LA RAPINIÈRE

ou L'INTÉRESSÉE

COMÉDIE.

M. DC. LXXXIII.

AVEC PRIVILÈGE.

par M. de Barquebois

Se vend, À PARIS, À la Porte de la Comédie. Et au Palais Chez ESTIENNE LUCAS, Marchand Libraire dans la Salle neuve, à la Bible d'or.

Représentée pour la première fois le 27 Février 1692 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain.


© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:59:14.


PRÉFACE.

*** Mon type : ****

Il est bien difficile de reprendre les vices et de plaire en même temps aux vicieux. Quelque air que l'on emploie pour cacher l'amertume de la censure, les personnes qui trouvent quelque utilité dans leurs défauts n'écoutent que la voix de leurs passions, et font comme ces malades cacochymes qui ne pouvant faire un bon usage des remèdes, à cause de leur mauvais tempérament, insultent à l'art du Médecin, et rejettent sur lui la cause de leurs maladies incurables.

*** Mon type : ****

C'est pourtant le but de la Comédie de purger les passions, c'est à dire de corriger les défauts en divertissant. Horace a bien remarqué de quelle conséquence était cette manière de reprendre : et notre Satyrique moderne allant encor plus avant, a bien osé dire :

*** Mon type : ****

Et qui ne craint point Dieu, craint Tartuffe et Molière.

*** Mon type : ****

Cette entreprise est d'autant plus difficile que le nombre de ceux qu'on attaque est grand et d'autan plus hasardeuse, que ces gens sont puissants par leur intrigues et par les raisons qui attachent plusieurs personnes de crédit à leurs intérêts.

*** Mon type : ****

Qn m'a donné avis que de certaines gens, qui ont cru être intéressés dans la représentation de cette pièce ont employé tout ce qu'ils avaient de pouvoir et d'amis pour la faire défendre, ou du moins pour en empêcher la réussite. Mais malgré leur cabale, je puis dire sans vanité, que jamais Piece n'a plus diverti la Cour depuis longtemps, et l'on en a vu fort peu de cette espèce dans Paris, qui ait eu une plus grande affluence d'auditeurs.

*** Mon type : ****

Les Critiques de profession, qui se sont fait une habitude de ne rien approuver, avouent qu'à la vérité il y a de fort beaux endroits dans cette pièce, mais qu'il y en a de bien faibles. À cela, je réponds que le théâtre est un tableau, où l'on représente les moeurs et les actions des hommes, que c'est le contraste et le prudent ménagement des clairs et des ombres qui fait la beauté d'un tableau, et que si tout y était d'une égale force, on n'y discernerait plus ni reliefs, ni contours, ni saillie, ni enfoncement ; mais ce ne serait plus qu'une peinture plate, désagréable et sans goût. Ils disent que les actions qui finissent les II. III. et IV. Actes sont trop triviales, plus propres pour le théâtre des Italiens, que pour celui des Français, et que je pouvais facilement m'exempter de les y faire paraître. Et moi j'ai cru que mes valets déguisés devoient faire ainsi des fourberies burlesques à des fripons de Commis, qui veulent sans aveu, faire des exactions impertinentes et ridicules. D'ailleurs, la scène étant en Italie, j'ai trouvé à propos de suivre le génie du pays.

*** Mon type : ****

Je sais que bien des gens ont fait de malicieuses applications de mes pensées à plusieurs personnes qui sont dans les Fermes du Roi, et qu'ils ont cru en voir des portraits fort fidèles. Mais je leur déclare que je ne connais pas un de ces Messieurs, et que si j'ai rencontré à les faire ressembler, c'est un pur effet d'hasard.

*** Mon type : ****

D'autres prétendent que les exactions qu'y font les Commis, sortent du vraisemblable et qu'elles sont trop outrées. À cela, je réponds que l'Italie est le berceau te l'Académie des Impôts ; qu'il n'y a point d'Etat dans l'Europe, où ils se payent avec tant d'exactitude, et que s'ils avaient eu le Chapitre des Richesses de Gênes, ils y auraient vu que *des moindres choses qui entrent dans Gênes, prises des jardins et des vignes, on en paye le droit au Prince et à la Seigneurie.

*** Mon type : ****

* Daviti chap. de Genes.

ACTEURS.

LA RAPINIÈRE, Fermier général des droits de la République de Gênes, amoureux de Léonore, tuteur du frère et de la soeur.

DORANTE, frère de Léonore, amant d'Isabelle.

LÉONORE, soeur de Dorante, amante de Fernand.

FERNAND, frère d'Isabelle, amant de Léonore.

ISABELLE, soeur de Fernand, amante de Dorante.

MONSIEUR LE BLANC, sous-Fermier.

BÉATRIX, suivante de Léonore.

LA ROCHE, Commis de Monsieur la Rapinière.

JASMIN, valet de Fernand et Commis de Monsieur La Rapinière.

MASCARILLE, autre valet de Fernand.

LA FLEUR, Sergent de la Compagnie de Fernand.

LE CLERC DU NOTAIRE.

UN CROCHETEUR.

OLIVE, blanchisseuse.

UNE PAYSANNE.

La scène est à une des portes de Gênes.


ACTE I

SCÈNE I.
Fernand, Dorante.

FERNAND.

Oui, puisque ainsi pour moi vous voulez vous commettre :

Avec un tel secours j'ose tout me promettre :

D'un bizarre tuteur les transports outrageants

Céderont aux efforts de vos soins obligeants,

5   Et je sens que mon coeur animé d'espérance

S'en fait secrètement un plaisir par avance.

DORANTE.

Fernand je suis ravi, pour répondre à vos voeux,

Que pareille ardeur nous enflamme tous deux,

Que notre sang d'accord avec l'amour conspire

10   À nous donner les biens, où cette ardeur aspire,

Et que pour affermir encor notre amitié,

Ils travaillent tous deux aujourd'hui de moitié,

Vous aimez Léonore et moi j'aime Isabelle,

L'une et l'autre à nos yeux paraît aimable et belle,

15   Et j'espère que l'une au plus tard dans demain

Pourra m'acquérir l'autre, en vous donnant la main.

FERNAND.

Dorante cependant, Monsieur la Rapinière

Est un homme bâti d'une étrange manière ;

Et de quoi qu'aujourd'hui mon coeur s'ose flatter,

20   Quand je songe qu'il est...

DORANTE.

  Il n'en faut point douter,

Le pouvoir que sur nous lui laissa notre mère,

De disposer de nous comme ferait un père,

M'a fort embarrassé depuis un certain temps ;

Mais devenu majeur, désormais je prétends

25   Du destin de ma soeur être à mon tour l'arbitre :

Le sang et mon emploi m'en donnent un bon titre.

Nous avons des amis, et sur ce testament

Le Sénat nous rendra justice assurément.

Tout ce que j'appréhende, est que si l'on l'irrite,

30   Il ne donne son bien, et ne nous déshérite.

FERNAND.

Hé, Monsieur, qu'avez-vous affaire de son bien ?

Vous en avez assez, sans attendre le sien.

Faut-il qu'à ces égards votre raison s'applique :

Déjà vous tenez rang dans cette République,

35   Et Gênes quelque jour saura mieux s'acquitter

De ce qu'un père et vous avez su mériter.

DORANTE.

D'un si frivole espoir je ne suis point capable,

Et ce n'est point ce soin aujourd'hui, qui m'accable.

Les services d'un mort sont bientôt effacés,

40   Et les miens sont assez déjà récompensés.

Je songe à ménager un tuteur trop avare ;

Mais il est devenu si dur et si bizarre,

Depuis qu'en ses conseils, certain Monsieur Griffon

L'anime, comme lui, de l'esprit du Démon ;

45   D'un tel original imitateur fidèle,

Il se compose en tout, sur ce méchant modèle.

Le titre fastueux de Fermier Général

Le rend de jour en jour mille fois plus brutal :

Il ne veut voir personne, et son abord farouche

50   Glace les plus hardis, et leur ferme la bouche.

Il donne en certains jours, par un faste inouï,

Comme un homme d'État, audience chez lui.

Là, d'un grave maintien, et d'un regard sauvage,

Il reçoit des Commis les respects et l'hommage :

55   Il y traite ces gens, comme autant de captifs.

Tous ses mots sont autant d'Arrêts définitifs.

Les présents sont chez lui les patrons et les guides,

Et l'on n'ose venir lui parler, les mains vides.

FERNAND.

Mais comment votre mère a-t-elle pu choisir

60   Cet homme ?...

DORANTE.

  Il était seul fait selon son désir.

C'était son bon parent, prudent, sage, économe,

Et jamais à son goût, ne fut plus honnête homme.

Lui seul sur son esprit avait quelque pouvoir.

Vous ne savez pourquoi ?

FERNAND.

Non.

DORANTE.

Vous l'allez savoir.

65   Par là, de sa famille elle se montrait digne,

Fille de Partisan, mais partisan insigne,

Dont l'esprit inquiet mettait tout son repos

À faire des partis, et forger des Impôts,

Et dont le coeur avare et l'âme dévorante,

70   Dans vingt ans épargna vingt mil écus de rente :

Fille unique, en un mot c'était un grand parti.

FERNAND.

J'entends.

DORANTE.

Mon père fut en secret averti,

Que le sien redoutant les Syndics de l'Office,

Quelque taxe, un exil, ou peut-être un supplice,

75   Souhaitait prudemment, pour en parer les coups,

Dans les gens de faveur lui choisir un époux.

Vous savez qu'il était d'une faille illustre :

Ses services encor en augmentaient le lustre ;

Mais les biens qu'il avait reçus de ses parents,

80   Pour son ambition n'étaient pas assez grands.

FERNAND.

Beaucoup d'honnêtes gens ont ce malheur.

DORANTE.

Mon Père

Étant en cet état, épousa donc ma mère,

Préférant l'intérêt à la naissance, au sang,

Afin d'avoir de quoi soutenir mieux son rang.

85   Il fut bientôt après Gouverneur de Savonne,

Puis de Corse, et partout payant de sa personne,

Des Galères ensuite, il fut fait Général,

Et l'on parlait déjà de le faire Amiral,

Quand un coup imprévu, de nos destins contraires,

90   Lui fit trouver la mort en suivant des Corsaires.

Ma mère dont les soins ne tendaient qu'à gagner,

Et dont les entretiens n'étaient que d'épargner,

Eut un veuvage court : dans la cinquième année

Elle vit tout à coup trancher sa destinée,

95   Et pour comble de maux, nous donna pour tuteur

Monsieur la Rapinière.

FERNAND.

Ah juste ciel !

DORANTE.

Ma soeur

Fut dans ce testament la plus intéressée ;

Car elle la soumit à l'humeur insensée

Du brutal, lui donnant sur elle un plein pouvoir,

100   Voulut qu'il prît seul le soin de la pourvoir ;

Et pour pousser enfin, l'erreur jusqu'à l'extrême,

Qu'il eût encor le choix de l'épouser lui-même.

FERNAND.

Ô Dieux ! Vit-on jamais plus grand aveuglement ?

Hé, ne pourrait-on pas casser ce testament ?

DORANTE.

105   Comment ? De nos parents n'est-il le plus proche,

Par sa femme ?

FERNAND.

Il est vrai ; mais est-il sans reproche ?

Et le Sénat peut-il autoriser ce choix ?

Mais dites-moi, son nom marque qu'il est Français.

DORANTE.

Il est vrai, c'est un point encore que j'oublie.

110   Depuis vingt ans, au plus, il est en Italie :

Ne pouvant demeurer en France en liberté,

Il vint ici chercher un lieu de sûreté.

Ce que j'en sais de plus, c'est qu'on dit que son père

De Basse-Normandie était originaire,

115   Qu'il s'était fait Prévôt de la Ville du Mans ;   [ 1 Prévôt : Prévôt, dans plusieurs petites villes, juge royal qui connaissait des causes entre les habitants non privilégiés. [L]]

Ainsi tous ses parents sont Manceaux ou Normands.

FERNAND.

Comment ? Il est donc fils de ce la Rapinière

Dont je lisais encor la semaine dernière

La ridicule histoire et la haute valeur ?

120   Je ne m'étonne plus, étant fils de voleur,

S'il aime tant à prendre.

DORANTE.

Enfin oui, c'est lui-même.

Je me suis mis en tête un certain stratagème...

Avez-vous un valet, qui soit adroit et fin ?

Et qui puisse...

FERNAND.

Oui, j'ai là Mascarille et Jasmin,

125   Qui sont tous deux adroits, autant que l'on puisse être.

DORANTE.

Appelez-les.

FERNAND.

Jasmin, Mascarille.

SCÈNE II.
Fernand, Dorante, Mascarille, Jasmin.

MASCARILLE.

Mon Maître.

JASMIN.

Dis donc Monsieur, benêt, et connais ton erreur :

On te croira valet de quelque laboureur.

Mon Maître, il est aisé à voir à ton langage

130   Que tu viens de quitter fraîchement ton Village.

MASCARILLE.

Pourquoi ? Mon Maître, hé bien, ne l'est-il pas ?

JASMIN.

D'accord.

MASCARILLE.

De l'appeler ainsi, je n'ai donc pas grand tort.

JASMIN.

Tu dois parlant à lui, dire Monsieur ; aux autres,

Parlant de lui, mon Maître.

FERNAND, à Dorante.

Hé bien ?

DORANTE.

Les bons Apôtres !

135   Ma foi, ces deux garçons valent leur pesant d'or.

Sais-tu bien écrire.

JASMIN.

Oui : car défunt Barbedor

Fameux Maître à Paris, fut parrain de mon Père,

Et de plus bon ami, dit-on, de ma grand-mère.

DORANTE.

Ah ! C'est assez, pour être un célèbre écrivain.

JASMIN.

140   On m'a dit que mon père apprit de son parrain,

Qu'il se rendit expert, savait l'Arithmétique,

Parlait fort bien Latin, entendait la pratique,   [ 2 Pratique : se dit absolument de la procédure et du style des actes, qui se font dans la poursuite d'un procès. [FC]]

Ayant écrit longtemps dans un des Châtelets,

Et savait tous les tours que l'on fait au Palais.

145   Or, comme un fils bien né tient toujours de son père,

Jugez par là, Monsieur, de ce que je sais faire.

DORANTE.

On peut laisser ses biens sans ses perfections,

Et souvent cette règle a des exceptions.

JASMIN.

Il est vrai ; mais on peut être fait de manière,

150   Que l'esprit...

DORANTE.

  Connais-tu Monsieur la Rapinière ?

JASMIN.

Ce Partisan, chez qui vous demeurez.

DORANTE.

Oui.

JASMIN.

Non.

J'en connais seulement la demeure et le nom,

Pour avoir quelquefois par l'ordre de mon Maître,

Été vous y trouver, ce que j'en puis connaître.

155   De plus, c'est son renom d'insigne maltôtier,   [ 3 Maltôtier : est celui qui éxige des droits qui ne sont point dûs, ou qui sont imposés sans autorité légitime. [T]]

Et de Fesse-Mathieu, c'est-à-dire usurier,   [ 4 Fesse-mathieu : On appelle ainsi Un usurier, un homme qui prête sur gage. [Acad. 1762]]

D'être en argent comptant un Crésus, mais plus chiche,   [ 5 Crésus : Homme extrêmement riche. [L]]

Et plus vilain cent fois encore qu'il n'est riche.

Mais pardon, car peut-être est-il de vos amis.

DORANTE.

160   Je te veux aujourd'hui faire un de ses Commis.

JASMIN.

De ses Commis, Monsieur ? Quoi, de ces rats de caves ?   [ 6 Rat de cave : On appelle ironiquement rat de cave, un Commis des Aides qui va visiter et marquer les tonneaux des Cabaretiers, pour en faire payer le Gros et le Huitième. [T]]

DORANTE.

Non, non, de ces Commis qui sont toujours si braves,

Qui reçoivent l'argent, et qui dans leur Bureau

Sont si fiers, qui jamais ne touchent le chapeau,   [ 7 Toucher le chapeau : On touche le chapeau pour saluer. Donc ici ces Commis si fiers ne saluent même pas.]

165   Quand on vient leur parler, et qui font moins de compte

D'un homme comme moi, d'un Marquis et d'un Comte,

Dont ils sont quelquefois au besoin caressés,

Que du moindre laquais de leurs Intéressés.

Qui deviennent Fermiers au Bail suivant.

JASMIN.

La peste !

170   Et combien par année aurai-je bien de reste ?

DORANTE.

Par leurs appointements, on leur donne, dit-on,

Huit cent livres au moins, et le tour du bâton,   [ 8 Tour du bâton : Tour du bâton, profit secret et illicite. [L]]

Ce sont certains profits qu'on reçoit en cachette,

Dont l'on ne charge point le livre de recette,

175   [Mais qui valent] souvent encor trois fois autant.

JASMIN.

Mais de ceci mon Maître, est-il bien consentant ?

Monsieur, qu'en dites-vous ?

FERNAND.

Va, laisse-toi conduire.

DORANTE.

Suis-moi, viens, et de tout j'aurai soin de t'instruire.

SCÈNE III.
Fernand, Mascarille.

FERNAND.

Quel dessein peut avoir Dorante en tout ceci ?

MASCARILLE.

180   Monsieur, vous en serez dans peu mieux éclairci.

Je crois que c'est un tour, que votre ami prépare.

Pour tromper tous les soins de son tuteur avare.

Il lui manquait encor un fourbe, pour cela.

Et Jasmin justement à point s'est trouvé là.

FERNAND.

185   Pour servir un bon Maître, on doit tout entreprendre.

MASCARILLE.

Doit-on pas pour lui plaire, aussi se faire pendre ?

FERNAND.

Non, mais on doit du moins courir quelque danger,

Quand on trouve par là, moyen de l'obliger.

MASCARILLE.

D'un si hardi dessein Jasmin est seul capable,

190   Et tout autre que lui vous est insupportable.

FERNAND.

Peut-être ferais-tu quelque chose pour moi,

En un besoin aussi ?

MASCARILLE.

Qui moi, Monsieur ?

FERNAND.

Oui, toi.

MASCARILLE.

Un esprit qui ne peut de soi-même connaître

Les temps où l'on doit dire ou Monsieur ou mon Maître,

195   Peut-il à votre avis, être fort inventif.

Non, non, et de Jasmin je ne suis qu'apprentif.   [ 9 Apprentif : Celui qui est novice dans les arts et les sciences. [F]]

FERNAND.

Mascarille, à tous deux je sais rendre justice,

Avant toi tu le sais, il est à mon service.

De plus certain brillant, qu'on découvre d'abord,

200   Frappe...

MASCARILLE.

  Tout ce qui luit, bien souvent n'est pas or.

