LE MARI ABSENT

TREIZIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

de CARMONTELLE.

À Paris, chez MERLIN, Au bas de la Rue de Harpe, vis à vis de la rue Poupée.


Texte établi par Paul FIEVRE juin 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:15:40.


PERSONNAGES

LE BAILLY.

GROS-JEAN, paysan.

CATHERINE, femme de Gros-Jean.

La Scène est sur la place du Village.

Dans PROVERBES DRAMATIQUES, Tome premier, Première partie, 1768.


LE MARI ABSENT

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Bailli, Catherine pleurant.

CATHERINE.

Oui, Monsieur le Bailli, mon mari arrive aujourd'hui.

LE BAILLI.

Ne pleurez pas, mon enfant, il y a remède à cour.

CATHERINE.

Mais voilà le jour bien avancé, il n'y a guère de temps pour y penser ; si vous m'abandonnez, Monsieur le Bailli, je suis une femme perdue !

LE BAILLI.

Vous abandonner, ma cher amie ! Pouvez-vous l'imaginer seulement ?

CATHERINE.

Il est vrai que ce serait bien mal à vous, après l'embarras où vous m'avez mis.

LE BAILLI.

Je vous aime toujours, et je suis plus occupé que vous, de vous tirer d'affaire.

CATHERINE.

Si je n'avais pas eu d'enfant encore pendant le voyage de mon mari, le reste ne serait rien ; pourquoi s'en va-t-il, au bout du compte ?

LE BAILLI.

Sans doute. Mais j'arrangerai cela, soyez tranquille.

CATHERINE.

Je ne pourrais pas cacher les enfants, tout le village sait ce qui est arrivé, et puis ils sont à lui, à ce que vous dites, malgré...

LE BAILLI.

Oui, la loi y est conforme. Je vous dirais bien cela en Latin mais...

CATHERINE.

Je ne l'entendrais pas. Ne nous amusons pas à cela.

LE BAILLI.

Écoutez, il me vient une idée. Vous croyez que votre mari va arriver, n'est-ce pas ?

CATHERINE.

Oui, Monsieur le Bailli, j'en suis même toute troublée, quand j'y pense.

LE BAILLI.

Il ne faut point être troublée. Il faut vous en aller chez vous et y demeurer tranquille. Moi, je resterai ici à l'attendre. Je parlerai à Gros-Jean. Sans nous entendre, vous verrez bien la mine qu'il fera. Je puis vous assurer qu'il ne sera pas mécontent.

CATHERINE.

Vous le croyez ?

LE BAILLI.

J'en suis sûr. Il n'aime pas mal l'argent ?

CATHERINE.

Ah, beaucoup, et c'est là ce qui lui a fait faire son voyage.

LE BAILLI.

Quand je me tournerai du côté de votre maison vous viendrez nous trouver avec vos deux enfants, vous en cacherez un d'abord, et selon ce que nous dirons, vous montrerez l'autre.

CATHERINE.

Et qu'est-ce que vous direz, Monsieur le Bailli ?

LE BAILLI.

Il est inutile à présent que vous le sachiez.

CATHERINE.

Mais pourquoi, je n'en dirai rien.

LE BAILLI.

Ah, ne voilà-t-il pas la curiosité qui vous prend.

CATHERINE.

Non, non, Monsieur le Bailli ; c'est que je voudrions seulement savoir. . ...

LE BAILLI.

Allez-vous-en plutôt que plus tard, il ne faut pas que votre mari nous trouve ensemble.

CATHERINE.

Ah, je le vois, tout là-bas !

LE BAILLI.

Vous voyez bien, éloignez-vous.

CATHERINE.

Oh, il ne regarde pas de ce côte-ci. Adieu, adieu , Monsieur le Bailli.

SCÈNE II.

LE BAILLI.

Cette petite femme-là est charmante ! Quand il m'en coûterait quelque argent ; c'est tout simple, et puis on promet.... d'ailleurs il peut arriver quelque malheur, qui me procurera de quoì tout payer. Nous sommes au Public ; c'est au Public à faire les frais de nos folies, quoique nous travaillions à punir et à réparer des fautes. Comme la circonstance donne de l'esprit ! Voilà une pensée qui ne m'était pas encore venue : je la mettrai bien à profit à l'avenir. Mais Gros-Jean s'approche, voyons si nous réussirons à le persuader.

