est de lui, qu'on vient de m'apporter,

Après cette assurance, il ne faut point douter.

Mais je ne comprends point cet excès d'impudence,

1830   Qui soutient hardiment sa mort en ma présence,

Et ne m'étonne pas, si l'on ne trouve point

Cet esprit insolent, et fourbe au dernier point.

Mais qu'espérait-il donc ce menteur téméraire

En trompant son Seigneur, en affligeant un père ?

1835   Qu'est-ce qu'il prétendait de cet acte effronté,

Se jouer seulement de ma crédulité ?

Non, non il prétendait par là toute autre chose,

Et de sa fourbe enfin j'ai deviné la cause ;

Vous aimez Bajazet, et vouliez empêcher,

1840   Qu'un trépas violent vous le vint arracher,

Redoutant le succès d'une mauvaise affaire,

Et vous avez voulu paraître toute mère,

Sans que, ni le respect que l'on doit me porter,

Ni l'horreur d'un mensonge ait pu vous arrêter ;

1845   D'un menteur assuré vous vous êtes servie,

Qui m'a fait mon fils mort, quand il était en vie ;

Mais pour mettre le comble à ce hardi dessein,

On contrefait d'Achmet l'écriture et le seing,

Et si parfaitement que je n'ai pu connaître,

1850   Que l'on m'avait trompé par une feinte lettre,

Qu'au moment qu'Ibrahim avecque cet écrit,

Est venu rétablir le calme en mon esprit.

Madame avouez donc, qu'avecque cette feinte

Vous vouliez délivrer votre coeur de la crainte,

1855   Vous vouliez garantir Bajazet du trépas,

Croyant, que Soliman ne se résoudrait pas,

De donner un Arrêt, qui lui serait funeste,

S'il eût vu de ses fils qu'il eût été le reste ;

Avouez donc Madame, avouez donc enfin,

1860   Que vous avez forgé ce trépas de Sélim,

Et me rendez sur l'heure, fin qu'on le punisse

Le criminel agent de tout votre artifice.

ROXELANE.

Seigneur, par ce discours tu me fais assez voir,

Que tous mes ennemis ont sur toi grand pouvoir,

1865   Puisque par leurs conseils je me vois accusée,

D'avoir insolemment ta hautesse abusée.

Mais ils soutiennent mal leur accusation,

Quelles preuves ont-ils pour ma conviction ?

S'ils en ont, me voici toute prête à répondre ;

1870   Parlez mes ennemis, je m'en vais vous confondre.

SOLIMAN.

Ne vous emportez point, confessez seulement...

ROXELANE.

Quoi Seigneur ?

SOLIMAN.

Votre fourbe.

ROXELANE.

Ah rude traitement !

Soliman suborné par un flatteur infâme

Le veut absolument croire contre sa femme !

SOLIMAN.

1875   Mais pourquoi me vouloir cacher la vérité ?

ROXELANE.

Pourquoi me maltraiter pour une fausseté ?

SOLIMAN.

Vous ne voulez donc pas vous avouer coupable ?

ROXELANE.

Je n'avouerai point, s'il n'est véritable.

SOLIMAN.

Ni remettre en mes mains aussi cet imposteur,

1880   Qui m'a par ses discours causé tant de douleur.

ROXELANE.

Moi le mettre en tes mains, si je connais cet homme,

Si je sais quel il est, et comment il se nomme...

SOLIMAN.

Quoi toujours s'obstiner contre ma volonté ?

Ah c'est trop abusé enfin de ma bonté ;

1885   Ce n'est donc pas assez de la première offense,

Vous en faites une autre avec même insolence,

Hé bien continuez, et ne m'avouez rien,

De ces déguisements je vous punirai bien.

Bajazet a failli, je veux rendre justice,

1890   Son trépas sur le champ sera votre supplice,

L'État ne voyant plus en lui mon successeur

Souffre, que de nos Lois il sente la rigueur.

ROXELANE.

Ah Seigneur, prends mieux garde à ce que tu veux faire,

Et ne te laisse pas vaincre par la colère,

1895   Tâche de surmonter un si bouillant transport.

SOLIMAN.

Avouez-moi donc tout pour empêcher sa mort,

Autrement vos soupirs, vos prières, vos larmes

Pour en parer le coup sont d'inutiles armes ;

Confessez.

ROXELANE.

Mais Seigneur, que puis-je confesser ?

SOLIMAN.

1900   Hé bien il mourra donc ?

ROXELANE.

