ANAXIMANDRE

OU LE SACRIFICE AUX GRÂCES

COMÉDIE EN UN ACTE, EN VERS DISSYLLABES.

Représentée pour le première fois, sur le Théâtre Italien, le 20 Décembre 1782, et reprise au Théâtre français le 22 Vendémiaire an 14 (14 octobre 1805).

NOUVELLE ÉDITION, revue et corrigée par l'Auteur.

1805.

À PARIS, Chez LEOPOLD COLLIN, Libraire, rue Gît-le-Coeur, n°18.

Représentée, pour la première fois, à Paris, par les Comédiens Italiens Ordinaires du Roi, le 20 Décembre 1782.


Texte établi par Paul FIEVRE, novembre 2009.

Publié par Paul FIEVRE Novembre 2009, revu novembre 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:02:09.


À MA SOEUR.

1782.

Ô ma soeur, ma plus tendre amie !

Toi, qui joins, malgré la douleur

Répandue, hélas ! sur ta vie,

Un esprit fin au meilleur coeur,

Et la raison à la douceur,

Et la décence à la saillie,

De ma part tu dois craindre peu

Le ton flatteur des Dédicaces ;

Mais si mes Vers ont ton aveu,

Je compte sur celui des Grâces.


ANAXIMANDRE, ROMANCE. (*)

L'esprit et les talents sont bien ;

Mais sans les Grâces, ce n'est rien.

Sous le beau nom d'Anaximandre,

Chez les Grecs un sage vivait ;

Chacun accourait pour l'entendre ;

Athènes en foule le suivait.

La profondeur et la justesse

Se rencontraient dans ses discours ;

Mais pour plaire aux yeux des Amours,

Il faut de la délicatesse.

L'esprit et les talents font bien ;

Mais sans les Grâces, ce n'est rien.

Le Philosophe Anaximandre

Aux Belles offrit son encens ;

Car les savants ont le coeur tendre,

Et tout Philosophe a des sens.

Mais les Athéniennes volages,

Rejetèrent ses tendres voeux ;

Et de frivoles amoureux

Virent préférer leurs hommages.

L'esprit et les talents font bien ;

Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.

Piqué de les trouver rebelles,

Le sage s'en fut chez Platon ;

Platon était l'ami des Belles

Et même des Rois, nous dit-on.

Il humanisait son génie ;

A souper, il brillait le soir ;

Et malgré son profond savoir,

Il était bonne compagnie.

L'esprit et les talents sont bien ;

Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.

Apprenez-moi, mon cher confrère ;

Dit le Sage disgracié,

Comment chez vous, à l'art de plaire,

Le génie est associé.

Je veux me former sur vos traces,

Votre conseil sera ma loi.

Eh bien, dit Platon, croyez-moi,

Mon cher, sacrifiez aux Grâces.

L'esprit et les talents sont bien ;

Mais sans les Grâces, ce n'est rien.

Dans une Chapelle voisine

Anaximandre s'en alla ;

Aglaë, Thalie, Euphrosine,

Sourirent en le voyant là.

Il fut initié par elles

Dans leurs mystères enchanteurs ;

Il revint couronné de fleurs ;

Il ne trouva plus de cruelles.

L'esprit et les talents font bien ;

Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.

La métamorphose soudaine

Du pédant fit l'homme du jour ;

Les bonnes fortunes d'Athenes

Vinrent l'accueillir tour-à-tour.

Et quand il trouvait sur ses traces

Quelque pédant de mauvais ton,

Il lui disait : croyez Platon,

Mon cher, sacrifiez aux Grâces.

L'esprit et les talents sont bien ;

Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.


PERONNAGES. ACTEURS.

ANAXIMANDRE. M. DAMAS

PHROSINE. Melle BOURGOIN.

ASPASIE, soeur de Phrosine. Melle VOLNAIS

MÉLIDORE. M. MICHELOT

UNE PRÊTRESSE DES GRÂCES. Melle. GROS

DEUX AUTRES PRÊTRESSES

La Scène est à Athènes.


ANAXIMANDRE

SCÈNE PREMIÈRE.

Le théâtre représente un bosquet sacré qui environne Le Temple des Grâces ; les arbres et les fleurs du bosquet doivent être distribués avec goût, et orner la scène ; l'architecture du Temple, dont on voit le portique, doit être simple, mais élégante.

ANAXIMANDRE, assis, des tablettes à la main.

Cette enfant là me tourne la cervelle ;

Je ne vois plus, je ne rêve plus qu'elle.

Je meurs d'un mal que je veux renfermer...

Anaximandre !... Il te sied bien d'aimer !

5   Ne fais-tu pas qu'une vertu sévère,

Un esprit droit, un coeur noble et sincère,

Sur tout ce sexe ont bien peu de pouvoir ?

C'est par des riens qu'il se laisse émouvoir.

Des jeunes gens volages et frivoles,

10   Conteurs plaisants de quelques fariboles,

Extravagants, indiscrets, étourdis,

Belles, voilà vos amants favoris ;

Et près de vous l'honnête-homme, le sage

Fait bien souvent un fort sot personnage.

15   Moi ! déclarer que je suis amoureux !

Cachons plutôt ce penchant malheureux ;

Et, s'il se peut... Mais je vois Aspasie ;

À son aspect je sens ma frénésie

S'accroître encore !... Et je ne puis la fuir !...

20   Cruelle enfant !... que tu me fais souffrir !...

SCÈNE II.
Anaximandre, Aspasie.

