MOLIÈRE ET SES AMIS

OU LA SOIRÉE D'AUTEUIL

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

Représentée pour la première fois, au Théâtre Français, par les comédiens ordinaires de l'Empereur, le 16 messidor an 12.

Purpureos spargam flores...... et fungar inant Munere.

AN XII. - 1804

PAR ANDRIEUX, de l'Institut National.

À PARIS, chez Madame MASSON, Libraire, Éditeur de Pièces de théâtre, rue de l'Échelle, Nº.558, au coin de celle St-Honoré. De l'Imprimerie de ROUSSEAU, rue St-Dominique-d'Enfer Nº8.

Représentée pour la première fois, au Théâtre Français, par les comédiens ordinaires de l'Empereur, le 16 messidor an 12.


Texte établi par Paul FIEVRE, août 2017.

Publié par Paul FIEVRE, septembre 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:59:42.


Si nous me ressemblons à ces grands personnages

Par les talents, par les ouvrages,

Ressemblons-leur par l'amitié.


PERSONNAGES ACTEURS.

MOLIÈRE. M. FLEURY.

LA FONTAINE. M. SAINT-FAL.

BOILEAU DESPRÉAUX. M. DAMAS.

CHAPELLE. M. BAPTIDTE, aîné.

MIGNARD. M. CAUMONT.

LULLI. M. MICHOT.

ISABELLE BÉJART. Mlle. VOLNAIS.

DEUX DOMESTIQUES, personnages muets.

LAFORÊT, servante de Molière. Mlle. DEVIENNE.

La scène est à Auteuil, chez Molière.


MOLIÈRE AVEC SES AMIS

Le Théâtre représente un salon de campagne.

SCÈNE PREMIÈRE.
Chapelle, Laforêt.

LAFORÊT.

Bonsoir, monsieur Chapelle.

CHAPELLE.

Eh ! Bonsoir, Laforêt.

LAFORÊT.

Vous venez de bonne heure, et rien encor n'est prêt.

Monsieur même est dehors.

CHAPELLE.

Où donc est-il, ton maître ? º

LAFORÊT.

Après son dîner, chaque jour

5   Dans le bois de Boulogne, il s'en va faire un tour ;

Il y rêve ; il travaille en cet endroit champêtre ;

Nous aimons bien Auteuil ; le village est charmant ;

Et puis, nous y vivons librement, et sans gêne.....

CHAPELLE.

Nos amis ne sont pas venus ?

LAFORÊT.

Jusqu'à présent

10   Je n'en ai vu qu'un seul, monsieur Delafontaine,

Qui depuis plus d'une heure, au jardin se promène ;

Voulez-vous l'aller joindre ?

CHAPELLE.

Eh ! Non, ma chère enfant.

La bonhomme n'a pas l'entretien fort brillant.

Je vais attendre ici. Depuis une semaine

15   Molière est mieux pourtant ?

LAFORÊT.

  Beaucoup mieux, Dieu merci ;

Dame ! nous avons eu pour lui bien du souci.

CHAPELLE.

Ce soir, pour sa convalescence,

En signe de réjouissance,

Ici nous souperons ; nous traiteras-tu bien ?

LAFORÊT.

20   N'ayez pas peur ; allez ; je ne vous plaindrai rien.

Mon pauvre maître, hélas ! je l'aime et le révère,

Entendez-vous ? Autant que si c'était mon père ;

Et tant que je vivrai, me vînt-il des trésors,

Je resterai chez lui, s'il ne m'en met dehors.

25   Mais je n'en ai pas peur ; car je sais bien qu'il m'aime ;

Aussi voilà seize ans, arrive le carême,

Que je suis chez monsieur, et ce n'est pas un jour ;

Ce soir, de sa santé pour fêter le retour,

Je vous ferai donc bonne chère.

CHAPELLE.

30   Je promets au souper de faire honneur, ma chère

Aujourd'hui je n'ai pas dîné.

LAFORÊT.

Ah ! Mon Dieu !... si vous vouliez prendre

Quelque chose ?...

CHAPELLE.

Moi ? non, je crois pouvoir attendre.

LAFORÊT.

Comme vous entriez, six heures ont sonné.

CHAPELLE.

35   Oui ; mais jusques à cinq nous avons déjeuné.

LAFORÊT.

Ah ! vous me rassurez.

CHAPELLE.

Sais-tu, ma chère amie,

Qu'au cabaret j'étais en bonne compagnie ?

Un comte, deux marquis, à la cour bien venus !

Nous avions fait gageure à qui boirait le plus.

LAFORÊT.

40   Et vous l'avez gagnée ?

CHAPELLE.

  Assurément, ma chère ;

Et tu vois qu'il n'y paraît guère.

Prêt à recommencer.

LAFORÊT.

Oh ! Vraiment, aujourd'hui,

À souper, vous allez faire encor pis, je gage.

CHAPELLE.

Tu dis comme ton maître !... Il veut me gâter !... Oui !

45   Me rendre sobre comme lui !

Il est toujours au lait ! C'est un triste breuvage !

Un poète !... du lait ! Fi donc ! Fi ! Quel travers !

Ce n'est que dans le vin, qu'on trouve les bons vers.

Ma dernière chanson ! elle est vraiment charmante.

Il prélude.

50   Tiens ; veux-tu que je te la chante ?

Ton maître n'a point fait de vers plus délicats.

LAFORÊT.

Vous, égaler mon maître ? Ah! ne l'espérez pas.

Vous y brûleriez tous vos livres.'

Je m'y connais, allez , et j'ai le sens commun.

55   Il fait de meilleurs vers a jeun,

Que vous tous, quand vous êtes yvres.

CHAPELLE.

Eh ! Ne te fâche pas ; je sais tout ce qu'il vaut ;

Oui ; qu'il devienne ivrogne ; il sera sans défaut.

LAFORÊT.

Comme vous, n'est-ce pas ?

CHAPELLE.

Mais à propos, ma bonne,

60   N'est-il encor venu personne

Me demander ici ?

LAFORÊT.

Pourquoi faire ?

CHAPELLE.

Entre nous,

Si j'arrive sitôt, c'est que j'ai rendez-vous

Avec certaine dame ; elle est de mes amies,

Toute jeune, et des plus jolies.

65   Tu la feras entrer en grand secret...

LAFORÊT.

  Nenni.

Nous attendons ce soir messieurs Mignard, Lulli,

Despréaux, Lafontaine, et vous enfin. Mon maître

Avec ses bons amis uniquement veut être.

CHAPELLE.

Mais cette dame-ci...

LAFORÊT.

N'entrera pas, ma foi.

70   Voyez donc ! On ne peut être maître chez soi.

Étant seul avec vous, monsieur comptait vous lire

Cette pièce qu'il vient d'achever pour le roi :

Le Bourgeois Gentilhomme !... Attendez-vous à rire ;

Il m'en a déjà lu des passages, à moi !

75   Il vous met là-dedans des mots qui sont si drôles,

Il arrange si bien ses scènes et ses rôles,

Qu'on croirait bien souvent que c'est tout de bon, dà !...

Je ne sais pas où diable il trouve tout cela.

CHAPELLE.

Comment donc ? Laforêt... mais tu deviens savante ?

80   Il te lit quelquefois ce qu'il fait.

LAFORÊT.

  Je m'en vante !

Il ne met rien au jour que je n'aie approuvé,

Et même il vous dira qu'il s'en est bien trouvé.

Vous verrez le Bourgeois !... Nicole la servante !...

Mais enfin avec vous c'est assez babiller.

85   Il faut à mon souper que j'aille travailler.

Adieu monsieur Chapelle.

CHAPELLE.

Adieu, ma bonne amie.

Au moins, tu laisseras entrer ma compagnie.

LAFORÊT.

Je ne crois pas cela.

CHAPELLE.

C'est moi qui t'en réponds...

LAFORÊT.

La bonne caution !....

CHAPELLE.

Tu verras.

LAFORÊT.

Nous verrons.

Elle sort.