FERNAND.

Je le sais, même en toi j'en trouve un témoignage.

MASCARILLE.

Bon !...

FERNAND.

Mais ne parlons pas de cela davantage.

MASCARILLE.

Soit, çà, que voulez-vous ?

FERNAND.

Je désire savoir,

Si tu veux me servir.

MASCARILLE.

Oui, de tout mon pouvoir.

205   Car nul n'est obligé, dit-on, à l'impossible.

FERNAND.

Tu connais bien l'objet, pour qui je suis sensible ?

MASCARILLE.

Oui-da, je connais bien la soeur de votre ami,

Pour qui vos tendres yeux n'ont pas toujours dormi.

FERNAND.

Que t'en semble ?

MASCARILLE.

Ma foi, je la trouve jolie.

FERNAND.

210   Dis-moi, pourrais-tu pas trouver par ton génie,

Quelque galant moyen de me faire.

MASCARILLE.

J'entends

Passer avec la belle une heure de bon temps.

FERNAND.

Maraud, tu pourrais bien attirer ma colère.

MASCARILLE.

Quoi, vous voulant du bien, pourrais-je vous déplaire.

FERNAND.

215   Que tu fais le plaisant ici mal à propos !

MASCARILLE.

Çà, parlons sagement.

FERNAND.

Sache donc en deux mots...

MASCARILLE.

Quoi ?

FERNAND.

Que je voudrais bien, pour marquer ma tendresse

Faire quelque présent à ma belle Maîtresse,

De nippes, de rubans, de bijoux curieux,

220   Et de tout ce qui peut enfin plaire à ses yeux ;

Mais comme sur ce point elle est fort circonspecte

Je veux lui faire voir combien je la respecte,

Par les précautions que j'y veux apporter.

Çà, ne pourrais-tu point lui faire présenter,

225   Par exemple un beau point, mais de belle manière,

Que je ne choque point son humeur un peu fière.

Rêve un peu.

MASCARILLE.

Quoi, Monsieur ? Vous faites le Docteur,

Et vous avez encor besoin d'un Conducteur ?

Ah ! Que ces blonds cheveux couvrent peu de cervelle.

230   Monsieur la Rapinière aime fort cette belle,

M'a-t-on dit.

FERNAND.

Oui.

MASCARILLE.

De plus il est Fermier.

FERNAND.

Après.

MASCARILLE.

Il visite souvent le Bureau d'ici près,

Sans doute, puisqu'il est si près de sa demeure.

FERNAND.

Où veux-tu donc venir ? Si j'en sais rien, je meure.

MASCARILLE.

235   Nous y voici bientôt, disposez vos présents,

Donnez-les à porter à de certaines gens,

Qui sans les déclarer, entrerons dans la Ville ;

Les commis du Bureau, nation incivile,

De même qu'on en trouve aux portes de Paris,

240   Surveillant comme chats qui guettent la souris ;

Viendront fondre dessus, d'une grande vitesse,

Les fouilleront partout.

FERNAND.

Je comprends ton adresse,

Tout ce que j'enverrai, saisi par ces Commis,

Dans les mains du Fermier sera bientôt remis.

245   Lui, se montrant d'humeur libérale et civile,

En fera sur le champ présent à sa pupille,

D'autant plus, qu'ils seront à son usage.

MASCARILLE.

Et oui,

Vous l'avez deviné.

FERNAND.

Tu m'as tout réjoui.

Par cette invention... Mais si ces Commis mêmes

250   Dont les démangeaisons de prendre sont extrêmes

Retiennent mes présents.

MASCARILLE.

Bon ! Notre ami Jasmin

N'en prendra-t-il pas soin ? Vous savez que demain

Il doit être Commis.

FERNAND.

J'admire ton génie.

SCÈNE IV.
Fernand, Mascarille, La Fleur.

FERNAND.

Ah, ah ! Voilà la Fleur, hé bien, ma Compagnie.

LA FLEUR.

255   Monsieur, elle va bien Dieu merci maintenant,

Depuis que vous avez changé de lieutenant.

C'est la plus belle enfin, qui soit dans Vintimille.   [ 10 Vintimille : Ville de la cote italienne à la frontière actuelle de la France.]

Tenez Monsieur, lisez, Serviteur Mascarille.

MASCARILLE.

Hé bien, Monsieur la Fleur, comment vous portez-vous.

LA FLEUR.

260   Tu vois, Morguié, tout prêt à boire quatre coups.   [ 11 Morguié : Altération pour Morgué qui une altération pou Morbleu. Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton. ]

Je suis depuis dîné, venu sans boire goutte,

Et jamais je ne vis une si triste route.

MASCARILLE.

Voulez-vous m'assister ?

LA FLEUR.

Oui-da, très volontiers.

En quoi ?

MASCARILLE.

Pour attraper ici ces Maltôtiers.

265   Vous savez, ces commis qui sont à cette porte,

Qui veulent visiter tout ce que l'on apporte ?

LA FLEUR.

Oui.

MASCARILLE.

De certains bijoux qu'ils saisiront demain,

Sans doute leur pourront affrioler la main.   [ 12 Affrioler : Terme populaire. Affriander, attirer par quelque amorce de plaisir. [F]]

LA FLEUR.

Quels bijoux ?

MASCARILLE.

Vous saurez tantôt tout le mystère.

FERNAND, à La Fleur après l'avoir lu.

270   J'y répondrai demain.

MASCARILLE.

  Monsieur, pour votre affaire,

Dans la Fleur que voilà, nous avons un trésor.

FERNAND.

Bien. Qu'il aille avec toi.

MASCARILLE.

Je vous demande encor,

Par grâce, qu'aux dépens de ces gens de barrière,   [ 13 Barrière : Bureaux établis aux portes et aussi à certaines limites de territoire pour la perception des droits d'entrée. [L]]

Vous nous laissez tous deux, un peu donner carrière.   [ 14 Carrière : Donner carrière, laisser le champ libre. [L]]

FERNAND.

275   Et pourquoi ? Ces Commis t'ont-ils fait quelque tort ?

MASCARILLE.

Non pas Monsieur, mais, c'est que je les hais à mort

Et je les veux aussi jouer à ma manière.

FERNAND.

J'y consens ; mais voici Monsieur la Rapinière :

Ton visage en ceci, lui doit être inconnu,

280   Je m'en vais lui parler.

SCÈNE V.
La Rapinière, Monsieur Le Blanc, Fernand.

MONSIEUR LE BLANC.

  Monsieur, j'étais venu,

Fondé sur vos bontés, animé d'espérance,

Pour vous faire chez vous très humble remontrance,

D'avoir un peu d'égard aux pertes que je fais,

Dans un malheureux bail et deux maudits forfaits...

LA RAPINIÈRE.

285   À l'autre, vous perdez toujours à vous entendre.

MONSIEUR LE BLANC.

Mais...

LA RAPINIÈRE.

Mais Monsieur le Blanc, qui vous les a fait prendre ?

Est-ce moi ?

MONSIEUR LE BLANC.

Non, Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

Hé bien donc ?

MONSIEUR LE BLANC.

Le haut prix,

Que...

LA RAPINIÈRE.

Vous avez cru prendre, et vous vous trouvez pris.

Vous n'êtes pas le seul.

MONSIEUR LE BLANC.

Il est vrai, c'est ma faute.

LA RAPINIÈRE.

290   Depuis quand avez-vous cette Ferme si haute ?

MONSIEUR LE BLANC.

Depuis quatorze mois.

LA RAPINIÈRE.

Mais étiez-vous mineur,

Quand vous avez signé ?

MONSIEUR LE BLANC.

J'ai cinquante ans Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

Tant pis ; vous aviez l'âge.

MONSIEUR LE BLANC.

Ah, la funeste Ferme !

J'en paye au grand Bureau vingt mil écus par terme.

295   J'ai comme vous savez avancé le premier,

J'ai payé le second ; le troisième et dernier

Sont encor à payer ; car Monsieur, la recette,

Qu'en un an les Commis dans les Bureaux ont faite,

N'excède pas, je crois, soixante mil écus,

300   Les établissements, frais de régie...

LA RAPINIÈRE.

  Abus.

MONSIEUR LE BLANC.

L'intérêt de l'argent, les présents qu'il faut faire...

LA RAPINIÈRE.

Abus.

MONSIEUR LE BLANC.

Les pensions...

LA RAPINIÈRE.

Mais voulez-vous vous taire.

MONSIEUR LE BLANC.

Hé ! Vous savez, Monsieur, tout cela mieux que nous

Vous avez...

LA RAPINIÈRE.

C'en est trop, allez, retirez-vous.

305   Je suis las d'écouter vos insolentes plaintes.

Payez, ou n'attendez de nous rien que contraintes

Que garnisons chez vous, et que sévérités,   [ 15 Garniser : barbarisme pour dire établir garnison, s'installer.]

Rien qu'exécutions, rigueurs et duretés.

MONSIEUR LE BLANC.

Je demande à compter Monsieur, de Clerc à Maître.

LA RAPINIÈRE.

310   Payez, et c'est là tout ce que je veux connaître.

Allez, c'est assez dit.

SCÈNE VI.
La Rapinière, Fernand.

LA RAPINIÈRE.

Nous vous ferons, ma foi

Soutenir comme il faut, ou vous direz pourquoi,

Postiche sous-fermier de nouvelle fabrique,

Que si légèrement quittez votre boutique.

315   Il valait mieux pour vous, être toujours marchand,

Que de venir ici faire le chien couchant.

Vous avez voulu sottement voulu tâcher des Fermes ;

Parbleu, vous payerez exactement vos termes,

Sinon, vous le verrez dans huit jours publier

320   À votre folle enchère, et sans aucun quartier.

FERNAND.

Monsieur, depuis longtemps votre mérite extrême.

LA RAPINIÈRE.

M'en voulez-vous, Monsieur ?

FERNAND.

Oui, Monsieur, à vous-même.

LA RAPINIÈRE.

C'est peut-être un filou, qui cherche à me voler.

FERNAND.

M'a fait chercher le bien de vous pouvoir parler,

325   Dans le dessein de faire avec vous connaissance...

LA RAPINIÈRE.

Est-ce pour quelque emploi, qui soit en ma puissance ;

Êtes-vous Sous-fermier, Croupier, ou bien Commis ?

FERNAND.

Non, je cherche l'honneur, d'être de vos amis.

LA RAPINIÈRE.

Je vous suis obligé.

Bas.

Les gens de cette taille,

330   À des gens comme nous, n'augurent rien qui vaille.

FERNAND.

J'étais venu Monsieur,...

LA RAPINIÈRE, bas.

Oui-da, pour m'affronter.

FERNAND.

Vous prier seulement.

LA RAPINIÈRE.

Je n'ai rien à prêter,

Serviteur.

FERNAND.

Mais Monsieur...

LA RAPINIÈRE.

Chacun sait ses affaires.

Il faut donner ici les ordres nécessaires.

335   Êtes-vous là la Roche ?

LA ROCHE, dans le Bureau.

Oui, Monsieur.

LA RAPINIÈRE, à Fernand.

  Serviteur.

FERNAND, s'en allant.

Quoi donc ? Ai-je l'habit et l'air d'un affronteur ?

Peut-on voir sous le Ciel un plus insolent homme !

Mais sans me rebuter d'un accueil qui m'assomme,

Cherchons d'autres moyens d'aborder ce bourreau.

SCÈNE VII.
La Rapinière, La Roche.

LA RAPINIÈRE.

340   Voyons, quelle recette a-t-on faite au Bureau ?

N'avez-vous rien saisi ? Voyons un peu vos livres.

LA ROCHE.

On a reçu, Monsieur, environ deux cents livres.

LA RAPINIÈRE.

Deux cents livres par jour ? Comment donc ? Sur ce pied,

J'y perdrai tout au moins, par an plus de moitié ?

345   De tout temps cette porte en rendit au moins quatre.

LA ROCHE.

Monsieur, il n'entre rien qu'ânes chargés de plâtre,

Que farines, que pains, dois-je les arrêter ?

LA RAPINIÈRE.

Autant bêtes que gens, il faut tout visiter.

LA ROCHE.

Mais Monsieur, vous savez que cette exactitude

350   Vous a souvent causé beaucoup d'inquiétude.

Vous ressentez encor ce que ces jours derniers

Mon camarade a fait au chef des fontainiers :

Pour avoir confisqué dix ou douze bouteilles,

On en souffre chez vous des peines sans pareilles.

355   Il s'est vengé de vous, en vous ôtant vos eaux,

Il a même dit-on, fait couper les tuyaux,

Qui pouvaient en donner à Messieurs vos confrères

Et voilà les effets de vos ordres sévères.

LA RAPINIÈRE.

J'y saurai donner ordre, et j'en aurai raison :

360   On n'ôte pas ainsi les eaux d'une maison.

LA ROCHE.

Vous y perdrez Monsieur, votre temps et vos peines,

Vous lui prenez son vin, il reprend ses fontaines.

LA RAPINIÈRE.

Hé bien soit, j'aime mieux cent fois n'en point avoir,

Que de voir faire ici mollement son devoir.

365   Tantôt ne manquez pas d'apporter ce registre,

Avec votre recette.

LA ROCHE, bas.

Ah ! Quel regard sinistre.

LA RAPINIÈRE.

Ces Dames-ci pourront peut-être m'empêcher,

D'entrer dans le Bureau.

SCÈNE VIII.
La Rapinière, Isabelle, Léonore.

ISABELLE.

Je ne puis plus marcher,

Hé laquais ! Va-t'en dire au cocher qu'il approche.

LA RAPINIÈRE.

370   Entrez ici Madame. Oh ! Des sièges, la Roche !

Vous ferez s'il vous plaît, les honneurs du logis,

Léonore, et tandis qu'avecque mon commis

Je vais examiner une petite affaire,

Vous vous reposerez.

ISABELLE.

Il n'est pas nécessaire,

375   Monsieur, j'ai mon Carrosse ici près, qui nous suit,

Et j'ai quelque visite à rendre avant la nuit.

LA RAPINIÈRE.

Tout ce qu'il vous plaira, je cède toujours aux belles,

Et suis comme le bois, de quoi l'on fait les vielles,

Toujours de bon accord. Vous pourriez cependant,

380   Entrer et vous asseoir toujours, en l'attendant.

LÉONORE.

Ah ! Quel charmant plaisir on goûte à la campagne,

Mon oncle.

LA RAPINIÈRE.

L'on appelle ainsi dans la Romagne,   [ 16 Romagne : Région italienne au nord de la Toscane sur l'Adriatique.]

Un cousin qui sur nous a le germain.   [ 17 Germain : Cousin remué de germain, se disait autrefois pour cousin issu de germain. Substantivement. Il a le germain sur moi, il est cousin germain de mon père ou de ma mère.]

ISABELLE.

J'entends.

LÉONORE.

La belle promenade ? Ah, l'agréable temps !

385   Donnez-vous le plaisir quelque jour, je vous prie,

D'aller goûter le frais là-bas dans la prairie,

Ces tapis émaillés entourés de ruisseaux,

L'ombrage des peupliers, le chant de mille oiseaux

Ont eu pour nous ce soir une douceur extrême.

LA RAPINIÈRE.

390   Chacun selon son goût, en trouve en ce qu'il aime.

Nous ne devons jamais disputer sur les goûts :

Les uns aiment piquant, les autres aiment doux,

Et chacun se flattant dans cette différence,

Croit toujours, que l'on doit au sien la préférence.

LÉONORE.

395   Je sais ce que l'on peut me dire sur ce point.

Mais enfin le bon sens...

LA RAPINIÈRE.

Vous ne connaissez point

Le plaisir que l'on goûte, à gagner des pistoles.   [ 18 Pistole : monnaie qui vaut dix francs.]

LÉONORE.

Moi ? Non.

ISABELLE.

Ni moi non plus.

LA RAPINIÈRE.

Vous êtes donc des folles,

De vouloir raisonner sur le fait des plaisirs ?

400   Celui du gain doit seul faire tous nos désirs.

Il est jour de marché demain, sans plus attendre,

Je veux moi-même ici vous le faire comprendre.

Et je vous ferai voir pour divertissement,

Le profit qu'on y fait en un jour seulement.

405   Madame, voulez-vous être de la partie ?

ISABELLE.

J'en serais sans mentir, Monsieur, mal divertie :

Car tous les gains du monde ont pour moi peu d'appas.

LA RAPINIÈRE.

Oh, oh !

ISABELLE.

Celui du jeu même ne me plaît pas.

LA RAPINIÈRE.

Le goût du gain est bon, de quelque endroit qu'il vienne,

410   Et pour moi j'eus toujours l'âme vespasienne.   [ 19 Âme vespasienne : Quand on a l'âme vespasienne on ne pense pas à l'origine de ce qui nous rapporte de l'argent, mais à l'argent que cela nous rapporte.]

LÉONORE.

Mais Madame, demain pourra-t-on vous voir.

À quelque heure du jour ?

ISABELLE.

J'y ferai mon pouvoir.

Nous allons au matin voir une métairie,

À trois mille d'ici.

LÉONORE.

[De grâce], je vous prie

415   . . . . . . . .  [ 20 Ici il manque un début de vers de 9 pieds.]

ISABELLE.

  Je le veux :

Et nos frères peut-être, en seront-ils tous deux.

LÉONORE.

Tant mieux.

LA RAPINIÈRE.

Ah ! S'il vous plaît, Madame, point de frère.

ISABELLE.

Monsieur, le mien n'a point un visage à déplaire.

LA RAPINIÈRE, bas.

Tant pis.

LÉONORE.

Il est galant, spirituel, bien fait.

LA RAPINIÈRE, bas.

420   Tant pis.

LÉONORE.

  Qui sait donner grâce à tout ce qu'il fait.

LA RAPINIÈRE, haut.

Tant pis.

ISABELLE.

Tant pis, Monsieur ?

LA RAPINIÈRE.

Oui-da tant pis, Madame.

ISABELLE.

Et pourquoi ? Vous n'avez ni maîtresse ni femme.

LA RAPINIÈRE.

Quelque jour...

ISABELLE.

Bon, voici mon carrosse, à demain.

LA RAPINIÈRE, bas.

La Civilité veut que j'offre ici ma main,

425   Et pour tâcher de plaire à l'objet que l'on aime,

Il faut se dérober quelque chose à soi-même.

SCÈNE IX.
La Rapinière, La Roche, Un Crocheteur.

LA RAPINIÈRE.

Mais que vois-je ? On se bat ? Que veut dire ceci ?

LA ROCHE.