  Quoi tu veux me forcer

Par la peur de sa mort d'avouer une chose,

Dont tu n'as point de preuve, et qu'un flatteur m'impose ?

SOLIMAN.

Ah c'est trop de discours, avouez promptement,

Ou ce fils tant aimé ne vivra qu'un moment.

ROXELANE.

1905   Seigneur accorde-moi la grâce de m'entendre ;

SOLIMAN.

Votre superbe esprit ne veut donc pas se rendre,

Il ne démordra rien de toute sa fierté,

Et je ne puis plus gagner d'être plus respecté ?

Qui vient de m'offenser dans sa faute persiste,

1910   À mes commandements obstinément résiste :

Mais c'est trop différer ce que j'ai résolu,

Vous verrez des effets d'un pouvoir absolu :

C'en est fait, Bajazet va mourir tout à l'heure.

ROXELANE.

Hé bien pour empêcher, que ce cher fils ne meure,

1915   Je te confesserai tout ce que tu voudras,

Mais aussi promets-moi de ne le perdre pas :

Je te demande encor une seconde grâce,

Tire-le de prison, afin que je l'embrasse,

Et tu sauras de moi ce que tu veux savoir.

SOLIMAN.

1920   À la fin vous rentrez dedans votre devoir,

Cette soumission est ce que je demande,

Je veux qu'on m'obéisse, alors que je commande.

Mais pour vous témoigner que je suis satisfait,

D'une grande bonté voyez un grand effet.

1925   Amenez Bajazet.

ROXELANE.

  Ô joie inespérée,

Ô bonheur surprenant serez-vous de durée,

Me rend-t-on Bajazet pour ne plus me l'ôter,

Ne me reste-t-il point sa vie à souhaiter,

Et l'ôtant de prison permet-on, que j'espère,

1930   Que son père aujourd'hui le va traiter en père ?

Ah reprends pour ce fils des sentiments d'amour,

Et qu'après la rigueur la clémence ait son tour.

SCÈNE VI.
Soliman, Roxelane, Bajazet, Acomat.

SOLIMAN.

Madame le voici tenez votre promesse.

ROXELANE.

Il est juste, et je dois contenter ta hautesse.

1935   Je me vais accuser pour le rendre innocent,

Tant l'amour d'une mère est parfait et puissant.

Seigneur, lorsque j'ai su qu'il viendrait à ta porte,

Craignant, que de Sélim la brigue y fût plus forte,

J'ai voulu m'assurer contre ses partisans :

1940   Et comme l'on peut tout avecque des présents :

J'ai gagné deux soldats des troupes de son frère

Qui feignant que Sélim tâchait de s'en défaire,

Lui dirent qu'ils avaient cette commission,

Et l'avaient acceptée avec intention,

1945   Que d'autres moins zélés à lui rendre service

Ne se chargeassent pas d'une telle injustice,

Il les crût aisément, il le pouvait aussi ;

Jusques là mon dessein avait bien réussi,

Bajazet accusé d'un dessein tout semblable

1950   En se justifiant rendait Sélim coupable,

Mais soudain ta grandeur l'a fait mettre en prison

Dont je n'ai pas pu même apprendre la raison :

Alors quand je l'ai vu dans ce danger extrême,

J'ai voulu me servir d'un meilleur stratagème,

1955   J'ai feint adroitement, que son frère était mort,

Pour rendre mon dessein par son trépas plus fort,

Espérant d'obtenir avec cette feinte

Ce Prince, ce cher fils, ce sujet de ma crainte ;

Je voulais le tirer de prison seulement,

1960   Après j'aurais pourvu pour son éloignement.

Mais je commence à voir, qu'il ne faut plus attendre,

Qu'une feinte le sauve, et puisse me le rendre ;

C'est de toi seulement, que je dois l'espérer,

Tu peux seul aujourd'hui m'empêcher de pleurer ;

1965   Tire-moi donc Seigneur de mon inquiétude.

SOLIMAN.

Vous méritez encor un traitement plus rude,

Et tout autre que vous après m'avoir déçu,

En aurait le trépas pour châtiment reçu ;

Mais à vous je pardonne une faute si grande,

1970   Et la veux oublier, pourvu que l'on me rende,

Celui qui m'a trompé par votre ardeur aujourd'hui,

Pour en faire un exemple aux menteurs comme lui :

À Bajazet.