SCÈNE II.

CHAPELLE, seul.

90   La pauvre Laforêt ne sait pas qui j'amène,

Et Molière lui-même est loin de le penser ;

Mais il ressent dans l'âme une secrète peine

Dont je veux le débarrasser.

Il se tourmente ! Il s'inquiète !

95   Isabelle est un peu coquette ;

Il faut l'avouer franchement ;

Mais elle l'aime au fonds, et très sincèrement.

Doit-il, sur un soupçon, se brouiller avec elle ?

À la prière de la belle,

100   Moi, je me suis chargé du raccommodement.

Ce soir sous un déguisement

Elle compte ici le surprendre !

Nous verrons !... mais en ce moment

Il vient !... Il parle seul ! Je voudrais bien l'entendre.

SCÈNE III.
Chapelle, Molière.

MOLIÈRE, à part, sans voir Chapelle.

105   Pour le coup, je vous tiens, et vous serez tancés,

Messieurs les courtisans, coeurs faux, intéressés,

Qui sous des dehors agréables,

Êtes cent fois plus méprisables

Que mon pauvre Bourgeois dont les airs peu sensés

110   Ne couvrent pas du moins des vices haïssables.

CHAPELLE, à part, de son côté.

Qui diantre à ce front soucieux,

À cet air de mélancolie

Prendrait cet homme sérieux

Pour un faiseur de comédie ?

MOLIÈRE, toujours à part.

115   Nous aurons, pour finir, un ballet turc ; Lulli

Sera bouffon, sous l'habit de muphti.

L'imagination est tant soit peu fantasque ;

Mais elle fera rire ; il faut bien quelquefois,

Comme disait maître François,

120   Habiller la raison en masque,

Surtout quand on la veut faire entrer chez les rois.

Apercevant Chapelle.

Ah ! te voilà !... Bonsoir Chapelle.

Pardon ; je ne te voyais pas. .

CHAPELLE.

Tu t'occupais, je crois, de ta pièce nouvelle ?

MOLIÈRE.

125   Il est vrai ; j'y songeais et j'en parlais tout bas.

Demain matin je veux vous en faire lecture,

Vous en demander vos avis ;

Car vous restez ce soir; vous me l'avez promis.

CHAPELLE.

Moi ? De tout mon coeur, je t'assure.

130   Puis, je compte si bien enivrer nos amis,

Qu'ils demandent un lit plutôt qu'une voiture.

MOLIÈRE.

On m'a conté, comme un de tes exploits nouveaux,

Que tu fis l'autre jour trop boire Despréaux ?

CHAPELLE.

C'était pour me venger ; toujours prompt à médire

135   Ce Boileau des buveurs me faisait la satire,

Et gravement me pérorait.

Je l'ai tout doucement conduit au cabaret.

Là, tout en l'écoutant et sans le contredire,

Je lui versais à boire, et mon homme à la fin,

140   Toujours grondant, buvant, et se donnant carrière,

Se coiffa le cerveau de la bonne manière,

En déclamant contre le vin.

MOLIÈRE.

C'est la mode à présent !... Voilà comme vous êtes !...

CHAPELLE.

Toi-même je t'ai vu quelquefois en goguettes.

MOLIÈRE.

145   Mais jamais jusqu'au point de perdre la raison.

CHAPELLE.

Va ; tout homme la perd, chacun à sa façon.

Le vin est mon penchant ; le tien c'est la tendresse.

Isabelle est l'écueil fatal à ta sagesse.

MOLIÈRE.

Isabelle !

CHAPELLE.

Oui ; la petite Béjart.

150   Vous boudez maintenant, chacun de votre part ;

Mais elle en est fâchée, et tu l'es autant qu'elle.

MOLIÈRE.

Non, non ; je suis guéri , crois-moi,

Et je n'aime plus Isabelle.

CHAPELLE.

Allons donc ; sois de bonne foi ;

155   Isabelle est charmante, et toujours applaudie ;

Elle est pour ton théâtre un sujet excellent ; -

Dans ta dernière comédie

Elle a fait preuve de talent !

MOLIÈRE.

Certain duc espagnol va toujours chez sa mère !

CHAPELLE.

160   C'est là ce qui t'occupe !... Eh ! Mais quelle chimère

Vas-tu te mettre dans l'esprit ?

Chez madame Béjart où l'on se divertit

La bonne compagnie abonde

Et ce seigneur y va comme tout le beau monde.

MOLIÈRE.

165   La mère le reçoit ; la fille lui sourit.

CHAPELLE.

Pourquoi non ?... Cela te chagrine !

Pour te plaire, faut-il qu'elle fasse la mine ?

MOLIÈRE.

Elle est coquette.

CHAPELLE.

Un peu ; doit-on s'en étonner ?

C'est un tort de son âge, et qu'on peut pardonner.

170   Pourquoi donc t'affliger ?.... La sotte fantaisie !

Tu nous as tant fait rire aux dépens des jaloux,

Et tu serais toi-même atteint de jalousie !

Je le vois aux soupçons dont ton âme est saisie ;

L'amour fait d'un grand homme, un homme comme nous.

MOLIÈRE.

175   Ah ! Si j'étais enclin à cette frénésie,

Isabelle souvent tourmenterait ma vie !

Je ne le vois que trop, et je crois qu'il vaut mieux

Éviter des chagrins...

CHAPELLE.

Ma foi, mon cher Molière,

Tu prends la chose aussi d'un ton trop sérieux.

180   Traitons l'amour gaîment, et tenons-nous joyeux.

Tâche de m'imiter; ma vie est régulière ;

Moi, je m'enivre tous les jours ;

De belle en belle je cours ;

Le changement me réveille ;

185   Je suis volage en amours

Et fidèle à la bouteille...

MOLIÈRE.

Allons ; je prendrai soin de me régler sur toi.

Ta morale est fort douce.

CHAPELLE.

Et c'est la véritable.

Tu te crois plus sage que moi ;

190   Mais...

MOLIÈRE.

  Grâce au ciel, voici quelqu'un de raisonnable.

Bonsoir à notre cher Mignard.

SCÈNE IV.
Molière, Chapelle, Mignard.

MIGNARD.

Je crains d'arriver un peu tard.

J'étais à l'atelier ; quand je m'y sens en veine,

J'y dois à mes pinceaux les moments les plus doux ;

195   J'y reste avec plaisir et j'en sors avec peine,

Si ce n'est pour chercher des amis tels que vous.

MOLIÈRE.

Nos convives encor ne sont pas venus tous.

Sans doute ils ne tarderont guère.

MIGNARD.

Ta santé se soutient, j'espère ?

MOLIÈRE.

200   Oui, je suis beaucoup mieux ; j'ai repris mes travaux ; **

Mais voici l'ami Despréaux.

CHAPELLE.

Le fléau, la terreur de quiconque rimaille,

Grand prévôt du Parnasse.....

SCÈNE V.
Molière, Chapelle, Despréaux, Mignard.

DESPRÉAUX.

Eh ! Bonsoir, mes amis.

MOLIÈRE.

Bonsoir. Que dit-on à Paris ?

DESPRÉAUX.

205   Je n'en viens pas. J'arrive de Versailles.

CHAPELLE.

Ah ? Tu te mêles donc d'être aussi courtisan ?

DESPRÉAUX.

Je viens de faire une visite

À madame de Montespan ;

J'ai vu le roi chez elle.....

CHAPELLE.

Et sans doute, bien vite,

210   Saisissant le moment favorable au succès

Tu viens de demander quelque grâce nouvelle ?

DESPRÉAUX.

Justement. Car j'étais allé là tout exprès. .

J'ai fait une demande importante.

MIGNARD.

Laquelle ? .

DESPRÉAUX.

Comme le dit l'ami Chapelle,

215   Profitant de l'occasion,

J'ai supplié, mais avec grande instance,

Sa majesté d'avoir la complaisance

De supprimer ma pension,

de vouloir bien m'ôter trois mille francs de rente.

CHAPELLE.