ANAXIMANDRE, brusquement.

Que voulez-vous ?

ASPASIE.

Je venais pour vous dire...

ANAXIMANDRE.

Quoi ? Parlez donc.

ASPASIE.

Oh, mais ! Je me retire,

Si vous grondez...

ANAXIMANDRE.

Non, je ne gronde pas :

Mais vous pouviez tourner ailleurs vos pas.

25   Vous savez bien que, lorsque je médite,

Je n'aime pas qu'on me rende visite.

Je m'occupais d'un point très important,

D'où mon repos, d'où mon bonheur dépend ;

Et vous prenez ce temps pour me distraire !

ASPASIE.

30   Mon cher tuteur, si j'ai pu vous déplaire,

J'en suis fâchée ; et vous êtes si bon,

Que j'obtiendrai, sans peine, mon pardon.

ANAXIMANDRE.

Appuyez moins sur ma bonté, de grâce ;

De compliments volontiers je me passe :

35   Je suis sincère, et hais le ton flatteur.

ASPASIE.

Moi ! Vous flatter ! Jamais, mon cher tuteur.

Vous, le soutien de ma timide enfance,

Douteriez-vous de ma reconnaissance ?

Ah ! Je suis loin de la bien exprimer.

40   Vous révérer, vous servir, vous aimer,

Voilà mes voeux et ma plus chère étude :

Je m'en suis fait une douce habitude.

Depuis cinq ans je n'ai que de beaux jours,

Et c'est à vous que j'en dois l'heureux cours.

ANAXIMANDRE, à part.

45   Comment tenir à sa voix de sirène,

Et résister au charme qui m'entraîne ?

Faut-il me voir à ce point asservi ?

À Aspasie.

C'en est assez !... éloignez-vous d'ici ;

Je ne saurais plus longtemps vous entendre.

50   Vous affectez un son de voix si tendre,

Et des regards si touchants et si doux !...

Je ne suis point tranquille auprès de vous.

Oui, vous troublez le repos de ma vie....

Vous me quittez ?

ASPASIE.

J'obéis.

ANAXIMANDRE.

Aspasie,

55   Pourquoi me fuir ? Revenez, demeurez...

ASPASIE.

Pour me gronder encor ?

ANAXIMANDRE.

Quoi ! vous pleurez !

À part.

Ah ! sa douleur lui prête encor des charmes.

Haut.

Est-ce donc moi qui fais couler vos larmes ?

Venez ici, je veux vous consoler ;

60   Venez, osez me voir et me parler.

Je ne suis point un censeur inflexible.

Je parais dur, et je suis trop sensible.

Je veux entrer dans vos moindres secrets ;

Qui plus que moi prendra vos intérêts ?

65   Vous ignorez combien vous m'êtes chère.

ASPASIE.

Non, je le vois, vous m'aimez comme un père.

Depuis longtemps vous m'en avez servi.

Le mien , hélas ! que la mort m'a ravi,

Avait en vous l'ami le plus sincère.

70   Il mourut pauvre ; et moi, dans la misère,

Avec ma soeur, je restais sans secours ;

Mais vos bontés furent notre recours.

Puis-je oublier ce trait si mémorable,

Ce testament à tous deux honorable

75   Que fit mon père ?... Il vous connaissait bien.

« J'ai vécu pauvre, et je ne laisse rien :

(Ce sont ses mots, il m'en souvient sans cesse) :

Heureusement, j'eus, au lieu de richesse,

Un ami vrai. Pour m'acquitter vers lui

80   Comme je dois, je lui lègue aujourd'hui

Le noble soin d'élever mes deux filles,

De les placer dans d'honnêtes familles,

Et de fournir à leur dot de son bien.

Voilà le legs que mon coeur fait au sien. »

85   Jusqu'à présent votre bonté constante

De notre père a surpassé l'attente ;

Ma soeur et moi, grâce à vos tendres soins,

Avons toujours ignoré les besoins.

Athènes admire et bénit le modèle

90   D'une amitié rare autant que fidèle ;

Et l'on verra les siècles à venir

D'un si beau trait garder le souvenir.

ANAXIMANDRE.

Fille charmante ! Aimable créature !

Ah ! gardez bien cette âme honnête et pure.

95   De votre bouche, il le faut avouer,

J'ai du plaisir à m'entendre louer.

Que vous avez de grâce et d'éloquence !

Votre amitié, voilà ma récompense.

Oui, j'ose ici vous imposer la loi

100   De me chérir, de ne chérir que moi...

Très tendrement.

Pardonne-moi, ma charmante Aspasie,

Quelques chagrins répandus sur ta vie :

Tes pleurs coulaient encore en ce moment ;

Pardonne... Hélas ! Mon fol emportement

Il lui prend la main.

105   Mérite plus de pitié que de blâme.

Si tu pouvais lire au fond de mon âme !...

Il est prêt de baiser la main d'Aspasie . puis il la quitte brusquement.

À part.

Qu'allais-je faire !... Impérieux penchant !

À Aspasie.

Faible raison !... Écoutez, mon enfant.

Je veux bientôt achever mon ouvrage,

110   Vous établir ; je songe au mariage

De votre soeur...

ASPASIE.

Oui, vraiment ; songez-y :

Si vous saviez comme son cher ami,

Son Mélidore et gémit et soupire !

