CATILINA

TRAGÉDIE

1749

P. J. Crébillon

À Paris, chez PRAUT Fils.

Réprésenté pour le première fois le 21 décembre 1748 au Théâtre français par la troupe de la Comédie française.


publié par Paul FIEVRE, Septembre 2010, revu février 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:03:38.


ACTEURS

CATILINA.

LENTULUS.

PROBUS.

TULLIE.

FULVIE.

CICÉRON.

SUNNON.

GONTRAN.

CRASSUS.

CATON.

LÉTHÉGUS.

LUCIUS.

SÉNATEURS.

LICTEURS.

La scène est dans le temple de Tellus.


ACTE I

SCÈNE I.
Catilina, Lentulus.

CATILINA.

Cesse de t'effrayer du sort qui me menace :

Plus j'y vois de périls, plus je me sens d'audace ;

Et l'approche du coup qui vous fait tous trembler,

Loin de la ralentir, sert à la redoubler.

5   Crois-moi, sois sans détour pour un ami qui t'aime.

Dans le fond de ton coeur je lis mieux que toi-même,

Lentulus ; et le mien ne peut voir sans pitié

Ce qu'un ambitieux coûte à ton amitié.

Ce tyran des romains, l'amour de la patrie,

10   Te trompe, et se déguise en frayeur pour ma vie.

Est-ce à moi d'abuser du penchant malheureux

Qui te fait une loi de tout ce que je veux ?

Issu des Scipions, tu crains qu'à ta mémoire

On ne refuse un jour place dans leur histoire ;

15   Et le rang de préteur, qui te lie au sénat,

Trouble en un conjuré le coeur du magistrat.

Tu crains pour Rome enfin ; voilà ce qui t'arrête,

Quand tu ne crois ici craindre que pour ma tête.

Va, de trop de remords je te vois combattu,

20   Pour te ravir l'honneur d'un retour de vertu.

LENTULUS.

Catilina, laissons un discours qui m'offense ;

Tes soupçons sont toujours trop près de ta prudence.

À force de vouloir approfondir un coeur,

Un faux jour a souvent produit plus d'une erreur ;

25   Et les plus éclairés ont peine à s'en défendre :

Mais un chef de parti ne doit point s'y méprendre.

D'entre les conjurés distingue tes amis,

Et qu'un discours sans fard leur soit du moins permis.

De toutes les grandeurs qui feront ton partage

30   Je ne t'ai demandé que ce seul avantage ;

Laisse-m'en donc jouir : mon amitié pour toi

N'a que trop signalé sa constance et sa foi.

Dis-moi, si ta fierté jusque-là peut descendre,

De tant d'excès affreux ce que tu peux prétendre.

35   Pourquoi faire égorger Nonius cette nuit ?

Et de ce meurtre enfin quel peut être le fruit ?

CATILINA.

Celui d'épouvanter le premier téméraire

Qui, de mes volontés secret dépositaire,

Osera comme lui balancer un moment,

40   Et s'exposer aux traits de mon ressentiment.

Lentulus dans le fond doit assez me connaître

Pour croire que je n'ai sacrifié qu'un traître ;

Et que ces cruautés, qui lui font tant d'horreur,

Sont de ma politique, et non pas de mon coeur.

45   Ce qui semble forfait dans un homme ordinaire,

En un chef de parti prend un aspect contraire ;

Vertueux ou méchant au gré de son projet,

Il doit tout rapporter à cet unique objet :

Qu'il soit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,

50   Il sera toujours grand s'il est impénétrable,

S'il est prompt à plier, ainsi qu'à tout oser,

Et qu'aux yeux du public il sache en imposer.

Il doit se conformer aux mours de ses complices,

Porter jusqu'à l'excès les vertus et les vices,

55   Laisser de son renom le soin à ses succès.

Tel on déteste avant que l'on adore après.

Je ne vois sous mes lois qu'un parti redoutable,

À qui je dois me rendre encor plus formidable :

S'il ne se fût rempli que d'hommes vertueux,

60   Je n'aurais pas de peine à l'être encor plus qu'eux.

Hors Céthégus et toi, dignes de mon estime,

Le reste est un amas élevé dans le crime,

Qu'on ne peut contenir sans les faire trembler,

Et qui n'aiment qu'autant qu'on sait leur ressembler.

65   Un chef autorisé d'une juste puissance

Soumet tout d'un coup d'oeil à son obéissance ;

Mais, dès qu'il est armé pour troubler un état,

Il trouve un compagnon dans le moindre soldat ;

Et l'art de le soumettre exige un art suprême,

70   Plus difficile encor que la victoire même.

LENTULUS.

Songe à les subjuguer sans te rendre odieux.

Mais avant que le jour nous surprenne en ces lieux,

Au temple de Tellus dis-moi ce qui t'appelle ;

Son grand-prêtre Probus te sera-t-il fidèle ?

75   Quoique rien en ces lieux ne borne son pouvoir,

Je ne sais si Probus remplira notre espoir.

Il est vrai qu'à ses soins nous devons cet asile,

Dont il nous rend l'accès aussi sûr que facile ;

Mais au nouveau consul le grand-prêtre est lié

80   Par l'intérêt, le sang, l'orgueil, ou l'amitié.

Lorsqu'à des conjurés ses pareils s'associent,

C'est par des trahisons que tous se justifient.

Aujourd'hui le sénat doit s'assembler ici ;

Ce n'est pas cependant mon plus cruel souci :

85   Je crains, je l'avouerai, les fureurs de Fulvie,

Et je crains encor plus ton amour pour Tullie,

Fille d'un ennemi dangereux et jaloux,

De Cicéron enfin, l'objet de ton courroux.

Eh ! Comment, dans un coeur qu'un si grand soin entraîne,

90   Peux-tu concilier tant d'amour et de haine ?

L'amour, pour tes pareils, aurait-il des appas ?

CATILINA.

Ah ! Si je le ressens, je n'y succombe pas.

Qu'un grand coeur soit épris d'une amoureuse flamme,

C'est l'ouvrage des sens, non le faible de l'âme ;

95   Mais dès que par la gloire il peut être excité,

Cette ardeur n'a sur lui qu'un pouvoir limité :

C'est ainsi que le mien est épris de Tullie ;

Ses grâces, sa beauté, sa fière modestie,

Tout m'en plaît, Lentulus ; mais cette passion

100   Est moins amour en moi qu'excès d'ambition.

Malgré tous les objets dont son orgueil se pare,

Tullie est-ce que Rome eut jamais de plus rare ;

Je vois à son aspect tout un peuple enchanté,

Et c'est de tant d'attraits le seul qui m'ait tenté.

105   Sans la foule des cours qui s'empressent pour elle

Tullie à mes regards n'eût point paru si belle ;

Mais je n'ai pu souffrir que quelque audacieux

Vînt m'enlever un bien qu'on croit si précieux.

Enfin je l'ai conquis ; et sans cette victoire

110   Je croirais aujourd'hui que tout manque à ma gloire.

Ce n'est pas que l'amour en soit le seul objet ;

Loin que de mes desseins il suspende l'effet,

Cette flamme, où tu crois que tout mon coeur s'applique,

Est un fruit de ma haine et de ma politique :

115   Si je rends Cicéron favorable à mes feux,

Rien ne peut désormais s'opposer à mes voeux ;

Je tiendrai sous mes lois et la fille et le père,

Et j'y verrai bientôt la république entière.

Je sais que ce consul me hait au fond du coeur,

120   Sans oser d'un refus insulter ma faveur ;

Il craint en moi le peuple, et garde le silence.

Mais, tandis qu'entre nous Rome tient la balance,

J'ai cru devoir toujours poursuivre avec éclat

Un hymen qui le perd dans l'esprit du sénat.

125   Au temple de Tellus voilà ce qui m'appelle.

Probus, qu'à Cicéron je veux rendre infidèle,

M'y sert à ménager des traités captieux,

Où sans rien terminer je les trompe tous deux.

Mais, loin de confier nos desseins au grand-prêtre,

130   De ses propres secrets je suis déjà le maître.

J'ai flatté son orgueil par le pontificat ;

J'ai parlé pour lui seul en public, au sénat,

Tandis que pour César, aidé de Servilie,

J'engageais Cicéron, trompé par Césonie.

135   Enfin Probus sait trop que, s'il m'osait trahir,

Il ne me faut qu'un mot pour le faire périr ;

Même ici par ses soins je dois revoir Tullie.

Ne crains point cependant le courroux de Fulvie ;

Son coeur fut trop à moi pour en redouter rien.

LENTULUS.

140   Elle a trop pénétré l'artifice du tien

Pour ne se point venger de tant de perfidie :

Elle est femme, jalouse, imprudente, hardie ;

Elle sait tout ; bientôt nous serons découverts,

Et je n'entrevois plus que de tristes revers.

145   Que faisons-nous dans Rome ? Et sur quelle espérance

Parmi tant d'ennemis avoir tant d'assurance ?

Contre César et toi les clameurs de Caton

Ne cessent d'irriter Antoine et Cicéron :

Ces deux consuls, tous deux amis de la patrie,

150   Brûlant de cet amour que tu nommes manie,

Peut-être trop instruits de nos desseins secrets

Préviendront d'un seul coup ta haine et tes projets.

Déjà de toutes parts je vois grossir l'orage :

Crassus devient suspect ; t'en faut-il davantage ?

155   Et tu n'ignores pas que depuis plus d'un jour

Les lettres de Pompée annoncent son retour ;

Que Pétréius, suivi de nombreuses cohortes,

Bientôt de Rome même occupera les portes.

César, dont le génie égale le grand coeur,

160   T'accuse d'imprudence et de trop de lenteur.

CATILINA.

Oui, je sais que César désire ma retraite,

Pour briguer au sénat l'honneur de ma défaite,

Pour voir nos légions marcher sous ses drapeaux,

Et pour profiter seul du fruit de mes travaux ;

165   Mais, si le sort répond à l'espoir qui m'anime,

Je ferai de César ma première victime :

Il est trop jeune encor pour me donner la loi,

Et je n'en veux ici recevoir que de moi.

Qu'ai-je à craindre dans Rome, où le peuple m'adore,

170   Où je veux immoler ce sénat que j'abhorre ?

Le péril est égal ainsi que la fureur ;

Et j'ai de plus sur eux ma gloire et ma valeur.

L'exemple de Sylla n'a que trop fait connaître

Combien il est aisé de leur donner un maître ;

175   Et ce Pompée enfin, si fameux aujourd'hui,

Tremblera devant moi comme il fit devant lui.

Manlius, avec nous toujours d'intelligence,

Aussi prompt que toi-même à servir ma vengeance,

Avec sa légion doit joindre Célius,

180   Et Céson avec lui rejoindre Manlius.

Sunnon, des fiers gaulois le ministre fidèle,

Qui les voit menacés d'une guerre nouvelle,

Habile à profiter de celle des romains,

Doit de tout son pouvoir appuyer nos desseins.

185   Cesse de m'opposer une crainte frivole ;

Dès demain je serai maître du capitole :

C'est du haut de ces lieux que, tenant Rome aux fers,

Je veux avec les dieux partager l'univers.

Rome, je n'ai que trop fléchi sous ta puissance ;

190   Mais je te punirai de mon obéissance.

Pardonne ce courroux à la noble fierté

D'un coeur né pour l'empire, ou pour la liberté.

LENTULUS.

Ah ! Je te reconnais à ce noble langage :

Rome même est trop peu pour un si grand courage ;

195   Remplis ton sort, fais voir à l'univers jaloux

Qu'il ne devait avoir d'autres maîtres que nous.

Adieu, Catilina. Probus vient : je te laisse.

CATILINA.

Va ; dis à Céthégus qu'il tienne sa promesse :

L'un et l'autre en secret daignez voir Manlius,

200   Et faites observer Fulvie et Curius.

SCENE II.
Catilina, Probus.

PROBUS.

Eh quoi ! Seigneur, c'est vous que votre vigilance

A conduit le premier aux autels que j'encense !

Saviez-vous que Tullie y dût porter ses pas ?

CATILINA.

Je le sais, cependant je ne l'y cherche pas ;

205   Votre intérêt, Probus, est tout ce qui m'amène,

Et mon coeur à vous seul veut confier sa peine.

César, que Cicéron appuyait au sénat,

César est désormais sûr du pontificat ;

Il l'emporte sur vous, et son audace extrême

210   Veut soumettre à ses lois la religion même.

J'ai cru de Cicéron, qui vous est allié,

Que mon parti pour vous serait fortifié,

Ou qu'il choisirait mieux du moins votre adversaire ;

Mais ses trésors ont fait ce que je n'ai pu faire :

215   C'est ainsi qu'aujourd'hui se gouvernent les lois.

Ce sénat, le modèle et le tuteur des rois,

Qui fit à l'univers admirer sa justice,

Qui punissait de mort un soupçon d'avarice,

Qui puisait ses décrets dans le conseil des dieux,

220   Vend ce qu'à la vertu réservaient nos aïeux.

Je vois avec douleur que cet affront vous blesse.

PROBUS.

Eh ! Ce n'est pas moi seul, Seigneur, qu'il intéresse ;

Il rejaillit sur vous encor plus que sur moi,

Vous qu'un vil orateur fait plier sous sa loi ;

225   Vous qui jusqu'à ce jour, armé d'un front terrible,

Des cours audacieux fûtes le moins flexible ;

Qui d'un sénat tremblant à votre fier aspect

Forciez d'un seul regard l'insolence au respect :

À sa voix aujourd'hui plus soumis qu'un esclave,

230   Enfin à votre tour vous souffrez qu'on vous brave ;

Et vous abandonnez le soin de l'univers

À des hommes sans nom qui mettent Rome aux fers.

Eh ! Que m'importe à moi que le sénat m'outrage,

Que la corruption mette à prix son suffrage ?