220   Vraiment !... La faveur est plaisante !

MIGNARD.

On ne fait pas souvent au roi *

Pareille demande, je croi.

DESPRÉAUX.

Aussi l'ai-je surpris, et s'est-il mis à rire 9

D'un air tout rempli de bonté.

225   Qu'est ceci, Despréaux ? est-ce un trait de satyre ?

M'a dit le roi ; Non , mais c'en est un, Sire,

De justice et de probité.

Tout le Parnasse est attristé ;

D'un commis ignorant sottise sans pareille !

230   On vient, Sire, de supprimer

La pension de Corneille.

Et moi qu'auprès de lui j'ose à peine nommer,

Moi qui n'ai point son sublime génie,

Je reste sur la liste ? Oh ! non, je vous supplie ;

235   Cela ne se peut pas, foi d'honnête rimeur ;

La pension me fait sûrement grand honneur ;

Mais avant qu'à Corneille on retranche la sienne,

Pour être juste, Sire, il faut m'ôter la mienne.

MOLIÈRE.

Bien. Qu'a dit le roi, s'il vous plaît ?

DESPRÉAUX.

240   Demandez-moi plutôt ce qu'il a fait.

La pension est rétablie ;

Et sa majesté vient encor,

Dans une bourse en broderie,

D'y joindre deux cents louis d'or,

245   Qu'elle envoie au vieillard, Sophocle de notre âge.

Mon neveu, qui m'avait là-bas accompagné

Avec plaisir s'est chargé du message ;

À Paris il est retourné ;

Et dans quelques instants, Corneille qui l'ignore,

250   Du monarque bienfaisant

Va recevoir un présent

Qui tous les deux les honore.

MOLIÈRE.

Il vous honore aussi ; le trait est généreux

Et montre bien ce que vous êtes !

MIGNARD.

255   Ce Despréaux qui fait trembler tant de poètes,

Il est bonhomme, au fonds.

CHAPELLE.

Cet acte courageux

Vaut mieux que de bons vers, et me plaît davantage.

DESPRÉAUX.

Cela ne devrait pas s'appeller du courage.

J'ai dit la vérité.

MIGNARD.

Métier fort dangereux !

DESPRÉAUX.

260   Je ne tiendrai pourtant jamais d'autre langage.

Il faut dans mes discours que mon coeur se soulage.

Mais à la probité toujours assujetti

C'est ma seule raison qui règle mon suffrage.

À l'envie, à l'intrigue, à l'esprit de parti

265   Jamais je n'ai prêté l'oreille.

MIGNARD.

Racine est son meilleur ami ;

Mais il rend hommage à Corneille.

CHAPELLE.

Eh ! mais ?... n'entends-je pas Lulli ?

MIGNARD.

Oui, vraiment. Le voici qui s'avance en musique.

DESPRÉAUX.

270   Écoutons. Sa démarche est gravement comique.

SCÈNE VI.
Molière, Chapelle, Lulli, Despréaux, Mignard.

LULLI.

Entre gravement, en chantant d'une manière bouffonne.

« Mi star Muphti ;

Ti , qui star ti ?

Se ti sabir,

Ti respondir ;

275   Se non sabir,

Tazir, tazir. »

Il parle avec un accent italien très marqué.

Hé, comment trouvez-vous ce chant là, je vous prie ?

Dis-moi, caro Molière, avons-nous terminé

Notre petite comédie ?

280   Déjà pour la cérémonie,

Mon ballet turc est dessiné.

MOLIÈRE.

Je m'attends à quelque folie.

LULLI.

Tu pourras te vanter que Baptiste Lulli,

Il aura fait pour son ami Molière

285   Quelque chose de bien joli.

DESPRÉAUX.

N'allez pas nous donner de farce trop grossière.

LULLI.

Je serai, je vous le promets,

Un superbe muphti ; je me fais faire exprès

Une barbe des mieux fournies ;

290   La casaque trainante, à manches élargies ;

Un grand turban pointu ; puis, pour son ornement,

J'allume tout autour douze rangs de bougies ;

L'illumination marchera gravement ;

La voyez-vous d'ici ? L'effet sera charmant ;

295   Et puis, je chanterai, sur le ton des prières :

Il chante.

« Mahameta, per Giourdina,

Mi pregar sera è mattina. »

CHAPELLE.

Quoi ! Tu comptes jouer toi-même ?

LULLI.

Assurément

Ici Laforêt entre.

CHAPELLE.

Baptiste, mon ami, que diront tes confrères,

300   Les secrétaires du roi ?

Leur vanité va se plaindre de toi.

LULLI.

Hé, tout comme ils voudront; il ne m'importe guère ;

J'amuserai le maître , et s'ils étaient sincères,

Ils conviendraient tous , par ma foi

305   Que, s'ils savaient le faire, ils feraient comme moi.

MOLIÈRE.

Il dit vrai.?Du souper l'heure, est je crois, prochaine ;

Il ne nous manque plus que le bon Lafontaine.

LAFORÊT.

Il est là bas, dans le jardin ,

Allant, venant le long de notre treille ;

310   Dans sa distraction , dont rien ne le réveille,

Il suit au hasard son chemin.

DESPRÉAUX.

Eh ! oui, la poésie est son unique affaire ;

Il néglige le reste ; indolent et distrait,

« Il se lève au matin sans savoir pourquoi faire ;  [ 1 Ces quatre vers sont d'un abbé Verger ; ami de La Fontaine. On les trouve dans une lettre adressée à La Fontaine lui-même, oeuvres diverses, édit. en 3 vol. in 8º. à Paris, veuve Pissot, 1729.]

315   Il se promène, il va sans dessein, sans objet ;

Et se couche le soir sans savoir d'ordinaire

Ce que dans le jour il a fait. »

MIGNARD.

Parbleu ! Voilà bien son portrait !

CHAPELLE.

Ajoutez-y la façon singulière

320   Dont il est ; l'habit mal attaché,

Le rabat sans devant derrière

Et les bas à l'envers...

MOLIÈRE.

Oui ; c'est là sa manière.

Dans son extérieur il n'est point recherché ;

325   Ce sont de petits soins dont il est peu touché ;

Mais sous l'apparence grossière

Un esprit divin est caché.

DESPRÉAUX.

Ah ! Divin , en effet ; vous dites vrai, Molière.

Mais je pense qu'aujourd'hui

330   Du malheureux Fouquet la disgrâce soudaine

Doit affliger notre cher La Fontaine.

Il perd un généreux appui !...

MOLIÈRE.

Eh ! Bien pour adoucir ou partager sa peine,

Allons tous au devant de lui.

335   Ta soirée est riante et fraîche ce me semble ;

Nous pourrons au jardin nous promener ensemble,

Tandis que Laforêt prépare ce qu'il faut

Pour le souper.

MIGNARD.

Allons.

LAFORÊT, bas à Chapelle.

Monsieur Chapelle, un mot.

Tous sortent, excepté Chapelle et Laforêt.

SCÈNE VII.
Chapelle, Laforêt.

CHAPELLE.

Que veux-tu, Laforêt ?

LAFORÊT.

Il faut que je vous dise

340   Qu'on est arrivé.

CHAPELLE.

Qui ?

LAFORÊT.

  Les dames dont tantôt

Vous me parliez ici ; toutes deux sont là haut,

Dans ma chambre ; la fille à présent se déguise...

CHAPELLE.

Tu leur as donc permis d'entrer ?

LAFORÊT.

Certainement ;

Et si vous m'aviez dit, dès le premier moment,

345   Qui c'était !

CHAPELLE.

J'ai voulu t'en donner la surprise.

J'ai besoin de les voir....

LAFORÊT.

Vous n'avez qu'à monter.

CHAPELLE.

L'Amour est du complot ; Bacchus le favorise ;

Sur un succès heureux j'ose presque compter.

SCÈNE VIII.

LAFORÊT, seule.

350   J'augure bien aussi, moi, de son entremise.

À leurs projets je suis d'humeur à m'y prêter ;

On veut faire la paix ; ma foi ! J'en suis ravie !