C'est un faquin, Monsieur, que j'ai surpris ici,   [ 21 Faquin : Crocheteur, homme de la lie du peuple, vil et méprisable. [F]]

Avecque ce quartaut.   [ 22 Quartaut : Petite pièce de vin qui contient le quart d'un tonneau, ou presque un demi-muid. {F]]

LA RAPINIÈRE.

Qu'est-ce ?

LA ROCHE.

Du vin d'Espagne.

LA RAPINIÈRE, au Crocheteur.

430   Sais-tu qu'à nous tromper, on perd plus qu'on ne gagne ?

LE CROCHETEUR.

Monsieur c'est un présent, que deux de vos amis

Vous envoient, ainsi qu'ils vous avaient promis.

Ce sont Messieurs Pazzi.

LA RAPINIÈRE.

Qui que ce soit, n'importe ;

Tu le devais d'abord déclarer à la porte ;

435   Et j'aime mieux l'avoir par confiscation,

Que de leur en avoir quelque obligation.

LE CROCHETEUR.

Mais jamais dureté n'approche de la vôtre.

LA RAPINIÈRE.

Hé bien, je leur permets d'en envoyer un autre,

Dis-leur, dès à présent je le tiens déclaré.

LE CROCHETEUR.

440   Bon !

LA RAPINIÈRE.

Mais pour celui-ci, néant.

LE CROCHETEUR.

  Quel altéré !

Payez-en donc le port, il est à votre adresse.

LA RAPINIÈRE.

Ceux qui t'ont employé, te payeront.

LE CROCHETEUR, à part.

La presse

Sera grande à servir ce vilain.

LA ROCHE.

Serviteur.

LE CROCHETEUR.

Que la fièvre te serre et te ronge le coeur,

445   Ladre, maudit avare, au diable, et que la peste

Répande un jour sur toi ce qu'elle a de funeste.

ACTE II

SCÈNE I.

LA RAPINIÈRE, seul.

Je crois voir en tous lieux la mort qui me poursuit.

Je n'ai presque point clos l'oeil de toute la nuit.

Je suis tout inquiet, certain chagrin me ronge :

450   Le peu que j'ai dormi, s'est passé tout en songe.

J'ai rêvé que malgré mon esprit diligent,

On avait à mes yeux, volé tout mon argent.

J'ai vu......   [ 23 Les deux vers suivants sont en grande partie illisibles.]

De funestes......

455   Introduites chez moi [par] un monstrueux loup ;

Enfin ce songe affreux me fatigue beaucoup.

Cet homme, qu'hier au soir je trouvai dans la rue,

Me revient à l'esprit ; mon âme toute émue,

Pour apaiser son trouble, en vain veut s'efforcer,

460   Je ne saurais jamais m'empêcher d'y penser.

Je veux sur un parti pressentir Léonore,

Puis après, lui montrer à quel point je l'adore ;

Mais pour y réussir, je prétends qu'en ce jour,

L'intérêt serve ici de guide à mon amour.

465   Les biens assez souvent nous tiennent lieu de charmes,

Ils épargnent souvent bien des soins et des larmes,

Et tel se rend heureux par ses nombreux écus,

Qui pour ses grands défauts n'aurait que des rebuts.

Je veux lui faire voir les grands gains d'une année,

470   Par l'engageant essai d'une seule journée :

J'ai choisi celle-ci favorable à mes voeux,

Et j'espère obtenir par là, ce que je veux.

Voyons en l'attendant, ce qu'aura fait la Roche,

Si le marché va bien... Mais un homme s'approche,

475   Qui me paraît avoir dessein de me parler.

On conspire aujourd'hui sans doute à me voler.

SCÈNE II.
La Rapinière, Jasmin vêtu en Gentilhomme ruiné.

JASMIN.

À part, le vers suivant.

Il le faut aborder d'une douce manière.

Monsieur, n'êtes-vous pas Monsieur la Rapinière ?

LA RAPINIÈRE.

Selon ; pourquoi Monsieur ? Et que lui voulez-vous ?

À part, le vers suivant.

480   Voici sans doute encor quelqu'un de mes filous.

JASMIN.

Monsieur, n'avez-vous pas l'honneur de le connaître ?

LA RAPINIÈRE.

Selon : pourquoi, Monsieur ? Je le connais peut-être,

Et peut-être que non.

JASMIN.

C'est qu'hier je promis

De lui rendre un Billet d'un de ses bons amis.

LA RAPINIÈRE.

485   Quel est-il cet ami ?

À part.

  Voyons la fourberie.

JASMIN.

Monsieur Harpin Banquier.

LA RAPINIÈRE.

Ah ! Monsieur, je vous prie,

Pardonnez, s'il vous plaît, à mon aveuglement :

Certaine affaire ici m'occupe étrangement.

Çà voyons, avez-vous besoin de mon service ?

JASMIN.

490   Oui, Monsieur, vous pouvez me rendre un bon office :

Et c'est pour ce sujet que notre ami commun

Se rend, ainsi que moi, près de vous importun.

LA RAPINIÈRE.

Oh ! Vous êtes chez moi, les Maîtres l'un et l'autre,

Et je suis serviteur...

JASMIN.

Monsieur, je suis le vôtre.

LA RAPINIÈRE, lit.

Sur l'assurance que vous m'avez donnée, Monsieur, de m'obliger, quand vous en trouveriez l'occasion, vous voulez bien que Monsieur du Jasmin, notre ami, vous salue aujourd'hui de ma part, pour vous offrir ses services : C'est un Gentilhomme qui a autant de mérite, [que] de naissance, et que la fortune envieuse n'a pas nourri fort favorablement. Il aussi honnête homme qu'entendu dans les affaires ; et vous me ferez un sensible plaisir de l'employer. Je suis, Monsieur,

Votre Serviteur. HARPIN.

495   Oui-da. Vous avez eu déjà quelques emplois ?

JASMIN.

Oui, Monsieur, j'ai longtemps contrôlé les Exploits.   [ 24 Exploit : Acte que fait un huissier pour assigner, saisir, etc. [FC]]

LA RAPINIÈRE.

Ces sortes d'emplois, ne sont que bagatelles.

JASMIN.

De plus, j'ai travaillé trois ans dans les Gabelles

Et j'ai servi deux ans sous Monsieur Marchepon...

LA RAPINIÈRE, à part.

500   Ah ! C'est assez pour être un achevé fripon ;

Et s'il avait encor servi la Plaiderie,

On le ferait juré dans l'art de fourberie.

À Jasmin.

C'est une bonne école assurément.

JASMIN.

Ma foi,

On n'a pas grand besoin de témoins avec moi.

505   Il arrive souvent de certaines affaires,

Où ces gens ne sont pas tout à fait nécessaires ;

Où pour preuve, le Juge exige seulement

Du Commis saisissant : la plainte et le serment.

C'est autant de gagner pour vous.

LA RAPINIÈRE.

Quoi ?

JASMIN.

Chose sûre,

510   S'il ne tient qu'à jurer, nous savons [conclure].

Je vais de temps en temps, chez certains hôteliers

Sur la route, chez qui logent les Voituriers.

LA RAPINIÈRE.

Hé bien ! Que faites-vous dans ces hôtelleries ?

JASMIN.

Moyennant quelque argent, les Valets [d'écuries],

515   Pendant que tout le monde est dans un plein repos,

Fourrent adroitement au milieu des ballots,

Un sac de sel, du lard, un jambon, des saucisses...

LA RAPINIÈRE.

Je ne puis admirer assez ces artifices ;

Et ces inventions ont de quoi me charmer.

JASMIN.

520   À la porte, Dieu sait, si je sais m'escrimer

Et les Procès-verbaux... faut voir... sur ma parole.

LA RAPINIÈRE.

Entrez, pour commencer, vous ferez le Contrôle.

SCÈNE III.
La Rapinière, La Roche.

LA RAPINIÈRE.

Hé bien ?

LA ROCHE, à la droite.

Hé bien, Monsieur, cela ne va pas mal.

LA RAPINIÈRE le faisant passer à la gauche.

Est-ce là votre place, incivil animal ?

LA ROCHE.

525   Excusez, je prenais la gauche pour la droite.

LA RAPINIÈRE.

À combien peut monter déjà votre recette,

Depuis que cette porte est ouverte ?

LA ROCHE.

À combien ?

À plus de trente écus.

LA RAPINIÈRE.

Bon, voilà qui va bien.

LA ROCHE.

Sans compter quelques droits que j'ai pris en nature :

530   Comme chapons, poulets, oeufs, fruits, à l'aventure,

Comme ils se sont trouvés, ainsi qu'hier au soir

Vous m'aviez ordonné.

LA RAPINIÈRE.

Çà, nous allons les voir.

LA ROCHE.

J'ai saisi deux cochons, qui devant cette porte

Couraient comme Sergents que le Démon emporte,

535   Pour n'avoir pas payé les droits du Pied fourché.   [ 25 Pied fourché : Droit qu'on lève aux portes de Paris : ainsi dit des boeufs, des vaches, des moutons, et autres bêtes qui ont le pied fourchu, sur lesquelles ce droit se lève. [Ménage]]

LA RAPINIÈRE.

Et le Maître ?

LA ROCHE.

Il allait pour les vendre au marché,

Et venait après eux ; mais ces bêtes lâchées,

Avant lui, trente pas étaient déjà passées,

Ainsi j'ai refusé sa déclaration,

540   En l'accusant toujours de contravention ;

Et suis dans mon propos toujours demeuré ferme.

LA RAPINIÈRE, l'embrassant.

Voilà comme l'on fait le profit d'une Ferme :

Voilà de la façon, qu'on peut se rendre un jour,

Digne des grands emplois, puis Fermier à son tour.

545   Je parlerai de vous demain à l'assemblée.

LA ROCHE.

Monsieur, vous savez bien que depuis cette année,

On a rogné le tiers de mes appointements,

Qu'on ne me donne plus ni frais, ni logement,

Et que la pension qu'il faut que je vous fasse

550   Encor...

LA RAPINIÈRE.

  Oui, plaignez-vous, la Cour vous fera grâce.

Croyez-vous être seul qui fasse pension

À celui qui vous donne une commission ?

Non, non, c'est une règle aujourd'hui générale,

Et personne n'a plus l'âme si libérale.

555   Quand un Fermier maintient un Commis dans l'emploi,

Il en retient toujours au moins le tiers pour soi.

Fût-il de ses parents, fût-il son propre frère,

Même un certain, je crois, le ferait à son père.

LA ROCHE.

Oui, c'est un Sous-Fermier du traité du Tabac,

560   Qui veut en arracher, aut ab hoc, aut ab hac,   [ 26 Ab hoc et ab hâc : loc. adv. et famil. Confusément, sans raison. [L]]

Et qui n'a pour Commis, que sa soeur et sa femme.

Monsieur, vous réglez-vous sur ce ladre ? Ah l'infâme !

Fût-il cent fois maudit de tout le genre humain !

LA RAPINIÈRE.

Rentrez, et prenez soin d'instruire du Jasmin.

À part.

565   Ma nièce vient, il faut, sans me faire connaître,

Lui déclarer un feu que ses yeux ont fait naître ;

Et je veux la sonder, en parlant pour un tiers.

SCÈNE IV.
La Rapinière, Léonore, Béatrix.

BÉATRIX, à Léonore.

Il faut faire semblant d'y venir volontiers,

Pour ne pas l'irriter.

LÉONORE.

Béatrix, j'appréhende...

BÉATRIX.

570   En vérité, Monsieur, sa complaisance est grande,

Et Madame mérite, après un tel effort,

D'hériter quelque jour de votre coffre-fort.

LA RAPINIÈRE.

Vous ignorez le bien que je prétends lui faire.

LÉONORE.

Je vous regarde aussi comme mon propre père :

575   Et sur vos seuls désirs réglant mes volontés,

Je tâche à mériter vos extrêmes bontés.

Depuis que sur mon sort vous avez eu puissance,

J'ai fait voeu de vous rendre entière obéissance,

J'ai béni mille fois cet amour maternel,

580   Qui vous transmit sur nous le pouvoir paternel :

Heureuse en mes malheurs, que le ciel impitoyable

M'ait fait trouver en vous ce qui semble incroyable,

C'est-à-dire un vrai père, un zélé bienfaiteur,

Au lieu d'un monstre avare et d'un persécuteur.

585   On sait quelles gens sont les tuteurs d'ordinaire.

Les deniers des mineurs ne sortent jamais guère

D'entre leurs mains, entiers comme ils les ont reçus ;

Ils y trouvent sans cesse à rapiner dessus.

Ou par de vains procès, leur chicane homicide

590   En consomme toujours en frais le plus liquide.

Il en est d'un tuteur, à l'égard d'un mineur,

Comme d'un Intendant, auprès d'un grand Seigneur :

L'un ordinairement est ruiné par l'autre.

LA RAPINIÈRE.

Devez-vous, Léonore, en dire autant du vôtre ?

LÉONORE.

595   Au contraire, et bien loin de me plaindre de vous,

Mon oncle, sur ce point, j'ose dire entre nous,

Que pour le conserver, votre amitié fidèle

Va jusqu'à l'excès, que l'ardeur de ce zèle,

Ce grand attachement, et ces généreux soins,

600   Un peu moins empressés ne me plairaient pas moins.

Je ne suis, Dieu merci, prodigue ni joueuse...

LA RAPINIÈRE.

Vous en êtes aussi d'autant plus vertueuse.

LÉONORE.

Je ne souhaite point de somptueux habits,

Mais...

LA RAPINIÈRE.

C'est assez d'avoir et brocard et tabis.   [ 28 Tabis : Sorte de gros taffetas ondé. [Acad. 1762]]  [ 27 Brocard : Étoffe brochée de soie, d'or ou d'argent. [Acac. 1762]]

LÉONORE.

605   Tous ces meubles pompeux, toutes ces pierreries,

Tous ces rares tableaux et ces tapisseries

Dont notre sexe fait aujourd'hui ses plaisirs,

Jamais trop fortement n'ont ému mes désirs :

De moindres ornements j'aurais été contente.

610   Mais je suis...

LA RAPINIÈRE.

  C'est par là que le diable nous tente.

Ces tableaux, ces bijoux, tous ces meubles dorés,

Ces grands appartements richement décorés,

Ces lustres, ces chenets, ces bras, ces girandoles,

Sachez que tout cela n'est fait que pour des folles,

615   Qui ne sachant combien l'argent coûte à gagner,

Ne savent pas aussi comme il faut l'épargner.

À part.

Sa mère n'avait pas cette sotte manie.

LÉONORE.

Mais encore voit-on quelquefois compagnie,

Et l'on reçoit les gens ave indignité

620   Dans des lieux mal ornés selon leur qualité.

LA RAPINIÈRE.

Vous saurez quelque jour si je songe à vous plaire.

BÉATRIX.

Monsieur est généreux, allez, laissez-le faire.

En ménagement ainsi sagement votre bien,

Peut-être qu'il y veut encor joindre le sien.

625   Déjà vous connaissez à quel point il vous aime.

LA RAPINIÈRE.

Sans doute, j'ai pour elle une tendresse extrême,

Et pour la contenter, je ferai mon pouvoir,

Pourvu qu'elle...

BÉATRIX.

Monsieur, voici qu'on vient vous voir.

LA RAPINIÈRE, bas.

Diable ! Voici celui qui me tient en cervelle.

630   Béatrix, est-ce là le frère d'Isabelle ?

BÉATRIX.

Oui, Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

Ce l'est là ?

BÉATRIX.

N'est-il pas bien tourné

Vous ne vîtes jamais Gentilhomme mieux né.

LA RAPINIÈRE.

Bas, le vers suivant.

Rentrons, pour leur cacher mon embarras extrême.

Ma nièce, s'il vous plaît, recevez-les vous-même

635   Il faut que j'aille voir ce que font mes Commis.

SCÈNE V.
Dorante, Fernand, Isabelle, Léonore, Béatrix.

ISABELLE.

Madame, on vient vous voir, comme on vous a promis.

LÉONORE.

Votre bonté, Madame, est pour moi singulière.

ISABELLE.

Vous ignorez pourquoi Monsieur la Rapinière

Vous a d'abord quittée, en nous voyant venir ?

LÉONORE.

640   Oui.

DORANTE.

  C'est ce dont Fernand nous vient d'entretenir,

Sans doute ?

ISABELLE.

Justement, c'est le noeud de l'affaire.

Madame, en peu de mots, vous saurez que mon frère

Passa dans ce quartier, hier sur la fin du jour,

Espérant nous trouver et nous joindre au retour.

645   Il y vit arriver Monsieur la Rapinière,

Et l'aborda, dit-il, d'une honnête manière ;

Mais ce brutal croyant qu'il venait l'affronter,

Pour tout discours, lui dit, je n'ai rien à prêter,

Serviteur.

LÉONORE.

Sans vouloir écouter davantage ?

FERNAND.

650   Pas seulement un mot.

BÉATRIX.

  Le courtois personnage !

FERNAND.

À ne vous point mentir, j'en fus mortifié.

Mais qui d'un tel accueil se serait défié ?

Je n'aurais jamais cru que le siècle où nous sommes

Pût produire entre nous de si bizarres hommes,

655   Dans un État fameux, où la civilité

Règne avec tant d'éclat et tant de pureté.

Qu'un homme comme moi pût se trouver en butte

Aux traits...

DORANTE.

Il ne faut pas que cela vous rebute.

Fernand, ces gens-là sont trop au-dessous de vous

660   Pour atteindre jamais à vous mettre en courroux.

Je trouverai moyen, malgré sa résistance,

De vous faire lier avec lui connaissance.

Pourvu que l'intérêt s'en mêle, assurément

J'espère d'en venir à bout facilement.

FERNAND.

665   S'il ne tient qu'à cela, je vous donne parole...

DORANTE.

Laissez-moi faire, allez, je jouerai bien mon rôle.

Tout méfiant qu'il est, je prétends aujourd'hui

Vous faire entretenir seul à seul avec lui.

FERNAND.

Quoi, vous croyez qu'ayant l'âme si peu courtoise...

DORANTE.

670   Il n'est rien si farouche, enfin, qu'on apprivoise.

Et chacun n'a-t-il pas son faible ?

FERNAND.

Oui, mais ce fou

A moins d'humanité cent fois, qu'un loup-garou.

D'ailleurs, étant déjà prévenu...

DORANTE.

Laissez faire,

Vous dis-je, encor un coup.

FERNAND.

Bien.

DORANTE.

J'en fais mon affaire.

675   Je lui ferai tantôt boire après son dîner,

Un trait, que sur le champ je viens d'imaginer :

IL sera bien rusé s'il en pare l'atteinte,

Pourvu que vous prêtiez la main à cette feinte.

FERNAND.

Pour soi-même on ne fut jamais fort négligent.