235   L'univers ne perd rien à mon abaissement,

Mon nom ni mes vertus n'en font pas l'ornement ;

Les dieux ne m'ont point fait pour le régir en maître :

Vous seul... mais désormais méritez-vous de l'être

Avec une valeur qui n'oserait agir,

240   Et ce front outragé qui ne sait que rougir ?

Quoi ! Pour vous engager à sauver la patrie

Faudra-t-il qu'avec moi tout un peuple s'écrie :

« La mort nous a ravi Marius et Sylla ;

Qu'ils revivent en toi, règne, Catilina ? »

CATILINA.

245   Probus, ne tentez point une indigne victoire.

Les crimes du sénat ne souillent point ma gloire ;

Je frémis comme vous de tout ce que j'y vois,

De l'abus du pouvoir, et du mépris des lois ;

J'admire en vous surtout cette âme bienfaisante

250   Que l'approche des dieux rend si compatissante :

Mais parmi tant d'objets cités pour m'émouvoir

Vous en oubliez un.

PROBUS.

Quel est-il ?

CATILINA.

Mon devoir.

À combien de désirs il faut que l'on s'arrache,

Si l'on veut conserver une vertu sans tache !

255   L'outrage n'est suivi d'aucun ressentiment

Dès que le bien public s'oppose au châtiment ;

Ses intérêts sacrés sont notre loi suprême,

Et s'immoler pour eux c'est vivre pour soi-même.

Considérez ce temple orné de mes aïeux,

260   Que Rome a cru devoir placer parmi vos dieux ;

Le sang qu'ils prodiguaient pour cette auguste mère

N'a laissé dans son sein qu'un fils qui la révère ;

Et, tout muets qu'ils sont, ces marbres généreux

Ne m'en disent pas moins qu'il faut l'être autant qu'eux.

265   Rome ne me doit rien, et je lui dois la vie.

PROBUS.

Ainsi vous souffrirez qu'elle soit asservie ;

Qu'un peuple qui vous a nommé son protecteur

Soit réduit à chercher un autre défenseur.

En vain, fondant sur vous sa plus chère espérance,

270   Rome vous élevait à la toute-puissance :

J'entrevois dans le coeur d'un fier patricien

Les faiblesses de coeur d'un obscur plébéien ;

Et c'est Catilina qui seul ici protège

Un reste de sénat impur et sacrilège,

275   Un tas d'hommes nouveaux proscrits par cent décrets,

Que l'orgueilleux Sylla dédaigna pour sujets !

Disparu dans l'abîme où son orgueil le plonge,

Les grandeurs du sénat ont passé comme un songe :

Non, ce n'est plus ce corps digne de nos autels,

280   Où les dieux opinaient à côté des mortels ;

De ce corps avili Minerve s'est bannie

À l'aspect de leur luxe et de leur tyrannie ;

On ne voit que l'or seul présider au sénat,

Et de profanes voix fixer le consulat.

285   Enfin Rome n'est plus, sans le secours d'un maître ;

Et qui d'eux plus que vous serait digne de l'être ?

César semble promettre un heureux avenir,

Que peut-être moins jeune il osera ternir :

Lucullus n'est plus rien, et son rival Pompée

290   N'a pour lui qu'un bonheur où Rome s'est trompée.

Crassus, plein de désirs indignes d'un grand coeur,

Borne à de vils trésors les soins de sa grandeur :

Cicéron, ébloui du feu de son génie...

Mais je veux respecter le père de Tullie.

295   Pour Caton, je n'y vois qu'un courage insensé,

Un faste de vertu qu'on a trop encensé.

Le reste n'est point fait pour prétendre à l'empire ;

C'est à vous seul, Seigneur, que j'ose le prédire.

Quelle gloire pour vous, en domptant les romains,

300   De pouvoir vous vanter au reste des humains

Que, sans avoir des dieux emprunté le tonnerre,

Un seul homme a changé la face de la terre !

CATILINA.

Ministre des autels, que me proposez-vous ?

PROBUS.

La gloire de bien faire, et le salut de tous ;

305   Ce qu'un grand coeur, flatté de cet honneur suprême,

Aurait dû dès longtemps se proposer lui-même.

CATILINA.

Ah, Probus ! Je l'avoue, une si noble ardeur

Porte des traits de feu jusqu'au fond de mon coeur ;

Je sens que malgré moi mes scrupules vous cèdent.

PROBUS.

310   Hé bien ! Qu'à ce remords de prompts effets succèdent :

D'armes et de soldats remplissons tous ces lieux

Où le sénat impie ose troubler mes dieux ;

Dans un sang ennemi...

SCENE III.
Tullie, Catilina, Probus.

PROBUS.

Mais j'aperçois Tullie.

CATILINA.

Ne vous éloignez point, cher Probus, je vous prie :

315   J'ai besoin de conseil dans le trouble où je suis ;

Et je vous rejoindrai bientôt, si je le puis.

Probus se retire dans le fond du théâtre.

SCENE IV.
Catilina, Tullie.

CATILINA.

Quoi ! Madame, aux autels vous devancez l'aurore !

Eh ! Quel soin si pressant vous y conduit encore ?

Qu'il m'est doux cependant de revoir vos beaux yeux,

320   Et de pouvoir ici rassembler tous mes dieux !

TULLIE.

Si ce sont là les dieux à qui tu sacrifies,

Apprends qu'ils ont toujours abhorré les impies,

Et que si leur pouvoir égalait leur courroux

La foudre deviendrait le moindre de leurs coups.

CATILINA.

325   Tullie, expliquez-moi ce que je viens d'entendre ;

Ma gloire et mon amour craignent de s'y méprendre ;

Et si nous n'étions seuls, malgré ce que je vois,

Je ne croirais jamais que l'on s'adresse à moi.

TULLIE.

Ah ! Ce n'est qu'à vous seuls, grands dieux ! Que je m'adresse,

330   Et non à des cruels qu'aucun remords ne presse ;

Monstres, dont la fureur brave les immortels,

Et que le crime suit jusqu'au pied des autels ;

Qui, tout baignés d'un sang qui demande vengeance,

Osent des dieux vengeurs insulter la présence.

335   Le sang de Nonius versé près de ces lieux

Fume encore ; et voilà l'encens qu'on offre aux dieux !

La sacrilège main qui vient de le répandre

N'attend plus qu'un flambeau pour mettre Rome en cendre.

Ce n'est point Mithridate, ennemi des romains,

340   Ni le gaulois altier, qui forme ces desseins ;

Grands dieux ! C'est une main plus fatale et plus chère,

Qui menace à la fois la patrie et mon père :

Ces excès de fureur, inconnus à Sylla,

N'étaient faits que pour toi, traître Catilina.

CATILINA.

345   D'un reproche odieux réprimez la licence,

Madame, ou contraignez vos soupçons au silence ;

Songez pour violer le respect qui m'est dû

Qu'il faut auparavant que je sois convaincu ;

Qu'il faut l'être soi-même avant que d'oser croire

350   La moindre lâcheté qui peut flétrir ma gloire ;

Que l'amour est déchu de son autorité

Dès qu'il veut de l'honneur blesser la dignité :

Souvenez-vous enfin qu'un généreux courage

Pardonne à qui le hait, mais point à qui l'outrage.

TULLIE.

355   Et qu'ai-je à redouter de ton inimitié ?

Tu ne me verras point implorer ta pitié,

Cruel ! Tu peux porter à la triste Tullie

Tous les coups que ta main réserve à la patrie ;

Borne tes cruautés à déchirer un coeur

360   Qui s'est déshonoré par une lâche ardeur ;

Ce coeur, que trop longtemps a souillé ton image,

N'est plus digne aujourd'hui que d'opprobre et d'outrage ;

Rien ne peut expier la honte de mes feux :

Mais ne présume pas que ce coeur malheureux,

365   Que tes fausses vertus t'ont rendu favorable,

T'épargne un seul moment dès qu'il te sait coupable ;

Tu le verras plus prompt à s'armer contre toi

Qu'il ne le fut jamais à t'engager sa foi.

Grands dieux ! N'ai-je brûlé d'une flamme si pure

370   Que pour un assassin, un rebelle, un parjure !

Et le barbare encore insulte à ma douleur !

Il veut que mon devoir respecte sa fureur !

Mais, cruel ! Mon amour n'en sera point complice ;

Dût-on charger ma main du soin de ton supplice,

375   Je n'hésiterai point à te sacrifier.

Tu n'as plus qu'un moment à te justifier.

CATILINA.

Et de quoi voulez-vous que je me justifie ?

TULLIE.

D'un complot qui bientôt te coûtera la vie.

Mais puisque ton orgueil s'obstine à le nier,

380   Et que tu me réduis, traître, à t'humilier,

Esclave, paraissez.

SCENE V.
Catilina, Tullie, Fulvie, déguisée en esclave.

CATILINA, à part.

Que vois-je ? C'est Fulvie !

TULLIE, à Fulvie.

Parlez ; je vous l'ordonne au nom de la patrie.

FULVIE.

Qui ? Moi parler, Madame ! à quel péril affreux

Exposez-vous ici les jours d'un malheureux !

385   D'un romain, quel qu'en soit le rang et la naissance,

Je sais combien je dois respecter la présence ;

De celui-ci surtout je redoute l'aspect.

TULLIE.

Parlez, et dépouillez ce frivole respect :

Un esclave enhardi par le salut de Rome

390   Doit-il tant s'effrayer à l'aspect d'un seul homme ?

Connaissez-vous celui qui paraît à vos yeux ?

Répondez ; quel est-il ?

FULVIE.

C'est un séditieux ;

Je ne connais que trop ce mortel redoutable,

Et le plus grand de tous, s'il était moins coupable.

395   Oui, Madame, c'est lui ; voilà le furieux

Qui veut souiller de sang sa patrie et ses dieux,

Égorger le sénat, immoler votre père,

Et la flamme à la main désoler Rome entière.

CATILINA, feignant de ne pas reconnaître Fulvie.

Quoi ! Vous osez commettre un homme tel que moi

400   Avec des malheureux si peu dignes de foi !

Et vous me réduisez à souffrir qu'un esclave,

Au mépris de mon rang, me flétrisse et me brave !

Ah ! C'est pousser l'injure et l'audace trop loin.

TULLIE.

Ingrat, rougis du crime, et non pas du témoin :

405   Mais en vain ton orgueil s'attache à le confondre ;

Vanter ta dignité, ce n'est pas me répondre.

Adieu.

À Fulvie.

Vous, suivez-moi.

CATILINA, arrêtant Fulvie.

Non, non, il n'est plus temps,

Cet esclave est chargé d'avis trop importants :

D'ailleurs dès qu'avec lui vous osez me commettre

410   Souffrez qu'en d'autres mains je puisse le remettre.

Probus, venez à nous.

SCENE VI.
Catilina, Tullie, Fulvie, Probus.

TULLIE.

Quel est donc ton dessein ?

CATILINA.

C'est au nom du sénat et du peuple romain,

Qui de ces lieux sacrés vous fit dépositaire,

Probus, qu'entre vos mains je mets ce téméraire.

TULLIE.

415   En vain par ce dépôt tu crois m'en imposer,

Je vois à quel dessein tu veux en disposer.

CATILINA.

Non ; loin que ma fierté désormais le récuse,

C'est devant le sénat que je veux qu'il m'accuse :

Puisqu'il doit en ces lieux s'assembler aujourd'hui,

420   C'est à Probus, Madame, à répondre de lui.

Songe, Catilina, qu'il y va de ta vie.

CATILINA.

Allez ; songez, Madame, à sauver la patrie :

C'est des jours d'un ingrat prendre trop de souci ;

Et l'amour n'a plus rien à démêler ici.

SCENE VII.

CATILINA.

425   Qu'aurais-je à redouter d'une femme infidèle ?

Où seront ses garants ? Et d'ailleurs que sait-elle ?

Quelques vagues projets dont l'imprudent Caton

Nourrit depuis longtemps la peur de Cicéron ;

Projets abandonnés, mais dont ma politique

430   Par leur illusion trompe la république,

Sait de ce vain fantôme occuper le sénat,

L'effrayer d'un faux bruit, ou d'un assassinat,

Et ne lui laisser voir que des mains meurtrières,

Tandis qu'un grand dessein échappe à ses lumières.

435   Maître de mes secrets, j'ai pénétré les siens ;

Et Lentulus lui-même ignore tous les miens :

De cent mille romains armés pour ma querelle

Aucun ne se connaît, tous combattront pour elle.

De l'un des deux consuls je me suis assuré ;

440   Plus que moi contre l'autre Antoine est conjuré ;

César ne doit qu'à moi sa dignité nouvelle,

Et je sais qu'à ce prix il me sera fidèle.

Voilà comme un consul qui pense tout prévoir

Souvent pour mes desseins agit sans le savoir.

445   L'africain peu soumis, le gaulois indomptable,

Tout l'univers enfin, las d'un joug qui l'accable,

N'attend pour éclater que mes ordres secrets ;

Et Cicéron n'est point instruit de mes projets.

Ce n'est pas dans tes murs, Rome, que je m'arrête ;

450   Des cris du monde entier j'ai grossi la tempête :

Mon coeur n'était point fait pour un simple parti

Que le premier revers eût bientôt ralenti ;

J'ai séduit tes vieillards ainsi que ta jeunesse,

César, Sylla, Crassus, et toute ta noblesse.

455   Mais il faut retourner à Probus qui m'attend :

Ménageons avec lui ce précieux instant,

Pour rendre sans effet le courroux de Tullie,

Et pour mettre à profit les fureurs de Fulvie.

Soutiens, Catilina, tes glorieux desseins :

460   Maître de l'univers, si tu l'es des romains,

C'est aujourd'hui qu'il faut que ton sort s'accomplisse,

Que Rome à tes genoux tombe, ou qu'elle périsse.