Mon pauvre maître avait tant de chagrin !... Labrie,

Lesbin, allons, ici qu'on mette le couvert

355   De la glace et du vin ! .... j'aurai soin du dessert ! ....

Pendant ce petit monologue de Laforêt, on apporte la table et le souper.

Mais quelqu'un vient ! ... ma surprise est extrême !

Eh ! c'est monsieur Lafontaine lui-même.

Tandis que ces messieurs le cherchent au jardin,

Il en sera sorti par un autre chemin.

SCÈNE IX.
La Fontaine, Laforêt.

LA FONTAINE entre en rêvant, et sans voir Laforêt.

360   Mon élégie est faite, et mon âme affligée,

En exhalant ces vers, s'est au moins soulagée !

LAFORÊT.

Par où donc avez-vous passé ?

Monsieur !... Peut-on sans vous distraire ?

LA FONTAINE, toujours sans voir Laforêt.

Devait-il éprouver la fortune contraire,

365   Celui que si longtemps elle avait caressé ?

Ce grand Sur-intendant, lui qu'admirait la France,

Voit tomber tout d'un coup son honneur, sa puissance !

Un jour, un seul jour l'a perdu.

Le vent frappe et détruit l'arbre qui lui résiste ;

370   L'humble roseau plie et subsiste,

Par sa faiblesse défendu.

LAFORÊT, à part.

Je sais ce qui le rend si triste ;

Il plaint Monsieur Fouquet ; il en a bien sujet.

LA FONTAINE.

Vous parlez de Monsieur Fouquet ?

375   Qu'en dit-on? que fait-il? souffrez que je réclame...

LAFORÊT.

Eh ! quoi donc ?...

LA FONTAINE.

Vous prenez à lui de l'intérêt ;

Auriez-vous à la cour quelque crédit, Madame ?

LAFORÊT.

Moi ?... Moi ?... Mais je suis Laforêt.

Regardez-donc.

LA FONTAINE, revenant un moment de sa distraction.

Ah !... Ah !... c'est vrai.

Il retombe dans sa rêverie.

Dans sa détresse

380   Je dois me souvenir de ce qu'il fit pour moi,

Et lui rendre aujourd'hui tendresse pour tendresse.

Si je puis le servir, oh ! Dieu ! Quelle allégresse !

On a souvent besoin d'un plus petit que soi.  [ 2 Vers de La Fontaine.]

Mais que tenter ? Que faire ? Espérance trop vaine !

385   Dans le monde je ne puis rien,

Moi qui n'ai ni crédit ni bien,

Moi qui suis, quoi ? Jean La Fontaine...

J'aurai beau m'efforcer et prendre de la peine ;

J'ai bien, la volonté ;. mais je n'ai nul moyen...

390   Que ce faible talent que j'obtins en partage

Paye au moins son tribut au malheur d'un ami !

Il fait assez d'ingrats !..... La fortune volage

Ne peut me détacher de cet objet chéri ;

Je lui donne des vers, ne pouvant davantage...

SCÈNE X.
Lulli, Mignard, Despréaux, La Fontaine, Chapelle, Laforêt.

DESPRÉAUX.

395   Ah ! Le voici lui-même !... Où s'était-il caché ?

CHAPELLE.

Tu nous as fait courir.

LA FONTAINE.

Vraiment ?... J'en suis fâché,

De quelqu'autre côté j'étais allé sans doute.

De Paris jusqu'ici j'ai fait à pied la route;

J'ai passé ma journée à composer des vers,

400   Une triste élégie où ma plaintive muse

De son cher bienfaiteur déplore le revers ;

L'ouvrage est assez bon, si l'orgueil ne m'abuse.

DESPRÉAUX.

Montrez-le ; nous verrons.

LA FONTAINE.

Non, ce n'est pas l'instant

D'occuper vos esprits d'un objet attristant ;

405   Moi-même j'ai plutôt besoin de me distraire,

Et je veux être à vous entièrement ce soir,

Mes amis !

CHAPELLE.

C'est bien dit ; pourquoi broyer du noir

Et s'affliger, lorsque l'on peut mieux faire ?

LULLI.

Je suis pour qu'on s'amuse.

MIGNARD.

Et moi j'en dis autant,

410   Nous voyons, grâce au ciel, Molière mieux portant !

Quel bonheur pour la comédie !

DESPRÉAUX.

Ajoutez-y pour ses amis ,

Pour son siècle et pour son pays ,

Dont il est le plus beau génie.

CHAPELLE.

415   Ma foi, je suis de ton avis. .

C'est notre maître, à tous ; sous sa plaisanterie

Que de raison souvent et de philosophie !

Le chef-d'oeuvre le plus divin

Qui soit jamais éclos du cerveau d'un humain,

420   C'est Tartuffe.

LA FONTAINE.

  Messieurs, j'ai lu ces jours passés,

Le prophète Baruch ; je goûte sa manière ;

Dites-moi donc un peu, si vous le connaissez ?

DESPRÉAUX.

Oui.

LA FONTAINE.

Croyez-vous qu'il eût plus d'esprit que Molière ? ;

Ou bien Molière en a-t-il plus que lui ?

DESPRÉAUX, lui frappant sur l'épaule et le faisant apercevoir qu'un de ses bas est à l'envers.

425   Mon cher Monsieur de La Fontaine,

Vous avez mis un bas à l'envers aujourd'hui.

LA FONTAINE.

Mais répondez-moi donc.

DESPRÉAUX.

Non ; ce n'est pas la peine.

CHAPELLE.

Laisse-là ton Baruch...... Le bonhomme, ma foi,

Souvent dans ses propos est moins sensé que moi.

SCÈNE XI.
Les précédents, Molière.

MOLIÈRE.

430   Me voici, mes amis ; allons, que la soirée

À la joie, au plaisir, soit toute consacrée.

LAFORÊT.

Messieurs, le souper est tout prêt,

Et vous pouvez vous mettre à table

CHAPELLE, bas à Laforêt.

Tu songes à notre projet ?

LAFORÊT, bas à Chapelle.

435   Laissez faire. J'attends le moment favorable.

LULLI.

Mettons-nous donc à table, et restons-y longtemps.

Ils s'asseyent à table dans l'ordre suivant, en commençant par la droite : Molière, Chapelle, Mignard, Lulli, Despreaux, La Fontaine.

CHAPELLE.

D'être ici réunis nous sommes tous contents.

Je vous porte d'abord une santé; c'est celle

Du maître de la maison.

MIGNARD.

440   De tout mon coeur,

DESPRÉAUX.

  Verse, Chapelle,

LULLI.

Verse tout plein.

LA FONTAINE.

Je ne dirai pas : non.

CHAPELLE.

À Molière !

TOUS excepté Molière.

À Molière !

MIGNARD.

Ah ! Si nous pouvions boire,

Ensemble, aussi longtemps que durera sa gloire !

MOLIÈRE.

Je ne vous ferai pas raison,

445   Mes amis ; car le lait est ma seule boisson.

Mais de vos voeux qu'il apprécie,

Mon coeur ému vous remercie.

Vous allez tout-à-fait me rendre la santé !

CHAPELLE.

S'il ne faut que de la gaîté,

450   L'amitié la plus tendre, un peu d'ivrognerie...

LULLI.

À me griser ce soir je suis bien résolu.

LA FONTAINE.

Quand on est entre amis, on peut boire sans craindre

On n'a rien à cacher ; le coeur est tout à nu ;

On peut penser tout haut, et se parler sans feindre.

MOLIÈRE.

455   Vivons toujours de la sorte entre nous,

Mes bons amis, et malheur aux jaloux

Que notre union peut surprendre !

Nous sommes faits pour nous entendre,

Pour nous estimer, nous chérir,

460   Pour jouir franchement des succès l'un de l'autre.

CHAPELLE.

Oui, vers un noble but ensemble on peut courir.

Si mon ouvrage est bon, doit-il gâter le vôtre ?