SCÈNE III.
Le Bailli, Gros-Jean.

LE BAILLI.

Hé bien, Gros-Jean, vous voilà donc enfin de retour ?

GROS-JEAN.

Oui, Monsieur le Bailli, à vot' sarvice ; comment vous-en va ?

LE BAILLI.

Fort bien, Gros- Jean, fort bien. Votre voyage vous a-t-il valu bien de l'argent ?

GROS-JEAN.

Il devait m'en valoir ; mais j'ai mangé tout ce que j'avais porté ; encore bien heureux d'en avoir eu assez.

LE BAILLI.

Et comment cela, votre oncle avait des vignes, à ce que vous m'aviez dit.

GROS-JEAN.

Oui, mais la Justice à tout vendangé ; c'est comme la grêle, Monsieur le Bailli ; c'est même encore pire, car tous les frais ont fauché le reste, et parsonne n'a eu rian, que deux ou trois créanciers qui disent encore, qu'on leur a pris les trois quarts de ce qu'ils devaient avoir.

LE BAILLI.

Cela arrive quelquefois comme cela.

GROS-JEAN.

Tout le monde mourrait à présent, que je ne voudrais pas me baisser pour avoir un héritage.

LE BAILLI.

Vous avez raison.

GROS-JEAN.

Ne parlons plus de cela, Monsieur le Bailli ; quelle nouvelle y a-t-il ici ? Comment se porte ma femme ?

LE BAILLI.

Votre femme se porte très bien ; mais il y a bien des nouvelles depuis votre départ.

GROS-JEAN.

Comment donc ! Et sont-elles bonnes du moins ?

LE BAILLI.

Oui, elles ne sont pas mauvaises.

GROS-JEAN.

Eh, pardi, Monsieur Bailli, comptez-moi donc un peu ça.

LE BAILLI.

Vous savez quand vous êtes parti, que nous avions un nouveau Seigneur, qui venait d'acheter cette terre-ci ?

GROS-JEAN.

Oui, vraiment, et je n'étions pas fâché d'être délivré de l'autre. Celui-ci est-il meilleur ?

LE BAILLI.

Je vous en réponds ; c'est un homme qui aime à faire le bien du paysan.

GROS-JEAN.

Voilà un brave homme, pardi c'ti-là.

LE BAILLI.

Mais il veut qu'on travaille. Il prétend que ce village sera très riche dans quatre ans, si on veut faire ce qu'il dira.

GROS-JEAN.

Et pourquoi pas ? D'abord qu'on veut notre bien, Monsieur le Bailli, c'est raisonnable.

LE BAILLI.

Ii dit aussi qu'il veut prouver que plus on a d'enfants, et plus on est riche.

GROS-JEAN.

Oui, tant vaut l'homme, tant vaut la terre. Mais il faut pouvoir les élever ces enfants, ils ne travaillent pas en venant au monde.

LE BAILLI.

Il sait bien cela, et pour qu'il y ait beaucoup d'enfants dans son village et qui se portent bien, voici ce qu'il a imaginé.

GROS-JEAN.

Voyons, voyons ; j 'aimons déjà ce Seigneur-là, moi, Monsieur le Bailli.

LE BAILLI.

Écoutez bien.

GROS-JEAN.

Oh, par la mordié, je n'en pardrons pas un mot, voyez-vous.

LE BAILLI.

Chaque enfant qui viendra au monde pendant dix ans, il donnera au père, cent écus.

GROS-JEAN.

Cent écus ? Et quand cela commencera-t-il ?

LE BAILLI.

Oh, il y a déjà plus d'un an de passé.

GROS-JEAN.

Plus d'un an ! Je suis bien malheureux de m'être en allé, j'aurions déjà gagné cent écus au moins.

LE BAILLI.

Mais depuis votre départ, votre femme est accouchée.

GROS-JEAN.

Ma Femme est accouchée, Monsieur le Bailli ? Mais il y a dix-huit mois, et quand je suis parti, elle n'était pas grosse.

LE BAILLI.

Il faut donc le dire au Seigneur ; car il veut que les enfants soient réellement du mari.

GROS-JEAN.