ACTE II

SCÈNE I.
Fulvie, Probus.

FULVIE.

N'abusez point, Probus, de l'état où je suis ;

Je vous perdrai : du moins songez que je le puis.

465   Vous croyez, à l'abri de votre caractère,

Pouvoir impunément défier ma colère,

Et que mon coeur, tremblant à l'aspect de ce lieu,

Va mettre au même rang le ministre et le dieu :

Et quel ministre encore ! Un sacrilège, un traître,

470   Qui, de Catilina devenu le grand-prêtre,

Des Tarquins sur son front veut ceindre le bandeau,

Et du sang des romains nourrir ce dieu nouveau ;

Lâche, qui se dévoue aux amours de Tullie,

Qui, de ses propres dieux profanateur impie,

475   Prête leur sanctuaire à des feux criminels,

Déshonore le prêtre, et souille les autels.

PROBUS.

Cédez moins au torrent de votre jalousie ;

Et, loin de m'offenser, écoutez-moi, Fulvie :

Considérez l'abîme où va vous engager

480   Une folle habitude à ne rien ménager.

Vous croyez vous venger, vous vous perdez vous-même,

Et de plus un amant qui peut-être vous aime.

Le dépit n'a jamais satisfait ses transports

Qu'il n'ait livré notre âme à d'éternels remords :

485   L'amour le mieux vengé, quelle que soit l'offense,

Est souvent le premier à pleurer sa vengeance ;

On punit l'inconstant, mais on perd en un jour

L'objet de sa tendresse et l'espoir d'un retour.

Enfin que savez-vous si l'on aime Tullie ?

490   À travers les fureurs dont votre âme est saisie

Croyez-vous que l'amour éclaire assez vos yeux

Pour percer les replis d'un coeur ambitieux ?

Vous savez les projets que votre amant médite :

En pénétrez-vous bien le détail et la suite ?

495   Un homme tel que lui doit-il à découvert

Se montrer sans prudence au grand jour qui le perd ?

Peut-il porter trop loin l'artifice et la feinte ?

Non, il faut que son coeur ne soit qu'un labyrinthe,

Que l'amour même en vain y cherche des secrets

500   Que pour lui la raison et l'honneur n'ont point faits.

L'usage qu'aujourd'hui vous avez osé faire

Des secrets dont l'amour vous fit dépositaire

Ne vous prouve que trop, malgré votre dépit,

Pour peu qu'il ait parlé, qu'il n'en a que trop dit.

505   L'impétueux Caton murmure, tonne, éclate,

Trouble tout pour servir un consul qui le flatte :

Devenu du sénat et l'idole et l'espoir,

Cicéron est armé du souverain pouvoir :

Le sénat, qui sur lui redoute une entreprise,

510   Pour mettre son héros à couvert de surprise,

De l'ordre équestre entier le fait accompagner ;

Puisqu'on ne peut le perdre, il faut donc le gagner :

Pour le faire périr il faut la force ouverte ;

Mais ce serait sans fruit travailler à sa perte.

515   Un hymen prétendu peut calmer ses frayeurs,

Et cet hymen devient l'objet de vos fureurs !

Plus de raison alors ; et la fière Fulvie

Expose un nom célèbre au mépris de Tullie,

Se couvre sans rougir d'un vil déguisement !

520   Pourquoi ce déshonneur ? Pour perdre son amant.

Ah, Madame ! Ce coeur, dont j'ai plaint la tendresse,

De l'habit qui vous cache a-t-il pris la bassesse ?

Dans quel sein déposer des secrets dangereux,

Si le coeur d'une amante est un écueil pour eux ?

525   Vit-on jamais l'amour dans sa plus noire ivresse

Emprunter du dépit une langue traîtresse ?

FULVIE.

Qui donc ai-je trahi, ministre ambitieux ?

Et quelle foi doit-on à des séditieux ?

La garder aux méchants, c'est partager leurs crimes.

530   Mais je vois que Probus connaît peu ces maximes ;

Et je sais, quand la haine enflamme vos pareils,

Jusqu'où va la noirceur de leurs lâches conseils,

Surtout dès qu'il s'agit de venger leurs injures.

César est désigné souverain des augures ;

535   Cicéron a brigué pour ce rival heureux,

Et le place en un rang dont on flattait vos voeux ;

Catilina d'ailleurs vous était favorable.

Le moyen qu'à vos yeux je ne sois point coupable,

Moi qui viens de sauver un consul odieux,

540   Qui s'est osé jouer d'un ministre des dieux ;

Qui, de sa dignité dépositaire habile,

Plein de faste aux autels, et près des grands servile,

Sur l'espoir de leurs dons mesure sa ferveur,

Et n'adore en effet que la seule faveur !

545   Mon devoir m'ordonnait de sauver la patrie :

Imitez-le, ou gardez vos conseils pour Tullie.

Croyez-moi, terminez d'imprudentes leçons

Qui ne font qu'irriter ma haine et mes soupçons :

Cessez de me flatter qu'on peut m'aimer encore ;

550   J'ai trop vu la beauté que l'infidèle adore :

Mes yeux avant ce jour ne la connaissaient pas ;

Mais vous me payerez ses funestes appas :

C'est vous qui leur gagnez sur moi la préférence ;

Moi que déshonorait la seule concurrence.

555   Pourquoi de cet hymen m'a-t-on fait un secret ?

Et pourquoi, s'il est feint, m'en cacher le projet ?

Traître, ce n'est pas vous qui deviez me l'apprendre ;

Mais on croit n'avoir rien à craindre d'un coeur tendre :

Sachez que d'un secret à demi confié,

560   Dès qu'on peut une fois percer l'autre moitié,

On est toujours en droit d'en trahir le mystère,

Et qu'on ne doit plus rien à qui nous l'ose faire.

PROBUS.

Eh bien ! Perdez, Madame, un homme généreux

Qui veut briser les fers de tant de malheureux ;

565   Vengez votre beauté d'un amant infidèle,

Et votre orgueil blessé des projets qu'il vous cèle ;

D'un long embrasement devenez le flambeau,

Et nous ouvrez à tous les portes du tombeau.

Mais Catilina vient ; évitez sa présence,

570   Ou du moins gardez-vous d'irriter sa vengeance.

SCÈNE II.
Catilina, Fulvie, Probus.

CATILINA.

Probus, où sommes-nous ? Et qu'est-ce que je vois ?

Quel opprobre pour Rome ! Et quel affront pour moi !

C'est aux yeux du sénat, aux miens, qu'une romaine,

Au mépris des devoirs où son sexe l'enchaîne,

575   Sous un déguisement fait pour de vils humains,

S'en va déshonorer le premier des romains,

De ses folles erreurs le rendre la victime,

Sans daigner seulement s'éclaircir de son crime !

Et, lorsque tout conspire à me justifier,

580   Sa jalouse fureur veut me sacrifier !

Eh ! Quel était le but où ma valeur aspire ?

Pour qui voulais-je ici conquérir un empire ?

Est-ce pour Cicéron, l'objet de mon courroux,

Lui que je voudrais voir expirer sous mes coups ?

585   Non ; c'est pour une ingrate à qui je sacrifie

Ma gloire, mon devoir, et le soin de ma vie.

FULVIE.

Poursuis, Catilina : le reproche sied bien

À des cours innocents et purs comme le tien ;

Mais dans l'art de tromper, ta science suprême,

590   Tu m'en as trop appris pour me tromper moi-même.

Va, cesse d'éclater sur mon déguisement ;

Tout, jusqu'à ton courroux, est faux en ce moment.

Égorge Cicéron aux yeux de sa famille,

Je ne t'en croirai pas moins épris de sa fille.

595   Ce n'est pas d'aujourd'hui que tu sais allier

La vertu, les forfaits, l'amant, le meurtrier ;

Et Tullie à tes yeux fût-elle encor plus chère,

Rien ne garantirait la tête de son père.

Mais de quoi te plains-tu ? Quel est mon attentat ?

600   Est-ce moi qui prétends t'accuser au sénat ?

De l'espoir d'être à toi ma tendresse enivrée

À tes lâches complots ne m'a que trop livrée.

Songe que tu me dois et César et Crassus,

Les enfants de Sylla, Cépion, Lentulus.

605   Cruel ! J'aurais voulu que tout ce qui respire

Eût été comme moi soumis à ton empire ;

Mais tandis que pour toi je séduisais les cours,

Tu préparais au mien le comble des horreurs ;

Et le tien, trop épris des charmes de Tullie,

610   A bientôt oublié ce qu'il doit à Fulvie.

Cependant qui de nous s'arme ici contre toi ?

C'est elle qui te perd, ingrat ; ce n'est pas moi.

Il est vrai qu'en son coeur j'ai voulu te détruire ;

Mais c'est là seulement qu'attachée à te nuire,

615   Contente de pouvoir vous désunir tous deux,

Je n'ai rien oublié pour te rendre odieux.

Eh ! Pouvais-je prévoir que l'honneur chimérique

De sauver les débris d'un nom de république

Porterait une amante à perdre son amant ?

620   Mais pour t'en garantir je ne veux qu'un moment ;

Abandonne à mon coeur le soin de ta défense :

Je ne sais s'il te doit ou tendresse ou vengeance ;

Je ne veux sur ce point nul éclaircissement

Qui puisse triompher d'un plus doux mouvement :

625   Mais par un désaveu souffre que j'humilie

À l'aspect du sénat l'orgueilleuse Tullie ;

Son coeur est désormais indigne de ta foi.

CATILINA.

Tullie en me perdant se rend digne de moi ;

Et vous, qui prétendez me sauver par un crime,

630   Vous ne méritez plus mes voeux ni mon estime.

C'est au sénat qu'il faut m'accuser aujourd'hui ;

Je ne redoute rien ni de vous, ni de lui.

Si jamais vous osiez y démentir Tullie,

Un affront si sanglant vous coûterait la vie :

635   Ainsi déclarez tout ; c'est l'unique moyen

De regagner un coeur qui ne vous doit plus rien.

Vos fureurs n'ont que trop épuisé ma constance.

SCÈNE III.
Catilina, Fulvie, Probus, les licteurs.

CATILINA.

Mais je vois les licteurs, et le consul s'avance ;

Éloignez-vous d'ici.

FULVIE.

Tu me braves, ingrat.

640   Adieu : tu me verras ce jour même au sénat.

Elle sort.

SCÈNE IV.
Catilina, Probus, les licteurs.

CATILINA.

Probus, suivez ses pas ; allez tous deux m'attendre,

Et cachez Manlius, qui doit ici se rendre.

SCÈNE V.
Cicéron, Catilina, les licteurs.

CICÉRON fait signe aux licteurs de s'éloigner.

C'est vous, Catilina, que je cherche en ces lieux,

Non comme un sénateur jaloux et furieux,

645   Mais comme un ennemi qui sait régler sa haine

Sur ce qu'en peut permettre une vertu romaine.

Enfin, depuis le jour que le sort des romains

Par le choix des tribuns fut remis en mes mains,

Vous ne m'avez point vu, soigneux de vous déplaire,

650   Braver l'inimitié d'un si noble adversaire.

Je remportai sur vous l'honneur du consulat

Sans acheter les voix du peuple et du sénat,

Et vous savez assez que cette préférence,

Qui flattait vos désirs, passait mon espérance ;

655   Mais le sénat, toujours en butte à vos mépris,

Réunit en moi seul les voeux et les esprits :

Encor si quelquefois vous daigniez vous contraindre ;

Que, fait pour être aimé, vous vous fissiez moins craindre ;

Que, mettant à profit tant de dons précieux,

660   Vous affectassiez moins un orgueil odieux !

Mais, bravant le sénat et les consuls ensemble,

À vos moindres chagrins vous voulez que tout tremble.

Regardez ces autels, voyez parmi nos dieux

Ces marbres consacrés aux noms de vos aïeux ;

665   Leurs grands cours ont toujours haï la tyrannie,

Et Rome n'a jamais tremblé que pour leur vie.

Si, moins ambitieux, votre haute valeur

Ne nous eût inspiré que la même terreur,

Qui d'entre nous pouvait refuser son suffrage

670   Aux vertus dont le ciel a fait votre partage ?

Politique, orateur, capitaine, soldat ;

Vos défauts des vertus ont même encor l'éclat :

Quel citoyen pour nous, et le plus grand peut-être,

S'il nous menaçait moins de nous donner un maître !

675   On dit... mais je crois peu des bruits mal assurés

Qui vous osent nommer parmi des conjurés :

Tout défiant qu'il est, Caton ne l'ose croire.

Cependant le sénat, jaloux de votre gloire,

Pour étouffer des bruits qui dans un sénateur

680   Pourraient en vous blessant blesser son propre honneur,

Dès hier vous nomma gouverneur de l'Asie ;

Pompée et Pétréius descendus vers Ostie,

L'un et l'autre chargés de vous y recevoir,

Remettront dans vos mains leur souverain pouvoir.

685   Partez donc ; et songez que votre obéissance

Peut seule être le prix de notre confiance.

CATILINA.

Ainsi donc le Sénat veut sans me consulter

Me charger d'un emploi que je puis rejeter :

Je ne sais s'il a cru me forcer à le prendre ;

690   Mais j'ignore comment vous osez me l'apprendre,

Et croire m'éblouir jusqu'à me déguiser

Tout l'affront d'un honneur que je dois mépriser.

On me hait, on me craint, on conspire dans Rome ;

Parmi des conjurés c'est moi seul que l'on nomme :

695   Cependant le sénat, peu certain de ma foi,

Daigne malgré ces bruits m'honorer d'un emploi ;

Le farouche Caton, devenu plus flexible,

D'aucun soupçon encor ne paraît susceptible ;

Et Cicéron ne vient armé que de bienfaits,

700   Lorsqu'il peut par la foudre arrêter mes projets.

Mais d'un consul jaloux la politique habile

Devrait mieux me cacher que c'est lui qui m'exile,

Et ne point abuser de la crédulité

D'un sénat trop jaloux de son autorité :

705   Car enfin tous ces bruits, enfants de sa faiblesse,

N'ont d'autres fondements qu'un soupçon qui vous blesse.