De la gloire d'autrui ce qu'on pourrait ôter,

À la sienne jamais on ne peut l'ajouter.

465   C'est vainement qu'on y travaille.

LULLI.

Sans doute ; chacun a sa taille ;

Il faut savoir s'en contenter.

LA FONTAINE.

C'est un pays fort grand que le Parnasse ;

Chacun y peut trouver sa place ;

470   Le tout est de la mériter.

DESPRÉAUX.

Ces poètes fameux nos maîtres, nos modèles,

Furent des amis vrais, fidèles ;

À Virgile, à Tibulle, Horace était lié ;

Si nous ne ressemblons à ces grands personnages

475   Par les talents, par les ouvrages,

Ressemblons leur par l'amitié.

MOLIÈRE.

Assuré de votre tendresse ,

Je dois vous demander des avis éclairés ;

Demain matin, vous entendrez,

480   Mes amis, ma nouvelle pièce,

Le Bourgeois-Gentilhomme, et vous la jugerez.

Mais sur-tout point de complaisance.

DESPRÉAUX.

Oh ! Ce n'est pas là mon défaut,

Tu le sais ; tu seras critiqué comme il faut.

485   On attend cet ouvrage avec impatience.

LA FONTAINE.

On parle aussi beaucoup du nouvel opéra

De notre ami Lulli.

LULLI.

Bientôt on le jouera.

Ah ! Per Dio ! c'est là, de la musique.

Vous l'entendrez ; c'est un chef-d'oeuvre unique,

490   Enfin c'est du Lulli ; c'est tout dire, cela.

Vous mourrez de plaisir d'entendre mon Armide.

CHAPELLE.

Et comment ? Tu l'as donc refaite depuis peu ?

On nous avait conté qu'un conseil trop rigide

T'avait persuadé de la jeter au feu ?

LULLI.

495   Au feu ? Mon bon ami ! J'aurais brûlé ma gloire !

Mais tu ne sais donc pas l'histoire ?

CHAPELLE.

Non. Qu'est-ce !

LULLI.

Hé ! Carino ! Je vais te la conter.

CHAPELLE.

Soit. Mais commence-là par boire,

Et nous boirons aussi, nous, pour mieux t'écouter.

LULLI.

500   Tu sais que par la maladie

J'ai manqué l'autre hiver de n'être plus en vie.

Il vint un homme noir, tout auprès de mon lit,

Me parler doucement; voici comme il me dit :

Mon bon ami, pensez qu'il est bien nécessaire

505   De faire voir à tous que vous êtes fâché.

De tout le mal que vous avez pu faire ;

Se mêler d'opéra, c'est un très grand péché ;

Le bon Dieu, voyez-vous ? s'en offense et s'en pique.

Il veut que pour lui seul on fasse la musique,

510   On m'a conté que vous êtes l'auteur

D'un opéra nouveau, superbe et magnifique,

Mon bon ami, c'est un malheur ;

Ce qui s'est fait est fait, et je dissimule ;

Mais du moins, il n'est pas encor représenté ;

515   Donnez-le moi ; que je le brûle,

Afin que vous mouriez avec tranquillité.

CHAPELLE.

Eh ! bien ? Tu l'as donné ?

LULLI.

Sans doute.

Pouvais-je refuser ?

CHAPELLE.

Voilà ce qu'on m'a dit,

Et j'avais donc raison.

LULLI.

Écoute :

520   Je n'ai pas fini mon récit.

La santé me revint, mais non pas tout de suite.

Quand je fus un peu mieux, le Prince de Conti,

(Comme il me fait l'honneur d'être mon bon ami )

Son altesse un matin me vint faire visite.

525   Il me dit : Baptiste, entre nous ,

Avec ton beau talent tu me sembles bien bête

De t'être laissé mettre en tête

De brûler ton Armide ; eh ! Nous y perdons tous ;

Pauvre homme !... Ils t'ont fait faire une grande folie ;

530   Le roi-même a daigné témoigner des regrets....

Paix, monseigneur, lui dis-je, paix ;

Ne me grondez pas, je vous prie ;

J'ai bien su ce que je faisais ;

J'en avais une autre copie.

LA FONTAINE.

535   Ah ! Le fourbe !

MIGNARD.

  Le tour n'est pas mal inventé.

CHAPELLE.

Allons ; buvons à sa santé.

LA FONTAINE.

À la santé d'Armide.

MIGNARD.

Et de l'ami Baptiste.

DESPRÉAUX.

Quel malheur c'eût été, si nous l'eussions perdu !

LULLI.

Eh ! Oui, si j'étais mort, cela m'aurait rendu

540   Le caractère bien plus triste.

CHAPELLE.

Hé ! sois triste plutôt d'en être revenu.

LULLI.

Pourquoi donc ; s'il vous plaît ?

CHAPELLE.

Aurais-tu la manie,

Imbécile, dis-moi, de tenir à la vie ?

LULLI.

Hé ! mais, dans ce moment, je l'aime assez, vois-tu ?

SCÈNE XII.
Les Précédents, Laforêt.

LAFORÊT.

545   Monsieur !...

MOLIÈRE.

Que me veut-on ?

LAFORÊT.

  C'est une jeune fille

Qui voudrait vous parler.

CHAPELLE.

Est-elle un peu gentille ?

LAFORÊT.

Est-ce qu'on prend garde à cela ?

Mais gentille ou non, elle est là

Qui montre un chagrin véritable. .

550   C'est la fille du jardinier,

De Thomas, que Monsieur chassa le mois dernier...

MOLIÈRE.

Mais ce n'est pas l'instant, quand nous sommes à table....

CHAPELLE.

Au contraire, vraiment; tu seras plus traitable,

Plus indulgent; il faut la recevoir ;

555   Et d'ailleurs, nous serons fort aises de la voir ;

Va, Laforêt ; amène-là bien vite.

LAFORÊT.

Vous l'ordonnez ? Entrez, petite.

SCÈNE XIII.
Les Mêmes, Isabelle déguisée en jardinière.

ISABELLE, avec beaucoup de timidité.

Messieurs... Pardon... Je n'ose... Aurez-vous la bonté ?

LA FONTAINE.

Elle tremble comme la feuille !

MIGNARD.

560   Cette belle enfant-là mérite qu'on l'accueille !...

LULLI.

Elle est jolie , en vérité !

MOLIÈRE.

Approchez-vous.-

Il se lève de surprise, et dit à part.

C'est Isabelle !....

ISABELLE.

Monsieur me reconnaît, j'espère ?

MOLIÈRE.

Assurément.

Que voulez-vous, mademoiselle ?

565   Vous prenez mal votre moment !

ISABELLE.

Êtes-vous encore en colère ?

MOLIÈRE.

Oui, sans doute, j'y suis ;j'y dois être toujours.

ISABELLE.

C'est un malheur pour nous d'avoir pu vous déplaire ;

Ce n'est pas notre faute.

MOLIÈRE.

Ah ! Trêve de discours.

570   Quand j'ai pris mon parti , moi je n'en reviens guère.

Tout est dit entre nous.

CHAPELLE.

Molière, qu'est cela ?

Est-ce ainsi qu'on reçoit cette belle enfant-là ?

MOLIÈRE.

De grâce, mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.

CHAPELLE.

Ne te fâche donc pas ; voyons, écoutons-la.

Il se lève de table.

575   Ma petite, comment vous nomme-t-on ?

ISABELLE.

  Charlotte,

À vous servir, Monsieur.

LULLI.

Elle n'est pas tant sotte.

CHAPELLE.

Moi, je veux arranger l'affaire que voilà.

Elle vient pour rentrer en grâce !

Son père eût-il des torts, il faut qu'on les lui passe.

ISABELLE, à Molière.

580   On vous a tourmenté de soupçons odieux,

Et de craintes imaginaires ;

Les méchants et les envieux ,

Du bonheur qu'ils n'ont pas éternels adversaires,

Pour nuire, pour brouiller, font toujours de leur mieux.

MOLIÈRE.