DORANTE.

680   Je lui dirai tantôt, qu'ayant beaucoup d'argent,

Et que près d'un départ, craignant les aventures,

Vous cherchiez un endroit, pour le mettre en mains sûres,

Et que vous me laissiez mettre des intérêts

Jusqu'à votre retour. Lui qui sait cent secrets

685   Pour faire profiter le talent, quelle joie !

Il croira que vers lui, son Ange vous envoie,

Et ne pourra jamais me laisser en repos,

Qu'il ne vous ait parlé. Mais changeons de propos ;

J'entends ses espions.

BÉATRIX.

Ils ont une cassette,

690   Qu'ils viennent de saisir au fond d'une charrette

Toute pleine de pains, qu'ils ont fait décharger,

Et traînent sans pitié le pauvre boulanger.

ISABELLE.

Madame, nous viendrons vous voir l'après-dînée.

LÉONORE.

Vous me ferez plaisir : toute une journée,

695   Je ne sors point d'ici, pour plaire à mon tuteur.

SCÈNE VI.
Jasmin, La Roche, La Fleur en boulanger.

JASMIN, vêtu en Commis.

Quoi ? Tu veux résister, malheureux infracteur :

Tu crois impunément frauder les droits du Prince.

LA FLEUR.

Ah ! Messieurs, doucement, ma camisole est mince :

Vous me pincez.

LA ROCHE.

Comment ?

LA FLEUR.

Ah ! S'il vous plaît, tout doux

700   Vous dis-je encor un coup.

LA ROCHE.

  Tu te moques de nous

Allons, marche en prison.

LA FLEUR.

Quoi ? Que pensez-vous faire

Je vous déclare au moins, que je n'ai point d'affaire

Avec la Justice.

LA ROCHE.

On ne s'en fait donc point,

En voulant nous tromper ?

LA FLEUR.

Ce n'est pas là le point

705   C'est qu'aux jours de marché, nous venons à la halle

Apporter notre pain.

LA ROCHE.

Hé bien ?

LA FLEUR.

Puis on l'étale,

On le vend, on reçoit l'argent, et puis adieu.

JASMIN, le retenant.

Tu crois donc de la sorte échapper de ce lieu ?

Ma foi, mon pauvre ami,

Il lui fait signe de donner de l'argent.

Tu sais peu le grimoire.   [ 29 Grimoire : Livre dont on dit que les Magiciens se servent pour évoquer les démons, etc. On dit figurément et populairement, qu'Un homme sait le grimoire, entend le grimoire, pour dire, qu'Il est habile dans les choses dont il se mêle. [Acad. 1762]]

LA FLEUR.

710   Messieurs, pourrait-on pas, en vous donnant pour boire,   [ 30 Pour boire : Petite libéralité que l'on donne en sus du prix convenu et comme signe de satisfaction. [L]]

S'il vous plaît, espérer un peu plus de douceur ?

JASMIN.

Quoi ? Pour qui nous prends-tu ?

LA FLEUR.

Pour des hommes d'honneur.

Messieurs, je vous lairrai de bon coeur la cassette ;   [ 31 Lairrer : Autrefois on disait, et aujourd'hui encore le peuple dit, je lairrai, pour je laisserai, je lairrais, pour je laisserais. ]

Mais laissez-moi du moins emmener ma charrette :

715   Que vous reviendrait-il de confisquer mon pain ?

LA ROCHE.

Donne donc pour les droits de Monsieur du Jasmin.

LA FLEUR.

Tenez.

JASMIN.

Donne pour ceux de Monsieur de la Roche.

LA FLEUR.

Encor ?

LA ROCHE.

Assurément. Fouille dans l'autre poche.

LA FLEUR.

Tenez. Hé bien Messieurs, n'êtes-vous pas contents ?

720   Plaît-il ?

JASMIN.

  Hé, nous pourrons l'être dans peu de temps,

Il ne reste à présent qu'à payer la saisie.

LA FLEUR.

Encor ? Voilà des gens bien pleins de courtoisie !

LA ROCHE.

Ce Ducat est-il bon ?

LA FLEUR.

Oui Monsieur.

LA ROCHE.

Serviteur.

JASMIN.

Et cette piastre au moins, pèse-t-elle ?

LA FLEUR.

Oui Monsieur.

SCÈNE VII.
La Roche, Jasmin.

LA ROCHE.

725   Hé bien, l'ami ?

JASMIN.

  Ma foi, si cela continue,

J'aurai de quoi payer ce soir, ma bienvenue.

LA ROCHE.

Allez, laissez-moi faire, avant la fin du jour,

Vos yeux seront témoins, si je sais plus d'un tour :

Vous saurez les profits, qu'on fait à cette porte.

730   Mais motus.

JASMIN.

  Ah ! Je veux que le diable m'emporte

Sur l'heure, si jamais j'en dis le moindre mot.

Non, non, ne craignez rien. Je serais un grand sot.

LA ROCHE.

Nous serions révoqués : j'y perdrais ma recette,

Et vous votre contrôle. Ouvrons cette cassette,

735   Encore par plaisir.

JASMIN.

Je le veux.

LA ROCHE.

  Promptement.

Ah, le galant miroir ! Ah, le beau passement !

Le joli coffre !

JASMIN.

C'est un carré de toilette,   [ 32 Carré de toilette : Coffret où les femmes mettaient leurs peignes, etc. [L]]

Tout garni de bijoux.

LA ROCHE.

La belle cassolette !

Par ma foi, je ne vis jamais rien de si beau.

À part.

740   Quel crime, de porter cela au Bureau !

JASMIN.

Donnez vite, voici nouvelle tablature.   [ 33 Tablature : Arrangement de plusieurs lettres ou marques sur des lignes, pour marquer le chant à ceux qui chantent, ou qui jouent des instruments. On dit aussi figurément, Donner de la tablature à quelqu'un, pour dire, Lui donner de l'embarras, lui susciter quelqu'affaire fâcheuse. [Acad. 1762]]

LA ROCHE.

Nous ferons en ce jour, bien plus d'une capture.

Faisons semblant de rien et ne regardons pas :

Voici certain valet, qui s'avance à grands pas,

745   Et qui tient dans ses bras deux bouteilles, je pense.

SCÈNE VIII.
Jasmin, La Roche, Mascarille ivre.

MASCARILLE, chantant.

Et moi quand j'ai bien bu, mon bien est dans ma panse.

Sans moi notre carrosse aura pris le devant.

LA ROCHE.

Il le faut arrêter.

MASCARILLE, chantant.

Vous n'avez que du vent...

LA ROCHE.

Arrête, qu'as-tu là ?

MASCARILLE.

Là ? Ce sont deux bouteilles...

750   Pleines d'un certain jus... que l'on tire des treilles...

Mais un jus... envoyé du ciel... et tout divin.

J'en prends de temps en temps...

Il boit.

JASMIN.

Comment c'est donc du vin ?

MASCARILLE.

Je le crois que c'en est,

Après avoir vidé la bouteille.

Et d'une, voyons l'autre.

LA ROCHE.

Du Jasmin, tout au moins, il faut avoir la nôtre.

MASCARILLE.

755   Ah ! Vous n'en croquerez, ma foi, que d'une [dent].

À Jasmin.

Parle donc mon ami, tu fais bien le fendant,   [ 34 Fandant : Celui qui veut se faire passer pour brave, se faire craindre. Faire le fendant. [L]]

Avec ton bel habit,

À l'autre bouteille en buvant.

Allons ma mignonne, entre

Et cherche ta compagne.

JASMIN.

Il faut jauger son ventre

Et lui faire paye autant que d'un tonneau.

760   Comment ? Insolemment insulter un Bureau !

Cela mériterait le fouet ou la galère.

MASCARILLE.

Vous êtes donc Messieurs, tous deux bien en colère.

LA ROCHE.

Fouillons-le du Jasmin.

MASCARILLE.

Oui, c'est pour votre nez.

On vous quitte déjà du soin que vous prenez.

LA ROCHE.

765   Il faut pourtant payer, et toute ta finesse

Ne saurait empêcher...

MASCARILLE, les faisant courir, chante.

Un mitron de Gonesse   [ 35 Gonesse : Ville du nord de Paris, intégré à sa banlieue.]

Soupirant près d'un four...

JASMIN.

Tu penses fuir en vain.

MASCARILLE.

Dès ce matin, Messieurs, j'ai fait jambes de vin ;

Mais vous allez tous deux, avoir chacun la vôtre :

Il leur casse les bouteilles sur la tête.

770   Tiens, voici déjà l'une, et puis tiens, voilà l'autre.

ACTE III

SCÈNE I.
La Rapinière, Léonore, Béatrix.

LA RAPINIÈRE.

Oui, ma nièce, j'ai cru devoir par ce présent

Reconnaître aujourd'hui votre esprit complaisant.

[Si] l'on confisque encor dans ce jour quelque chose,

[Je] prétends qu'avant moi, votre main en dispose :

775   [Je] veux vous faire voir, qu'un Fermier Général

[Sait] bien quand il lui plaît, se montrer libéral :

[Que] de son cabinet, sans sortir de sa chaise,

[Comme] un grand Prince, il peut mettre un homme à son aise :

[Et] pour tout dire enfin, qu'il peut faire du bien,

780   [Sans que] cela lui coûte et l'incommode en rien.

[Quand] vous aurez connu tous nos profits, j'espère

[Que] vous aurez bientôt l'humeur de votre mère,

[La] digne femme, hélas ! Et qu'un Fermier un jour

[Sera] de votre goût, plus qu'un homme de Cour.

LÉONORE.

785   Un Fermier ? Moi, mon oncle ?

LA RAPINIÈRE.

  Et pourquoi non, ma nièce ?

BÉATRIX.

Est-ce pour l'éprouver, ou pour lui faire pièce,

Monsieur, que vous parlez de cela ?

LA RAPINIÈRE.

Taisez-vous.

BÉATRIX.

Monsieur, on ne doit pas disputer sur les goûts :

Hier vous nous le disiez, et Madame peut-être...

LA RAPINIÈRE.

790   Il est vrai ; mais le fait est, de les bien connaître.

BÉATRIX.

Si j'étais de famille, avecque tout son bien,

Un Fermier par ma foi, ne serait pas du mien :

Et les noms qu'on leur donne...

LA RAPINIÈRE.

Ouais, quelle comédie !

Ma nièce, cette fille est un peu trop hardie.

795   Si vous ne l'empêcher de jaser, après tout...

BÉATRIX, à Léonore.

Répondez donc.

LÉONORE.

Pour moi, je suis fort de son goût :

Et j'avouerai sans fard, que tous les gens d'affaires

N'ont pas pour me charmer, les choses nécessaires.

LA RAPINIÈRE.

Quoi ! N'est-ce pas chez eux, qu'on voit rouler l'argent ?

BÉATRIX, bas.

800   Oui, qui leur appartient, comme à moi bien souvent.

LA RAPINIÈRE.

Et ne les voit-on pas faire grande dépense ?

BÉATRIX, bas.

Oui, puis une prison au bout, pour récompense.

LA RAPINIÈRE.

Chacun d'eux n'a-t-il pas bon carrosse au jourd'hui ?

BÉATRIX, bas.

Oui, mais qu'ils font rouler sur la bourse d'autrui.

LA RAPINIÈRE.

805   N'est-ce pas là marcher sur une bonne route ?

BÉATRIX, bas.

Oui, c'est là le chemin, de faire banqueroute.

LA RAPINIÈRE, à Béatrix.

Que raisonnez-vous là ?

BÉATRIX.

Qui moi ? Je ne dis rien :

Et crois qu'en vous croyant, elle croira fort bien.

LA RAPINIÈRE, à Léonore.

Vous savez comme moi, que ce n'est qu'à nos bourses,

810   Que tous vos beaux Marquis ont toutes leurs ressources :

Après cela, jugez qui de nous a raison.

BÉATRIX, bas à Léonore.

Quoi, vous voulez toujours ici faire l'oison ?   [ 36 Oison : Fig. et familièrement. Un oison, un homme, une femme sans intelligence, imbécile. [L]]

Et ne répondre rien ? Quoi, pour être en tutelle,

Vous vous laisser mener...

LA RAPINIÈRE.

Plaît-il ? Que vous dit-elle ?

BÉATRIX.

815   Je lui dis, qu'elle doit suivre vos sentiments,

Et qu'un riche Fermier a de grands agréments.

LA RAPINIÈRE.

Mais d'un contraire avis pourtant préoccupée...

BÉATRIX.

Oui, mais vos beaux discours, Monsieur, m'ont détrompée.

Et je veux désormais employer tous mes soins,

820   Pour la persuader.

LA RAPINIÈRE.

  Je n'attendais pas moins

De votre esprit, sans doute.

BÉATRIX.

Excusez sa jeunesse :

À cet âge, on n'a pas encor grande finesse

De jugement, Monsieur à dix-sept ans peut-on

Savoir ce qui nous est avantageux ou non ?

LA RAPINIÈRE.

825   Mais...

BÉATRIX.

  Avant que d'aimer, il faut dit-on connaître ;

Quand Madame aura vu son prétendu, peut-être,

Que le considérant d'un jugement plus sain,

Elle vous sera gré, d'un si juste dessein.

De grands biens, un beau train, le faste, la dépense,

830   Aujourd'hui sur un coeur peuvent plus qu'on ne pense,

Et tiennent souvent lieu de mérite et d'appas ;

Mais on ne peut aimer ce que l'on ne voit pas.

Sans raison quelquefois, nous souffrons violence...

LA RAPINIÈRE.

Je ne vous tiendrai plus davantage en balance.

835   Cet époux qu'aujourd'hui je vous ai destiné,

Par l'absolu pouvoir, qu'on m'a sur vous vous donné,

Comme votre tuteur, cet amant qui vous aime,

Et que vous aimerez sans doute, c'est moi-même.

LÉONORE.

Qui, mon oncle ?

LA RAPINIÈRE.

Moi.

LÉONORE.

Vous ?

LA RAPINIÈRE.

D'où vient en ce moment

840   Cette grande surprise et cet étonnement ?

Est-ce de trop de joie, ou bien de répugnance ?

Quoi ? Vous vous obstinez à garder le silence ?

BÉATRIX.

Monsieur, son coeur surpris de cet excès d'honneur,

N'attendait pas sans doute un si rare bonheur.

845   Elle n'ose à vos yeux répondre à votre flamme ;

Mais à l'heure qu'il est, je gage qu'en son âme

Elle en enrage.

LA RAPINIÈRE.

Quoi ?...

BÉATRIX.

Mais si je la résous.

LA RAPINIÈRE.

Ah Béatrix !...

BÉATRIX.

Voyons. Que me donnerez-vous ?

Puis-je obtenir de vous un emploi pour mon frère ?

LA RAPINIÈRE.

850   Plutôt deux.

BÉATRIX.

  C'est assez, je ferai votre affaire :

Laissez-nous.

LA RAPINIÈRE.

Tu crois donc...

BÉATRIX.

Reposez-vous sur moi.

LA RAPINIÈRE.

M'en réponds-tu ? Dis.

BÉATRIX.

Oui, j'en réponds sur ma foi.

Accordez quelque chose à la pudeur du sexe,

Et me laissez agir.

SCÈNE II.
Léonore, Béatrix.

BÉATRIX.

Vous voilà bien perplexe,

855   À ce que je puis voir. Plaît-il ?

LÉONORE.

  Ah, Béatrix !

BÉATRIX.

Hé, là, là, rappelez doucement vos esprits,

Le mal n'est pas si grand que vous croyez, peut-être.

LÉONORE.

Tu sais que de mon sort ma mère l'a fait maître,

Et qu'à ce titre il peut...

BÉATRIX.

Voyez le grand danger.

LÉONORE.

860   Tu lui prêtes ta main encor, pour m'outrager,

Et loin de détourner avec moi, cette foudre,

Tu lui promets encor de me faire résoudre,

Toi-même applaudissant à cet affreux dessein,

Tu fournis un poignard, pour me percer le sein,

865   Toi que j'aime, et sur qui tout mon espoir se fonde.

BÉATRIX.

La foudre tombe-t-elle aussitôt qu'elle gronde ?

Et d'abord que l'on voit briller le moindre éclair,

Doit-on dire aussitôt des injures à l'air ?

Non, non, ce n'est point là, comme l'on doit s'y prendre,

870   Il faut à ses desseins feindre de condescendre

Il le faut endormir, et non pas l'irriter,

De peur qu'à quelque excès il n'aille s'emporter.

Enfin à vos dépens vous connaissez le sire :

Si j'avais sottement été lui contredire,

875   Et sans discrétion, tour d'abord m'opposer

À ce que je doutais, qu'il venait proposer,

Nous voyant par ce coup toutes deux alarmées,

Il nous aurait peut-être au logis enfermées,

Et par là, nous aurait ôté tous les moyens,

880   De faire triompher nos desseins sur les siens.

Ces affaires-là vont moins vite que l'on pense :

Il faut écrire à Rome, obtenir la dispense,

Ordonner des habits, un carrosse, des gens,

Que sais-je, tout cela demande bien du temps.

885   Il faut de ce projet avertir votre frère,

Et Fernand, ils sauront bien vous tirer d'affaire :

Ces Messieurs les galants savent bien plus d'un tour.

Et que ne fait-on pas, quand on a de l'amour ?

LÉONORE.

Ah Béatrix ! Tu viens de me rendre la vie :

890   Et je me la serais à moi-même ravie,

Plutôt que consentir à cet affreux hymen.

BÉATRIX.

Quoi ? Vous aviez donc fait déjà votre examen ?

À ce compte, la vie est pour vous peu de chose,

Puisqu'à si bon marché votre main en dispose.

895   Entrez dans le Bureau, votre oncle vous attend,

Montrez en apparence un esprit fort content ;

S'il parle, témoignez qu'à ses désirs soumise,

Vous vous êtes de tout à moi seule remise.

LÉONORE.

J'y consens ; mais...

BÉATRIX.

Entrez, sans vous mettre en souci,

900   Et cependant je vais me promener ici.

LÉONORE.

  Pourquoi ?

BÉATRIX.

Pour avertir Fernand et votre frère,

De tout ce qui se passe.

LÉONORE.

Il faut te laisser faire.

BÉATRIX.

Je m'en vais les attendre, et tandis qu'ils viendront,

Voici nos deux Commis qui me divertiront.

905   Un intérêt contraire en ce lieu les occupe.

SCÈNE III.
Béatrix, La Roche, Jasmin.

JASMIN, folâtrant.

N'avez-vous rien ici caché sous votre jupe ?

Et ne venez-vous pas diminuer nos droits ?

BÉATRIX.