Ma soeur aussi, qui fait semblant de rire,

115   Ressent parfois de secrètes douleurs,

Et dans ses yeux j'ai surpris quelques pleurs.

Enfin tous deux par ma voix vous conjurent

De mettre fin aux tourments qu'ils endurent ;

Et, de leur part, je venais vous presser.

ANAXIMANDRE.

120   Mes chers enfants, qu'ai-je à vous refuser ?

Je les unis, s'ils veulent, ce jour même.

ASPASIE.

Ils en seront dans une joie extrême.

ANAXIMANDRE.

Je dois aussi, dans peu, songer à vous...

ASPASIE.

À moi ?

ANAXIMANDRE.

Sans doute ; il vous faut un époux.

125   Je vous destine un homme de mon âge,

Que je connais et que j'estime, un sage,

Un philosophe...

ASPASIE.

Ah, ciel ! Vous m'effrayez !

Quoi, mon tuteur ! Vous me sacrifiez !

Ah ! Faites choix d'un autre, je vous prie :

130   Si vous aimez un peu votre Aspasie,

Qu'il ne soit point Philosophe...

ANAXIMANDRE.

Eh ! Pourquoi ?

S'il vous aimait ?... S'il était... comme moi ?

ASPASIE.

Je le sens bien, il serait estimable ;

Mais...

ANAXIMANDRE.

Achevez.

ASPASIE.

Je le voudrais aimable.

ANAXIMANDRE, à part.

135   Elle m'accable, hélas ! sans s'en douter.

ASPASIE.

Ce que je dis semble vous agiter ;

Vous pâlissez ! quel sujet vous altère ?

ANAXIMANDRE, avec éclat.

Fatal objet, que le ciel en colère

Pour mon tourment a formé tout exprès,

140   Je veux vous fuir, vous quitter à jamais.

Votre air naïf cache une âme perfide ;

Ce front si doux, ce regard si timide,

Promet la paix, la raison, la candeur ;

Mais tout cela n'est pas dans votre coeur.

145   Prenez un fat, un être méprisable,

Qui, se couvrant d'un dehors agréable,

Sera volage, et frivole, et jaloux ;

Et vous aurez un mari fait pour vous.

ASPASIE.

Mon cher tuteur !... Mais il fuit ! Il me quitte !

SCÈNE III.

ASPASIE, seule.

150   Qu'ai-je donc fait ? Qu'ai-je dit qui l'irrite ?

Ah ! Je ne puis supporter sa douleur.

Depuis un temps, il est sombre et rêveur ;

En me parlant, il s'emporte, il s'apaise ;

Je suis la seule ici qui lui déplaise.

155   Je le chagrine... Apparemment, hélas !

J'ai des défauts que je ne connais pas.

Mais quelle fille est parfaite, à mon âge ?

Avec le temps, je deviendrai plus sage ;

Je ferai tout pour le voir satisfait,

160   Et mériter qu'il m'aime... tout-à-fait.

SCÈNE IV.
Aspasie, Phrosine entre en riant.

ASPASIE.

J'entends ma soeur... toujours vive et légère !

Toujours riant ! quel heureux caractère !

PHROSINE.

Ah ! Si je ris, ce n'est pas sans sujet :

Je te mettrai bientôt dans le secret.

ASPASIE.

165   Auparavant sachez une nouvelle

Qui vous fera grand plaisir.

PHROSINE.

Quelle est-elle ?

ASPASIE.

On vous marie aujourd'hui.

PHROSINE.

Bon ! Tant mieux ;

Et Mélidore en sera bien joyeux.

Le bon enfant que ce cher Mélidore !

170   Il m'aime bien ! Je l'aime plus encore !

Avec transport je vais former ces noeuds,

Et bon bonheur est de le rendre heureux.

Mais je m'oublie, et te parle sans cesse

De mon amant...

ASPASIE.

Ce sujet m'intéresse.

PHROSINE.

175   Je le crois bien. Mais il faudrait aussi

Parler un peu du tien....

ASPASIE.

Moi ! Dieu merci,

Je n'en ai point...

PHROSINE.

Tu n'en as point ! Quel conte !

À le nier je te trouve un peu prompte ;

Mais c'est en vain. Je sais très bien, ma soeur,

180   Que vous avez un humble adorateur,

Un tendre amant, qui cache dans son âme

Une très vive et très discrète flamme...

ASPASIE.

Et quel est-il ? Me direz-vous son nom ?

PHROSINE.

Tu le connais.

ASPASIE.

Point du tout.

PHROSINE.

Si fait.

ASPASIE.

Non.

PHROSINE.

185   Eh bien, c'est....

ASPASIE.

  Qui ? C'est trop me faire attendre.

PHROSINE.

Un moment. C'est...

ASPASIE.

Qui donc ?

PHROSINE.

Anaximandre.

ASPASIE.

Notre tuteur ?

PHROSINE.

Oui, tu l'as su charmer.

ASPASIE.

Bon ! vous croyez qu'un savant peut aimer ?

Il a, vraiment, bien autre chose à faire !

PHROSINE.

190   Non ; dès qu'on aime, on n'a plus qu'une affaire.

ASPASIE.

Ma soeur s'amuse, et veut m"inquiéter.

PHROSINE.

Moi ? Je dis vrai ; tu n'en doit pas douter.

Le cher tuteur, que cet amour dévore,

A confié sa peine à Mélidore,

195   Qui m'a tout dit en grand secret ; et moi,

Discrètement, je n'en parle qu'à toi.