585   Non, non; ce qu'on m'a dit n'est que trop véritable,

Et j'ai sujet d'être fâché ;

Pour prix d'un sentiment qui ne fut point caché,

Je prétendais de vous un sentiment semblable !

Votre coeur n'était point touché !

ISABELLE.

590   Ô ciel !... Pouvez-vous dire une chose pareille !

CHAPELLE.

Allons ; prouvez-lui qu'il a tort.

MOLIÈRE.

Mais .... la reconnais-tu d'abord ?

C'est Isabelle.

CHAPELLE.

Eh ! oui, je le sais à merveille.

MOLIÈRE.

Ah ! Tu le sais vous êtes donc d'accord ?

ISABELLE, à Molière.

595   De ce duc espagnol qu'on croit si redoutable

J'ai reçu ce matin le billet que voici.

Lisez. Vous serez éclairci.

Vous verrez de nous deux quel est le plus coupable.

MOLIÈRE.

Que vois-je ? De quels traits mon esprit est frappé !

600   Ah ! Combien on m'avait trompé !

Pardon, pardon, mon Isabelle.

MIGNARD.

Isabelle, dit-il !

MOLIÈRE.

Oui, mes amis, c'est elle,

Et que j'aime plus que jamais.

Tous les convives se lèvent de table et s'approchent de Molière et d'Isabelle.

MIGNARD.

Eh ! bien ! tout bas je me disais :

605   Mais j'ai vu quelque part cette aimable figure !

DESPRÉAUX.

Vraiment ! le tour n'est pas mauvais !

Bonsoir, Mademoiselle.

LA FONTAINE.

Oui, je la reconnais !

Toujours jolie, avec la plus simple parure !

LULLI.

Molière, mon ami, tu n'es pas malheureux !

CHAPELLE.

610   Ils étaient brouillés tous les deux l

Grâce à moi, voilà la paix faite.

MOLIÈRE.

Et pour toujours.

CHAPELLE.

Je le souhaite.

Mais il faut me récompenser.

Belle Charlotte, oh ! çà, peut-on vous embrasser !

MOLIÈRE.

615   Le fripon songe à lui !

CHAPELLE.

  Voyez ! J'ai tort peut-être !

ISABELLE.

Ce m'est bien de l'honneur; je ne puis balancer.

Chapelle s'avance pour l'embrasser ; mais elle se tourne du côté de Molière.

Mais je croirais, autant que je puis m'y connaitre,

Que ce serait plutôt par notre maître,

S'il nous le permettait, qu'il faudrait commencer.

CHAPELLE.

620   Ah ! c'est juste.

MOLIÈRE, en embrassant Isabelle.

  Entre nous, jamais aucun nuage.

MIGNARD.

Le meilleur de la fête est bien ce moment-ci,

N'est-il pas vrai, Molière ?

CHAPELLE.

Et c'est là mon ouvrage.

LA FONTAINE, à Isabelle.

Mais vous, ne souffrez plus qu'ainsi

Sur des soupçons il vous tourmente ;

625   C'est votre directeur, il faut le respecter ;

Mais quelquefois aussi sachez lui résister.

Si de lui désormais vous n'êtes pas contente,

Vous avez des talents et vous êtes charmante,

Ailleurs, quand vous voudrez, je vous fais débuter.

ISABELLE.

630   Non, non ; je vous suis obligée ;

Je n'aime pas le changement.

Je suis avec Molière à présent engagée,

Et je ne veux jamais rompre l'engagement.

MOLIÈRE.

Non, non ; jamais après ce raccommodement.

ISABELLE.

635   s Je voudrais à ma mère en porter la nouvelle.

Elle est dans la maison.

MOLIÈRE.

Votre mère est ici ?

ISABELLE.

Oui ; je suis venue avec elle.

MOLIÈRE.

Allons donc la trouver ; je veux la voir aussi,

Lui dire qu'entre nous il n'est plus de querelle.

640   Venez.

ISABELLE.

Adieu messieurs.

CHAPELLE.

  Eh ! Dites donc, la belle ?

Et ce baiser qui doit me revenir ?

ISABELLE.

Oh ! Je n'ai pas le temps, mon cher monsieur Chapelle ;

Une autrefois faites-m'en souvenir.

CHAPELLE.

La friponne ! Morbleu ! Qu'elle a de gentillesse !

SCÈNE XIV.
La Fontaine, Mignard, Lulli, Chapelle, Despréaux, Laforêt.

CHAPELLE.

645   Notre souper n'est pas fini .

Molière est plein de sa tendresse,

Mais nous, buvons

Ils se remettent à table.

DESPRÉAUX.

Je suis fâché pour notre ami,

De voir qu'il perd du temps à cette fantaisie.

De quoi s'avise-t-il, d'être un amant transi ?

650   Est-on fait pour aimer, quand on a du génie ?

LA FONTAINE.

Eh ! mais, assurément ; qui croirait vos propos

Penserait que l'amour ne convient qu'à des sots.

Vous bornez beaucoup sa puissance ;

Quoique ce Dieu souvent m'ait assez maltraité,

655   Ce n'est pas ainsi que je pense ;

J'applaudirais à l'alliance

Du génie et de la beauté,

DESPRÉAUX.

Cher Lafontaine, en vérité,

Vous avez peu de prévoyance !

660   Vous voulez qu'il l'épouse ?... Eh !... Ce sera bien pis ;

Songez combien l'hymen apporte de soucis.

CHAPELLE, qui commence à être ivre.

Despréaux n'a pas tort ; cependant Lafontaine

A bien quelque raison aussi.

D'abord, remarquez bien ceci ;

665   C'est que, quelque parti qu'on prenne,

Dans le monde toujours on est sûr d'enrager.

On y trouve par-tout matière à s'affliger.

Garçon ou marié, même veuf, que de causes

De chagrin !

LULLI.

Tu deviens profond.

LA FONTAINE.

670   Mais seulement tu vois les choses...

Bien en noir.

CHAPELLE.

Je les vois alors comme elles sont,

Car enfin, lorsqu'on songe aux misères humaines,

N'est-il pas vrai , mes chers amis ?

Cela forme un tableau qui cause tant de peines !...

675   Qu'en pensez-vous ?

MIGNARD.

  Peut-on être d'un autre avis ?

On ne voit qu'accidents.

LULLI.

Qu'horreurs, que tragédies.

DESPRÉAUX.

Que ridicules, que travers !

MIGNARD.

Les complots des hommes pervers !

LA FONTAINE.

Et des femmes les perfidies !

CHAPELLE.

680   Les créanciers !

LULLI.

  Les maladies !

LA FONTAINE.

Les médecins !

DESPRÉAUX.

Les mauvais vers !

LULLI.

Le vin console un peu !

CHAPELLE.

Sans lui pourrait-on vivre ?

LULLI.

Eh ! Bien, buvons-en donc.

MIGNARD.

Versez, versez tout plein.

CHAPELLE.

On n'a de bons moments que ceux où l'on est ivre.

LULLI.

685   Hors le temps des repas, je suis toujours chagrin.

CHAPELLE.

Moi, par exemple, puis-je avoir l'âme contente ?

Nul travail obligé ne gêne mes loisirs ;

Je fais des vers, je bois, je chante ;

Je n'ai point à l'hymen asservi mes désirs ;

690   J'ai vingt mille livres de rente,

Bons amis, maîtresse charmante ;

Est-ce là du bonheur ? sont-ce là des plaisirs ?

LULLI.

Je suis le Dieu de l'harmonie !

Eh ! Bien ? Des mirmidons critiquent mes accords.

DESPRÉAUX.

695   Et moi, morbleu, je vois, malgré tous mes efforts,.

Triompher le faux goût, la sottise ennemie !

Et Cotin, près de moi, siège à l'Académie ! .

CHAPELLE.

Je le dis franchement ; je suis las de la vie.

LULLI.

C'est une chose indigne, et qu'on ne peut souffrir.

CHAPELLE.