N'ayez point d'autres soins, que ceux de vos emplois,

Et me laisser ici dans mon humeur rêveuse.

LA ROCHE.

910   Du Jasmin, prenons garde à cette blanchisseuse.

JASMIN.

Oui ?

LA ROCHE.

C'est une rusée, et qui sait plus d'un tour.

SCÈNE IV.
Jasmin, La Roche, Olive avec une hotte.

OLIVE.

Bonjour, mes bons Monsieurs.

LA ROCHE.

Ah, ah ! Bonjour, bonjour,

Dame Olive. Hé comment ? Vous troussez votre cotte.

OLIVE.

Il le faut bien, Monsieur, puisque ma pauvre hotte

915   Ne saurait contenir tout ce que j'ai blanchi.

LA ROCHE.

Vos pratiques sont donc nombreuses ?

OLIVE.

Dieu merci !

J'ai l'honneur de blanchir les plus gros de la Ville.

Même Monsieur Griffon.

JASMIN.

Peste, il en vaut un mille

Lui seul.

OLIVE.

C'est un Fermier.

JASMIN.

Nous le savons fort bien,

920   J'espère que son linge honorera le mien ;

Car je veux vous donner aussi ma chalandise.

Voyons s'il est bien blanc. Quoi ? De la marchandise ?

Des toiles de Hollande ? Ah, ah !

OLIVE.

Mes bons Monsieurs !

LA ROCHE.

Saisissons, saisissons.

OLIVE.

Hélas ! Mes bons Seigneurs :

925   Je tâche d'obliger les honnêtes personnes ;

Et si vous connaissiez les deux belles mignonnes,

Pour qui c'est, sans chagrin vous me lairriez passer.

JASMIN.

Pourrait-on le savoir ?

OLIVE.

Hé...

JASMIN.

Sans vous offenser.

OLIVE.

Oui-da, Monsieur, ce sont deux aimables lingères,

930   Qui tiennent leur boutique au buisson des Bergères,

Près le Palais.

LA ROCHE, à part.

Ô ciel ! C'est ma femme et sa soeur.

OLIVE.

Elles sont toutes deux si pleines de douceur,

Et viennent fort souvent me voir à Cornillane,

Avec Monsieur Griffon et monsieur Santillane.

LA ROCHE, à part.

935   Ah ! Qu'entends-je ?

OLIVE.

  Plaît-il ? Quoi, les connaissez-vous ?

LA ROCHE.

Non pas ; mais dites-moi, qu'y font-elles ?

OLIVE.

Chez nous ?

Ils mangent du poisson cuit à la matelote.   [ 37 Matelote : Mets composé de plusieurs sortes de poissons apprêtés à la manière dont on prétend que les matelots les accommodent. [L]]

Quelquefois ces Monsieurs...

LA ROCHE.

Reprenez votre hotte

Et passez vite.

JASMIN.

Mais...

LA ROCHE.

Hé, laissez-la passer ;

940   Car aussi bien, ces gens vont nous embarrasser.

JASMIN.

Hon...

SCÈNE V.
Dorante, Isabelle, Fernand, Béatrix.

DORANTE.

Où donc est ma soeur ? Pourquoi l'as-tu quittée ?

Dis-moi.

BÉATRIX.

Monsieur, elle est toute déconcertée :

Votre oncle a déclaré qu'il veut la marier.

FERNAND.

La marier ? À qui ?

BÉATRIX.

J'ose bien parier

945   Tout ce que j'ai de vaillant, qui n'est pas fort grand-chose,

Que vous ne nommez pas le parti qu'il propose,

Dans un mille à choisir dans l'un et l'autre État.

FERNAND.

Par la mort, si quelqu'un par un tel attentat,

Ose à mes yeux...

BÉATRIX.

Tout doux, et daignez vous contraindre,

950   Monsieur, sans vous flatter, cet homme est fort à craindre,

Au moins.

FERNAND.

Quand il serait un César, un Roland.

Je veux...

BÉATRIX.

Vous n'oserez lui parler qu'en tremblant.

FERNAND.

Qui moi ? Je tremblerais pour quelqu'un ?

BÉATRIX.

Oui sans doute :

Déjà vous l'avez fait plus d'une fois.

FERNAND.

Écoute,

955   Ne me fais pas languir davantage, dis-moi

Le nom de ce rival qui donne tant d'effroi,

Tu verras de quel air, et de quelle manière

Je l'ajusterai.

BÉATRIX.

C'est Monsieur la Rapinière

Lui-même.

FERNAND.

Ah ! De quel coup viens-tu de m'accabler ?

BÉATRIX.

960   N'avais-je pas bien dit, qu'il vous ferait trembler.

ISABELLE.

Quoi donc, vous souffririez ?...

DORANTE.

Non, non, laissez-moi faire,

J'ai ce qu'il faut tout prête, pour rompre cette affaire ;

Je vous dirai bien plus, je prétends que demain

Léonore et Fernand se donneront la main.

FERNAND.

965   Ah ! Qui peut obliger un ami si fidèle,

À prendre tant de soins ?

DORANTE.

La charmante Isabelle.

J'en ai fait mon affaire, et je vous ai promis,

Que nous serons parents, comme parfaits amis.

FERNAND.

Mais, comment avez-vous conduit tout ce mystère ?

DORANTE.

970   Avec le bon secours d'un honnête Notaire,

Quoiqu'il passe entre nous, pour un peu scélérat,

À qui j'ai ce matin, fait dresser un Contrat,

Entre vous et ma soeur ; j'en ai fait faire un autre,

Sur du même papier, et tout semblable au vôtre,

975   Entre Monsieur Jasmin et Dame Béatrix

Que voilà...

BÉATRIX.

Vous voulez égayer vos esprits,

Sans doute, et marie-t-on les gens, sans qu'on leur dise ?

Les hommes, par ma foi, sont une marchandise,

Qu'il faut voir plus d'un jour, avant que l'acheter.

DORANTE.

980   Béatrix, jusqu'au bout, veuille donc m'écouter.

Il faudra que ma soeur, pour Jasmin te demande

En mariage.

BÉATRIX.

Bon, la fortune est fort grande.

DORANTE.

Sans doute en sa faveur, il y consentira ;

Puis vous verrez un tour qui vous divertira.

BÉATRIX.

985   Mais, Monsieur, n'est-ce point de ces tours que Jeandève

Pratiquait à Paris, ils y sentent la Grève   [ 38 La Grève : Place de Paris sur le bord de la Seine, à côté de l'hôtel de ville, où se faisaient les exécutions juridiques. [L]]

Terriblement, ici, les Galères en moins.

DORANTE.

Bon, nous seuls en seront les acteurs et témoins.

D'ailleurs je vous réponds, qu'il n'osera s'en plaindre :

990   De secrètent raisons l'obligent à me craindre :

Je sais certain commerce ; enfin sans m'expliquer,

C'est que je le perdrais, s'il osait m'attaquer.

FERNAND.

Quelles grâces, ami, ne dois-je pas vous rendre,

Pour ce qu'ici pour moi, vous voulez entreprendre ?

995   Et combien devez-vous, ma soeur, à votre tour,

Reconnaître les soins d'un si fidèle amour ?

Que ne ferez-vous pas ?...

ISABELLE.

Si la main d'Isabelle

Peut dignement payer un amour si fidèle.

Si mon coeur peut enfin, le contenter assez,

1000   Ses feux, quand il voudra, seront récompensés.

Par inclination et par reconnaissance,

J'en ressens dans ce coeur le charme et la puissance,

Et je rougis bien moins d'en faire un libre aveu,

Que d'avoir su jamais le mériter si peu.

DORANTE.

1005   Madame...

BÉATRIX.

  Hé vous savez bien mieux que vous ne dites.

ISABELLE.

Quoi, donc ?...

BÉATRIX.

Retirez-vous, je vois ses satellites,

Qui ne vous lairront pas jaser commodément.

SCÈNE VI.
Jasmin, La Roche.

JASMIN.

Voici quelque fraudeur de droits, assurément,

Que ce vinaigrier avecque sa brouette.

1010   Il nous faut visiter son baril et sa boîte.

LA ROCHE.

Ne feignons point, s'il passe, à nous jeter dessus.

Je le vois qui s'avance.

SCÈNE VII.
Jasmin, La Roche, Mascarille déguisé en vinaigrier.

MASCARILLE, criant.

Au vinaigre, au verjus.

Il se met à travers de la porte.

Reposons-nous un peu.

LA ROCHE.

La peste, qu'il me tarde,

Qu'il ne soit avancé, pour l'arrêter.

MASCARILLE, criant.

Moutarde.

JASMIN.

1015   Passe-donc, mon ami, que diable fais-tu là ?

Prétends-tu demeurer longtemps comme cela ?

Vois-tu pas qu'aux passants tu bouches le passage ?

MASCARILLE, se rangeant d'un côté.

Je veux me reposer.

LA ROCHE.

Sans jaser davantage,

Passe, ou retourne.

MASCARILLE.

Mais...

LA ROCHE.

Mais laisse en liberté,

1020   Pour entrer et sortir, l'un et l'autre côté.

MASCARILLE.

Vous avez, sans mentir, tous deux l'humeur bien aigre.

Çà voyons, passons donc,

Criant.

Au verjus, au vinaigre.

JASMIN.

Arrête, qu'as-tu là, voyons un peu.

MASCARILLE.

Plaît-il ?

JASMIN.

Ouvre-nous promptement ta boîte et ton baril,

1025   Sinon, d'un coup de pied, d'abord je les enfonce.

MASCARILLE.

Vous êtes, par ma foi, courtois comme une ronce,

J'ai passé mille fois, sans qu'on m'ait arrêté.

LA ROCHE.

Tu passeras, après qu'on t'aura visité.

Après avoir ouvert la boîte et le baril.

Ah, ah, vous l'entendez, ô vendeur de moutarde.

1030   Vous vous fiez, qu'ici jamais on ne prend garde

À des gens comme vous. La peste ! Le beau fruit.

MASCARILLE.

Quoi, Messieurs, vous voulez confisquer ?...

JASMIN.

Point de bruit.

Si tu fais seulement la moindre résistance,

La prison est tout près, et gare la potence.

1035   Confitures, liqueurs, fruits, biscuits, macarons.

LA ROCHE.

Dieu sait, comme tantôt nous nous en donnerons.

JASMIN.

À La Roche.

Portons dans le Bureau le baril et la boîte.

À Mascarille.

Notre bonté te fait grâce de la brouette.

MASCARILLE.

Comment ?

JASMIN.

Si nous faisions tous deux notre devoir,

1040   Nous la confisquerions. Adieu, jusqu'au revoir.

Je te veux bien encor rendre ce bon office,

En ami.

MASCARILLE.

Je m'en vais me plaindre à la Justice :

Vous êtes des voleurs, voleurs de grand chemin.

LA ROCHE.

C'est Monsieur de la Roche et Monsieur du Jasmin,

1045   Qui t'ont fait cet outrage, afin qu'il t'en souvienne.

Va sauve-toi, de peur que l'on ne te retienne :

Déjà je te devrais avoir fait arrêter,

Admire la bonté que j'ai, de t'écouter.

SCÈNE VIII.
Jasmin, La Roche.

LA ROCHE.

Que dit notre Patron d'une telle capture ?

JASMIN.

1050   Il est ravi, sa nièce admire l'aventure,

La Compagnie en rit, et la Collation

Ne pouvait mieux venir, qu'en cette occasion.

LA ROCHE.

Le pauvre Moutardier, à l'heure qu'il est, tremble.

JASMIN.

Oui sans doute. Ils vont tous se promener ensemble,

1055   Et viendront, disent-ils, tantôt à leur retour,

Se divertir ici sur le déclin du jour.

Monsieur la Rapinière est d'une humeur charmante.

LA ROCHE.

Quelque chose pourtant le géhenne et le tourmente,

Et je suis bien trompé, si ce ris apparent

1060   Ne cache dans son âme un chagrin dévorant.

JASMIN.

Pourvu qu'avec serment, ici tu me promettes

De garder le secret entre nous...

SCÈNE IX.
Jasmin, La Roche, La Fleur en vendeur d'allumettes.

LA FLEUR, criant.

Allumettes

Sèches pour les fusils, allumettes.

JASMIN.

Il faut

Arrêter celui-ci, n'est-ce pas ?

LA ROCHE.

Oui, bientôt,

1065   Quand il sera passé.

JASMIN.

  S'il voit qu'on le regarde,

Peut-être plus rusé, que l'homme à la moutarde,

Il n'avancera pas.

LA FLEUR.

À part.

Voici mes alguazils.   [ 39 Alguazil : C'est un mot Espagnol qui est connu depuis quelque temps en France pour signifier un Sergent ou Exempt. [F]]

Criant.

Voilà pour les fusils, les fusils, les fusils.

Allumettes.

Parlant.

Messieurs, faut-il point d'allumettes.

LA ROCHE.

1070   Non l'ami, mais il faut qu'ici tu nous permettes

De voir, de visiter dans tes poches, partout.

LA FLEUR.

Ma foi, Messieurs, voyez, fouillez, de bout en bout ;

Vous ne trouverez rien sur moi, de contrebande,

Qu'une triste misère et pauvreté bien grande.

1075   Mais du moins ce n'est pas vice que pauvreté.

Hé bien, Messieurs, partout m'avez-vous visité ?

Pour gagner cette vie, ah ! Que de maux l'on souffre.

M'en irai-je ?

LA ROCHE.

Oui, va-t'en.

JASMIN.

Mais à propos, le souffre

Doit-il pas quelques droits ? Et comme bois carré,

1080   Une allumette en doit aussi ?

LA ROCHE.

  Très assuré

Qu'elle en doit. Quelque fois, lorsqu'une affaire est grasse,

Et qu'on y gagne, on peut y faire quelque grâce ;

Mais dans ce bois carré, qu'on a si fort outré,

Et par malheur encor, où je suis empêtré,

1085   Tout paye : et dans ce mal, que le sort nous envoie,

Nous faisons, comme un homme qui se noie,

Nous nous prenons à tout.

LA FLEUR.

Mais je n'ai point d'argent.

LA ROCHE.

Rends la boîte.

LA FLEUR.

Hé ; Monsieur, soyez plus indulgent.

LA ROCHE, regardant dans la boîte.

Qu'est-ce donc que cela ?

LA FLEUR.

Monsieur, c'est de la mèche

1090   De mon invention, préparée et bien sèche.

Voulez-vous, par plaisir, voir comme elle prend feu,

Au moindre coup de pierre ?

LA ROCHE.

Oui-da, voyons un peu.

LA FLEUR, bas à Jasmin.

Il n'attend pas, sans doute, une telle tempête.

LA ROCHE.

Ah ! Bon Dieu, quel fracas !

Le feu prend aux pétards qui sont dans la boîte.

La Fleur s'enfuit, et les Commis courent après.

Arrête.

JASMIN.

Arrête, arrête.

ACTE IV

SCÈNE I.
Fernand, Léonore, Béatrix.

FERNAND.

1095   Je touche enfin, Madame, au moment bienheureux,

Qui doit finir ma peine et combler tous mes voeux ;

Grâce aux généreux soins d'un bon ami, d'un frère,

Nous trompons les efforts d'un tuteur trop sévère ;

Et malgré les soupçons dont il est agité,

1100   Je puis enfin, vous voir en toute liberté.

Jusqu'en ce jour chez vous renfermée et contrainte,

Je ne vous ai pu voir, ni vous parler qu'en crainte,

Et je bénis du sort ce coup inespéré,

Qui me fait un ami d'un rival déclaré.

LÉONORE.

1105   Quoique dans ce dessein, que l'amour vous suggère,

Vous soyez appuyé de l'aveu de mon frère ;

Quoique votre mérite et cet amour constant,

Exigent de mon coeur cet effort important ;

Je ne souffrirais pas qu'une indigne surprise,

1110   Eût part dans le succès d'une telle entreprise,

Si le bizarre amour de mon propre tuteur,

Ne me faisait en lui voir un persécuteur.

J'ai sur le point d'honneur, trop de délicatesse,

Pour vouloir écouter ce qui sent la bassesse,

1115   Et c'est ce même honneur, qui me fait l'approuver

Puisqu'il ne pouvait pas autrement se sauver.

Ce que d'un tel dessein je puis encor vous dire,

C'est que comme l'on doit, de deux maux fuir le pire,

Il m'est bien moins honteux, de faire cet effort,

1120   Que de voir un brutal disposer de mon sort.

FERNAND.

Madame, je connais par cet aveu sincère,

Que vous déférer tout à l'amitié d'un frère,

Et que sans le projet d'un hymen odieux,

Vous n'auriez pas sur moi daigné tourner les yeux.

1125   Je ne vois rien en vous, que crainte et complaisance ;

Peut-être avec chagrin souffrez-vous ma présence,

Et que vous n'acceptez, que par occasion,

Ma main, pour fuir l'objet de votre aversion :

La vôtre aveuglément peut-être s'abandonne...

LÉONORE.

1130   Vous reconnaissez mal le secours que je donne

Au bizarre dessein, que vous avez formé.

FERNAND.

Je crains avec raison, de n'être pas aimé.

Le ciel vous a traitée avec tant d'avantage ;

Il m'a donné si peu de mérite en partage ;

1135   Et je connais si bien votre esprit noble et fier,

Que cela suffit trop, pour me justifier.

LÉONORE.

Le retour est galant, j'en admire l'adresse.

Ce n'est donc pas assez vous marquer ma tendresse.

Et ce que j'entreprends, est donc pour vous trop peu,

1140   Si ma bouche, à vos yeux, n'en fait encor l'aveu.

C'est prendre sur mon coeur un assez grand empire,

Et je n'aurais pas cru que vous...

BÉATRIX.

Est-ce pour rire,

Que vous faîtes les fiers tous les deux, tour à tour ?

Et doit-on sèchement traiter ainsi l'amour ?

FERNAND.

1145   Tu vois comme son coeur s'explique par sa bouche.

BÉATRIX.

Faut-il qu'ainsi pour rien, le vôtre s'effarouche ?

LÉONORE.

Tu vois, comme il l'a pris d'un ton plein de fierté.

BÉATRIX.

Et pourquoi montrez-vous si peu de fermeté ?

FERNAND.

En acceptant ma main, elle paraît forcée.

BÉATRIX.

1150   Vous êtes fou, je crois, d'avoir cette pensée.

LÉONORE.

Il me cherche querelle exprès, pour m'insulter.

BÉATRIX.

Rien moins ; enfin voulez-vous m'écouter ?

FERNAND.

Je connais son dessein.

LÉONORE.

Je comprends le mystère.

BÉATRIX.

Si vous parlez toujours, je n'ai donc qu'à me taire.