CICÉRON.

N'est-ce rien selon vous que d'être soupçonné ?

À votre ambition sans cesse abandonné,

Vous causez tant de trouble et tant d'inquiétude,

710   Que le moindre soupçon tient lieu de certitude :

Dès qu'on ose alarmer le pouvoir souverain

On est toujours suspect d'un coupable dessein ;

Peut-on trop sur ce point rassurer la patrie ?

Acceptez-vous l'emploi que Rome vous confie ?

715   C'est pour m'en éclaircir que je viens vous trouver.

CATILINA.

J'entends ; c'est sur ce point que l'on veut m'éprouver :

Si j'accepte l'emploi, c'est à tort qu'on m'accuse ;

Et je suis criminel dès que je le refuse.

Mais, malgré l'appareil d'un frivole discours,

720   Je perce en ce moment à travers vos détours :

L'intérêt des romains n'est pas ce qui vous guide ;

C'est le seul mouvement d'une haine perfide,

Que le fiel de Caton sut toujours enflammer,

Et que mes soins en vain ont tenté de calmer.

725   J'ai fait plus ; j'ai brigué jusqu'à votre alliance ;

Et lorsque Rome attend avec impatience

Un hymen qui pourrait rassurer les esprits,

Vous osez le premier signaler des mépris !

Et depuis quand, Seigneur, l'intérêt de ma gloire

730   Vous fait-il craindre un bruit que Caton n'ose croire ;

Quand ce même Caton, citoyen furieux,

Répand seul contre moi ces bruits injurieux,

Que vous autorisez avec trop d'imprudence,

Vous qui, de son orgueil nourrissant l'insolence,

735   Consacrez chaque jour ses transports insensés ?

Je vous connais tous deux mieux que vous ne pensez :

Timide, soupçonneux, et prodigue de plaintes,

Cicéron lit toujours l'avenir dans ses craintes ;

Et Caton, d'un génie ardent, mais limité,

740   Ne connaît de vertu que la férocité ;

Prompt à se courroucer, enclin à contredire,

La haine est le seul dieu qui le meut et l'inspire.

Mais c'est perdre le temps en discours superflus,

Et je reviens aux soins qui vous touchent le plus.

745   Alarmé d'un pouvoir dont la grandeur vous blesse,

L'ardeur d'en triompher vous occupe sans cesse ;

Et comme il vous fallait le secours d'un emploi

Pour éloigner de Rome un homme tel que moi,

Vous m'avez fait nommer gouverneur de l'Asie,

750   Bienfait que je tiendrais de votre jalousie ;

Mais, mon nom seul ici vous faisant tous trembler,

Vous vous flattez qu'ailleurs vous pourrez m'accabler :

Déjà par Manlius l'Italie occupée

Va bientôt se remplir des troupes de Pompée,

755   Et ce fameux vainqueur de tant de nations

Vous offre son épée avec ses légions.

Que d'inutiles soins dans le temps que Tullie

Pourrait à votre gré disposer de ma vie !

Car de ces noirs complots qui causent tant d'effroi

760   Elle a dû déclarer que le chef c'était moi :

Je ne présume pas qu'à son devoir soumise,

Elle ait pu vous celer le chef de l'entreprise ;

Pourquoi donc au sénat ne pas me déférer ?

J'entrevois les raisons qui vous font différer,

765   C'est que mon rang demande une preuve plus grave

Que les rapports suspects d'un malheureux esclave :

Mais mon honneur m'engage à vous désabuser ;

Avec ce seul témoin vous pouvez m'accuser ;

Son nom garantit tout : cet esclave est Fulvie,

770   Qui, jalouse en secret des charmes de Tullie,

A cru devoir troubler quelques soins innocents

Qu'exigeaient d'un grand coeur des charmes si touchants.

Qui croirait qu'un consul si prudent et si sage

Eût été le jouet d'une femme volage ?

775   Vous rougissez, Seigneur : mais c'est avec éclat

Que je veux aujourd'hui me venger au sénat ;

Car c'est là qu'en consul vous devez me répondre,

Et c'est là qu'en héros je saurai vous confondre.

Adieu.

SCÈNE VI.

CICÉRON, seul.

Dans quel désordre il laisse mes esprits !

780   Quelle honte pour moi si je m'étais mépris !

Catilina pourrait ne pas être coupable ;

Mais qu'il est dangereux, et qu'il est redoutable !

Quel ennemi le sort nous a-t-il suscité !

Que de courage ensemble et de subtilité !

785   Son génie éclairé voit, pénètre, ou devine.

Rome n'est plus, les dieux ont juré sa ruine.

Essayons cependant de calmer la fureur

Du perfide ennemi qui fait tout mon malheur :

S'il paraît au sénat et qu'il s'y justifie,

790   Son triomphe bientôt me coûterait la vie.

Malgré tous ses détours j'entrevois ce qu'il veut ;

Mais nous serions perdus s'il osait ce qu'il peut.

Employons sur son coeur le pouvoir de Tullie,

Puisqu'il faut que le mien jusque-là s'humilie.

795   Quel abîme pour toi, malheureux Cicéron !

Allons revoir ma fille, et consulter Caton ;

C'est là que je pourrai dans le coeur d'un seul homme

Retrouver à la fois nos dieux, nos lois, et Rome.

ACTE III

SCÈNE I.
Sunnon, Gontran.

SUNNON.

Arrêtons, cher Gontran ; c'est dans ces lieux sacrés,

800   Décorés avec faste, au fond peu révérés,

Qu'à la face des dieux nous allons voir éclore

Un projet qui m'alarme, et qui les déshonore ;

C'est ici que bientôt Crassus, Catilina,

Antoine, Céthégus, les enfants de Sylla,

805   Mille autres dont les noms éclatent dans l'histoire,

Et qui de leurs aïeux flétrissent la mémoire,

Vont de leur sang impur sceller leur union,

Et livrer Rome entière à la proscription :

Heureux si je pouvais en ce désordre extrême

810   D'un parti que je hais me dégager moi-même !

Entraîné dès longtemps, peut-être corrompu

Par un ambitieux qui séduit ma vertu,

Je me trouve forcé d'embrasser sa querelle,

D'être ennemi de Rome, ou ministre infidèle.

GONTRAN.

815   Quoi ! Des gaules ici Sunnon ambassadeur,

De ce rang si sacré voudrait flétrir l'honneur ?

SUNNON.

Laissons l'honneur d'un rang qui n'est plus qu'un vain titre

Lorsqu'un autre intérêt devient mon seul arbitre :

Les gaules ont daigné m'envoyer en ces lieux ;

820   Mais où sont les romains, leurs lois, même leurs dieux ?

Et quel devoir encor veux-tu que je trahisse

Parmi des furieux sans frein et sans justice ?

C'est aux événements à disposer de moi :

D'ailleurs dans ce chaos à qui garder ma foi ?

825   À de vils sénateurs noyés dans la mollesse,

À deux consuls jaloux et désunis sans cesse ?

L'un des deux, sans honneur et sans fidélité,

Abuse chaque jour de son autorité ;

L'autre a mille vertus, mais n'ose en faire usage :

830   Caton, loin de calmer, irritera l'orage ;

Formidable au-dehors, méprisable au-dedans,

Le sénat n'est enfin qu'un amas de brigands,

Unis pour le butin, divisés au partage,

Dont toute la vertu périt avec Carthage.

835   À peine il fut formé qu'il détruisit ses rois,

Il détruit aujourd'hui l'autorité des lois :

Après avoir détruit et lois et diadème,

Nous le verrons bientôt se détruire lui-même.

Allumons le flambeau de la sédition ;

840   Rien ne peut nous sauver que leur division.

Tu ne sais pas encor quel péril nous menace.

Un romain (tu connais sa valeur, son audace),

Et quel romain encor ! César depuis un an

Brigue en secret l'honneur d'être notre tyran ;

845   C'est à nous gouverner que ce héros aspire.

Si la Seine un moment coule sous son empire,

Nous sommes tous perdus ; et gaulois et germains

Vont tomber sous le fer ou le joug des romains :

Ce que la Grèce, Rome, et l'univers ensemble

850   Eurent de plus parfait, dans César se rassemble :

Prudent, ambitieux, l'homme de tous les temps,

De toutes les vertus, et de tous les talents ;

Intrépide, éclairé ; d'autant plus redoutable

Que de tous les mortels il est le plus aimable.

855   Mais Catilina vient ; cher Gontran, laisse-nous.

SCÈNE II.
Catilina, Sunnon.

CATILINA.

Je vous cherche, Sunnon, et j'ai besoin de vous.

De nos desseins secrets la trame est découverte,

Et je ne m'en crois pas plus voisin de ma perte.

Le sénat éperdu, les chevaliers épars,

860   Appellent à grand bruit le peuple au champ de mars ;

De toutes parts enfin on murmure, on s'assemble :

Mais, objet de leurs cris, ce n'est pas moi qui tremble.

L'instant fatal approche ; et, loin d'en être ému,

Je me sens transporté d'un plaisir inconnu.

865   Je craignais les délais, ils sont toujours à craindre :

Le feu des factions est facile à s'éteindre ;

Ainsi l'on ne peut trop hâter l'événement.

Sunnon, puis-je compter sur notre engagement ?

SUNNON.

La foi de mes pareils ne fut jamais frivole.

870   Je suis gaulois, ainsi fidèle à ma parole ;

L'honneur est parmi nous le premier de nos dieux :

Mais vous savez quel joug on m'impose en ces lieux,

Et d'un ambassadeur quel est le ministère ;

Que je suis retenu par une loi sévère,

875   Qui me défend d'armer de criminelles mains,

Et d'oser les tremper dans le sang des romains.

D'ailleurs de vos projets j'ignore le mystère ;

Je crains tout, sans savoir ce qu'il faut que j'espère.

Si vos desseins ne sont aussi justes que grands,

880   Et si ce n'est pour nous que changer de tyrans,

Si nos traités ne sont fondés sur la justice,

Vous prétendez en vain qu'aucun noeud nous unisse.

Notre unique vertu n'est pas notre valeur ;

Nous aimons la justice autant que la candeur :

885   Quoique enfant de la guerre, allaité sous les tentes,

Le gaulois n'eut jamais que des mours innocentes.

Si vous nous surpassez par votre urbanité,

Nous l'emportons sur vous par notre intégrité ;

C'est à tous nos desseins l'honneur seul qui préside,

890   Et de nos intérêts l'équité qui décide.

Nos dieux, nos souverains, l'autorité des lois,

La gloire, le devoir, notre épée, et nos droits ;

Aussi prompts que vaillants, francs, et pleins de noblesse,

Obéissants par choix, et soumis sans bassesse.

895   Mais Rome cherche moins, dans ses vastes projets,

À faire des amis, qu'à faire des sujets.

Comme nous ne voulons que le simple héritage

Dont les temps et le sort firent notre partage,

Voyez si, du sénat réprimant la fureur,

900   Vous pouvez des gaulois être le protecteur.

Peut-être en ce discours, ou trop fier, ou trop libre,

Ai-je peu ménagé la majesté du Tibre ;

Mais, dès que de mes soins notre sort dépendra,

Je parlerais aux dieux comme à Catilina.

CATILINA.

905   Je ne condamne point un discours magnanime,

Qu'un intérêt sacré doit rendre légitime ;

Mais je le blâmerais, Sunnon, si ma vertu

Ne vous inspirait pas un respect qui m'est dû.

Je ne suis point surpris qu'un ministre soupçonne

910   De trop d'ambition un projet qui l'étonne,

Et que, loin de vouloir soulager l'univers,

Je prétende au contraire appesantir ses fers.

Revenez cependant d'une erreur qui m'offense,

Et qui peut vous séduire à force de prudence.

915   Je suis chef, il est vrai, d'un parti dangereux :

Mais vous ne devez pas me confondre avec eux :

Souvent pour s'assurer de leur obéissance

Il faut laisser régner le crime et la licence ;

Le choix des conjurés est un choix hasardeux

920   Qui ne veut pas toujours des hommes généreux.

Le projet le plus grand, l'action la plus belle

A quelquefois besoin d'une main criminelle.

Si vous me regardez comme un ambitieux

Que la soif de régner a rendu furieux,

925   Et qui ne veut user du flambeau de la guerre

Que pour subjuguer Rome, et désoler la terre,

Vous vous trompez, Sunnon. Considérez l'état

Du sénat et des lois, du peuple et du soldat ;

Trouvez enfin dans Rome un seul trait qui réponde

930   À son titre pompeux de maîtresse du monde ;

Les pirates divers que Pompée a défaits

Cachaient dans leurs rochers cent fois moins de forfaits :

Mais je suis las de voir triompher l'injustice ;

Il est temps que mon bras s'arme pour leur supplice,

935   Que j'immole à nos lois ce sénat orgueilleux,

Pour rendre l'univers et les romains heureux.

Voilà, mon cher Sunnon, le seul but où j'aspire,

Non au funeste honneur de conquérir l'empire ;

Et comme j'ai toujours estimé les gaulois,

940   Je mourrai, s'il le faut, pour défendre leurs droits.

Mais ne présumez pas que de votre courage

Dans ces murs malheureux je veuille faire usage ;

Les conjurés et moi, quel que soit le danger,

Nous n'avons pas besoin d'un secours étranger ;

945   Au contraire, je veux que, fuyant de la ville,

Au camp de Manlius vous cherchiez un asile :

Mais, avant que la nuit vous éloigne de nous,

Je vais vous expliquer ce que j'attends de vous.