700   Et cependant, voyez !... On a peur de mourir !

MIGNARD.

Ah ! Si l'on avait du courage !

LA FONTAINE.

Mais on est lâche, et l'on enrage,

Quand on pourrait sitôt de ses maux se guérir !

MIGNARD.

Ma foi !... Ce serait le plus sage !

LAFORÊT, à part.

705   Quel diable de propos ! .... parlent-ils tout de bon ? *

CHAPELLE.

Si je trouvais un compagnon,

Un seul, là, qui voulut me suivre l.;

MIGNARD.

Tu n'en manqueras pas ; moi, morbleu !

CHAPELLE.

Toi ?

MIGNARD.

Oui, moi.

LULLI.

Vous voilà déjà deux !... Nous serons trois, ma foi.

710   Touchez là.

LA FONTAINE.

  Mes amis, pourrais-je vous survivre ?

LAFORÊT, à part.

Des gens d'esprit comme eux ! ce que c'est que d'être ivre !

Si je ne l'entendais, je ne le croirais point.

CHAPELLE.

Sommes-nous des amis ? moi, je pars de ce point.

Si nous le sommes, il me semble

715   Qu'il nous faut finir tous ensemble.

LAFORÊT, à part.

Je commence d'avoir, vraiment, quelque frayeur.

TOUS, à la fois.

Oui, tous ensemble.

LAFORÊT, à part.

Allons vite avertir monsieur.

Elle sort.

LA FONTAINE.

Vous savez qu'aux vivants on conteste leur gloire ;

Sont-ils morts ? on devient juste envers leur mémoire ;

720   Faisons taire l'envie ; et de notre destin.

Jouissons au plutôt, tous tant qu'ici nous sommes ;

Soyons tous morts demain matin ;

Demain matin nous serons de grands hommes.

DESPRÉAUX.

La Fontaine a raison. Il a bien péroré.

CHAPELLE.

725   S'il faut qu'un de nous s'en dédise

Je le tiens pour déshonoré.

LULLI.

Pour déshonoré, soit...

MIGNARD.

La nuit nous favorise.

LULLI.

La rivière n'est qu'à cent pas.

CHAPELLE.

Allons exécuter cette noble entreprise ;

730   Je marche le premier.

LA FONTAINE.

  Nous ne te quittons pas.

CHAPELLE.

Pour la dernière fois, encore une rasade.

LULLI.

Oh ! Nous ne risquons rien de boire à nos santés.

Aucun de nous jamais ne sera plus malade.

SCÈNE XV.
Les Mêmes, Molière, Laforêt, Molière.

MOLIÈRE.

Mes amis, on m'apprend ce que vous projetés.

DESPRÉAUX.

735   Molière nous manquait ; bon ! Il sera des nôtres.

MOLIÈRE.

Mais devais-je être instruit par d'autres ?

CHAPELLE.

Nous comptions bien t'aller chercher !

Vraiment, nous aurions eu trop à nous reprocher

De ne pas t'emmener dans un pareil voyage,

740   Mon bon ami !...

MOLIÈRE.

  Comment ! Je vous en voudrais fort !...

Je dois partager votre sort.

MIGNARD.

Moi, je l'ai toujours dit ; Molière a du courage.

CHAPELLE.

Vous voyez bien qu'il est de notre avis.

MOLIÈRE.

Comment donc ? Si j'en suis ?... Il n'est rien de plus sage,

745   Rien de plus admirable... Écoutez, mes amis ; .

Je sais un bon moyen d'assurer notre gloire,

De vivre à jamais dans l'histoire ;

Mourons avec éclat ; mourons en plein midi ;

Demain, aux yeux de tous, faisons ce coup hardi ;

750   Laissons l'exemple mémorable

De poètes, d'amis, morts ensemble, à dessein ;

Et terminons une vie honorable

Par la plus honorable fin.

LULLI.

À mourir en public j'ai quelque répugnance.

MOLIÈRE.

755   Bon ! Tu n'y penses pas; cela vaudra bien mieux.

Vois notre troupe qui s'avance

Le calme sur le front, la gaîté dans les yeux,

Parmi les flots d'un peuple immense,

Fixant sur nous ses regards curieux !

760   La scène sera magnifique.

CHAPELLE, à Molière.

Ce sera la dernière, ami, que tu joueras.

MOLIÈRE.

Elle sera parbleu ! Dans le genre héroïque.

MIGNARD.

Il a, ma foi ! Raison ; et nous n'y pensions pas.

DESPRÉAUX.

Nous perdions tout le fruit d'un si noble trépas.

MOLIÈRE.

765   N'est-ce pas ? À demain remettons la partie.

CHAPELLE.

À demain.

DESPRÉAUX.

À demain.

LULLI, à Molière.

Tu saurais bien prêcher.

MOLIÈRE.

En attendant le jour, souffrez que je vous prie,

Mes bons amis, d'aller tous vous coucher.

Alexandre dormait la nuit d'une bataille.

LULLI.

770   C'était un bon vivant, et qui faisait ripaille.

CHAPELLE.

C'était un très grand homme ! Il aimait le bon vin.

MIGNARD.

Imitons Alexandre.

DESPRÉAUX.

Adieu, jusqu'à demain.

MOLIÈRE.

Allez vous reposer.... Holà, Lesbin, La Brie ,

Conduisez ces messieurs dans leur appartement.

775   Fort bien. Allons tout doucement.

Car je me trouve un peu la visière obscurcie,

Bonsoir, Molière.

DESPRÉAUX.

Adieu.

LULLI.

Bonsoir, mon cher ami.

Ils sortent tous quatre avec Laforêt et les domestiques qui les éclairent.

SCÈNE XVI.
Molière, La Fontaine endormi dans son fauteuil.

MOLIÈRE.

Bonsoir. Que vois-je là ?... La Fontaine endormi !

Et ce serait, vraiment, dommage

780   En cet instant, de l'éveiller !

A demain , j'attends le courage -

De nos amis.... Tandis qu'ils sont à sommeiller,

Il faut que pour Mignard j'achève cet ouvrage.

Je lui sais des chagrins.... Près de monsieur Colbert,

785   Il soupçonne en secret que quelqu'un le dessert ;

Quelque rival jaloux, que son talent efface,

Plus courtisan que lui, s'occupe à lui ravir .

Les faveurs, les travaux... je voudrais le servir,

Consoler au moins sa disgrâce.

790   Pour cela, je songe à finir

Mon poème du Val-de-Grâce.

Reprenons-le. Voyons. De mon illustre ami

J'ai peint les nobles traits dans des vers que voici.

« Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,  [ 3 Vers du Poème du Val-de-Grâce, de Molière.]

795   Peu faits à s'acquitter des devoirs complaisants ;

À leurs réflexions tout entiers ils se donnent,

Et ce n'est que par-là qu'ils se perfectionnent.

L'étude et la visite ont leurs talents à part.

Qui se donne à la cour se dérobe à son art.

800   Un esprit partagé rarement s'y consomme ;

Et des emplois de feu demandent tout un homme. »

Monsieur Colbert, je pense, entendra ce discours ;

Je lui pourrai donner ces vers sous peu de jours ;

Là, du dôme nouveau j'ai vanté la merveille,

805   Surtout la fresque de Mignard,

Admirable travail, vrai chef-d'oeuvre de l'art.....

LA FONTAINE, qui s'est éveillé.

M'y voici. Je les tiens.

MOLIÈRE.

La Fontaine s'éveille !

LA FONTAINE.

Je me sens inspiré.

MOLIÈRE.

Je crois qu'il fait des vers !

LA FONTAINE.

Hier dans les grandeurs, aujourd'hui dans les fers !

810   « L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste

Le sage y vit en paix, et méprise le reste ;

Content de ses douceurs, errant parmi les bois,

Il regarde à ses pieds les favoris des rois....

La Fontaine se tait un moment.

MOLIÈRE.

Ah ! ne laissons pas échapper

815   Ces vers que sa facile veine :

Produit sans travail et sans peine ;

Je ne crois plus mes vers dignes de m'occuper,

Quand je peux recueillir ceux que fait La Fontaine.