FERNAND.

1155   Parle, voyons comment tu pourras l'excuser.

LÉONORE.

Dis, et voyons de quoi tu pourras m'accuser.

BÉATRIX.

Vous vous rendez tous deux aujourd'hui ridicules

Vous, par vos vains soupçons, vous, par vos scrupules.

Moi qui n'ai point de fier ni d'honneur à garder,

1160   Sans qu'il m'en coûte rien, je veux vous accorder

Madame, en premier lieu, vous avez tort, son âme

Expliquait assez bien le beau feu qui l'enflamme,

Vous pouviez dans ses yeux voir son empressement

Et vous deviez sans doute, y répondre autrement.

1165   Sans chercher le secours de votre rhétorique,

Pour étaler les droits d'un devoir chimérique.

Chaque temps a ses soins ; dans une autre saison,

Vous auriez eu peut-être un peu plus de raison.

Vous avez tort aussi, vous, il fallait attendre,

1170   Elle vous aurait dit quelque chose de tendre,

Peut-être, vous deviez l'écouter en repos,

Et ne pas l'interrompre ainsi mal à propos.

Vous avez répliqué d'un air sec et farouche,

En lui coupant d'abord la parole à la bouche,

1175   Et vous avez après, tâché de replâtrer

Ce que de forte humeur vous veniez de montrer.

Ainsi vous vous alliez brouiller l'un avec l'autre ;

Avouez votre erreur, et vous aussi la vôtre.

Çà, me promettez-vous d'oublier le passé,

1180   Et de donner les mains au dessein commencé,

Sans délai, sans chagrin, et sans contrainte aucune.

FERNAND.

J'y consens.

LÉONORE.

Volontiers.

BÉATRIX.

Poussez votre fortune,

Cela vaut fait, allez.   [ 40 Cela vaut fait : Tenir lieu de, avoir la signification de. [L]]

SCÈNE II.
Dorante, Isabelle, Fernand, Léonore, Béatrix.

ISABELLE.

Hé bien, partirons-nous ?

LÉONORE.

Oui, quand il vous plaira, l'on attend qu'après vous.

DORANTE, à Fernand.

1185   Je vous ai vu tantôt en grand conférence

Avec votre tuteur, voyez-vous apparence

De pouvoir avec lui faire société ?

FERNAND.

Sans doute, et de sa part je l'y vois tout porté.

L'intérêt l'éblouit, j'ai su lui faire accroire,

1190   Après long récit d'une bizarre histoire,

Dont j'ai feint de lui faire un secret important,

Que j'étais des emplois ici très mal content :

Qu'on y voyait en tout triompher l'injustice,

Que j'avais fait dessein de quitter le service,

1195   De sortir de l'État, et d'aller engager

Mon bras dans l'intérêt d'un État étranger,

Et que pour ce sujet, faisant un tour en France,

Je cherchais quelque endroit, pour mettre en assurance

Quatorze mil écus, qu'on m'avait remboursés,

1200   Et que mon peu de soin n'avait pas replacés,

Dans mon entêtement de quitter l'Italie :

Qu'après avoir traité mon dessein de folie,

Vous-même aviez été contraint d'y consentir,

Et malgré vos raisons, de me laisser partir ;

1205   Que vous m'aviez juré qu'il était le seul homme

Où je pouvais laisser sûrement cette somme,

Et que de temps en temps, vous vous chargiez du soin,

De me faire tenir de l'argent au besoin.

DORANTE.

Sans parler d'intérêt ?

FERNAND.

En pas une manière.

ISABELLE.

1210   Hé bien, qu'a répondu Monsieur la Rapinière ?

FERNAND.

Ce que l'on ne pourrait jamais s'imaginer,

À moins qu'être savant en l'art de deviner.

Il a fait devant moi l'homme de conscience,

M'a fort remercié de tant de confiance,

1215   Et m'a dit, que piqué de générosité,

Il voulait y répondre aussi de son côté,

Dans l'ardeur dont alors son âme était saisie.

Moi j'ai cru, le voyant si plein de courtoisie,

Que durant tout le temps que je serais absent,

1220   Il m'allait proposer tout au moins dix pour cent

D'intérêt, comme on fait entre les gens d'affaires.

Mais insensiblement tombant sur les Notaires,

Qui prennent un tribut, pour garder de l'argent,

J'ai pour vous m'a-t-il dit, le coeur plus obligeant,

1225   Et pour vous faire voir, que je suis honnête homme,

Faites quand vous voudrez, apporter votre somme,

Je vous la garderai, revenez tard ou tôt,

Je n'en demande pas un sol, pour le dépôt.

DORANTE.

Bon.

FERNAND.

Puis-je vous donner un plus sûr témoignage,

1230   Que je suis votre ami ?

DORANTE.

  L'obligeant personnage !

Mais le voici, songez à faire votre cour.

SCÈNE III.
La Rapinière, Dorante, Isabelle, Fernand, Léonore, Béatrix.

LA RAPINIÈRE, à ses Commis en sortant.

Que la collation nous attende au retour.

Il faut bien que ce soir se sente de la fête

Qu'on prépare demain.

ISABELLE.

La compagnie est prête,

1235   Monsieur, et l'on attend qu'après vous, pour partir.

LA RAPINIÈRE.

Allons, que l'on se dispose à se bien divertir,

Et que chacun de vous me suive et me seconde.

BÉATRIX, à part.

Miracle ! L'on va voir bientôt la fin du monde :

Les prodiges déjà paraissent.

LA RAPINIÈRE.

À propos,

1240   Il faut qu'à mes Commis je dise encor deux mots.

Allez toujours devant, je vous suis.

SCÈNE IV.

LA RAPINIÈRE, seul.

Quelle géhenne

De faire le plaisant contre son gré, la peine

Passe, selon mon goût, le plaisir de bien loin.

Mais on doit quelquefois se contraindre au besoin

1245   Il faut bien qu'il m'en coûte aujourd'hui quelque chose,

Pour parvenir au but, que mon coeur se propose ;

Et pour ne perdre pas le fruit de mon présent,

Je dois jusques au bout me montrer complaisant.

Je sais que Béatrix, avec beaucoup d'adresse,

1250   Tourne comme il lui plaît, l'esprit de sa maîtresse ;

Ainsi, quand je consens à son hymen, je crois,

Qu'en travaillant pour elle, elle agira pour moi.

Je vois qu'elle a déjà disposé Léonore

À m'écouter sans peine, et m'a promis encore,

1255   Pour pris de mes bontés, qu'au plus tard dans demain,

Elle la résoudrait à me donner la main.

Cela m'oblige à faire ici quelque dépense ;

Mais enfin, tout bienfait demande récompense ;

Et quand on ne peut pas faire ce que l'on veut,

1260   Il faut bien malgré soi, vouloir ce que l'on peut.

Instruisons nos Commis de ce qu'ils ont à faire.

SCÈNE V.
La Rapinière, Jasmin, La Roche.

JASMIN.

Voilà Monsieur Féal, Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

Qui ?

JASMIN.

Le Notaire.

LA RAPINIÈRE.

Qu'il dresse le contrat toujours, en attendant.

JASMIN.

Monsieur j'en prendrai soin.

LA RAPINIÈRE.

Vous autres cependant,

1265   Redoublez votre ardeur et votre vigilance.

JASMIN.

Je le dois par devoir et par reconnaissance ;

Mais j'y suis plus porté par inclination,

Que...

LA RAPINIÈRE.

Je ne doute point de votre intention,

Vous m'en avez déjà donné quelque teinture.

JASMIN.

1270   Je rends un bien reçu, toujours avec usure.

Ordonnez, commandez, parlez, je suis tout prêt.

LA RAPINIÈRE.

Il est de certains endroits, où j'ai grand intérêt,

Et je voudrais bien, qu'on payât à la porte.

JASMIN.

Voyons.

LA RAPINIÈRE.

Pourriez-vous pas ensemble, faire en sorte,

1275   Par votre savoir-faire, ici que nos bourgeois

Payassent de l'entrée entièrement les droits.

JASMIN.

Oui-da, nous le pouvons, et j'en ferai le pleige.   [ 41 Pleige : Caution judiciaire, qui s'oblige devant le Juge de représenter quelqu'un, ou de payer ce qui sera jugé contre lui. [F]]

LA RAPINIÈRE.

Vous savez comme moi, qu'ils ont le privilège

De pouvoir faire entrer tous les vins de leur cru,

1280   Sans nous payer le gros, et qu'ils l'ont maintenu,   [ 42 Gros : se dit aussi Du droit que l'on paye aux Fermiers des Aides pour chaque muid de vin que l'on vend en gros. [Acad. 1762]]

Malgré tous les efforts et la vigueur extrême,

Des Fermiers précédents. Monsieur Griffon lui-même,

Qui n'eût jamais d'égal en matière d'impôts,

N'a su donner encor d'atteinte à leur repos.

1285   Je m'en suis pourtant fait à moi-même une affaire,

Et pour y réussir, voici ce qu'il faut faire.

Lorsque leur vin arrive, ou par terre, ou par eau,

Il faudra renvoyer d'abord au Grand bureau,

Les Voituriers, Rouliers ou Bateliers, n'importe,

1290   Les faire après, longtemps attendre à votre porte ;

Disant que leurs acquits ne sont pas comme il faut,   [ 43 Acquit : Quittance, acte par lequel il paroist qu'on a payé. [F]]

[Qu'ils] y retournent, puis les remettre à tantôt ;

[Enfin] les fatiguer tant, que la patience

[Leur] échappe. On en peut faire l'expérience,

1295   [Seulement] par plaisir. Je gage assurément,

[Que] ne pouvant longtemps souffrir ce traitement,

[Ils] aimeront bien mieux, pour se tirer de peine,

[Payer] le droit entier.

JASMIN.

La chose est très certaine,

Monsieur, n'en doutez point, à la fin ces bourgeois

1300   [Se] lasseront d'aller et venir tant de fois.

[Et] pour éterniser un jour votre mémoire,

[Ce] succès éclatant d'un coup si plein de gloire,

[Sans] doute servira d'exemple à nos neveux.

LA RAPINIÈRE, à La Roche.

[Vous], comprenez-vous bien aussi ce que je veux ?

LA ROCHE.

1305   [Oui] Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

  Soyez sûr que je serai fidèle

[À] bien récompenser l'ardeur de votre zèle ;

[Et] pour vous délivrer de tout sujet d'ennui,

[Que] je ferai pour vous, plus encor que pour lui.

[Mais] au moins pour me plaire, il ne faut pas qu'on dorme,

1310   Souvenez-vous-en.

SCÈNE VI.
Jasmin, La Roche.

LA ROCHE.

  Zeste, attendez-moi sous l'orme.

JASMIN.

Qu'est-ce donc, notre ami, vous voilà tout rêveur.

LA ROCHE.

Je rirais comme vous, si j'étais en faveur ;

Mais les honnêtes gens doivent craindre les traîtres.

JASMIN.

Hem ?

LA ROCHE.

Les derniers venus, ma foi, seront les maîtres.

JASMIN.

1315   À qui donc mon ami, prétendez-vous parler ?

Plaît-il, est-ce à nous ?

LA ROCHE.

Oui, pour ne le point celer.

Et je vois qu'aujourd'hui l'on tâche à me détruire,

Pour l'amour d'une...

JASMIN.

Quoi ? Hem ?

LA ROCHE.

Je ne veux pas dire ;

Mais je ne voudrais pas de faveur à ce prix.

1320   Suffit.

JASMIN.

  Entendez-vous parler de Béatrix ?

Peut-elle contre vous ?...

LA ROCHE.

Je ne nomme personne ;

Elle est jeune, commode, enfin on vous la donne,

Suffit...

JASMIN.

Je n'entends point ; mais enfin, entre nous,

Sans chaleur et sans fiel, de grâce expliquez-vous.

1325   Cessez de me tenir si longtemps en cervelle ;   [ 44 Cervelle : Mettre, tenir en cervelle, en inquiétude, dans l'embarras. [L]]

Qu'avez-vous remarqué, qui vous parle contre elle ?

LA ROCHE.

Rien. Vous aurez ici sans doute, un logement ?

On vous y meublera le bel appartement,

Qui voit sur le jardin. Cela sera commode,

1330   Comme une chambre basse, et pour être à la mode

Tout à fait, envers vous on sera libéral,

On vous fera bientôt Contrôleur Général.

Vous irez visiter les Bureaux de recette,

Et vos gages seront payés sur sa cassette.

1335   Pendant que vous irez visitez ces Bureaux,

Le patron amoureux donnera des cadeaux ;

Comme étant du logis, votre femme avertie

Sans doute bien souvent, sera de la partie,

Et pour en augmenter encore la douceur,

1340   Le bon Monsieur Harpin y joindra votre soeur.

Elles sont toutes deux...

JASMIN.

Tu penses donc infâme,

Qu'elles sont toutes deux de l'humeur de ta femme ?

Qui pour te conserver la vie et ton emploi,

Pour ton Monsieur Griffon travaille comme toi.

1345   Tu crois donc que chacun doive être de naissance,

À fléchir sous le joug d'une indigne puissance ?

Et que pour un Emploi, qu'un ami fait donner,

L'honneur si lâchement se doit abandonner ?

Non, non, jusques ici j'ai vécu sans reproche ;

1350   Si j'étais, comme on dit, enfant du côté gauche,   [ 45 Gauche : Par une autre extension. Le côté gauche, toute union entre un homme et une femme qui n'a pas été consacrée par l'état civil et par l'Église. [L]]

Je pourrais n'avoir pas de parents déclarés ;

Mais Dieu merci, j'en ai d'assez considérés,

Pour n'avoir pas besoin, qu'on me fasse en cachette,

Donner obliquement, ou contrôle, ou recette ;

1355   Et pour m'y maintenir, je n'userai jamais

De criminels moyens, comme on sait que tu fais.

Car enfin, entre nous, dis-moi, qui fut ton père ?

Te l'a-t-on jamais dit ? As-tu connu ta mère ?

As-tu frère ? As-tu soeur ? Oncle, tante, cousin ?

1360   Non ; mais pour tous parents tu connais ton parrain,

Et de fait, je le crois l'unique et le plus proche.

Ce parrain t'a donné le surnom de la Roche,

C'est le nom du Village, où tu reçus le jour.

LA ROCHE.

Village ; parlez mieux.

JASMIN.

Et bien, Village ou Bourg.

1365   À l'âge de six ans, Monsieur la Rapinière

Te mit en pension à l'école d'ânière,   [ 46 École d'ânière : pour dire un ignorant. [T]]

Pour te faire Docteur, et puis quatre ans après,

À Madame Griffon, te donna pour Laquais,

Quand il eût trouvé jour de s'établir à Gênes ;

1370   Puis après bien du temps, et des soins, et des peines,

Monsieur Griffon te prit, tu le servis trois ans,

Encor comme Laquais ; ensuite au bout du temps,

Tu fus Valet de chambre ; enfin pour récompense,

On te fit épouser la demoiselle Hortense,

1375   Qui servait à la chambre, en tout bien, tout honneur.

Et tantôt à Madame, et tantôt à Monsieur :

La Dame Olive en a d'assez bons témoignages ;

On lui donna pour dot, pour présents, pour ses gages,

Cet emploi que j'exerce ici de Contrôleur :

1380   Depuis, pour l'amour d'elle, on t'a fait Receveur...

Mais voici quelque fourbe, avec sa barbe noire ;

J'achèverai tantôt à loisir ton histoire :

J'en suis, comme tu vois, passablement instruit.

LA ROCHE.

Faisons notre devoir, je n'aime point le bruit.

SCÈNE VII.
Jasmin, La Roche, Mascarille en Savoyard bossu.

MASCARILLE, faisant un faux pas.

1385   Il n'est si bon cheval, qui quelquefois ne choppe.

JASMIN.

Arrête, qu'as-tu là, jeune et moderne Ésope ?

MASCARILLE.

Ne le voyez-vous pas de reste, ce que j'ai ?

J'ai ce dont je voudrais être bien déchargé.

LA ROCHE.

Mais où vas-tu, dis-nous, avec ton gros nez rouge ?

MASCARILLE.

1390   Messieurs, je ne vais point, vous voyez, je ne gouge.

JASMIN.

D'où viens-tu ?

MASCARILLE.

D'où je viens ?

JASMIN.

Oui.

MASCARILLE.

D'où je suis parti.

LA ROCHE.

Mais sais-tu qu'on te peut faire un mauvais parti ?

Et que nous t'apprendrons à parler d'autre sorte ?

MASCARILLE.

Je sais bien le respect, que doivent à la porte,

1395   Les Voituriers, Rouliers, Muletiers et Marchands ;

Mais quant à moi, qui suis un pauvre homme des champs,

Je dis nargue de vous, je m'en ris et m'en gausse.   [ 47 Nargue de vous : ou Peste de vous, se dit quand on veut témoigner quelque colère ou dédain contre quelqu'un. [F]]

JASMIN.

Oui, ma foi, beau rieur, vous montrerez la bosse.

Allons donc, pourpoint bas.

MASCARILLE.

Quoi, me battre en duel ?

1400   Non, non, je ne veux point me rendre criminel,

La Loi nous le défend sur peine de la vie.

LA ROCHE.

Non, nous n'en avons point, non plus que toi, d'envie.

JASMIN, découvrant la fourberie.

Ha, ha, fourbe aposté, vous jouez de ces tours ?   [ 48 Aposté : Mettre quelqu'un en avant pour épier, surprendre, tromper, insulter, etc. ]

Ha, ma foi, vous irez prisonnier dans les tours.

MASCARILLE, s'enfuyant.

1405   Oui, zeste.

SCÈNE VIII.
Jasmin, La Roche.

LA ROCHE.

Les beaux points !

JASMIN.

  Ce sont des points de France.

À part.

Voilà bien de quoi faire un présent d'importance

À la nièce.

LA ROCHE, à part.

Ma foi cela me tente fort.

Mais comment diable faire, étant si mal d'accord

Avec ce Contrôleur : lui faire confidence

1410   De mon dessein, serait à moi grande imprudence

Cependant l'intérêt unit souvent des gens,

Qui voudraient s'être ailleurs mangés à belles dents.

Avant de lui parler, il faut que je l'apaise.

SCÈNE IX.
Jasmin, La Roche, La Fleur en Apothicaire.

JASMIN, à la Fleur.

Qu'avez-vous là-dessous, Monsieur, ne vous déplaise ?

LA FLEUR.

1415   Là-dessous ? J'ai ce dont vous n'avez pas besoin.

JASMIN.

Voyons.

LA FLEUR.

Laissez, Monsieur, vous prenez trop de soin :

Nos Jurés seuls ont droit de visiter nos drogues.

LA ROCHE.

On traite mal ici les gens qui sont si rogues.   [ 49 Rogue : Superbe, fier, altier, méprisant, peu courtois. [F]]

Et quel homme êtes-vous, pour refuser ainsi ?...

LA FLEUR.

1420   Je m'appelle Monsieur Sanson Cacarossi,

Fils aîné de Monsieur Cacarossi mon père,

Pharmacien fameux.

JASMIN.

C'est un Apothicaire.

LA FLEUR.

Je porte ici, Messieurs, un clystère anodin ;

Ainsi qu'hier l'ordonna Monsieur le Médecin,

1425   Pour un pauvre Marchand d'ici près, bien malade.

JASMIN.

Mais le miel doit des droits, est-ce pas Camarade ?

LA ROCHE.

En pouvez-vous douter ?

LA FLEUR.

Le miel ?

LA ROCHE.

Assurément,

Donnez cinq sols, sinon rendez le lavement.

LA FLEUR.

Oui-da, très volontiers ;

Il leur tire le lavement.

Tenez gardes-barrière,

1430   Vous en aurez, ma foi, par-devant, par derrière,

Par le haut, par le bas, et de tous les côtés.

LA ROCHE.

Ah ! Le traître, voilà tous mes habits gâtés.

ACTE V

SCÈNE I.
Jasmin, La Roche.

JASMIN.

Non, ne craignez de moi jamais vengeance aucune,

Je ne garde pour vous, ni haine, ni rancune :

1435   J'oublie avec plaisir toutes vos faussetés,

Puisque vous accordez toutes mes vérités.

Tel que fut un César, dont l'auguste mémoire

S'est partout répandue avec que tant de gloire,

Je veux à la clémence aussi m'abandonner,

1440   Et ne veux que l'honneur de vaincre et pardonner.

Un ennemi soumis est mon vainqueur lui-même.

LA ROCHE.

J'admire avec plaisir cette douceur extrême ;

Et pour m'en acquitter ainsi que je le dois,

Je prétends augmenter les gains de votre emploi,

1445   Autant que vous voudrez : il ne faut que s'entendre,

Et vous verrez jusqu'où nous pourrons les étendre.

Quand on vous donnerait par an, trois cents écus,

Voyons, que pouvez-vous épargner là-dessus ?

Çà, ne nous flattons point, jamais un galant homme

1450   Peut-il s'entretenir d'une si mince somme ?

Peut-on voir ses amis, et manger avec eux ?

Il faudrait donc toujours être fait comme un gueux,

N'avoir que des habits de droguet et de serge,   [ 51 Serge : Étoffe commune de laine qui est croisée. [L]]  [ 50 Droguet : Étoffe de laine de bas prix. [FC]]

Sinon, aller manger à la petite auberge,

1455   À cinq sols par repas. Tandis qu'effrontément

Votre femme occupant un bel appartement,

Sans vous, à votre front fera courir grand risque :

Pour manger tous les jours la poularde et la bisque,

Pour porter le brocard, le satin, le velours,

1460   Dentelles, franges d'or, et mille autres atours,

Avoir meubles dorés jusques à l'antichambre,

Et jusqu'à ses souliers, sentir le musc et l'ambre ;

Saura se ménager un galant obligeant,

Qui fournira pour vous, l'ordinaire et l'argent.

JASMIN, à part.

1465   Où doit donc aboutir cette belle morale ?

LA ROCHE.

Votre femme à son tour, se montrant libérale,

Fera de votre honneur litière à ses écus :

Je vous laisse à conclure à présent là-dessus.

JASMIN.

Hé bien, pour éviter ce mal, que faut-il faire ?

LA ROCHE.

1470   Il faut avoir de quoi fournir à l'ordinaire,

De son chef, sans s'attendre à la bourse d'autrui.

JASMIN.

Hélas ! Combien voit-on de maris aujourd'hui,

Qui fournissent de quoi faire une ample dépense,

Et sont pour leurs moitiés, trahis pour récompense.

1475   Si femme belle et pauvre, est un mal dangereux,

La laide et riche en est encor un plus affreux :

Et de ces deux malheurs, quoi que vous puissiez dire,

À mon sens, le dernier me semble être le pire.

L'une pour le besoin, attire des chalands,

1480   L'autre pour le plaisir, entretien des galants ;

Et faisant toutes deux même chose en cachette,

L'une vend des douceurs, et l'autre les achète.

En peu de mots, voilà les hasards de ce temps.

J'en vois, qui du premier paraissent fort contents :

1485   En effet, le profit en fait la différence.

LA ROCHE.

Voulez-vous me donner un moment d'audience,

Et profiter du temps favorable pour nous ?

JASMIN.

Volontiers, çà voyons, quel secret avez-vous,

Pour pouvoir aisément vous tirer de la presse ?

1490   Vous savez le métier, vous avez de l'adresse ;

Mais le Patron n'est pas si facile à tromper.

LA ROCHE.

Bon, C'est bien d'aujourd'hui, que j'ai su l'attraper.

De nos nouveaux Fermiers la damnable avarice,

Ne nous fait-elle pas une grande injustice,

1495   En nous ôtant le tiers de nos appointements,

Des contraventions, nos frais, nos logements ?

Et pour quoi voulez-vous, quel cruel à soi-même,

On souffre impunément cette rigueur extrême ?

Et que nous ne puissions, lorsqu'on nous le retient,

1500   Reprendre par nos mains ce qui nous appartient ?

On ne fait en cela, que se rendre justice.

JASMIN, à part.

Le fripon, qui voudrait me rendre complice

De son larcin.

LA ROCHE.

Je sais certain tour de métier,

Qui nous vaudra du moins cent écus par quartier,

1505   À chacun, et cela sans scrupule et sans crainte.

JASMIN.

Tout de bon ?

LA ROCHE.

Sur ma foi, je vous parle sans feinte.

JASMIN.

À part le premier vers.

Jamais dans les emplois fut-il plus grand fripon ?

Hé bien, quel est ce tour ?

LA ROCHE.

C'est le tour du bâton.

JASMIN.

Ce tour a quelquefois fait faire un tour de Ville.

LA ROCHE.

1510   Cela peut arriver, quand on est malhabile.

Mais quand on s'entend bien, le Fermier le plus fin

Ne saurais découvrir ce que l'on fait : enfin,

Dites, le voulez-vous ?

JASMIN.

Moi ? J'en serais bien aise ;

Mais le péril... parfois...

LA ROCHE.

Vous voyez cette chaise,

1515   Arrêtez-la.

JASMIN.

Comment ?

LA ROCHE.

  Arrêtez, vous dit-on.

JASMIN.

Oui, mais... gare l'endosse et le tour du bâton.

Car...

LA ROCHE.

Si vous avez peur, prenez en main [le fonds].

SCÈNE II.
La Roche, Jasmin, Le Rôtisseur en Marquis dans une chaise.

LA ROCHE, aux porteurs.

Arrêtez.

LE ROTISSEUR.

Quoi, marauds ? Arrête-t-on le monde,

Sans raison, de la sorte ? Assommez-les, porteurs.

JASMIN, tremblant.

1520   Nous sommes, Monseigneur, tous deux vos serviteurs,

Et nous ne voulons pas vous faire ici d'outrage.

LE ROTISSEUR.

Coquins !

JASMIN.

Notre devoir à cela nous engage ;

Enfin c'est seulement par curiosité.

LE ROTISSEUR.

Comment donc ? Arrêter les gens de qualité.

1525   Marche, marche.

LA ROCHE.

Bas, bas.

LE ROTISSEUR, découvert.

  Ah ! Maudite canaille.

JASMIN.

Il est de tous côtés entouré de volaille,

Et pour sa garniture, il n'a que du gibier.

LA ROCHE.

Bon, c'est un rôtisseur.

JASMIN, d'un ton fier.

Sans te faire prier,

Allons, bas le paquet, sinon.

LE ROTISSEUR.

Messieurs, de grâce,

1530   Je suis noble Génois, je reviens de la chasse,

Et j'ai chez moi ce soir, bien des gens à souper.

LA ROCHE.

Contes en l'air, en vain tu prétends nous tromper :

Nous te connaissons bien.

JASMIN.

Vite la bandoulière.   [ 52 Bandoulière : Large baudrier de cuir ou d'étoffe. Bandoulière d'un garde-chasse, d'un suisse. [L]]

LE ROTISSEUR.

Quatre ducats pour vous...

LA ROCHE.

Souvent à la prière

1535   D'un honnête homme, on fait quelque chose.

LE ROTISSEUR.

Tenez.

LA ROCHE, à Jasmin.

Hé bien, qu'en dites-vous ? N'ai-je pas eu bon nez ?

Deux pour vous, deux pour moi. Monsieur la Rapinière

Vient ? Bouche close, au moins.

JASMIN.

Suffit, je sais me taire.

SCÈNE III.
La Rapinière, Dorante, Jasmin.

LA RAPINIÈRE.

Oui, je l'aurais osé moi-même parier,

1540   Qu'on ne m'aurait jamais vu remarier ;

Pour jamais à l'hymen j'avais fait banqueroute,

À cause de l'argent qu'une femme nous coûte ;

Mais les charmants appas de votre aimable soeur,

Me l'ont représenté tout rempli de douceur.

1545   J'enverrai dès ce soir à Rome en diligence,

Pour en faire venir promptement la dispense ;

Cependant, l'on pourra faire tous les apprêts.

DORANTE.

Monsieur, si l'on m'en croit, on fera peu de frais.

Que servent entre nous, tant de cérémonies

1550   Ce faste, ce fracas, toutes ces compagnies,

Qu'à faire dépenser fortement de l'argent.

Pour moi, je ne vois rien de plus extravagant,

Que de se rendre ainsi de la coutume esclaves.

En est-on moins époux, pour être u peu moins braves ?

1555   Le Contrat serait-il sans force et sans vertu,

Si l'on n'y mangeait pas à bouche que veux-tu ?

Et quand on a chez soi les choses nécessaires,

À quelle fin aller chercher tant de mystères ?

À part.

Je feins, pour l'endormir, de donner dans son sens.

LA RAPINIÈRE, l'embrassant.

1560   Je reconnais mon sang, au discours que j'entends.

Allez, vous n'êtes pas le fils de votre père,

C'était un dépensier : l'esprit de votre mère

Vous inspire aujourd'hui ces sages sentiments,

Sans doute, et j'en connais les justes mouvements.

1565   Mais votre soeur peut-être, aura d'autres pensées.

DORANTE.

Les femmes d'aujourd'hui sont toutes insensées

En effet, et leur faste est à tel point monté,

Qu'on ne peut y fournir.

LA RAPINIÈRE.

Oui, c'est la vérité.

Car plus vous leur donnez, plus elles vous demandent,

1570   Prêtes à recevoir toujours, jamais ne rendent.

DORANTE.

Vous serez sur ce point pleinement satisfait,

Léonore qui voit ce que vous avez fait,

Et ce que vous allez encor faire pour elle,

Du moins pour Béatrix, sa chère, sa fidèle,

1575   Tout son Conseil enfin, jamais ne manquera,

De faire aveuglément tout ce qu'il vous plaira.

LA RAPINIÈRE.

Tout de bon ? Croyez-vous que ce petit service,

Me puisse dans son coeur rendre un si bon office ?

DORANTE.

Sans doute, et cette fille, à ce que chacun dit,

1580   S'est acquis, auprès d'elle un tout puissant crédit.

LA RAPINIÈRE.

S'il est ainsi, ce soir j'aurai de quoi lui plaire.

Dorante sans tarder, achevons cette affaire,

Allez, devancez-les, et les faites hâter :

Cependant, je vais faire ici tout apprêter.

SCÈNE IV.
La Rapinière, Jasmin.

LA RAPINIÈRE.

1585   Çà, Monsieur du Jasmin, héros de notre fête,

Dont l'amour court la poste, et dont l'hymen s'apprête,

Peut-on vous dire un mot, sans vous être ennuyeux ?

JASMIN.

Oui-da, Monsieur, je suis tout oreilles, tout yeux.

Tout mains, tout pieds, tout coeur, pour vous rendre service.

1590   Commandez, il n'est rien pour vous que je ne fisse.

Pourriez-vous n'être pas satisfait de mes soins.

LA RAPINIÈRE.

Si fait.

JASMIN.

Je viens, Monsieur, de saisir certains points,

Qui vous en donneront encor plus d'assurance.

LA RAPINIÈRE.

Des points d'Espagne ?

JASMIN.

Non, ce sont des points de France.

1595   Des ouvrages tout faits, savoir un grand peignoir,

Avecque la cornette, un tablier, un mouchoir,

Des manchettes, enfin toute la garniture

D'une Dame.

LA RAPINIÈRE.

Voilà certes une aventure,

Que je ne puis assez admirer, et je crois,

1600   Que l'amour aujourd'hui s'est déclaré pour moi.

JASMIN, à part.

Bon, comme si l'amour se mêlait de maltôte.   [ 53 Maltôte : Perception d'un droit qui n'est pas dû. [L]]

LA RAPINIÈRE.

Je n'avais jamais vu de recette si haute,

N'y jamais tant saisir de choses en un jour.

Tout rit à mes desseins, tout flatte mon amour ;

1605   Enfin, un tel bonheur me surprend, je l'avoue.

JASMIN, à part.

Le fat, qui ne voit pas que c'est un jeu qu'on joue.

LA RAPINIÈRE.

Avez-vous fait ici préparer ce qu'il faut,

Pour ce soir ?

JASMIN.

Oui, Monsieur, le Notaire est là-haut,

Du moins son Maître-clerc.

LA RAPINIÈRE.

Et pourquoi non lui-même ?

JASMIN.

1610   Il a fort attendu ; mais le péril extrême,

Où se trouve un malade en ce même moment,

L'a pressé de sortir, pour faire un testament.

Cependant, pour ôter tout sujet de dispute,

Il a voulu dresser lui-même même la Minute

1615   Du Contrat.

LA RAPINIÈRE.

  C'est pour vous, en êtes-vous content ?

JASMIN.

Oui, Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

C'est assez.

JASMIN.

Il m'a dit en sortant,

Qu'on avait qu'à signer, et qu'étant sans conteste,

Son Clerc en son absence, achèverait le reste.

LA RAPINIÈRE.

Et la collation ?

JASMIN.

Tout est prêt, pain, vin, fruits,

1620   Confitures, liqueurs, massepains et biscuits,   [ 54 Massepain : Pâtisserie ou confiture faite d'amendes pilées avec du sucre. [F]]

Enfin tout ce qu'on a saisi sur la brouette,

Soit dans le baril, ou bien dedans la boîte.

LA RAPINIÈRE.

Quoi tout ?

JASMIN.

Oui tout.

LA RAPINIÈRE.

Parbleu, vous vous moquez de moi,

Et voulez aujourd'hui me ruiner, je crois.

JASMIN.

1625   Vous ruiner, Monsieur ?

LA RAPINIÈRE.

Sans doute.

JASMIN.

  Dieu m'en garde.

N'est-ce pas aux dépens du crieur de moutarde,

Ou du moins de celui qui l'en avait chargé ?...

LA RAPINIÈRE.

Bon, je vous suis peut-être, encor fort obligé,

D'avoir su découvrir un fourbe qui me trompe.

1630   On doit donc célébrer votre accord avec pompe ?

Votre raisonnement certes me fait pitié.

Allez, retranchez-en tout au moins la moitié.

SCÈNE V.

LA RAPINIÈRE, seul.

Ces petits Messieurs-ci, qui n'aiment que la joie,

Voudraient du cuir d'autrui, faire large courroie,

1635   Et dissiperaient tout d'une prodigue main,

Sans songer à ne garder rien pour le lendemain.

Mais voici de retour toute la Compagnie.

SCÈNE VI.
La Rapinière, Dorante, Léonore, Fernand, Isabelle, Béatrix.

LÉONORE, à Fernand.

On ne peut trop louer votre galanterie :

Le tour en est plaisant, autant que singulier.

FERNAND.

1640   Il est vrai ; Mais ce tour n'est pas fort cavalier,

Madame, il sent un peu son suppôt de gabelle.

LÉONORE.

Fernand, l'invention en est d'autant plus belle.

C'était le seul moyen...

LA RAPINIÈRE.

Venez, je vous attends,

Nos deux amants seront conjoints dans peu de temps,

1645   Et j'en fais mon plaisir, pour vous rendre contente :

Tout est prêt.

LÉONORE.

Le succès passera mon attente,

Et si vous achevez, comme vous commencez,

Vous m'allez obliger plus que vous ne pensez.

LA RAPINIÈRE.

L'on m'a dit à quel point Béatrix vous est chère.

BÉATRIX.

1650   Vous me tenez tous deux lieu de père et mère.

On me l'avait bien dit, que les secours divins

Suivaient toujours de près les pauvres orphelins.

Heureux ! Qui met en eux sa plus ferme espérance,

Monsieur, ne jugez pas de moi sur l'apparence,

1655   Vous connaîtrez un jour, avec plus de clarté,

Celle que vous servez avec tant de bonté.

LA RAPINIÈRE.

Je vous crois de famille et de haut parentage ;

Mais le sort vous a fait un très méchant partage :

Servir, assurément est un métier fâcheux.

DORANTE, à part.

1660   Bien des gens l'ont trouvé pourtant avantageux.

BÉATRIX.

Quiconque a comme moi, la conscience bonne,

Aimer encor mieux servir, que de voler personne.

FERNAND.

Nous vous allons, Monsieur, laisser ma soeur et moi,

Achever votre accord en liberté.

LA RAPINIÈRE.

Ma foi,

1665   Vous en serez tous deux : la collation prête

Vous invite là-haut d'assister à la fête.

Et signant au Contrat en qualité d'amis,

Vous ferez l'un et l'autre, honneur à mon Commis.

Cette fête sans vous, ne serait pas entière.

FERNAND.

1670   Je ne puis refuser rien à votre prière.

Dorante est mon ami, je crois que c'est à lui

Que je dois tout l'honneur qu'on me fait aujourd'hui ;

Il sait ce qu'hier au soir je lui promis de faire.

Cela suffit.

ISABELLE.

On croit ne faire qu'une affaire

1675   Souvent, et quelquefois on en fait deux ou trois.

LA RAPINIÈRE.

Il est vrai, cela m'est arrivé quelquefois.

ISABELLE.

Oui ? Cela pourrait bien vous arriver encore ;

Et j'en prends à témoins Dorante et Léonore.

Vous en pourrez savoir des nouvelles demain.

LA RAPINIÈRE.

1680   Nous le verrons, Dorante, appelez du Jasmin,

Et qu'il fasse ici-bas descendre le Notaire.