D'un philiosophe avoir tourné la tête,

Cela s'appelle une rare conquête !

ASPASIE.

Mais, tout-à-l'heure, il vient de me gronder ;

200   Quand il me voit, il a l'air de bouder :

J'ai grand besoin qu'un philosophe m'aime !

Je n'en veux point ; je l'ai dit à lui-même.

Que dirait-on, si j'acceptais sa foi ?

On ne ferait que se moquer de moi.

205   Ne croyez pas que jamais j'y consente.

PHROSINE.

De ce galant tu n'es donc pas contente ?

Je conviendrai qu'il n'est pas fort joli ;

Mais, hors ce point, c'est un homme accompli...

ASPASIE.

Laissons cela. Vous ne cherchez qu'à rire

210   À mes dépens ; mais vous avez beau dire,

Je ne crois point mon tuteur amoureux,

Et la sagesse a seule tous ses voeux.

PHROSINE.

Tu ne crois point ? Mais c'est me faire injure,

Que de douter d'un fait que je t'assure.

215   Pour te punir, je te le prouverai

Très clairement, ou bien je ne pourrai...

ASPASIE.

Prouvez-le donc ; je serai satisfaite.

PHROSINE.

Tu le veux ?

ASPASIE.

Oui ; c'est ce que je souhaite.

PHROSINE.

Ma foi ! Tu vas en avoir le plaisir ;

220   Car j'aperçois notre tuteur venir.

Il semble exprès que le ciel nous l'adresse.

Je veux ici, sans beaucoup de finesse,

Tirer de lui l'aveu de son tourment,

Et qu'il s'explique intelligiblement.

225   Mais le voici : retire-toi, ma chère,

Et ne dis mot ; le reste est mon affaire.

Aspasie se cache tout-à-fait. Phrosine se retire au fond du théâtre, de manière qu'Anaximandre entre sans l'apercevoir.

SCÈNE V.
Anaximandre, Phrosine, Aspasie, cachée.

En disant ces deux vers elle conduit Anaximandre jusqu'à la coulisse ou est cachée Aspasie ; pendant que le philosophe salue et demeure courbé, elle tire de force Aspasie de sa cachette, la place devant lui, et dit :

ANAXIMANDRE, se croyant seul.

C'en est donc fait ; ce funeste poison

A triomphé de toute ma raison.

J'ai beau combattre un amour ridicule ;

230   Son feu cuisant dans mes veines circule ;

Il me pénètre, il dévore mon sein,

Et dans mes fers je me débats en vain.

PHROSINE, à part.

Dans sa douleur, il gronde, il s'apostrophe.

Vous en tenez, sublime philosophe ;

235   Nous parviendrons à vous faire jaser.

Jamais Amant sut-il se déguiser,

Et renfermer le feu qui le dévore ?

ANAXIMANDRE, toujours se croyant seul.

Aimable enfant, ton coeur novice encore,

Toujours paisible et pur comme un beau jour,

240   Ne fut jamais agité par l'amour.

Heureux cent fois le mortel fait pour plaire,

Qui, t'inspirant un trouble involontaire,

Et dans ton âme éveillant le désir,

Sera l'objet de ton premier soupir !

PHROSINE, à part.

245   Fort bien, vraiment ! Je m'aperçois qu'un sage

Tient quelquefois un assez doux langage.

ANAXIMANDRE, à part.

Si je pouvais !... Ô Ciel ! tout est perdu :

Je vois Phrosine..... Aurait-elle entendu ?

À Phrosine.

Eh quoi ! C'est vous ! Quel sujet vous amène ?

250   Je n'aime pas qu'ainsi l'on me surprenne...

Vous étiez-là, peut-être... à m'écouter ?

PHROSINE.

Qui vous écoute est sûr de profiter.

Tous vos discours, dictés par la sagesse,

Partent d'un coeur qui n'a point de faiblesse.

255   Un moraliste, en ses réflexions,

Voit le néant des folles passions ;

Il fuit l'orgueil, les soupçons, les querelles,

Surtout l'amour et les appas des belles :

Car c'est le piège où le plus sage est pris ;

260   Qu'en dites-vous ?

ANAXIMANDRE.

  Je suis de votre avis.

Oui, l'amour est un piège redoutable,

Un piège affreux, peut-être inévitable :

Trop rarement on fait s'en garantir.

On le déteste, et l'on vient y périr.

PHROSINE.

265   Ah ! c'est du moins une folie aimable ;

C'est la plus douce et la plus excusable ;

Et tel, tout haut, déclame avec rigueur

Contre l'amour, qui brûle au fond du coeur :

Je m'y connais : aisément je devine...

ANAXIMANDRE.

270   Comment ? De qui parlez-vous là, Phrosine ?

Ce ton railleur...

PHROSINE.

Mon Dieu ! point de courroux.

Eh ! qui vous dit que l'on parle de vous ?

Seriez-vous donc amoureux ?

ANAXIMANDRE, à part.

La traîtresse

Sait mon secret, et rit de ma faiblesse ;

À Phrosine.

275   Je le vois trop. Phrosine, épargnez-moi :

Vous plaisantez, je ne sais trop pourquoi.

PHROSINE.

Vous ne savez ? Ah ! soyez plus sincère,

Mon cher Tuteur ; laissez-là le mystère :

Rien ne m'échappe ; on ne me trompe pas.

280   Pour un amant, je vous le dis tout bas,

Dissimuler est un effort extrême :

Presque toujours il se trahit lui-même.