Pour vous, si vous voulez apaisez ma colère,

Réconciliez-vous avecque votre frère,

1975   Ayez amour pour lui, rendez-lui du respect,

Et qu'un frère si bon ne vous soit plus suspect :

Malgré vos différends je sais bien qu'il vous aime,

Il souhaite la paix, il vous l'offre lui-même,

Cette Lettre en fait foi, ne la refusez pas,

1980   Et n'entretenez plus la guerre en mes États ;

Je vous sors de prison, sur la seule espérance,

Que je verrai l'effet de votre obéissance,

Par la soumission il vous faut racheter

Le jour que justement je pouvais vous ôter.

BAJAZET.

1985   De mon obéissance il n'est rien qu'il n'obtienne,

Seigneur, ta volonté dispose de la mienne ;

Pour te rendre content j'accepte cette paix,

Et me remets à toi de tous mes intérêts,

Sûr que dans le traité ta suprême Justice

1990   Ne lui donnera rien à notre préjudice.

SOLIMAN.

Oui je vous traiterai tous deux également,

N'ayant pour es deux fils qu'un même sentiment,

Une même tendresse, un même amour de père,

J'aime autant Bajazet comme j'aime son frère,

1995   Mais après vous avoir traité si doucement,

Je demande de vous un éclaircissement :

Mustapha le rebelle en mourant vous accuse,

Que je sache mon fils, si ce traître m'abuse,

Il vous nomme l'auteur d de sa rébellion,

2000   Pouvez-vous réfuter cette accusation ?

Il dit, que par votre ordre, et qu'afin de vous plaire,

Il se faisait nommer Mustapha votre frère,

Qu'il travaillait pour vous par cette fiction,

Sans vouloir s'agrandir, et sans prétention

2005   De ce nom qu'il prenait, et de cet artifice,

Et qu'il s'était perdu pour vous rendre service.

Que pouvez-vous mon fils répondre là-dessus ?

BAJAZET.

Que je suis étonné, si jamais je le fus,

Non de voir qu'un menteur se pare d'un mensonge,

2010   Pour sortir du danger, où son crime le plonge,

Mais de voir que mon père écoute contre moi

Un homme comme lui menteur, traître et sans foi.

Seigneur ce traitement que me fait ta Hautesse

Pour un fils (bon sujet) a beaucoup de rudesse,

2015   Il faut tout mon respect, pour n'en pas murmurer,

Et mon coeur ne saurait encor le digérer ;

Qu'à présent je suis mal Seigneur, en ton estime,

Tu crois que mon esprit ne se porte qu'au crime ;

Par mon ambition désoler tes États,

2020   Abhorrer mon aîné, souhaiter son trépas,

Gager des assassins pour cet acte exécrable,

De tant d'impiété m'être rendu coupable,

Et couronner enfin cette belle action

En portant un esclave à la rébellion...

2025   Je n'ai point là-dessus de réponse à te faire,

Je ne saurais parler, la douleur me fait taire,

Si tu juges Seigneur, que je sois criminel,

Mes jours sont entre tes mains, traite-moi comme tel,

J'aime mieux le trépas, qu'une triste vie,

2030   Que tes cruels soupçons m'ont à moitié ravie.

SOLIMAN.

Certes par ce discours trop vain, trop insolent,

Vous montrez votre esprit altier et violent,

Mais encore qu'il soit digne de ma colère,

Je veux vous faire voir que je suis un bon père ;

2035   Je crois que ce qu'a dit de vous un menteur,

N'est rien qu'une imposture, et ressent son auteur ;

Peut-être parlait-il pour conserver sa vie,

Peut-être que c'était par haine, et par envie,

Peut-être disait-il aussi la vérité :

2040   J'aurais lieu de douter d'un et d'autre côté.

Mais comme à démêler l'affaire est trop obscure,

J'aime mieux écouter la voix de la nature,

Elle parle pour vous, je suis de son parti,

Et je croirai plutôt que ce traitre a menti.

BAJAZET.

2045   Seigneur cette croyance est juste et véritable,

Mais encor que par là je ne sois pas coupable

J'ai besoin d'un pardon que j'ose demander,

Mes feux...

SOLIMAN.

Le mien éteint vous le fait accorder,

J'ai chassé mon amour hors de ma fantaisie,

2050   Et de plus connaissant ce que vaut Aspasie,

Si jamais vous pouvez dissiper cette erreur,

Qui porte son esprit jusques à la fureur,

Je vous donne aussitôt cette aimable personne,

Dont l'insigne vertu vaut mieux qu'une Couronne.

 



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