Tout semble me livrer une ville alarmée ;

950   Mais loin de ses remparts Rome a plus d'une armée.

Que le sénat ici tombe sous mes efforts ;

Ce n'est point accabler ce redoutable corps,

Qui renaît de lui-même, et qui se multiplie

Dans l'univers entier comme dans l'Italie ;

955   Que je vaincrai souvent sans le rendre soumis,

Et qui me cherchera toujours des ennemis.

Je veux, si les destins me sont peu favorables,

Trouver dans les gaulois des amis secourables,

Quelque retraite enfin dans un jour malheureux :

960   De vous, de vos amis, c'est tout ce que je veux.

SUNNON.

Ah ! Dès que votre bras s'arme pour la justice,

Il n'est point de gaulois qui ne vous obéisse,

Je vous réponds de tous.

CATILINA.

Quels seront vos garants ?

SUNNON, lui présentant la main.

Touchez dans cette main, ce sont là nos serments.

965   Adieu, Catilina. Quelqu'un vient : c'est Tullie.

SCÈNE III.

CATILINA, seul.

Que sa triste vertu me pèse et m'humilie !

Fuyons ; n'exposons point tant de fois en un jour

Des cours nés pour la gloire aux attraits de l'amour.

SCÈNE IV.
Tullie, Catilina.

TULLIE.

Arrêtez un moment, j'ai deux mots à vous dire :

970   Cependant, à l'effroi que votre accueil m'inspire,

Je ne sais si je dois m'expliquer avec vous.

Victimes tous les deux d'une amante en courroux,

Si mes cruels soupçons vous ont fait une offense,

N'en accusez que vous, et votre fier silence ;

975   Car vous pouviez d'un mot désabuser mon coeur.

Pourquoi, loin d'éclaircir une funeste erreur,

Me cacher, aux dépens de toute mon estime,

Un témoin dont le nom vous eût absous du crime,

Et que rendait suspect son amour irrité ?

980   Vous savez de mes mours quelle est l'austérité,

Qu'enchaînée aux devoirs d'une innocente vie,

Je n'ai jamais connu que le nom de Fulvie ;

Que ne m'épargniez-vous la honte et le remords

D'avoir trop écouté ses coupables transports ?

985   Fallait-il exposer une âme vertueuse

À servir les fureurs d'une âme impétueuse ?

CATILINA.

Ah ! Je n'étais déjà que trop humilié

De voir à vos mépris mon rang sacrifié,

Sans vous faire rougir d'une indigne rivale.

TULLIE.

990   Dût sa haine aujourd'hui m'être encor plus fatale,

Malgré votre courroux, je veux vous engager

À respecter ses feux, même à la ménager :

D'un pareil ennemi vous n'avez rien à craindre,

Et son sexe et son nom, tout m'oblige à la plaindre :

995   Ainsi, loin d'insulter à son déguisement,

Faisons-la de ces lieux sortir secrètement.

Vous n'avez contre vous de témoin que Fulvie,

Et l'on n'en croira point sa folle jalousie.

Loin de vous présenter l'un et l'autre au sénat,

1000   Évitez pour moi-même un dangereux éclat.

Que vous reviendrait-il d'une faible victoire,

Qui, loin de l'embellir, flétrirait votre gloire ?

Croyez-moi, méprisez une amante en fureur,

Qui d'ailleurs ne voulait que vous perdre en mon coeur.

CATILINA.

1005   Lorsqu'on ose attaquer mon honneur et ma vie

Vous voulez qu'en tremblant je me cache ou je fuie ;

Que laissant le champ libre à l'insensé Caton,

Je souffre qu'en public il flétrisse mon nom ;

Que j'éloigne Fulvie, afin que votre père

1010   Sur son absence même au sénat me défère ?

Comment ! Lorsque vous-même, échauffant sa fureur,

Vous me livrez au peuple et me perdez d'honneur,

Que sur de faux rapports déjà l'on délibère,

Que contre moi Caton éclate sans mystère,

1015   Vous voulez que, témoin de leur emportement,

J'attende du sénat quelque ménagement ;

Que le consul enfin, touché de mon absence,

Ou ne m'accuse point, ou prenne ma défense ?

Ah ! Ne présumez pas que leur mauvaise foi

1020   Puisse m'en imposer et triompher de moi.

Dès ce jour même il faut que je me justifie.

TULLIE.

Pourriez-vous de ma part craindre une perfidie ?

CATILINA.

Non ; mais on a trompé votre crédule amour,

Afin que vous pussiez me tromper à mon tour.

1025   La plus légère peur corrompt les cours timides,

Et des plus vertueux fait souvent des perfides.

TULLIE.

Du moins en ma présence épargnez Cicéron.

CATILINA.

Ah ! S'il écoutait moins le dangereux Caton,

Et les fantômes vains d'une peur chimérique,

1030   Vous et moi nous eussions sauvé la république.

TULLIE.

Il en est temps encor, cruel, écoutez-moi :

N'allez point au sénat, fiez-vous à ma foi.

Sur de vaines rumeurs votre fierté s'abuse ;

Songez que c'est moi seule ici qui vous accuse ;

1035   Que je puis d'un seul mot rassurer les esprits,

Et dissiper l'erreur qui les avait surpris.

Si de nos premiers feux vous perdez la mémoire,

Songez du moins, Seigneur, qu'il y va de ma gloire.

Quoi ! Vous pouvez m'aimer, et me sacrifier

1040   À l'orgueilleux honneur de vous justifier !

L'amour vous justifie et reprend son empire :

Quand mon coeur vous absout, mon coeur doit vous suffire.

Le sénat contre vous n'a rien fait publier :

Ah ! Laissez-moi l'honneur de vous concilier ;

1045   Laissez-moi réunir mon amant et mon père.

Hélas ! Était-ce à moi d'en parler la première ?

L'amour n'offre donc plus à vos tendres souhaits

Aucun bien qui vous puisse engager à la paix !

Vous êtes des romains la plus noble espérance,

1050   Daignez contre vous-même embrasser leur défense.

De quoi vous plaignez-vous, quand c'est vous seul, ingrat,

Qui voulez aujourd'hui convoquer le sénat ?

Si vous vous obstinez encore à vous défendre,

Le consul à son tour voudra s'y faire entendre ;

1055   Et bientôt vos amis, ardents et furieux,

De carnage et d'horreur vont remplir tous ces lieux.

Voulez-vous mettre en feu la ville infortunée

Que votre amante habite, où votre amante est née ?

Laissez-moi désarmer vos redoutables mains ;

1060   Accordez à mes pleurs la grâce des romains ;

Et qu'il soit dit du moins de l'heureuse Tullie

Que le dieu de son coeur fut dieu de sa patrie.

CATILINA.

Ah, Madame ! Cessez de vouloir m'abuser.

J'aimerais mieux vous voir, constante à m'accuser,

1065   Armer contre ma vie un sénat qui m'abhorre.

Quoi ! C'est moi qu'on veut perdre, et c'est moi qu'on implore !

Que dis-je ? C'est à moi que Tullie a recours

Pour sauver les cruels qui poursuivent mes jours !

C'est pour eux, non pour moi, qu'elle verse des larmes !

1070   Et, loin de m'arracher à leurs perfides armes,

Je la vois avec eux conspirer à l'envi !

Rendez-moi donc l'honneur que vous m'avez ravi,

Si vous ne voulez pas que j'aille le défendre.

Mais en vain par vos pleurs on cherche à me surprendre.

1075   Eh ! Sur quoi votre amour prétend-il m'émouvoir ?

A-t-il dans votre coeur triomphé du devoir ?

Quoi ! Sur le seul rapport d'un témoin méprisable ;

Sans rien examiner, vous me croyez coupable !

Et sans en exiger d'autre éclaircissement

1080   Votre austère vertu sacrifie un amant !

Cet exemple est si grand qu'il faut que je l'imite.

Plus vous m'attendrissez, plus mon honneur m'invite

À m'immoler moi-même à ce que je me dois.

TULLIE.

Hé bien ! Cruel ! Adieu, pour la dernière fois.

SCÈNE V.

CATILINA, seul.

1085   Que je me sens touché ! Que mon âme est émue !

Ah ! Que n'ai-je évité cette fatale vue !

Mais j'aperçois Probus.

SCÈNE VI.
Catilina, Probus.

PROBUS.

Je viens vous avertir

Que dès ce même instant, Seigneur, il faut partir.

Tout s'arme contre vous, et le sénat s'assemble.

CATILINA.

1090   Qu'aurais-je à redouter d'un ennemi qui tremble ?

Je veux, à commencer par le plus fier de tous,

Les voir dans un moment tomber à mes genoux ;

Et je vais les trouver.

PROBUS.

Quoi ! Seul et sans défense ?

CATILINA.

Aucun d'eux n'osera soutenir ma présence :

1095   Ainsi ne craignez rien.

PROBUS.

  Seigneur, y pensez-vous ?

Songez que Romulus expira sous leurs coups.

Je ne condamne point une noble assurance ;

Mais on n'en doit pas moins consulter la prudence.

Plus le sénat vous craint, plus il faut du sénat

1100   Craindre contre vos jours un secret attentat.

CATILINA.

Non, Probus ; et je brave un péril qui vous glace.

Le succès fut toujours un enfant de l'audace.

L'homme prudent voit trop, l'illusion le suit ;

L'intrépide voit mieux, et le fantôme fuit ;

1105   L'instant le plus terrible éclaire son courage,

Et le plus téméraire est alors le plus sage.

L'imprudence n'est pas dans la témérité ;

Elle est dans un projet faux et mal concerté ;

Mais s'il est bien suivi, c'est un trait de prudence

1110   Que d'aller quelquefois jusques à l'insolence ;

Et je sais, pour dompter les plus impérieux,

Qu'il faut souvent moins d'art que de mépris pour eux.

Adieu : dans un moment ils me verront paraître

En criminel qui vient leur annoncer un maître.

ACTE IV

SCÈNE I.
Cicéron, Crassus, Caton, et le reste des sénateurs.

CICÉRON.

1115   Arbitres souverains de Rome et de ses lois,

Qui parmi vos sujets comptez les plus grands rois,

Je ne viens point ici, jaloux de votre gloire,

Briguer avec éclat le prix d'une victoire ;

Le sort, à mes pareils prodiguant ses faveurs,

1120   Me réservait le soin d'annoncer des malheurs :

De mon amour pour vous tel est le premier gage,

Et de mon consulat le funeste partage.

Tandis qu'enorgueillis par tant d'heureux travaux

Vous pouviez méditer des triomphes nouveaux,

1125   De la terre et des mers vous promettre l'empire,

Un seul homme à vos yeux travaille à vous proscrire :

Pourrai-je sans frémir nommer Catilina,

L'héritier des fureurs du barbare Sylla ;

Lui que la cruauté, l'orgueil, et l'insolence,

1130   N'ont que trop parmi nous signalé dès l'enfance ;

Lui qui, toujours coupable et toujours impuni,

Veut, ce que n'eût osé l'univers réuni,

Subjuguer les romains ? ô vous, que Rome adore,

Et qui par vos vertus la soutenez encore,

1135   Vous, l'appui du sénat et l'exemple à la fois,

Incorruptible ami de l'état et des lois,

Parlez, divin Caton.

CATON.

Et que pourrais-je dire

En des lieux où l'honneur ne tient plus son empire,

Où l'intérêt, l'orgueil, commandent tour à tour,

1140   Où la vertu n'a plus qu'un timide séjour,

Où de tant de héros je vois flétrir la gloire ?

Et comment l'univers pourra-t-il jamais croire

Que Rome eut un sénat et des législateurs,

Quand les romains n'ont plus ni lois ni sénateurs ?

1145   Où retrouver enfin les traces de nos pères

Dans des cours corrompus par des mours étrangères ?

Moi-même, qui l'ai vu briller de tant d'éclat,

Puis-je me croire encore au milieu du sénat ?

Ah ! De vos premiers temps rappelez la mémoire ;

1150   Mais ce n'est plus pour vous qu'une frivole histoire :

Vous imitez si mal vos illustres aïeux,

Que leurs noms sont pour vous des noms injurieux.

Mais de quoi se plaint-on ? Catilina conspire ;

Est-il si criminel d'aspirer à l'empire

1155   Dès que vous renoncez vous-mêmes à régner ?

Un trône, quel qu'il soit, n'est point à dédaigner.

Non, non, Catilina n'est pas le plus coupable :

Voyez de votre état la chute épouvantable,

Ce que fut le sénat, ce qu'il est aujourd'hui,

1160   Et le profond mépris qu'il inspire pour lui.

Scipion, qui des dieux fut le plus digne ouvrage,

Scipion, ce vainqueur du héros de Carthage,

Scipion, des mortels qui fut le plus chéri,

Par un vil délateur se vit presque flétri :

1165   Alors la liberté ne savait pas dans Rome

Du simple citoyen distinguer le grand homme ;

Malgré tous ses exploits, le vainqueur d'Annibal

Se soumit en tremblant à votre tribunal.

Sylla vient, qui remplit Rome de funérailles,

1170   Du sang des sénateurs inonde nos murailles :

Il fait plus ; ce tyran, las de régner enfin,

Abdique insolemment le pouvoir souverain,

Comme un bon citoyen, meurt heureux et tranquille,

En bravant le courroux d'un sénat imbécile,

1175   Qui, charmé d'hériter de son autorité,

Éleva jusqu'au ciel sa générosité,

Et nomma sans rougir père de la patrie

Celui qui l'égorgeait chaque jour de sa vie.

Si vous eussiez puni le barbare Sylla,

1180   Vous ne trembleriez point devant Catilina ;

Par là vous étouffiez ce monstre en sa naissance,

Ce monstre qui n'est né que de votre indolence.

CRASSUS.