Un geste, un mot découvre son ardeur.

Depuis longtemps, votre air sombre et rêveur,

285   Certains regards tendres et pathétiques.

Et des discours... très peu philosophiques

M'ont appris...

ANAXIMANDRE.

Quoi ! vous m'auriez soupçonné ?...

PHROSINE.

J'ai fait bien mieux, vraiment ; j'ai deviné,

Et dans vos yeux malgré vous, j'ai su lire

290   Que vous aimez, que vous n'osez le dire,

Que la sagesse, en guerre avec l'amour,

Le fait céder et lui cède à son tour,

Qu'enfin l'objet dont votre âme est remplie,

C'est...

ANAXIMANDRE.

Taisez-vous.

PHROSINE.

C'est ma soeur Aspasie...

295   Vous vous troublez ; je suis sûre du fait.

ANAXIMANDRE.

Phrosine !... Eh bien ! vous savez mon secret.

Au nom des Dieux, si ma douleur vous touche,

Sur ce secret n'ouvrez jamais la bouche,

À votre soeur surtout cachez-le bien ;

300   Vous causeriez son malheur et le mien.

Il est trop vrai que je brûle, que j'aime,

Que je voudrais le cacher à moi-même.

Indigne aveu !

PHROSINE.

Le grand mal que voilà !

Qu'avec regret vous avouez cela !

ANAXIMANDRE.

Moi !... moi !

305   Que j'aime et que je cherche à plaire ?

PHROSINE.

Pourquoi donc pas ? Voyez, la belle affaire !

Vous lui plairez, c'est moi qui vous le dis :

Mais écoutez, et suivez mes avis.

Défaites-vous de cette barbe énorme

310   Qui vous déguise et qui vous rend difforme.

Ce manteau brun vous vieillit de dix ans.

Quittez cela ; voyez nos élégants :

C'est un habit qu'il faudra qu'on vous brode ;

Je vous dirai la couleur à la mode.

315   Tous ces points-là chez vous autres savants,

Semblent des riens : ces riens sont importants !

Ils font valoir la taille, la figure :

Adonis même eut besoin de parure.

ANAXIMANDRE.

Vous me donnez des conseils merveilleux !

320   Qui ? Moi ? J'irais faire l'avantageux,

D'un jeune fat copier la folie,

Et posément jouer l'étourderie ?

Je me ferais siffler, montrer au doigt ;

Mon air léger paraîtrait gauche et froid...

325   Et cependant jugez de ma faiblesse

Et du pouvoir d'une aveugle tendresse :

Si je voyais, pour plaire à votre soeur,

Qu'il me fallut changer de ton, d'humeur,

Devenir fat et galant malhabile,

330   Me faire enfin chansonner par la ville ;

De mon amour tel est l'indigne excès,

Je crois encor que je m'y résoudrais.

Heureux, content, si me rendant justice

Elle sentait le prix du sacrifice ;

335   Et si son coeur, comme le mien épris,

M'aidait du moins à braver le mépris !

PHROSINE.

Vous devenez déjà plus raisonnable :

Sans être fat, on peut être agréable,

Faire sa cour, prendre le ton galant,

340   Et... par exemple, il vous manque un talent...

ANAXIMANDRE.

Lequel ?

PHROSINE.

Je vais vous paraître un peu folle.

Que voulez vous ? Notre sexe est frivole :

Heureux qui sait sur nos goûts se régler !

Pour nous séduire, il faut nous ressembler.

ANAXIMANDRE.

345   Phrosine, enfin, où tend ce préambule ?

PHROSINE.

Dût mon projet vous sembler ridicule,

Mon avis est qu'il faudrait commencer...

ANAXIMANDRE.

Eh bien, par où ?

PHROSINE.

Par apprendre à danser.

ANAXIMANDRE.

Moi ! Que je danse ?

PHROSINE.

Oui, si vous voulez plaire.

350   C'est un talent important, nécessaire.

Que voulez-vous qu'on fasse d'un amant

Qui ne sait pas saluer seulement ?

ANAXIMANDRE.

À danser, moi, j'aurais fort bonne grâce !

PHROSINE.

Bon ! Est-ce là ce qui vous embarrasse ?

355   C'est moins que rien.... Et tenez, sans façon,

Nous sommes seuls ! Prenez une leçon.

Sans me flatter, je puis servir de maître ;

Essayez-en.

ANAXIMANDRE.

Cela ne saurait être :

Grâces au Ciel, l'amour ne me fait point

360   Extravaguer encor jusqu'à ce point.

PHROSINE.

Ah ! Vous voilà ! Toujours de la morale !

Jadis Hercule a filé pour Omphale.

Et ce héros, vaincu par deux beaux yeux,

N'en est pas moins au rang des demi-Dieux.

365   Consolez-vous : filer pour une belle

Fait moins d'honneur que danser avec elle.

En lui prenant la main.

Ça, commençons.

ANAXIMANDRE, hésitant.

Quoi ! Sérieusement ?

Vous espérez...

PHROSINE.

Quelques pas seulement.

ANAXIMANDRE.

Non, point du tout.

PHROSINE.

Rien qu'une révérence.

370   Là.

ANAXIMANDRE.

  C'est avoir bien de la complaisance.

PHROSINE.

Allons, courage... avancez quelques pas...

Encor... encor... saluez... bas... plus bas...

ANAXIMANDRE.

Mademoiselle, agréez cet hommage ;

Il est flatteur : car c'est celui d'un sage.

ANAXIMANDRE.

375   Que vois-je ? Ô Ciel ! Quel tour !... Il est affreux !

Dans le complot vous étiez toutes deux,

Enfants ingrats, et votre perfidie...

De mes regards ôtez-vous, je vous prie :

Après un trait si méchant et si noir,

380   Je ne veux plus vous parler, ni vous voir.

Aspasie s'enfuit ; Phrosine ne fait que s'éloigner un peu.

Quoi ! Me jouer ainsi, moi qui les aime,

Qu'elles devraient aimer...

SCÈNE VI.
Anaximandre, Phrosine, un peu éloignée, Mélidore.

MÉLIDORE, à Anaximandre.

Ah ! C'est vous-même !

Je vous cherchais ; eh, bien ! Quand daignez-vous

Remplir mes voeux, mes désirs les plus doux ?

385   Votre bonté dès longtemps me destine

Le coeur, la main de l'aimable Phrosine :

Mettez enfin le comble à vos bienfaits,

Et que ce jour...

ANAXIMANDRE.

Vous ne l'aurez jamais.

MÉLIDORE.

Jamais ! Ô Ciel ! Que dites-vous ? J'atteste...

ANAXIMANDRE.

390   Je vous ferais un présent trop funeste ;

N'y pensez plus.

MÉLIDORE.

Vous connaissez mon coeur.

Et vous voulez !...

ANAXIMANDRE.

Je veux votre bonheur.

Que la raison enfin vous détermine.

MÉLIDORE.

Ah ! Mon bonheur est d'adorer Phrosine.

À Phrosine.

395   Mais quel sujet l'irrite donc si fort ?

Belle Phrosine, apprenez-moi mon sort ;

D'où peut venir ce courroux qui m'accable ?

PHROSINE.

Hélas ! C'est moi qui suis seule coupable,

Et c'est moi seule aussi qu'on veut punir

400   Par ce refus qu'on fait de nous unir.

MÉLIDORE.

Coupable, vous ? La faute, qu'elle est-elle ?

Qu'avez vous fait ?

PHROSINE.

C'est une bagatelle,

Un rien.

ANAXIMANDRE.

Un rien ? Soyez de bonne foi :

Était-ce à vous de vous jouer de moi ?

405   C'est pour mon coeur le tourment le plus rude

Que d'être ainsi payé d'ingratitude.

Vous me portez de trop sensibles coups ;

Je veux vous fuir et vous oublier tous.

Je chercherai, loin d'ici, quelqu'asile

410   Où j'irai vivre ignoré, mais tranquille,

De mes erreurs h^ter la guérison,

Et retrouver peut être ma raison.

MÉLIDORE.

Que dites-vous ? Quel étrange système !

Pourquoi quitter des lieux où l'on vous aime ?

415   Pourquoi nous fuir ? Ah ! Restez parmi nous :

Votre bonheur nous est si cher à tous !

Tout vous répond en ces lieux d'une vie

Par l'amitié, par l'amour embellie ;

Oui, par l'amour ; ce soir même je veux

420   Voir s'accomplir les plus doux de vos voeux.

Hier pour vous, à l'Amour, à sa mère,

J'ai dans leur Temple adressé ma prière :

Mes voeux ardents ont été bien reçus.

Et mon encens a su plaire à Vénus.

425   De la Prêtresse écoutez la réponse.

Voici sur vous ce que Vénus prononce :

« Si ton ami veut être heureux amant,

S'il veut toucher l'objet de son tourment,

Fixer enfin les plaisirs sur ses traces,

430   Qu'il aille offrir un sacrifice aux Grâces. »

Que cet Oracle a satisfait mon coeur !

Il est pour vous le signal du bonheur ;

Osez compter sur ces douces promesses,

Allez fléchir trois aimables Déesses ;

435   Et désormais prêt à suivre leurs lois,

Implorez-les pour la première fois.

ANAXIMANDRE.

Faut-il donne, en risquant cette épreuve,

De ma faiblesse une nouvelle preuve ?

N'importe ; allons, quel qu'en soit le succès,

440   Vénus l'ordonne, et moi, je m'y soumets ;

Mon coeur séduit saisit avec ivresse

Tout ce qui sert à flatter sa tendresse...

MÉLIDORE.

Entrons au Temple.

ANAXIMANDRE.

Allons, je m'y résous.

PHROSINE.

Je vous approuve, et vais parler pour vous.

ANAXIMANDRE.

445   Vous pouvez tout sans doute auprès des Grâces ;

Et moi j'en dois craindre quelques disgrâces.

Malgré cela, j'oserai, s'il vous plaît...

PHROSINE.

Sans doute, osez ; ce sera fort bien fait.

Anaximandre et Mélidore s'avancent vers le Temple ; Mélidore frappe à la porte ; le Temple s'ouvre ; trois Prêtresses des Grâces viennent au-devant du Philosophe.

SCÈNE VII.
Anaximandre, Phrosine, Mélidore, Trois Prêtresse des Grâces.

UNE PRETRESSE.

Qui vous amène aux pieds de nos Déesses ?

450   Quels sont vos voeux ? Parlez.

ANAXIMANDRE.

  Belles Prêtresses,

Anaximandre aux Grâces a recours,

Et son bonheur dépend de leur secours.

Vous les servez, rendez-les moi propices :

Obtenez-moi leurs faveurs protectrices ;

455   J'ai trop longtemps, hélas ! pour mon malheur,

Fuis leurs autels et leur culte enchanteur :

Sur leurs bontés pourtant je compte encore,

Je vais fléchir un objet que j'adore,

Et je leur viens demander à genoux

460   Le don de plaire à cet objet si doux.

LA PRETRESSE.

Eh quoi !... C'est vous, austère Anaximandre ?

Vous, amoureux !.... Je vous trouve un air tendre ;

Un feu plus doux dans vos yeux est entré :

Ainsi l'Amour change tout à son gré.

465   Les Grâces vont achever le prodige ;

De leurs attraits l'invincible prestige

Toujours senti, toujours mal imité,

Fil plus touchant, plus beau que la beauté.

À leur pouvoir on ne peut se soustraire ;

470   Suivez-moi donc, venez apprendre à plaire.

De nos leçons, initié discret,

Profitez bien ; mais gardez le secret.

Ne craignez point des épreuves pénibles,

Vous connaîtrez des mystères paisibles ;

475   Doux, enchanteurs, réglés par les plaisirs,

Et le succès passera vos désirs.

ANAXIMANDRE.

À vos bontés, plein d'espoir, je me livre.

LA PRETRESSE.

Venez, entrons ; votre ami peut vous suivre.

À Phrosine.

Vous, demeurez : il suffit d'un témoin,

480   Et de nos dons vous n'avez pas besoin.

SCÈNE VIII.

PHROSINE, seule.

Faut-il en croire un si flatteur oracle ?

On nous promet un assez beau miracle :

Ce philosophe austère, renfrogné,

Va revenir de roses couronné,

485   tout différent, en un mot, de lui-même.

Mais pour ma soeur quelle surprise extrême !

Son oeil, trompé par un tel changement,

Méconnaîtra, je gage, son amant.

C'est elle-même ici qui se présente :

490   Je veux l'induire en une erreur plaisante ;

Et par un compte arrangé tout exprès,

Savoir un peu ses sentiments secrets.

SCÈNE IX.
Aspasie, Phrosine.

ASPASIE.

Eh bien ! Est-il encor fort en colère ?

PHROSINE.

Que je t'apprenne ; écoute-moi, ma chère.

ASPASIE.

495   Comme il grondait ! Vraiment ; il m'a fait peur.

PHROSINE.

Il faut te dire...

ASPASIE.

Aussi, c'est vous, ma soeur ;

Auriez-vous dû ?...

PHROSINE.

Bon, bagatelle pure.

Mais fais-tu bien une grande aventure ?

Tout change ici : tu vas dans un moment,

500   À tes genoux voir un nouvel amant.

ASPASIE.

Un autre amant ! Vous vous moquez encore !

PHROSINE.

C'est un ami du galant Mélidore,

Un philosophe, et qui pourtant, dit-on,

Joint l'art de plaire au don de la raison ;

505   Ce n'est plus là le brusque Anaximandre,

Toujours grondant, toujours prompt à reprendre,

Par son abord effarouchant les jeux,

Se donnant l'air encor d'être amoureux ;

Sage masqué, prétendu philosophe,

510   Au fonds, savant d'une très mince étoffe....

ASPASIE.

Ah ! Juste Ciel ! Que dites-vous, ma soeur ?

Vous le traitez avec trop de rigueur ;

Vous l'insultez, ce sage qui nous aime,

Vous, qui souvent m'avez vanté vous-même,

515   Et ses vertus que l'on doit respecter,

Et ses bienfaits qui nous font subsister.

Combien de fois je vous ai rencontrée

Toute attendrie et l'âme pénétrée

De quelque trait de cet homme si grand !

520   Vous en parliez avec ravissement ;

Vous le nommiez un véritable sage.

C'était du coeur que partait ce langage.

Pourquoi changer aujourd'hui de discours ?

Ce qu'il était, ne l'est-il pas toujours ?

525   Ah ! Croyez-moi, quoi que vous puissiez dire,

Notre bonheur est tout ce qu'il désire.

PHROSINE.

Eh ! mais.... tu prends la chose au sérieux ;

Cet autre te conviendra bien mieux.

Il faut le voir.

ASPASIE.

Allons, vous êtes folle.

PHROSINE.

530   Tu le verras ; car j'ai donné parole.

ASPASIE.

Non, je ne puis.... Que dirait mon tuteur ?

PHROSINE.

Ce Tuteur-là te tient beaucoup au coeur.

ASPASIE.

Eh ! mais.... Je dois lui demeurer soumise.

Je crois qu'il faut que son choix m'autorise.

535   Si cet amant n'était pas de son goût !

Tenez, ma soeur, moi je craindrais surtout

De l'affliger.

PHROSINE.

Va, tu n'as rien à craindre.

Notre tuteur n'aura point à se plaindre.

Tu le verras, loin d'en être jaloux,

540   Te supplier d'accepter cet époux.

ASPASIE.

À vous entendre, il ne m'aime donc guère.

SCÈNE X.
Les Précédents, Mélidore, Anaximandre.

Le Temple des Grâces s'ouvre, Mélidore en sort avec Anaximandre qu'il tient par la main ; celui-ci est galamment paré.

PHROSINE, à Aspasie.

On vient ; c'est lui, c'est ton amant, ma chère ;

Reçois-le bien. Je te laisse.

ASPASIE.

Un moment.

Je resterais moi seule ?...

PHROSINE.

Assurément.

545   Vous jaserez tête à tête à votre aise.

Il est charmant, et n'a rien qui ne plaise.

Adieu.

ASPASIE.

Demeure.

PHROSINE.

Eh, non.

ASPASIE.

J'ai peur...

PHROSINE.

De quoi ?

Tu fais l'enfant ! Allons, aguerris-toi.

Phrosine sort et emmène Mélidore.

SCÈNE XI.
Anaximandre, Aspasie, Aspasie.

ANAXIMANDRE, un peu éloigné et respectueusement.

En vous offrant l'hommage le plus tendre,

550   Belle Aspasie, à quoi dois-je m'attendre ?

D'un vain espoir ne m'a-t-on point flatté ?

Serai-je au moins sans colère écouté ?

ASPASIE, avec embarras.

Je ne sais pas quel espoir on vous donne...

Ni vos desseins... Mais enfin je m'étonne

555   Qu'un inconnu... dès la première fois...

ANAXIMANDRE, à part.

Un inconnu ? Que dit-elle ? Je vois

Que cet habit la trompe et me déguise.

Laissons durer un moment sa méprise.

À Aspasie.

Ah ! Pour céder à des charmes si doux,

560   Qu'est-il besoin d'être connu de vous ?

Dès qu'on a pu vous voir ou vous entendre

Il faut aimer, même sans rien prétendre.

De la Beauté tel est l'heureux pouvoir ;

Elle séduit souvent sans le savoir.

565   D'amants cachés une foule l'adore ;

Simple et modeste, elle seule l'ignore.

À ce portrait vous vous reconnaissez,

Oui, c'est ainsi que vous nous séduisez.

ASPASIE, à part.

Il est galant, et je le crois sincère.

ANAXIMANDRE.

570   Voulez-vous donc vous contenter de plaire,

Belle Aspasie ? Et le plus pur amour

N'obtiendra-t-il de vous aucun retour ?

Hélas ! Je viens d'implorer la puissance

Des déités qu'en ces lieux on encense.

575   Tous leurs attraits admirés des mortels,

N'eussent jamais obtenu des autels.

On rend hommage à leurs douces faiblesses,

Et l'amour seul en a fait des Déesses.

Imitez-les. Vous avez leur beauté ;

580   Ayez encor leur sensibilité.

Au rang des Dieux vous monterez comme elles.

L'Olympe attend les héros et les belles.

ASPASIE, à part.

Cet amant-là, sans mentir, est charmant.

À Anaximandre.

Je l'avouerai, vous louez joliment ;

585   Vos discours ont des grâces que j'admire.

Mais cependant que puis-je ici vous dire ?

Je ne suis point ma maîtresse, et ma foi,

Pour la donner, ne dépend point de moi.

ANAXIMANDRE.

Oui, je le sais, un tuteur vous enchaîne ;

590   Il a pour vous un amour qui vous gêne,

Qui vous déplaît, et même son dessein

Est, m'a-t-on dit, d'obtenir votre main.

Il croit vous rendre à ses voeux favorable ;

Mais ce Tuteur enfin n'est point aimable ;

595   Il est bourru, philosophe, grondeur...

ASPASIE.

Ah ! Gardez-vous bien d'offenser mon tuteur ;

Il est si bon ! Si généreux ! Si sage !

Je lui dois tout, et je suis son ouvrage :

Ses volontés décideront mon sort.

600   Que ne peut-il sur lui faire un effort,

À ses vertus joindre un air moins sauvage !

Et que n'a-t-il enfin votre langage !

ANAXIMANDRE.

Et jusques-là s'il savait se forcer,

Entre nous deux vous pourriez balancer ?

ASPASIE.

605   Non, croyez-moi, je dis ce que je pense ;

Anaximandre aurait la préférence.

ANAXIMANDRE, à part.

Elle m'enchante !... Ah ! c'est assez jouir

De son erreur ; il faut me découvrir.

À Aspasie.

Chère Aspasie, as-tu pu t'y méprendre ?

610   Vois à tes pieds, vois ton Anaximandre

Ivre d'amour, transporté de plaisir,

Qui pour jamais jure de te chérir...

ASPASIE.

C'est vous !

ANAXIMANDRE.

Tu vois ce que l'amour peut faire.

Je t'adorais ; mais il fallait te plaire :

615   Le philosophe est devenu galant.

Que dois-je attendre après ce changement ?

ASPASIE, se jetant dans ses bras.

Ah, mon ami ; mon tuteur et mon père !

Qui voulez-vous que mon coeur vous préfère ?

Formé par vous, ce coeur est votre bien ;

620   Je vous le dois, et ne vous donne rien.

Il lui baise la main.

SCÈNE DERNIÈRE.
Phrosine, Mélidore, Anaximandre, Aspasie.

PHROSINE.

Fort bien, vraiment. Enfin, notre Aspasie

Prend donc du goût pour la philosophie ?

ANAXIMANDRE.

Vous me voyez au comble de mes voeux.

Mais il me reste à vous unir tous deux ;

625   Votre bonheur au mien est nécessaire.

PHROSINE.

J'avais bien dit que vous sauriez lui plaire.

Une autre fois, prendrez-vous mes avis ?

Vous plaignez-vous de les avoir suivis ?

Vous le voyez : un savoir admirable

630   Et des vertus ne rendent point aimable :

L'esprit et les talents sont bien ;

Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.

 



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