LÉONORE, bas.

Béatrix, jusqu'au bout soutiens ton caractère.

BÉATRIX, bas.

Allez, laissez-moi faire, il est pris comme un sot.

LA RAPINIÈRE.

Qu'est-ce ci, Béatrix ? Quoi, vous ne dites mot ?

1685   Vous devez toujours rire, en l'état où vous êtes.

BÉATRIX.

Et savons-nous, Monsieur, nous autres pauvres bêtes,

Ce que nous allons faire en signant un Contrat ?

Tel croit faire un bon coup, qui souvent prend un rat.

Quand on y réussit, c'est grand coup d'aventure.

SCÈNE VII.
La Rapinière, Fernand, Léonore, Dorante, Isabelle, Jasmin, Béatrix, Le Clerc du Notaire.

LE CLERC.

1690   Monsieur, désirez-vous entendre la lecture

De ce présent Contrat ?

LA RAPINIÈRE.

Je le lirai, donnez.

LE CLERC.

Comment ? Est-ce Monsieur, que vous me soupçonnez ?

Vous ne sauriez me faire un plus sensible outrage.

LA RAPINIÈRE.

Non ; Mais je ne me fie aux gens, que sur bon gage :

1695   Et j'en ferais autant à l'homme le plus saint,

Quant il s'agit d'écrire et d'appliquer mon seing.

Je sais trop les bons tours, qu'on fait avec la plume.

LE CLERC.

Ce procédé, Monsieur, offense la coutume :

Et si Monsieur Féal était lui-même ici,

1700   Il serait mal content sans doute, de ceci :

Et je suis assuré, qu'il en fera sa plainte.

LA RAPINIÈRE.

Soit, mais quand j'aurai lu, je signerai sans crainte ;

Sans cela, mon ami, je ne signerai rien.

LE CLERC.

Tenez Monsieur, lisez.

À Dorante et Fernand.

Messieurs, cela va bien.

DORANTE, à Fernand.

1705   Savez-vous bien pour quoi, pendant la promenade,

Le Notaire est sorti ?

FERNAND.

C'est pour quelque malade.

DORANTE.

Non ; mais c'est pour avoir, dit-il, lieu d'ignorer,

Qu'on ait surpris quelqu'un, et d'en pouvoir jurer,

Au besoin.

FERNAND.

C'est bien dit.

DORANTE.

Ce Clerc qui sait l'affaire,

1710   La fera réussir, mieux qu'il n'aurait pu faire :

Cachant votre Contrat, il montrera le leur...

ISABELLE.

Par avance, je ris dans le fond de mon coeur,

De l'apparent succès d'une telle aventure.

LE CLERC, à La Rapinière.

En avez-vous, Monsieur, fait entière lecture ?

1715   Plaît-il ?

LA RAPINIÈRE.

  Oui, je l'ai lu deux fois de bout en bout.

LE CLERC.

Hé bien, que vous en semble ?

LA RAPINIÈRE.

Il est fort à mon goût.

Il est dressé selon la coutume et l'usage,

Et l'un et l'autre y trouve un égal avantage.

Futurs époux, signez.

JASMIN.

Nous savons trop, Monsieur,

1720   Ce que les serviteurs doivent à leur Seigneur,

Pour commettre envers vous une faute si grande.

LA RAPINIÈRE.

Ah ! Signez.

BÉATRIX.

Mais Monsieur...

LA RAPINIÈRE.

Mais je vous le commande,

Ouais.

JASMIN.

En tout autre fait, nous vous obéirons.

BÉATRIX.

Quand vous aurez signé, monsieur, Nous signerons.

LA RAPINIÈRE, au Clerc.

1725   Dites-moi, ces respects sont-ils de la coutume ?

LE CLERC.

Oui Monsieur, par honneur...

LA RAPINIÈRE.

Donnez-moi donc la plume ;

Puisque c'est l'ordre ;

Le Clerc laisse exprès tomber la plume, en la présentant à la Rapinière ; et pendant que celui-ci la ramasse, l'autre met un autre Contrat en la place de celui qui était sur la table.

Bon, elle est tombée à bas.

Peste du maladroit.

LE CLERC.

Monsieur, ne bougez pas.

LA RAPINIÈRE après l'avoir signé.

Êtes-vous satisfaits ?

JASMIN.

Oui, Monsieur, et de reste.   [ 55 Et de reste : adv. Plus qu'il n'est nécessaire. [FC]]

LA RAPINIÈRE.

1730   Allons donc, signez tous, dépêchez, preste, preste.

BÉATRIX.

Que j'ai sujet, Monsieur, de me louer de vous !

Fernand et Léonore s'en vont avec le Clerc, qui emporte le Contrat.

LA RAPINIÈRE.

Léonore vous donne aujourd'hui cet époux.

BÉATRIX.

Avant qu'il soit trois jours, en revanche j'espère,

Qu'elle s'en pourra voir un par mon ministère.

LA RAPINIÈRE.

1735   J'attends avec ardeur ce bien de vos bons soins.

BÉATRIX.

Souvent pour ne rien dire, on n'en pense pas moins ;

Si vous saviez, Monsieur, ce qu'auprès de Madame,

J'ai fait pour vous...

SCÈNE VIII.
La Rapinière, Dorante, Isabelle, Jasmin, Béatrix, La Roche, Une Paysanne avec un grand panier.

LA ROCHE.

Je viens de saisir cette femme,

Avec ce grand panier plein d'oeufs frais.

LA RAPINIÈRE.

Maladroit

1740   Dites donc qu'ils sont vieux, sinon je perds mon droit.

C'est un point qu'a réglé l'Office de Saint-Georges.

LA PAYSANNE.

Prend-on ainsi, Monsieur, les femmes à la gorge ?

Si j'avais été seule, et sans témoins, je crois

Qu'il aurait entrepris quelque chose sur moi.

1745   Quel homme !

LA RAPINIÈRE.

  On ne fait point ici de violence

À personne.

LA ROCHE.

Et pourquoi faites-vous résistance ?

LA PAYSANNE.

On ne doit point de droits ici, pour des oeufs frais,

Et de mémoire d'homme, on n'en paya jamais.

LA RAPINIÈRE.

On vous dit qu'ils sont vieux.

LA PAYSANNE.

Vieux ? Oui, d'une journée.

1750   Et j'en apporte ainsi toute l'année.

LA RAPINIÈRE.

Combien en avez-vous ? C'est là mon intérêt.

LA PAYSANNE.

Treize.

LA RAPINIÈRE.

Il suffit, allez, ils sont vieux par arrêt.

Nous les tenons nouveaux, jusques à la douzaine ;

Mais s'ils excèdent, vieux.

LA PAYSANNE.

Que le diable t'entraîne.

À part.

1755   Sauvons-nous.

DORANTE, à Fernand.

  Il entend moins les raisons, qu'un sourd.

LA RAPINIÈRE.

Mais la Roche, voyons : ce panier est bien lourd

Ce double fond sans doute y cache quelque chose

La fortune à mon gré, de ses trésors dispose.

Ah ! C'est assurément quelque étoffe de prix.

Il se trouve un enfant dans le panier.

1760   Un enfant ! Comment donc ?

BÉATRIX.

  Le voilà bien surpris.

LA RAPINIÈRE.

La Roche, allez, courez, après cette vilaine.

JASMIN.

Monsieur, un oeuf si gros vaut plus d'une douzaine.

Il doit payer les droits.

LA RAPINIÈRE.

C'est un tour qu'on me fait.

ISABELLE.

Mais Monsieur, j'aperçois ce me semble, un billet.

1765   Peut-être pourrons-nous en découvrir le père.

LA RAPINIÈRE.

Sans doute, çà voyons, expliquons ce mystère.

Peut-être sans raison, je suis alarmé.

Ah Ciel ! Dans mes soupçons je suis trop confirmé.

Il lit.

J'ai trouvé l'adroite manière

1770   De rendre ce qu'on m'a donné :

Le père de ce nouveau-né

Est Monsieur de la Rapinière.

L'effrontée !

DORANTE.

Il le faut nourrir.

LA RAPINIÈRE.

Oui ? Nous verrons

Tantôt plus à loisir, ce que nous en ferons.

1775   Où donc est votre soeur ? Où donc est votre frère,

Madame ?

ISABELLE.

Ils sont sortis avecque le Notaire,

Et viennent de monter en carrosse tous trois.

LA RAPINIÈRE.

En carrosse ? Ma nièce ? Ah Ciel ! Quoi donc les droits,

Que sur elle, en mourant m'avait laissés sa mère,

1780   Seront impunément violés ?

DORANTE.

  Ce Mystère

Se peut facilement expliquer entre nous.

LA RAPINIÈRE.

Hé, comment ?

DORANTE.

Léonore est avec son époux.

LA RAPINIÈRE.

Son époux ? Et qui donc ?

DORANTE.

Fernand.

LA RAPINIÈRE.

Ciel ! Quel supplice !

Ah perfide neveu, vous en êtes complice :

1785   Et vous m'avez exprès, leurré d'un vain espoir,

Afin de m'éblouir et mieux me décevoir.

Quoi ? La religion d'une prudente mère...

Qui fait un testament... la volonté dernière...

Qui doit être sacrée... Ah Ciel !... Un scélérat...

DORANTE.

1790   Mais vous avez signé vous-même leur Contrat.

LA RAPINIÈRE.

Leur Contrat ?

DORANTE.

Oui Monsieur.

LA RAPINIÈRE.

Hé ! Quand donc ?

DORANTE.

Tout à l'heure.

LA RAPINIÈRE.

Oui, d'entre du Jasmin et Béatrix.

DORANTE.

Je meure.

Si vous n'avez signé celui d'entre Fernand

Et Léonore.

LA RAPINIÈRE.

Oh Dieu ! Je connais maintenant,

1795   Que je suis pris pour dupe. Ah ! Malheureux faussaire !

Fourbe, traître, assassin, sacrilège Notaire !

Tu m'as joué sans doute, un tour de ton métier.

Mais ma foi, je te vais poursuivre sans quartier,

Et tu seras pendu, comme tu le mérites.

DORANTE.

1800   Monsieur, pensez-vous bien à tout ce que vous dites ?

C'est moi qu'il faut punir, si l'on punit quelqu'un.

LA RAPINIÈRE.

Parbleu, je prétends bien n'en excepter pas un :

Je vous ferai tous sept pendre devant ma porte.

ISABELLE, en riant.

Votre dépit Monsieur, un peu loin vous emporte.

LA RAPINIÈRE.

1805   Quoi donc ? Impunément, je verrai dans un jour...

Enlever ma Maîtresse... insulter mon amour... !

M'apporter un enfant,... qu'il faut que je nourrisse...

Non, non, je vais porter ma plainte à la justice.

Je ne suis pas d'humeur à passer pour un sot,

1810   Et je ferai punir les Auteurs du Complot.

Ou bien, si sur ce point la justice me manque,

Je vais mettre demain, tour mon bien à la Banque,

Et dussiez-vous tous deux cent fois en enrager,

Me faire un héritier, qui puisse me venger.

DORANTE.

1815   Faites, je vous crains peu ; je vous mets à pis faire.

SCÈNE IX.
Dorante, Isabelle, Jasmin, Béatrix.

ISABELLE.

Dorante, allons trouver votre soeur et mon frère.

DORANTE.

Allons, Madame.

JASMIN.

Allons, ma chère Béatrix,

Tu dois de mes travaux être le digne prix.

C'est un gain assez grand, pour un petit contrôle.

BÉATRIX.

1820   Allons, les gens de bien doivent tenir parole.

 


Extrait du Privilège du Roi.

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Versailles le 17 Décembre 1682. Signé, Par le Roi en son Conseil, D'ALENCE, et scellé. Il est permis au sieur de Barquebois, de faire imprimer une pièce de théâtre, intitulée, Monsieur la Rapinière, l'Intéressé : Et défenses sont faites à toutes sortes de personnes de l'imprimer, vendre ni débiter, sauf ceux qui auront droit de lui, et ce pendant l'espace de six années. À peine de mille livres d'amende et autres peines portées par le dit Privilège.

Registré sur le Livre de la Communauté, le vingtième Janvier 1683.

Signé, C. ARGOT, Syndic.

Et le dit sieur de Barquebois a cédé son Privilège à ESTIENNE LUCAS, Marchand Libraire, pour en jouir suivant l'accord fait entre eux.


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Notes

[1] Prévôt : Prévôt, dans plusieurs petites villes, juge royal qui connaissait des causes entre les habitants non privilégiés. [L]

[2] Pratique : se dit absolument de la procédure et du style des actes, qui se font dans la poursuite d'un procès. [FC]

[3] Maltôtier : est celui qui éxige des droits qui ne sont point dûs, ou qui sont imposés sans autorité légitime. [T]

[4] Fesse-mathieu : On appelle ainsi Un usurier, un homme qui prête sur gage. [Acad. 1762]

[5] Crésus : Homme extrêmement riche. [L]

[6] Rat de cave : On appelle ironiquement rat de cave, un Commis des Aides qui va visiter et marquer les tonneaux des Cabaretiers, pour en faire payer le Gros et le Huitième. [T]

[7] Toucher le chapeau : On touche le chapeau pour saluer. Donc ici ces Commis si fiers ne saluent même pas.

[8] Tour du bâton : Tour du bâton, profit secret et illicite. [L]

[9] Apprentif : Celui qui est novice dans les arts et les sciences. [F]

[10] Vintimille : Ville de la cote italienne à la frontière actuelle de la France.

[11] Morguié : Altération pour Morgué qui une altération pou Morbleu. Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton.

[12] Affrioler : Terme populaire. Affriander, attirer par quelque amorce de plaisir. [F]

[13] Barrière : Bureaux établis aux portes et aussi à certaines limites de territoire pour la perception des droits d'entrée. [L]

[14] Carrière : Donner carrière, laisser le champ libre. [L]

[15] Garniser : barbarisme pour dire établir garnison, s'installer.

[16] Romagne : Région italienne au nord de la Toscane sur l'Adriatique.

[17] Germain : Cousin remué de germain, se disait autrefois pour cousin issu de germain. Substantivement. Il a le germain sur moi, il est cousin germain de mon père ou de ma mère.

[18] Pistole : monnaie qui vaut dix francs.

[19] Âme vespasienne : Quand on a l'âme vespasienne on ne pense pas à l'origine de ce qui nous rapporte de l'argent, mais à l'argent que cela nous rapporte.

[20] Ici il manque un début de vers de 9 pieds.

[21] Faquin : Crocheteur, homme de la lie du peuple, vil et méprisable. [F]

[22] Quartaut : Petite pièce de vin qui contient le quart d'un tonneau, ou presque un demi-muid. {F]

[23] Les deux vers suivants sont en grande partie illisibles.

[24] Exploit : Acte que fait un huissier pour assigner, saisir, etc. [FC]

[25] Pied fourché : Droit qu'on lève aux portes de Paris : ainsi dit des boeufs, des vaches, des moutons, et autres bêtes qui ont le pied fourchu, sur lesquelles ce droit se lève. [Ménage]

[26] Ab hoc et ab hâc : loc. adv. et famil. Confusément, sans raison. [L]

[27] Brocard : Étoffe brochée de soie, d'or ou d'argent. [Acac. 1762]

[28] Tabis : Sorte de gros taffetas ondé. [Acad. 1762]

[29] Grimoire : Livre dont on dit que les Magiciens se servent pour évoquer les démons, etc. On dit figurément et populairement, qu'Un homme sait le grimoire, entend le grimoire, pour dire, qu'Il est habile dans les choses dont il se mêle. [Acad. 1762]

[30] Pour boire : Petite libéralité que l'on donne en sus du prix convenu et comme signe de satisfaction. [L]

[31] Lairrer : Autrefois on disait, et aujourd'hui encore le peuple dit, je lairrai, pour je laisserai, je lairrais, pour je laisserais.

[32] Carré de toilette : Coffret où les femmes mettaient leurs peignes, etc. [L]

[33] Tablature : Arrangement de plusieurs lettres ou marques sur des lignes, pour marquer le chant à ceux qui chantent, ou qui jouent des instruments. On dit aussi figurément, Donner de la tablature à quelqu'un, pour dire, Lui donner de l'embarras, lui susciter quelqu'affaire fâcheuse. [Acad. 1762]

[34] Fandant : Celui qui veut se faire passer pour brave, se faire craindre. Faire le fendant. [L]

[35] Gonesse : Ville du nord de Paris, intégré à sa banlieue.

[36] Oison : Fig. et familièrement. Un oison, un homme, une femme sans intelligence, imbécile. [L]

[37] Matelote : Mets composé de plusieurs sortes de poissons apprêtés à la manière dont on prétend que les matelots les accommodent. [L]

[38] La Grève : Place de Paris sur le bord de la Seine, à côté de l'hôtel de ville, où se faisaient les exécutions juridiques. [L]

[39] Alguazil : C'est un mot Espagnol qui est connu depuis quelque temps en France pour signifier un Sergent ou Exempt. [F]

[40] Cela vaut fait : Tenir lieu de, avoir la signification de. [L]

[41] Pleige : Caution judiciaire, qui s'oblige devant le Juge de représenter quelqu'un, ou de payer ce qui sera jugé contre lui. [F]

[42] Gros : se dit aussi Du droit que l'on paye aux Fermiers des Aides pour chaque muid de vin que l'on vend en gros. [Acad. 1762]

[43] Acquit : Quittance, acte par lequel il paroist qu'on a payé. [F]

[44] Cervelle : Mettre, tenir en cervelle, en inquiétude, dans l'embarras. [L]

[45] Gauche : Par une autre extension. Le côté gauche, toute union entre un homme et une femme qui n'a pas été consacrée par l'état civil et par l'Église. [L]

[46] École d'ânière : pour dire un ignorant. [T]

[47] Nargue de vous : ou Peste de vous, se dit quand on veut témoigner quelque colère ou dédain contre quelqu'un. [F]

[48] Aposté : Mettre quelqu'un en avant pour épier, surprendre, tromper, insulter, etc.

[49] Rogue : Superbe, fier, altier, méprisant, peu courtois. [F]

[50] Droguet : Étoffe de laine de bas prix. [FC]

[51] Serge : Étoffe commune de laine qui est croisée. [L]

[52] Bandoulière : Large baudrier de cuir ou d'étoffe. Bandoulière d'un garde-chasse, d'un suisse. [L]

[53] Maltôte : Perception d'un droit qui n'est pas dû. [L]

[54] Massepain : Pâtisserie ou confiture faite d'amendes pilées avec du sucre. [F]

[55] Et de reste : adv. Plus qu'il n'est nécessaire. [FC]

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