N'est-ce qu'en affectant de blâmer le sénat

Que Caton de son nom croit rehausser l'éclat ?

1185   Mais il devrait savoir que l'homme vraiment sage

Ne se pare jamais de vertus hors d'usage.

Qu'aurions-nous à rougir des temps de nos aïeux ?

Si ces temps sont changés, il faut changer comme eux,

Et conformer nos mours à l'esprit de notre âge.

1190   Et qu'a donc perdu Rome à n'être plus sauvage ?

Rome est ce qu'elle fut ; ses changements divers

Ont-ils de notre empire affranchi l'univers ?

Non ; car ce fier Sylla, d'odieuse mémoire,

Même en l'asservissant, combla Rome de gloire.

1195   Mais c'est trop s'occuper de reproches honteux,

Importunes leçons d'un censeur orgueilleux,

Qui se trompe toujours au zèle qui l'enflamme.

Que Caton à son gré nous méprise et nous blâme ;

N'aurions-nous désormais d'oracle que Caton,

1200   Et les saintes frayeurs qui troublent Cicéron ?

Où sont vos ennemis ? Quel péril vous menace ?

Un simple citoyen vous alarme et vous glace !

À percer ses complots j'applique en vain mes soins,

Je vois plus de soupçons ici que de témoins.

1205   On dirait, à vous voir assemblés en tumulte,

Que Rome des gaulois craigne encore une insulte,

Et qu'un autre Annibal va marcher sur leurs pas.

Où sont des conjurés les chefs et les soldats ?

Les fureurs de Caton et son impatience

1210   Dans le sein du sénat semant la défiance,

On accuse à la fois Cépion, Lentulus,

Dolabella, César, et moi-même Crassus :

Voyez de vos conseils jusqu'où va l'imprudence ;

On craint Catilina, cependant on l'offense ;

1215   Mais plus vous le craignez, plus il faut ménager

Un homme et des amis qui pourraient le venger.

Et quel est, dites-moi, le témoin qui l'accuse ?

Une femme jalouse et que l'amour abuse,

Qui, sur les vains soupçons d'une infidélité,

1220   Veut surprendre à son tour votre crédulité ;

Qui, sans pudeur livrée à l'ardeur qui l'entraîne,

Invente des complots pour flatter votre haine.

Si je plains l'accusé, c'est parce qu'on le hait :

Voilà le seul témoin qui prouve son forfait ;

1225   Car la haine a souvent fait plus de faux coupables

Qu'un penchant malheureux n'en fait de véritables :

Je dis plus ; et quand même il serait criminel,

Faut-il comme Caton être toujours cruel ?

Dans son sang le plus pur voulez-vous noyer Rome ?

1230   Songez qu'un seul remords peut vous rendre un grand homme :

La rigueur n'a jamais produit le repentir ;

Ce n'est qu'en pardonnant qu'on nous le fait sentir.

Rome n'est plus au temps qu'elle pouvait sans craindre

Immoler à la loi quiconque osait l'enfreindre :

1235   D'ailleurs il est toujours imprudent de sévir,

À moins qu'en sûreté l'on ne puisse punir.

De quatre légions qui campaient vers Préneste,

Celle de Manlius est la seule qui reste :

Quand le sénat devrait punir Catilina,

1240   Êtes-vous assurés que quelqu'un l'osera ?

S'il échappe à vos coups, redoutez sa vengeance,

Et des amis tout prêts d'embrasser sa défense :

À des projets nouveaux n'allez pas l'inviter

Par d'impuissants décrets qu'il saurait éviter.

1245   Pour l'intérêt public il faut qu'on lui pardonne,

Et qu'à son repentir le sénat l'abandonne.

CATON.

Si l'intérêt public décide de son sort,

Consul, qu'à l'instant même on lui donne la mort.

SCÈNE II.
Catilina, et les acteurs précédents.

Catilina entre brusquement par le milieu du Sénat, qui se lève à son aspect. Un moment après chacun reprend sa place.

CATILINA.

La mort ! à ce décret je crois me reconnaître.

CATON.

1250   Tu le devrais du moins, puisqu'il regarde un traître.

CATILINA.

Je ne sais qui des deux, dans ce commun effroi,

Rome doit le plus craindre, ou de vous ou de moi :

Je la sauve, et Caton la perd par un faux zèle.

CICÉRON.

Téméraire ! Au sénat quel ordre vous appelle ?

CATILINA.

1255   Et qui m'empêcherait, Seigneur, de m'y montrer ?

Sont-ce les ennemis que j'y puis rencontrer ?

Je n'en redoute aucun, ni Caton, ni vous-même.

CICÉRON.

Quoi ! Vous joignez encore à cette audace extrême

Celle d'oser paraître en armes dans ces lieux !

CATILINA.

1260   Que mes armes, consul, ne blessent point vos yeux ;

Mais sur ce nouveau crime avant que de répondre,

Souffrez sur d'autres points que j'ose vous confondre :

Auriez-vous oublié que je vous l'ai promis ?

Quoiqu'à votre pouvoir vous ayez tout soumis,

1265   J'espère cependant qu'on daignera m'entendre,

Et c'est en citoyen que je vais me défendre ;

J'abdique pour jamais le rang de sénateur.

Pardonnez, Cépion, Crassus, et vous, préteur ;

Antoine, à votre tour, souffrez que je vous nomme

1270   Parmi les ennemis du sénat et de Rome :

César ne paraît point, mais je vois Céthégus :

Il ne nous manque plus ici qu'un Spartacus ;

Car entre nous et lui, grâce à son imprudence,

Le vertueux Caton met peu de différence.

1275   Eh bien ! Pères conscripts, êtes-vous rassurés ?

Vous voyez d'un coup d'oeil l'état des conjurés,

Leurs chefs et leurs soldats, cette nombreuse armée

Dont Rome en ce moment est si fort alarmée ;

Ces périls enfantés par les folles erreurs

1280   D'un témoin dont Tullie adopte les fureurs :

C'est sur ce seul témoin qu'une beauté si chère

Me croit dans le dessein d'assassiner son père,

D'égorger le sénat ; et vous le croyez tous !

Malheureux que je suis d'être né parmi vous !

1285   Sylla vous méprisait ; et moi, je vous déteste :

De nos premiers tyrans vous n'êtes qu'un vil reste ;

Juges sans équité, magistrats sans pudeur,

Qui de vous commander voudrait se faire honneur ?

Et vous me soupçonnez d'aspirer à l'empire,

1290   Inhumains, acharnés sur tout ce qui respire ;

Qui depuis si longtemps tourmentez l'univers !

Je hais trop les tyrans pour vous donner des fers.

CATON.

À quoi te servirait cette troupe cruelle

Que ton palais impur et vomit et recèle,

1295   Qui le jour et la nuit semant partout l'effroi,

Ministres odieux de tes fureurs...

CATILINA.

Tais-toi.

Il est vrai qu'autrefois, plus jeune et plus sensible

(Vous l'avez ignoré ce projet si terrible,

Vous l'ignorez encor), je formai le dessein

1300   De vous plonger à tous un poignard dans le sein :

L'objet qui vous dérobe à ma juste colère

Ne parlait point alors en faveur de son père ;

Mais un autre penchant plus digne d'un romain

M'arracha tout à coup le glaive de la main :

1305   Je sentis malgré moi l'amour de la patrie

S'armer pour des cruels indignes de la vie.

Aujourd'hui, que tout doit rassurer les esprits,

Une femme en fureur les trouble par ses cris ;

À ses transports jaloux tout s'alarme, tout tremble,

1310   Et c'est pour les servir que le sénat s'assemble !

C'est sur ses vains rapports qu'un homme impétueux

Veut perdre ce que Rome eut de plus vertueux ;

Orgueilleux citoyen, dont l'austère sagesse

Est moins principe en lui qu'un fruit de sa rudesse ;

1315   Tyran républicain, qui, malgré sa vertu,

Est le plus dangereux que Rome ait jamais eu :

Par lui seul d'entre nous la concorde est bannie ;

C'est lui qui, du sénat détruisant l'harmonie,

Fomente la chaleur de nos divisions,

1320   Et nous force d'avoir recours aux factions.

Mais il veut gouverner ; eh bien ! Qu'il vous gouverne ;

Qu'il triomphe à son gré d'un sénat subalterne,

Qui, lâche déserteur de son autorité,

N'en a plus que l'orgueil pour toute dignité.

1325   Et quel est aujourd'hui l'ordre de vos comices ?

Le tumulte et l'effroi n'en sont que les prémices :

De chaque élection le meurtre est le signal ;

Vos préteurs égorgés au pied du tribunal,

Un consul tout sanglant, mais trop juste victime

1330   D'un peuple malheureux qu'à son tour il opprime :

Tous vos choix sont souillés par des assassinats ;

Ainsi furent nommés vos derniers magistrats ;

C'est ainsi qu'on élit ou que l'on sait exclure,

Et qu'on osa me faire une mortelle injure :

1335   Le plébéien s'élève, et le patricien

Se donne sans rougir un père plébéien ;

Et pour l'adoption où l'intérêt l'entraîne

Vous laissez profaner la majesté romaine.

Le voilà ce sénat, ce protecteur des lois,

1340   Dont l'exemple aurait dû diriger tous les rois ;

Le voilà ce sénat qui fait trembler la terre,

Et qui dispute aux dieux le dépôt du tonnerre.

La justice, autrefois votre divinité,

Ne règne plus ici que pour l'impunité ;

1345   La décence, les lois, la liberté publique,

Tout est mort sous le joug d'un pouvoir tyrannique :

Caton est devenu notre législateur,

L'idole des romains...

CICÉRON.

Et vous le destructeur,

Traître. Si le sénat vous eût rendu justice,

1350   Vos jours n'auraient été qu'un éternel supplice ;

Mais si je puis encor faire entendre ma voix,

Vous ne braverez plus la faiblesse des lois.

CATILINA.

Eh bien ! Pour achever de confondre un coupable,

Qu'on offre à mes regards ce témoin redoutable,

1355   De vos soins pénétrants monument précieux,

Cet esclave qui peut me convaincre à vos yeux.

D'où vient qu'en ce moment vous me cachez Fulvie ?

Manlius aurait-il disposé de sa vie ?

Car elle fut toujours l'âme de ses secrets.

CICÉRON.

1360   Laissons là Manlius ; parlons de vos projets :

On ne connaît que trop vos lâches artifices.

Tremblez, séditieux, pour vous, pour vos complices ;

Vous êtes convaincu, le crime est avéré :

Déjà sur votre sort on a délibéré ;

1365   Vos forfaits n'ont que trop lassé notre indulgence.

CATILINA.

Je vais de ce discours réprimer l'insolence.

Vous pensez, je le vois, que, tremblant pour mes jours,

À des subtilités je veuille avoir recours :

Et qu'ai-je à redouter de votre jalousie ?

1370   Ainsi ne croyez pas que je me justifie.

Imprudents ! Savez-vous, si j'élevais la voix,

Que je vous ferais tous égorger à la fois ?

Instruit de votre haine et de mon innocence,

Tout le peuple à grands cris m'excite à la vengeance ;

1375   Mais je n'imite pas les fureurs de Caton,

Et je laisse la peur au sein de Cicéron.

Je n'aurais pour punir votre coupable audace

Qu'à vous abandonner au coup qui vous menace ;

Sans m'armer contre vous d'un secours étranger,

1380   Me taire encore un jour suffit pour me venger.

Et vous me condamnez, insensés que vous êtes,

Moi qui retiens le fer suspendu sur vos têtes ;

Moi qui, sans me charger d'un projet odieux,

N'ai qu'à laisser agir Manlius et les dieux ;

1385   Moi qui, pouvant me mettre à couvert de l'orage,

M'expose pour sauver un consul qui m'outrage !

Montrant Cicéron.

J'ai causé par malheur votre premier effroi ;

Et dans tous les complots vous ne voyez que moi ;

Il en est cependant dont vous devez tout craindre.

1390   Que vous êtes aveugle, et que Rome est à plaindre !

Laissons là Manlius, consul peu vigilant,

Tandis que Rome touche à son dernier instant,

Qu'au plus affreux danger le sénat est en proie,

Qu'on va faire de Rome une seconde Troie !

1395   Lorsque vous ne songez qu'à me faire périr,

Ingrats, sur vos malheurs je me sens attendrir :

Je sens en ce moment l'amour de la patrie

Reprendre dans mon coeur une nouvelle vie ;

Et votre aveuglement me fait trop de pitié

1400   Pour vous sacrifier à mon inimitié.

CICÉRON.

Eh bien ! Rompez, Seigneur, un si cruel silence ;

Punissez en romain l'ingrat qui vous offense :

En faveur de vous-même osez tout oublier,

Et sauvez le sénat pour nous humilier.

CATILINA.

1405   Je n'ai point attendu l'instant du sacrifice

Pour servir ce sénat qui m'envoie au supplice ;

Depuis huit jours entiers j'assemble mes amis.

Les voilà ces complots que je me suis permis !

Mais, malgré tous les soins d'une âme généreuse,

1410   Ils m'ont fait soupçonner d'une trame honteuse.

Armez sans différer, prévenez l'attentat,

Si vous voulez sauver la ville et le sénat.

Celui qui hors des murs commande vos cohortes,

Manlius, dès ce soir, doit attaquer vos portes.

CICÉRON.

1415   Manlius !

CATILINA.

  Oui, consul ; craignez qu'avant la nuit

Aux dépens de vos jours on n'en soit trop instruit.

Je vous ai déclaré le chef de l'entreprise ;

Veillez, ou de sa part craignez quelque surprise :

Je n'ai pu découvrir le reste du parti.

1420   C'est à vous d'y penser ; vous êtes averti.

Manlius vous trahit : c'était pour vous défendre

Qu'en armes dans ces lieux j'étais venu me rendre,

Et non pour vous punir de m'avoir outragé ;

En combattant pour vous je suis assez vengé.

1425   Vous pouvez désormais ou douter, ou me croire ;

J'ai rempli mon devoir et satisfait ma gloire.

Mes amis sont tout prêts, vous pouvez les armer ;

Leur qualité n'a rien qui vous doive alarmer,

Vous les connaissez tous : songez au capitole,

1430   Garnissez l'Aventin, les portes de Pouzole ;

Il faut garder surtout le pont Sublicien,

Le quartier de Caton, et veiller sur le mien ;

Car le plus grand effort de ce complot funeste

Éclatera sans doute aux portes de Préneste,

1435   Et mon palais y touche ; on peut s'y soutenir ;

Du moins un long combat pourra s'y maintenir.

Vous paraissez émus, et rougissez peut-être

D'avoir pu si longtemps me voir sans me connaître.

Après tant de mépris, après tant de refus,

1440   Tant d'affronts si sanglants, dont vous êtes confus,

Aurais-je triomphé de votre défiance ?

Non, j'en ai fait souvent la triste expérience,

On ne guérit jamais d'un violent soupçon ;

L'erreur qui le fit naître en nourrit le poison,

1445   Et dans tout intérêt la vertu la plus pure

Peut être quelquefois suspecte d'imposture :

Mais pour calmer les cours je sais un sûr moyen,

Qui vous convaincra tous que je suis citoyen.

On connaît Cicéron, et sa vertu sublime

1450   A su dans tous les temps lui gagner votre estime ;

Il en est digne aussi par sa fidélité :

Caton vous est connu par sa sévérité ;

Cicéron ou Caton, l'un des deux, ne m'importe,

Je vais dès ce moment sans amis, sans escorte,

1455   Me mettre en leur pouvoir : choisissez l'un des deux,

Ou le plus défiant, ou le plus rigoureux ;

Je veux que de mon sort on le laisse le maître,

Qu'il me traite en héros, ou me punisse en traître :

Souffrez que sans tarder je remette en ses mains

1460   Un homme la terreur ou l'espoir des romains.

CATON.

Catilina, je crois que tu n'es point coupable ;

Mais, si tu l'es, tu n'es qu'un homme détestable ;

Car je ne vois en toi que l'esprit et l'éclat

Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat.

CICÉRON.

1465   Catilina, daignez reprendre votre place ;

De vos soins par ma voix le sénat vous rend grâce :

Vous êtes généreux ; devenez aujourd'hui,

Ainsi que notre espoir, notre plus ferme appui.

Nos injustes soupçons n'ont plus besoin d'otage ;

1470   D'un homme tel que vous la gloire est le seul gage.

Vous, sénateurs, veillez à notre sûreté :

Il s'agit du sénat et de la liberté ;

Courons sans différer où l'honneur nous appelle.

Adieu, Catilina : j'attends de votre zèle

1475   Tous les secours qu'on doit attendre d'un grand coeur.

Rome a besoin de vous et de votre valeur ;

Combattez seulement, ma crainte est dissipée.

CATILINA, à part, regardant sortir Cicéron.

Va ; ma valeur bientôt sera mieux occupée ;

Elle n'aspire plus qu'à te percer le sein.

SCÈNE III.
Catilina, Céthégus.

CÉTHÉGUS.

1480   Catilina, dis-moi, quel est donc ton dessein ?

D'où naît ce désespoir ? Éclaircis ma surprise.

Après avoir formé la plus haute entreprise,

Toi-même tu détruis de si nobles projets !

Tu trahis Manlius, tes amis, tes secrets !

CATILINA.

1485   Arrête, Céthégus ; tu me prends pour Tullie :

Tes doutes ont blessé l'amitié qui nous lie ;

Qu'entre nous désormais ils soient plus mesurés.

Mais avant tout dis-moi l'état des conjurés,

Et s'il en est quelqu'un qui tremble ou qui balance.

CÉTHÉGUS.

1490   Aucun d'eux : nous pouvons agir en assurance.

Autour du vase affreux par moi-même rempli

Du sang de Nonius avec soin recueilli,

Au fond de ton palais j'ai rassemblé leur troupe :

Tous se sont abreuvés de cette horrible coupe ;

1495   Et, se liant à toi par des serments divers,

Semblaient dans leurs transports défier les enfers.

De joie et de frayeur mon âme s'est émue.

César, le seul César s'est soustrait à leur vue.

CATILINA.

César n'a pas besoin de serments avec moi,

1500   Et son ambition me répond de sa foi.

Pour toi, que de ma part rien ne devrait surprendre,

Qui sur un seul regard aurais dû mieux m'entendre,

Apprends que Manlius voulait nous perdre tous,

Et qu'un moment plus tard c'en était fait de nous.

1505   Manlius autrefois soupira pour Fulvie ;

Corrompu par ses pleurs, ou par sa jalousie,

Le perfide courait nous vendre à Cicéron ;

Mais d'un dessein si lâche informé par Céson,

Un instant m'a suffi pour prévenir le crime :

1510   Ma main fumait encor du sang de la victime

Quand tu m'as vu paraître au milieu du sénat,

Qui pourra, s'il apprend ce nouvel attentat,

Croire qu'en sa faveur je l'ai commis peut-être,

Et que pour le gagner je l'ai défait d'un traître.

1515   Au reste ne crains rien des frivoles récits

Dont je viens d'effrayer de timides esprits

Qu'il fallait exciter par de feintes alarmes,

Si je veux les forcer de recourir aux armes,

Ne pouvant sans nous perdre armer un seul guerrier

1520   Si le Sénat tremblant n'eût armé le premier.

Quel triomphe pour moi, dans ce péril extrême,

De le voir pour ma gloire armé contre lui-même !

Des postes différents faussement indiqués,

Qui, selon mon rapport, pourraient être attaqués,

1525   Aucun ne me convient ; mais il faut par la ruse

Disperser les soldats d'un sénat qu'elle abuse.

Prends garde cependant qu'à des signes certains

On puisse distinguer nos soldats des romains.

Le palais de Sylla, notre plus fort asile,

1530   Pourra seul plus d'un jour tenir contre la ville.

Céson, de Manlius devenu successeur,

Avec sa légion doit servir ma fureur.

Je ne crains que Rufus, préfet de six cohortes

Pleines de vétérans qui défendent les portes :

1535   Rufus n'a de soutien ni d'ami que Caton,

Et je n'ai convaincu ni lui ni Cicéron.

Si Rufus, dont je crains le courage et l'adresse,

Pénètre les complots où Céson s'intéresse,

Rufus tentera tout, la force ou les bienfaits,

1540   Pour regagner Céson, ou rompre ses projets :

C'est l'unique moyen de tromper notre attente :

Mais ce péril nouveau n'a rien qui m'épouvante.

Les dangers que pour moi j'ai laissés entrevoir,

Malgré tant d'ennemis, me flattent de l'espoir

1545   Qu'en des pièges nouveaux je pourrai les surprendre.

Soit pour s'en emparer, ou soit pour le défendre,

Autour de mon palais ils vont tous accourir ;

Que ce soit pour ma perte ou pour me secourir,

Nos premiers sénateurs viendront le reconnaître ;

1550   Cicéron et Caton s'y trouveront peut-être.

Que ce moment me tarde, et qu'il me serait doux

De pouvoir d'un seul coup les sacrifier tous !

Adieu, cher Céthégus : je vais revoir Tullie.

CÉTHÉGUS.

C'est elle qui nous perd.

CATILINA.

Crois-tu que je l'oublie ?

1555   Je veux, pour l'en punir, employer à mon tour

Aux plus noirs attentats ses soins et son amour :

Va, ce n'est point à moi, dès qu'il s'agit d'offense,

Que l'on doive donner des leçons de vengeance ;

De ce soin sur mon coeur tu peux te reposer :

1560   C'est aujourd'hui qu'il faut tout perdre et tout oser.

Je vais solliciter la défense des portes,

Et l'ordre d'y placer de nouvelles cohortes,

Sur le prétexte vain de quelque affreux projet

Dont je puis avoir seul pénétré le secret.

1565   Ce n'est pas tout ; je veux par Tullie elle-même

M'assurer cet emploi, s'il est vrai qu'elle m'aime :

Sur ce fatal décret je vais la prévenir ;

C'est de son amour seul que je veux l'obtenir.

Dans trois heures au plus le jour va disparaître :

1570   Des postes d'alentour il faut te rendre maître.

Probus ne m'a fait voir qu'un esprit chancelant ;

Prévenons les retours d'un conjuré tremblant,

Et de la même main songe à punir Fulvie

De ses forfaits nouveaux et de sa perfidie.

1575   Plus de ménagements, de pitié, ni d'égards :

Le feu, le fer, le sang, voilà mes étendards.

ACTE V

SCÈNE I.

CICÉRON, seul.

Caton ne paraît point, et la nuit qui s'avance

Accroît à chaque instant l'horreur qui la devance.

Pétréius, invité de hâter son retour,

1580   Ne peut plus arriver avant la fin du jour ;

Et ce jour malheureux était le seul peut-être

Qui pouvait me flatter de triompher d'un traître :

Plus sur son innocence il a cru m'abuser,

Plus mon coeur défiant s'obstine à l'accuser.

1585   Je sais qu'à Manlius il vient d'ôter la vie ;

C'est pour mieux m'éblouir qu'il nous le sacrifie.

Trop heureux si je puis à mon tour lui cacher

Le péril du décret qu'il vient de m'arracher !

Mais nous sommes perdus si jamais il devine

1590   Qu'en secret par Céson je trame sa ruine ;

Des pièges qu'on lui tend habile à se venger,

Il en ferait sur moi retomber le danger.

Rufus m'assure en vain d'une longue défense,

Céson est désormais mon unique espérance.

1595   Quelle honte pour vous, indomptables romains,

De n'avoir pour appui que de si faibles mains !

Ô toi, qu'en ses malheurs Rome toujours implore,

Et que sans te nommer en secret elle adore ;

Toi, qui devais un jour, couronnant ses exploits,

1600   Soumettre à son pouvoir les peuples et les rois,

Daigne aujourd'hui du moins, favorable génie,

La sauver de l'opprobre et de la tyrannie.

Caton ne revient point ; je crains que son ardeur

Plus loin que je ne veux n'entraîne son grand coeur.

SCENE II.
Caton, Cicéron.

CICÉRON.

1605   Mais je le vois, c'est lui. Quoi ! Vous êtes en armes ?

Venez-vous redoubler, ou calmer nos alarmes ?

CATON.

Je voudrais vainement, dans ce désordre affreux,

Vous promettre, consul, quelque succès heureux :

Le destin du sénat est d'autant plus terrible

1610   Que la main qui nous frappe est encore invisible ;

Victorieux, vaincu, j'ai combattu longtemps

Sans pouvoir reconnaître un seul des combattants.

Nos soldats étonnés, peu touchés de leur gloire,

N'ont plus ce noble orgueil garant de la victoire :

1615   J'ai vu non sans frémir nos premiers vétérans

Muets, intimidés, abandonner les rangs.

La nuit achèvera bientôt de tout confondre ;

Et Rufus de Céson n'ose plus me répondre.

Si Pétréius enfin ne vient nous secourir,

1620   Il ne nous restera que l'honneur de mourir :

Mais si nous en croyons les lenteurs de Pompée,

Notre attente sur lui sera toujours trompée :

Son lieutenant, nourri dans cet abus fatal,

N'imitera que trop ce tiède général.

1625   Cependant il est temps que Pétréius arrive ;

La chaleur du combat ne peut être plus vive.

Le fier Catilina, revêtu d'un emploi

Dont vous avez voulu le charger malgré moi,

Sur le frivole espoir de pouvoir le surprendre

1630   Dans des pièges nouveaux que vous croyez lui tendre,

L'adroit Catilina vous aura pénétré :

Aux portes de Préneste il ne s'est point montré ;

L'intrépide Rufus, qui s'en est rendu maître,

À ce poste du moins ne l'a point vu paraître ;

1635   Et je crains qu'il ne soit au palais de Sylla,

Car j'en ai vu sortir Célius et Sura :

Pomponius, suivi d'une troupe fidèle,

L'investit, et pour vous rien n'égale son zèle ;

Il a fait mettre aux fers, sur l'avis de Céson,

1640   Plusieurs séditieux, les gaulois, et Sunnon.

Soit haine, soit mépris, dessein, ou négligence,

L'indifférent Crassus garde un honteux silence.

César se tait aussi ; quel qu'en soit le sujet,

Rien n'est si dangereux que César qui se tait ;

1645   Cependant son palais, dans une paix profonde,

Est, selon sa coutume, ouvert à tout le monde.

La moitié du sénat défend le champ de mars,

Où le peuple en fureur accourt de toutes parts ;

Rome enfin n'offre plus que l'effroyable image

1650   D'un champ couvert de morts, et souillé de carnage.

Mais ce qui me surprend, c'est que Pomponius

M'a dit qu'en aucun lieu l'on n'a vu Manlius.

CICÉRON.

Manlius ne vit plus.

CATON.

Dieux ! Quel bonheur extrême !

Qui l'a donc immolé ?

CICÉRON.

Catilina lui-même.

CATON.

1655   Consul, vous m'alarmez ; et je crains que Céson

N'abuse comme vous d'un injuste soupçon.

Gardons-nous d'attaquer un homme impénétrable,

Qu'il faut craindre encor plus innocent que coupable.

CICÉRON.

Caton, écoutez moins cette rare candeur.

1660   Eh ! Qui de tant de maux pourrait être l'auteur ?

Qui, hors Catilina, peut vouloir nous détruire ?

À de fausses lueurs vous laissez-vous séduire ?

Que Manlius soit mort, qu'il l'ait sacrifié,

C'est prouver seulement qu'il s'en est défié :

1665   Je ne vois dans ce coup que le meurtre d'un traître,

Qu'un autre a prévenu dans la crainte de l'être.

Plût aux dieux que, moins lent à punir ses forfaits,

Du chef des conjurés Céson nous eût défaits !

Si de quelque succès son audace est suivie,

1670   Ses cruautés n'auront de bornes que sa vie.

Des infâmes complots formés par Céthégus

Ne voudriez-vous pas excepter Lentulus ?

Bientôt jusque sur vous leur fureur va s'étendre.

Mais c'est trop s'arrêter.

CATON.

Consul, daignez attendre :

1675   Je ne souffrirai point qu'abandonnant ces lieux

Vous osiez exposer des jours si précieux ;

C'est votre ami, c'est moi qui vous en sollicite :

De chevaliers romains une troupe d'élite

Par mon ordre bientôt va se rejoindre à nous ;

1680   Permettez qu'avec eux je combatte pour vous.

SCÈNE III.
Cicéron, Caton, Lucius.

CATON.

Mais je vois Lucius ; que vient-il nous apprendre ?

LUCIUS.

Qu'à l'instant près de vous Pétréius va se rendre ;

J'entends déjà son nom voler de toutes parts,

Et déjà ses soldats ont bordé les remparts :

1685   Sans le secours heureux que le ciel nous envoie

Aux plus cruelles mains Rome allait être en proie.

Nous avons vu trois fois le fier Catilina

S'élancer en fureur du palais de Sylla,

Renverser, foudroyer nos plus fermes cohortes ;

1690   Trois fois, mais vainement, il a tenté les portes :

Je l'ai vu presque seul se mêler parmi nous ;

J'ai vu Céson lui-même expirer sous ses coups ;

De qui l'ose attaquer la ruine est certaine,

Et Rufus contre lui ne se soutient qu'à peine.

1695   Seigneur, il m'a chargé de vous en avertir.

CATON.

Je vois nos chevaliers ; il est temps de partir.

SCÈNE IV.
Cicéron, Caton, Tullie.

TULLIE.

Seigneur, où courez-vous, tandis que le carnage

Au soldat furieux laisse à peine un passage ?

CICÉRON.

Rassurez-vous, ma fille, et restez en ces lieux ;

1700   Bientôt nous reviendrons y rendre grâce aux dieux :

Ce temple en attendant vous servira d'asile ;

Que sur Rome et sur moi votre coeur soit tranquille.

SCÈNE V.

TULLIE.

Espoir des malheureux, dieux, soyez mon recours !

Hélas ! C'est de vous seuls que j'attends du secours.

1705   À quel excès de maux me voilà parvenue !

On me fuit, on se tait : ô soupçon qui me tue !

Que je plains les malheurs de ce fatal décret,

Que mon père a paru m'accorder à regret !

Loin d'oser sur ce choix lui faire violence,

1710   Ne devais-je pas mieux pénétrer son silence ?

J'entends avec fureur nommer Catilina ;

On dit qu'il se retranche au palais de Sylla,

Tandis qu'en d'autres lieux il aurait dû paraître.

Est-ce là, s'il m'aimait, que l'ingrat devrait être ?

1715   Peut-il m'abandonner en cette extrémité ?

Quel usage fait-il de sa fidélité ?

Aucun de ses amis n'accourt pour ma défense ;

Et tous, jusqu'à Probus, évitent ma présence.

D'un funeste décret n'aurais-je armé sa main

1720   Que pour voir immoler jusqu'au dernier romain ?

Cruel Catilina, soit perfide ou fidèle,

Que tu coûtes de pleurs à ma douleur mortelle !

Que dis-je ? Et Manlius qu'il a sacrifié

Ne l'a-t-il pas déjà plus que justifié ?

1725   Ne l'aimerai-je donc que pour lui faire outrage ?

Dieux, éloignez de moi cet horrible nuage.

On vient : c'est lui. Je sens redoubler mon effroi.

SCÈNE VI.
Catilina, sans épée, un poignard à la main ; Tullie.

TULLIE.

Seigneur, en quel état vous offrez-vous à moi ?

Quoi ! Tout couvert de sang ! Quel désordre effroyable !

1730   À qui réservez-vous ce fer impitoyable ?

Que vois-je ?

CATILINA.

Un malheureux qui vient d'être vaincu,

Honteux de vivre encore, ou d'avoir tant vécu.

Dieux, qui m'abandonnez à mon sort déplorable,

Ramenez-moi du moins l'ennemi qui m'accable.

1735   En vain, pour le chercher, j'échappe à mille bras,

Le lâche à ma fureur ne s'exposera pas.

Tandis qu'au désespoir tout mon coeur est en proie,

Mes cruels ennemis se livrent à la joie.

Ce fer, que je gardais pour leur percer le flanc,

1740   Ne sera plus souillé que de mon propre sang.

TULLIE, à part.

Fatale vérité, que j'ai trop combattue,

De quel affreux éclat viens-tu frapper ma vue !

À Catilina.

Écoutez-moi, Seigneur, et reprenez vos sens.

Qui peut vous arracher ces terribles accents ?

1745   Si vous êtes vaincu, mon père est donc sans vie ?

CATILINA.

Eh ! Sait-il seulement qu'on meurt pour la patrie ?

Ce n'est pas vous, c'est lui que je cherche en ces lieux ;

Fuyez, éloignez-vous d'un amant furieux.

Dieux ! Après tant d'exploits dignes de mon courage,

1750   Il ne me restera qu'une inutile rage !

Ah ! Si j'eusse manqué de prudence ou de coeur,

Je pourrais au destin pardonner mon malheur ;

Mais que n'ai-je point fait dans ce moment terrible !

Et que fallait-il donc pour me rendre invincible ?

1755   Intrépides amis, dignes d'un sort plus doux,

Vous êtes morts pour moi, j'ose vivre après vous !

Quoi ! Sylla presque seul, plus heureux que grand homme,

N'eut besoin que d'un jour pour triompher de Rome ;

Et moi, triste jouet du perfide Céson,

1760   Je suis vaincu deux fois, et par toi, Cicéron !

Quoi ! Dans le même instant qu'il faut que Rome tombe,

C'est toi qui la soutiens, et c'est moi qui succombe !

Mon génie, accablé par ce vil plébéien,

Sera donc à jamais la victime du sien ?

1765   Après m'avoir ravi la dignité suprême,

Ce timide mortel triomphe de moi-même !

Fortune des héros, ce n'est pas sur les cours

Que l'on te vit toujours mesurer tes faveurs.

Que l'on doit mépriser les lauriers que tu donnes,

1770   Puisque c'est Cicéron qu'aujourd'hui tu couronnes !

Ô de mon désespoir vil et faible instrument,

Tu me restes donc seul dans ce fatal moment !

Mes généreux amis sont morts pour ma défense ;

Et, pour comble d'horreurs, je mourrai sans vengeance !

1775   Dieux cruels, inventez quelque supplice affreux,

Qui puisse être pour moi plus triste et plus honteux !

TULLIE.

Malheureux ! Que dis-tu ? Quand la mort t'environne,

Ton coeur respire encor le fiel qui l'empoisonne,

Et gémit de laisser des crimes imparfaits !

CATILINA.

1780   Qu'entends-je ? On m'ose ici reprocher des forfaits !

Coeur faible, qui, rampant sous de lâches maximes,

Croyez l'ambition une source de crimes,

Vaine erreur qu'un grand coeur sut toujours dédaigner,

Apprenez que le mien était fait pour régner.

1785   Rome esclave, sans frein, avait besoin d'un maître :

J'ai voulu lui donner le seul digne de l'être ;

C'est moi. Si vous osez condamner ce projet,

Vous ne méritez pas d'en devenir l'objet.

N'auriez-vous pas voulu, pour gouverner l'empire,

1790   Que j'eusse de Caton consulté le délire ;

Ou que, faisant un choix plus conforme à vos voeux,

J'eusse, pour avilir tant d'hommes généreux,

Donné ma voix au dieu que le sénat révère,

Lui dont la seule gloire est d'être votre père ?

TULLIE.

1795   Songez qu'il est du moins l'arbitre de vos jours.

CATILINA.

Voilà celui qui doit décider de leur cours.

Tout vaincu que je suis, craignez de voir paraître

Cet arbitre nouveau qu'on me donne pour maître.

TULLIE.

Écoutez-moi, cruel, avant que la fureur

1800   Achève d'aveugler votre indomptable coeur :

Les moments nous sont chers ; et celui-ci, peut-être,

Va flétrir sur l'airain le jour qui vous vit naître.

Encor si, dans les champs où préside l'honneur,

Où le vaincu souvent peut braver le vainqueur,

1805   Je vous voyais chercher une sorte de gloire,

Je pourrais, sans rougir, chérir votre mémoire :

Mais se donner la mort pour de honteux complots,

Est-ce donc là mourir de la mort des héros ?

Je devrais vous haïr ; mais votre mort prochaine

1810   Éteint tout sentiment de vengeance et de haine.

Mon coeur, de ses devoirs autrefois si jaloux,

Qui, malgré tout l'amour dont il brûlait pour vous,

Se fit de votre perte un devoir légitime,

Ne sait plus aujourd'hui que pleurer sa victime.

1815   Barbare, si jamais vous fûtes mon amant,

Si la mort vous paraît un frivole tourment,

Craignez-en un pour vous plus cruel : c'est moi-même ;

C'est une amante en pleurs, qui vous perd et vous aime ;

C'est ma douleur, qui va me conduire au tombeau.

1820   Voulez-vous, en mourant, devenir mon bourreau ?

Reconnaissez ma voix ; c'est la fière Tullie,

Que l'amour vous ramène et vous réconcilie,

Qui veut vous arracher à votre désespoir,

Et qui ne rougit plus de trahir son devoir.

1825   Songez, Catilina, que Rome est votre mère ;

Qu'à vous, plus qu'à tout autre, elle doit être chère.

Renoncez à l'orgueil de vouloir mettre aux fers

Un peuple à qui les dieux ont soumis l'univers.

Pour sauver votre honneur, n'employez d'autres armes

1830   Qu'un retour vertueux, vos remords, et mes larmes :

Jurez-moi que jamais vous ne teindrez vos mains

De votre propre sang, ni du sang des romains.

Je vais vous dérober au coup qui vous menace ;

Ce que j'ai fait pour Rome obtiendra votre grâce.

CATILINA.

1835   Ma grâce est dans mes mains, coeur indigne du mien.

Cicéron vous a-t-il déjà transmis le sien ?

Moi, fléchir ! Moi, prier ! Moi, demander la vie !

L'accepter, ce serait me couvrir d'infamie.

TULLIE.

Eh bien ! Cruel, méprise un pardon généreux,

1840   J'y consens ; mais du moins, dans ton sort malheureux,

De la part d'une amante accepte une retraite.

CATILINA.

M'y pourriez-vous cacher ma honte et ma défaite ?

C'est là le trait cruel qui déchire mon coeur.

Ah ! S'il vous touche encor, respectez mon malheur.

1845   Si de vous obéir ce coeur était capable,

J'aurais trop mérité le destin qui m'accable.

Dans l'état où je suis, loin de vous attendrir,

C'est vous qui devriez m'exciter à mourir,

Et même me prêter une main généreuse.

1850   Cachez à mes regards cette douleur honteuse.

Que craignez-vous ? Ma mort ? La mort n'est qu'un instant

Que le grand coeur défie, et que le lâche attend.

Vous m'indignez : je sens que ma raison s'égare.

TULLIE.

Frappe ; mais, malgré toi, tu me suivras, barbare.

1855   Ne crois pas m'effrayer par tes emportements ;

Je ne me connais plus dans ces affreux moments.

Quoi ! C'est Catilina qui manque de constance !

Malheureux ! Qu'attends-tu, sans armes, sans défense ?

Le sénat va bientôt revenir en ces lieux ;

1860   Veux-tu que je te voie égorger à mes yeux ?

Ingrat, suis-moi ; du moins, une fois en ta vie,

Reconnais, par pitié, l'empire de Tullie.

Tu n'as que trop bravé sa tendresse et ses pleurs ;

Prête-moi ce poignard.

CATILINA, se perce, et donne le poignard à Tullie.

Le voilà.

TULLIE.

Je me meurs !

CATILINA.

1865   Tout est fini pour moi : mais, si je perds la vie,

Du moins mes ennemis ne me l'ont point ravie.

Séchez vos pleurs, Tullie ; et que prétendez-vous

D'un coeur dont la mort seule éteindra le courroux ?

Étouffez des regrets que ma fierté dédaigne ;

1870   C'est de mourir vaincu qu'il faut que l'on me plaigne.

SCÈNE VII.
Catilina, Tullie, Lentulus, Céthégus, les licteurs.

CATILINA, voyant arriver les conjurés qu'on mène au supplice.

Voici le dernier coup que me gardait le sort.

CÉTHÉGUS, en passant.

Adieu, Catilina ; nous allons à la mort.

CATILINA.

Amis infortunés, ma main vient de répandre

Ce sang que j'aurais dû verser pour vous défendre.

SCÈNE VIII.
Cicéron, Caton, Tullie, Catilina, les licteurs.

CATILINA, voyant paraître Cicéron et Caton.

1875   Il ne me restait plus, pour comble de douleur,

Que d'expirer aux yeux de mon lâche vainqueur.

À Cicéron.

Approche, plébéien ; viens voir mourir un homme

Qui t'a laissé vivant pour la honte de Rome.

À Caton.

Et toi, dont la vertu ressemble à la fureur,

1880   Au gré de mes désirs tu feras son malheur.

Cruels, qui redoublez l'horreur qui m'environne,

Il fait un mouvement pour se lever.

Qu'heureusement pour vous la force m'abandonne !

Mais croyez qu'en mourant mon coeur n'est point changé.

Ô César ! Si tu vis, je suis assez vengé.

 



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