Gardez-vous en bien , Monsieur le Bailli, je ne sais ce que je dis. Oh, sûrement je me rappelle...

LE BAILLI.

Prenez-y garde.

GROS-JEAN.

J'aurais donc les cent écus ?

LE BAILLI.

Oui, par enfant.

GROS-JEAN.

Pardi ce n'est pas tout perdre ; mais c'est un seigneur d'or ! Que je suis fâché de m'être en allé !

LE BAILLI.

Tenez, voilà votre femme, vous lui avez grande obligation de cet argent-là.

GROS-JEAN.

Ah, pardi, je vous en réponds, je vois bien que sans elle, je ne les aurais jamais eu.

SCENE IV.
Le Bailli, Catherine, montrant un enfant qu'elle porte.

GROS-JEAN.

Eh, dis donc, femme, est-ce un fieu ou une fille, que j'ons pour ces cent écus ?

CATHERINE.

C'est tous les deux, Gros-Jean.

GROS-JEAN, avec joye.

Quoi, j'ons deux enfants ?

CATHERINE.

Oui, vraiment, mon ami.

GROS-JEAN.

Ah, pargué femme, c'est un trésor ! Quoi, Monsieur le Bailli, j'aurai six cent francs ?

LE BAILLI.

Oui, tu peux y compter.

GROS-JEAN.

Voilà une brave femme, Monsieur le Bailli !

LE BAILLI, à Catherine.

Cela va bien.

CATHERINE, au bailli.

Oh, je vais le rendre encore plus content.

LE BAILLI, à Catherine.

Prenez garde à ce que vous direz.

CATHERINE.

Ah, Gros-Jean, nous aurons plus de six cents francs.

GROS-JEAN.

Comment donc ?

CATHERINE.

Ces deux enfants-là sont venus ensemble, vois-tu ?

GROS-JEAN.

Oui ?

CATHERINE.

Hé bien, je suis grosse encore, si je va en avoir aussi deux, cela fera douze cents francs.

GROS-JEAN, avec joie.

Pardi, t'as raison.

LE BAILLI, à part.

Cette femme-là me ruinera.

À Catherine.

Mais tous n'êtes pas grosse ?

CATHERINE.

Cela ne fait rien : je le deviendai.

GROS-JEAN.

Qu'est-ce que t'as dis donc, femme ? Mais quel bonheur, Monsieur le Bailli !

LE BAILLI.

Oui, cela est très heureux.

GROS-JEAN.

Mais si cela va comme cela tous les ans, vela que j'aurons six cents francs de rente.

LE BAILLI.

Je vous le disais bien. Votre femme vous enrichira.

GROS-JEAN.

Pardi, c'est bien vrai. Je croyais d'abord de voir te gronder...

LE BAILLI, à Gros-Jean.

Qu'est-ce que vous allez dire ?

GROS-JEAN.

Oh, rien, rien, Monsieur le Bailli, je nous observerons.

CATHERINE.

Pourquoi donc vouloir me gronder, mon ami ?

GROS-JEAN.

Oh, je dis gronder ; ce n'est pas gronder, à moins que ce soit te gronder de ce que tu n'étais pas venue avec moi.

CATHERINE.

J'aurais été bien aise d'y aller.

GROS-JEAN.

Et pardi, non, j'en aurions été bien fâché.

CATHERINE.

Comment, c'est bien vrai ?

GROS-JEAN.

Sans doute ; ne faut-il pas que les enfants soient faits ici, Monsieur le Bailli ?

LE BAILLI.

Sûrement.

GROS-JEAN.

Allons, allons, c'est bon. As-tu préparé à souper ?

CATHERINE.

Oui, mon ami.

GROS-JEAN.

Hé bien, allons boire à la santé d'un si bon Seigneur. Monsieur le Bailli, j'en voudriez-vous prendre votre part ?

LE BAILLI.

Pourquoi pas ? J'aime les braves gens, les honnêtes gens.

GROS-JEAN.

Allons, venez donc ; car je vous aimons bien aussi, nous ; n'est-ce pas, Catherine ?

CATHERINE.

Oh, pour cela, oui, et ce sera toujours tout de même.

GROS-JEAN.

Tu as raison femme, allons, allons souper, je parlerons un peu de cela à la table.

 



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