Il met de côté son poème, et copie les vers que La Fontaine récite.

LA FONTAINE, dans l'enthousiasme et comme un poète qui compose.

« Content de ses douceurs, errant parmi les bois,  [ 4 Vers dd Philémon et Baucis, de La Fontaine.]

820   Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;

Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne,

Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.

Approche-t-il du but ? quitte-t-il ce séjour ?

Rien ne trouble sa fin ; c'est le soir d'un beau jour. »

MOLIÈRE, après avoir copié ces vers.

825   Ah ! Mon ami, quels vers !... Quel Dieu te les inspire ?

LA FONTAINE.

Ah ! te voilà ; Molière ?... Eh ! oui, dans cet instant,

J'ai fait-là quelques vers.

MOLIÈRE, lui offrant le papier sur lequel ils sont écrits.

Très beaux ; veux-tu les lire ?

Je les ai copiés moi-même, en t'écoutant.

LA FONTAINE, après avoir lu.

Mais ils ne sont pas mal ; j'en suis assez content.

MOLIÈRE.

830   Assez content ?... Pas mal ?... et moi, je les admire.

On redira longtemps, mon ami, ces vers-là.

On les perdait sans moi. Je suis fier de cela.

LA FONTAINE.

Tu te moques de moi, je pense, ou tu veux rire.

MOLIÈRE.

Je ne me moque point, mon cher ami ; crois-moi,

835   Tous tes imitateurs resteront loin de toi.

SCÈNE XVII.
Molière, La Fontaine, Isabelle, qui a quitté son habit de jardinière.

ISABELLE.

Mais quelle est donc cette folie,

Et que nous a dit Laforêt ?

Comment peut-on former un semblable projet ?

MOLIÈRE.

Ah ! chose qu'on projette est loin d'être accomplie.

LA FONTAINE.

840   Où sont tous nos amis ?

MOLIÈRE.

  Mais ils dorment, je crois,

En attendant l'instant fatal, l'heure dernière....

LA FONTAINE.

Hé ! quel ton prends-tu là, Molière ?

Ton air me cause de l'effroi.

MOLIÈRE.

Tu ne te souviens pas de leur projet ?

LA FONTAINE.

Eh ! quoi ?....

845   Ah ! oui, je me rappelle, il est vrai, quelque chose ;

Le propos n'était pas sérieux , je suppose. .

MOLIÈRE.

Pourquoi mon, s'il vous plaît ? Quant à moi, j'ai promis

De ne pas quitter nos amis.

Je les suivrai.

LA FONTAINE.

Dans la rivière ?

850   Oh ! Mais, c'est un peu fort aussi.

MOLIÈRE.

Il ne faut que du coeur. Je viens d'écrire ici

Mes dispositions, ma volonté dernière ;

Si tu veux en user de la même manière ?

LA FONTAINE.

Pourquoi faire ? Tu peux disposer de ton bien ;

855   Mais, mon ami, moi qui n'ai rien,

Sur rien je n'ai rien à dire.

Si je m'en vais avec vous, sur ma foi,

Il me suffira bien d'écrire

Qu'on ne m'attende pas chez moi.

SCÈNE XVIII.
Les mêmes, Laforêt.

LAFORÊT.

860   Entendez-vous, monsieur, ces longs éclats de rire ?

Monsieur Lulli saute, chante, s'admire ;

Il réveille tous vos amis

Qui n'étaient qu'à peine endormis ;

Les uns sommeillaient sur des chaises,

865   Un autre sur un lit, l'autre dans un fauteuil ;

Monsieur Lulli leur conte cent fadaises,

et ne veut pas souffrir qu'ici l'on ferme l'oeil.

MOLIÈRE.

Eh ! bien , allons les voir ; mais les voici , je pense.

SCÈNE XIX et DERNIÈRE.
Les mêmes, Chapelle, Lulli, Mignard, Despréaux.

LULLI.

Oui, ma foi , je vous dis que le séjour d'Auteuil

870   Me donne de génie une grande abondance ;

J'ai fait en impromptu les plus beaux airs de danse !

Que diable ?... Voulez-vous dormir jusqu'à demain ?

Il chante, et danse comiquement.

CHAPELLE.

Comment dormirions-nous, quand tu nous fais un train ?

MOLIÈRE.

Eh ! Quoi ? Déjà, Messieurs ? Vous faites diligence ?

CHAPELLE.

875   Que dit-il ?

MOLIÈRE.

  Venez-vous accomplir vos projets ?

La Fontaine et moi, sommes prêts.

LA FONTAINE.

Doucement.

MOLIÈRE.

Cependant l'heure n'est pas venue ;

Nous devions attendre le jour.

DESPRÉAUX.

Ah ! Oui, vraiment !... Tantôt d'une âme résolue

880   Nous parlions de finir tous nos maux sans retour...

Qui nous a pu donner une idée aussi folle ?...

C'est Chapelle, c'est lui.

CHAPELLE.

Moi ? Non. Sur ma parole,

De cet affreux conseil je ne suis point l'auteur.

Finir mes jours dans l'eau !... Je l'ai trop en horreur.

LULLI.

885   Seulement d'y penser je tremble.

MIGNARD.

C'est un grand bonheur, ce me semble,

De nous être à temps ravisés !

MOLIÈRE.

Un court sommeil vous a quelque peu dégrisés ;

Je le vois.

CHAPELLE.

Sur ma foi, ce serait grand dommage

890   Que des gens comme nous prissent un tel parti !

Quel chagrin au Parnasse on en eût ressentit !

DESPRÉAUX.

Molière a pour nous été sage !

LULLI.

Hé ! Sans lui la musique allait faire naufrage !

LA FONTAINE, à Lulli.

Fripon, tu nous aurais quittés dans le chemin.

CHAPELLE.

895   Ne nous pressons pas trop de faire le voyage. ;

Remettons le départ, toujours, au lendemain.

LULLI.

Mais sur-tout le trépas mous serait bien précoce,

Quand nous sommes tout près de danser à la nôce.

MIGNARD.

À la noce ? Et de qui ?

LULLI.

La voyez vous rougir,

900   Notre petite jardinière ?

C'est elle qui bientôt, nous donne ce plaisir.

MOLIÈRE.

Il est vrai, mes amis ; au gré de mon désir

La mère d'Isabelle accueillant ma prière,

Vient de combler mes voeux, et veut bien consentir...

ISABELLE.

905   Avec transport je le reçois.

Je sens combien ce nom est glorieux pour moi ;

Et de le porter je suis fière.

DESPRÉAUX.

Nous voilà réveillés, et pour toute la nuit ;

Tiens, Molière, à présent, lis-nous ta comédie.

MOLIÈRE.

910   Non, mes amis, non pas à présent, je vous prie ;

Allons ce soir nous mettre au lit.

Demain vous serez mieux en état de m'entendre.

Mais de cette soirée au moins souvenez-vous.

Gardez-vous par le vin de vous laisser surprendre,

915   Et de former jamais des projets aussi fous. -

LA FONTAINE.

Il est vrai ; c'est une folie

Dont peut-être après nous un jour on parlera.

Mais voici ce qu'on en dira :

Molière avait souffert cruelle maladie ;

920   Heureusement il s'en tira ;

Ses meilleurs amis le fêtèrent ; -

En le fêtant, ils s'enivrèrent ;

L'amitié nous excusera.

LA FONTAINE.

Je fais mon compliment à Madame Molière.

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 

Notes

[1] Ces quatre vers sont d'un abbé Verger ; ami de La Fontaine. On les trouve dans une lettre adressée à La Fontaine lui-même, oeuvres diverses, édit. en 3 vol. in 8º. à Paris, veuve Pissot, 1729.

[2] Vers de La Fontaine.

[3] Vers du Poème du Val-de-Grâce, de Molière.

[4] Vers dd Philémon et Baucis, de La Fontaine.

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Vers par acte

 Vers par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons