EPÎTRES

1650

par Boileau


© Théâtre classique - Version du texte du 06/02/2015 à 07:26:51.



EPÎTRES

EPÎTRE I.
Au Roi.

Grand roi, c'est vainement qu'abjurant la satire,

Pour toi seul désormais j'avais fait vœu d'écrire.

Dès que je prends la plume, Apollon éperdu

Semble me dire : arrête, insensé, que fais-tu ?

5   Sais-tu dans quels périls aujourd'hui tu t'engages ?

Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.

Ce n'est pas qu'aisément, comme un autre, à ton char

Je ne pusse attacher Alexandre et César ;

Qu'aisément je ne pusse en quelque ode insipide,

10   T'exalter aux dépens et de Mars et d'Alcide :

Te livrer le Bosphore, et d'un vers incivil

Proposer au sultan de te céder le Nil.

Mais pour te bien louer, une raison sévère

Me dit, qu'il faut sortir de la route vulgaire :

15   Qu'après avoir joué tant d'auteurs différents,

Phoebus même aurait peur, s'il entrait sur les rangs ;

Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,

Il faut de mes dégoûts justifier l'audace ;

Et, si ma muse enfin n'est égale à mon roi,

20   Que je prête aux Cotins des armes contre moi.

Est-ce là cet auteur, l'effroi de la pucelle ;

Qui devait des bons vers nous tracer le modèle ;

Ce censeur, diront-ils, qui nous reformait tous ?

Quoi ? Ce critique affreux n'en sait pas plus que nous.

25   N'avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,

Comme lui, dans nos vers, pris Memphis et Byzance ;

Sur les bords de l'Euphrate abattu le turban,

Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?

De quel front aujourd'hui vient-il sur nos brisées,

30   Se revêtir encor de nos phrases usées ?

Que répondrais-je alors ? Honteux et rebuté,

J'aurais beau me complaire en ma propre beauté,

Et de mes tristes vers admirateur unique,

Plaindre en les relisant l'ignorance publique.

35   Quelque orgueil en secret dont s'aveugle un auteur,

Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur ;

Et d'aller du récit de ta gloire immortelle,

Habiller chez Francœur le sucre et la cannelle.

Ainsi, craignant toujours un funeste accident,

40   J'imite de Conrart le silence prudent :

Je laisse aux plus hardis l'honneur de la carrière,

Et regarde le champ, assis sur la barrière.

Malgré moi toutefois, un mouvement secret

Vient flatter mon esprit qui se tait à regret.

45   Quoi ? Dis-je, tout chagrin, dans ma verve infertile,

Des vertus de mon roi spectateur inutile,

Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m'exercer,

Que ma tremblante voix commence à se glacer ?

Dans un si beau projet, si ma muse rebelle

50   N'ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelles,

Sans le chercher aux bords de l'Escaut et du Rhin,

La paix l'offre à mes yeux plus calme et plus serein.

Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles.

Qu'un autre aille en rimant renverser des murailles,

55   Et souvent sur tes pas marchant sans ton aveu,

S'aille couvrir de sang, de poussière et de feu.

À quoi bon d'une muse au carnage animée,

Échauffer ta valeur, déjà trop allumée ?

Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,

60   Et ne nous lassons point des douceurs de la paix.

Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,

Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ?

Disait au roi Phyrrus un sage confident,

Conseiller très sensé d'un roi très imprudent.

65   Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l'on m'appelle.

Quoi faire ? - L'assiéger, - L'entreprise est fort belle,

Et digne seulement d'Alexandre ou de vous ;

Mais, Rome prise enfin, Seigneur, où courons-nous ?

Du reste des latins la conquête est facile.

70   Sans doute on les peut vaincre : est-ce tout ? - La Sicile

De là nous tend les bras, et bientôt sans effort

Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.

Bornés-vous là vos pas ? - Dès que nous l'aurons prise,

Il ne faut qu'un bon vent et Carthage est conquise.

75   Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ?

- Je vous entends, Seigneur, nous allons tout dompter.

Nous allons traverser les sables de Libye,

Asservir en passant l'Égypte, l'Arabie,

Courir delà le Gange en de nouveaux pays,

80   Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs ;

Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère.

Mais de retour enfin, que prétendez-vous faire ?

- Alors, cher Cineas, victorieux, contents,

Nous pourrons rire à l'aise, et prendre du bon temps.

85   - Hé, Seigneur, dés ce jour, sans sortir de l'Épire,

Du matin jusqu'au soir qui vous défend de rire ?

Le conseil était sage et facile à goûter.

Pyrrhus vivait heureux, s'il eut pu l'écouter :

Mais à l'ambition d'opposer la prudence,

90   C'est aux prélats de Cour prêcher la résidence.

Ce n'est pas que mon cœur, du travail ennemi,

Approuve un fainéant sur le trône endormi.

Mais quelques vains lauriers que promette la guerre,

On peut être héros sans ravager la terre.

95   Il est plus d'une gloire. En vain aux conquérants

L'erreur parmi les rois donne les premiers rangs.

Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.

Chaque siècle est fécond en heureux téméraires.

Chaque climat produit des favoris de Mars.

100   La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars.

On a vu mille fois des fanges Méotides

Sortir des conquérants, goths, vandales, gépides.

Mais un roi vraiment roi, qui sage en ses projets,

Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;

105   Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,

Il faut, pour le trouver, courir toute l'histoire.

La terre conte peu de ces rois bien-faisans.

Le ciel à les former se prépare long-temps.

Tel fut cet empereur, sous qui Rome adorée

110   Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée :

Qui rendit de son joug l'univers amoureux :

Qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux :

Qui soupirait le soir, si sa main fortunée

N'avait par ses bienfaits signalé la journée.

115   Le cours ne fut pas long d'un empire si doux.

Mais, où cherchai-je ailleurs ce qu'on trouve chez nous ?

Grand roi, sans recourir aux histoires antiques,

Ne t'avons-nous pas vu dans les plaines belgiques,

Quand l'ennemi vaincu désertant ses remparts,

120   Au-devant de ton joug courait de toutes parts,

Toi-même te borner au fort de ta victoire,

Et chercher dans la paix une plus juste gloire ?

Ce sont là les exploits que tu dois avouer ;

Et c'est par là, grand roi, que je te veux louer.

125   Assez d'autres, sans moi, d'un style moins timide,

Suivront aux champs de Mars ton courage rapide ;

Iront de ta valeur effrayer l'univers,

Et camper devant Dôle au milieu des hivers.

Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible,

130   Je dirai les exploits de ton règne paisible.

Je peindrai les plaisirs en foule renaissants :

Les oppresseurs du peuple à leur tour gemissants.

On verra par quels soins ta sage prévoyance

Au fort de la famine entretint l'abondance.

135   On verra les abus par ta main reformés,

La licence et l'orgueil en tous lieux réprimés,

Du débris des traitants ton épargne grossie ;

Des subsides affreux la rigueur adoucie,

Le soldat dans la paix sage et laborieux,

140   Nos artisans grossiers rendus industrieux ;

Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles,

Que payait à leur art le luxe de nos villes.

Tantôt je tracerai tes pompeux bâtiments,

Du loisir d'un héros nobles amusements.

145   J'entends déjà frémir les deux mers étonnées

De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées.

Déjà de tous cêtez la chicane aux abois

S'enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois.

Ô que ta main par là va sauver de pupilles !

150   Que de savants plaideurs désormais inutiles !

Qui ne sent point l'effet de tes soins généreux ?

L'univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?

Est-il quelque vertu dans les glaces de l'ourse,

Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,

155   Dont la triste indigence ose encore approcher,

Et qu'en foule tes dons d'abord n'aillent chercher ?

C'est par toi qu'on va voir les muses enrichies,

De leur longue disette à jamais affranchies.

Grand roi, poursuis toujours, assure leur repos.

160   Sans elles un héros n'est pas longtemps héros.

Bientôt, quoi qu'il ait fait, la mort d'une ombre noire,

Enveloppe avec lui son nom et son histoire.

En vain pour s'exempter de l'oubli du cercueil,

Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil.

165   En vain malgré les vents aux bords de l'Hesperie

Enée enfin porta ses dieux et sa patrie.

Sans le secours des vers, leurs noms tant publiés

Seraient depuis mille ans avec eux oubliés.

Non à quelques hauts faits que ton destin t'appelle,

170   Sans le secours soigneux d'une muse fidèle,

Pour t'immortaliser tu fais de vains efforts.

Apollon te la doit : ouvre lui tes trésors.

En poètes fameux rend nos climats fertiles.

Un auguste aisément peut faire des Virgiles.

175   Que d'illustres témoins de ta vaste bonté

Vont pour toi déposer à la postérité !

Pour moi, qui sur ton nom déjà brûlant d'écrire

Sens au bout de ma plume expirer la satire,

Je n'ose de mes vers vanter ici le prix.

180   Toutefois, si quelqu'un de mes faibles écrits

Des ans injurieux peut éviter l'outrage,

Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage :

Et comme tes exploits étonnant les lecteurs,

Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;

185   Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,

On dira quelque jour, pour les rendre croyables

Boileau qui dans ses vers pleins de sincérité

Jadis à tout son siècle a dit la vérité ;

Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,

190   A pourtant de ce roi parlé comme l'histoire.

EPÎTRE II.
À Monsieur L'Abbé Des Roches.

À quoi bon réveiller mes muses endormies,

Pour tracer aux auteurs des règles ennemies ?

Penses-tu qu'aucun d'eux veuille subir mes lois,

Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?

5   Ô le plaisant docteur, qui sur les pas d'Horace,

Vient prêcher, diront-ils, la reforme au Parnasse !

Nos écrits sont mauvais, les siens valent-ils mieux ?

J'entends déjà d'ici Linière furieux

Qui m'appelle au combat, sans prendre un plus long terme.

10   De l'encre, du papier, dit-il, qu'on nous enferme.

Voyons qui de nous deux plus aisé dans ses vers,

Aura plutôt rempli la page et le revers ?

Moi donc qui suis peu fait à ce genre d'escrime,

Je le laisse tout seul verser rime sur rime,

15   Et souvent de dépit contre moi s'exerçant,

Punir de mes défauts le papier innocent.

Mais toi qui ne crains point qu'un rimeur te noircisse,

Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice ?

Attends-tu qu'un fermier payant, quoiqu'un peu tard,

20   De ton bien pour le moins, daigne te faire part ?

Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,

De tes moines mutins réprimer l'entreprise ?

Crois-moi, dût Ausanet t'assurer du succès,

Abbé, n'entreprend point même un juste procès.

25   N'imite point ces fous dont la sotte avarice

Va de ses revenus engraisser la justice,

Qui toujours assignants, et toujours assignés,

Souvent demeurent gueux de vingt procès gagés.

Soutenons bien nos droits. Sot est celui qui donne ;

30   C'est ainsi devers Caen que tout normand raisonne.

Ce sont là les leçons, dont un père Manceau

Instruit son fils novice au sortir du berceau.

Mais pour toi qui nourris bien en deçà de l'Oise,

As sucé la vertu picarde et champenoise,

35   Non, non, tu n'iras point, ardent bénéficier,

Faire enrouer pour toi Corbin ni Le Mazier.

Toutefois, si jamais quelque ardeur bilieuse

Allumait dans ton cœur l'humeur litigieuse ;

Consulte-moi d'abord ; et pour la réprimer,

40   Retiens bien la leçon que je te vais rimer.

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre,

Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.

Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin

La justice passa, la balance à la main.

45   Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.

Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.

La justice pesant ce droit litigieux,

Demande l'huître, l'ouvre, et l'avale à leurs yeux,

Et par ce bel arrêt terminant la bataille :

50   Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.

Des sottises d'autrui nous vivons au palais :

Messieurs, l'huître était bonne. Adieu. Vivez en Paix.

EPÎTRE III.
À Monsieur Arnauld, Docteur de Sorbonne.

Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude,

Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,

Et romps de leurs erreurs les filets captieux.

Mais que sert que ta main leur décile les yeux ?

5   Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,

Prêts d'embrasser l'église, au prêche les rappelle.

Non, ne crois pas que Claude habile à se tromper,

Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper :

Mais un démon l'arrête, et quand ta voix l'attire,

10   Lui dit : si tu te rends, sais-tu ce qu'on va dire ?

Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,

Lui peint de Charenton l'heretique douleur,

Et balançant Dieu même en son ame flottante,

Fait mourir dans son coeur la verité naissante.

15   Des superbes mortels le plus affreux lien,

N'en doutons point, Arnauld, c'est la honte du bien.

Des plus nobles vertus cette adroite ennemie

Peint l'honneur à nos yeux des traits de l'infamie,

Asservit nos esprits sous un joug rigoureux,

20   Et nous rend l'un de l'autre esclaves malheureux.

Par elle la vertu devient lâche et timide.

Vois-tu ce libertin en public intrepide,

Qui prêche contre un dieu que dans son ame il croit ?

Il iroit embrasser la verité qu'il voit :

25   Mais de ses faux amis il craint la raillerie,

Et ne brave ainsi Dieu que par poltronerie.

C'est là de tous nos maux le fatal fondement.

Des jugemens d'autruy nous tremblons follement,

Et chacun l'un de l'autre adorant les caprices,

30   Nous cherchons hors de nous nos vertus et nos vices.

Miserables jouëts de nostre vanité,

Faisons au moins l'aveu de nôtre infirmité.

À quoy bon, quand la fiévre en nos arteres brûle,

Faire de nostre mal un secret ridicule ?

35   Le feu sort de vos yeux petillans et troublez,

Vostre pouls inégal marche à pas redoublez :

Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ?

Qu'avez-vous ? Je n'ai rien. Mais... -je n'ai rien, vous dis-je,

Répondra ce malade à se taire obstiné.

40   Mais cependant voilà tout son corps cangrené,

Et la fièvre demain se rendant la plus forte,

Un benitier aux pieds va l'étendre à la porte.

Prévenons sagement un si juste malheur.

Le jour fatal est proche et vient comme un voleur.

45   Avant qu'à nos erreurs le ciel nous abandonne,

Profitons de l'instant que de grâce il nous donne.

Hâtons-nous ; le tems fuit, et nous traîne avec soy.

Le moment où je parle est déja loin de moy.

Mais quoy ? Toûjours la honte en esclaves nous lie.

50   Oüi, c'est toi qui nous pers, ridicule folie.

C'est toi qui fis tomber le premier malheureux,

Le jour que d'un faux bien sottement amoureux,

Et n'osant soupçonner sa femme d'imposture,

Au démon par pudeur il vendit la nature.

55   Hélas ! Avant ce jour qui perdit ses neveux,

Tous les plaisirs couroient au devant de ses voeux.

La faim aux animaux ne faisoit point la guerre.

Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,

N'attendoit point qu'un boeuf pressé de l'éguillon,

60   Traçast à pas tardifs un pénible sillon.

La vigne offroit par tout des grappes toûjours pleines,

Et des ruisseaux de lait serpentoient dans les plaines.

Mais dès ce jour Adam déchû de son état,

D'un tribut de douleurs paya son attentat.

65   Il fallut qu'au travail son corps rendu docile

Forçast la terre avare à devenir fertile.

Le chardon importun herissa les guerets ;

Le serpent venimeux rampa dans les forests :

La canicule en feu desola les campagnes :

70   L'aquilon en fureur gronda sur les montagnes.

Alors pour se couvrir durant l'âpre saison,

Il fallut aux brebis dérober leur toison.

La peste en même temps, la guerre et la famine

Des malheureux humains jurerent la ruine :

75   Mais aucun de ces maux n'égala les rigueurs,

Que la mauvaise honte exerça dans les coeurs.

De ce nid à l'instant sortirent tous les vices.

L'avare des premiers en proye à ses caprices,

Dans un infâme gain mettant l'honnesteté,

80   Pour toute honte alors compta la pauvreté.

L'honneur et la vertu n'osèrent plus paroistre.

La pieté chercha les deserts et le cloistre.

Depuis on n'a point vû de coeur si détaché

Qui par quelque lien ne tînt à ce peché.

85   Triste et funeste effet du premier de nos crimes !

Moi-même, Arnauld, ici qui te prêche en ces rimes,

Plus qu'aucun des mortels par la honte abbattu,

Envain j'arme contr'elle une foible vertu.

Ainsi toûjours douteux, chancelant et volage,

90   À peine du limon où le vice m'engage,

J'arrache un pié timide, et sors en m'agitant,

Que l'autre m'y reporte et s'embourbe à l'instant.

Car si, comme aujourd'huy, quelque rayon de zele

Allume dans mon coeur une clarté nouvelle,

95   Soudain aux yeux d'autruy s'il faut la confirmer,

D'un geste, d'un regard je me sens alarmer ;

Et mesme sur ces vers que je te viens d'écrire,

Je tremble en ce moment de ce que l'on va dire.

EPÎTRE IV.
Au roi.

En vain, pour te loüer, ma muse toûjours preste,

Vingt fois de la Hollande a tenté la conqueste :

Ce païs, où cent murs n'ont pû te resister,

Grand roy, n'est pas en vers si facile à domter.

5   Des villes que tu prens, les noms durs et barbares

N'offrent de toutes parts que syllabes bizarres,

Et, l'oreille effrayée, il faut depuis l'Issel,

Pour trouver un beau mot, courir jusqu'au Tessel.

Oüi, par tout de son nom chaque place munie

10   Tient bon contre le vers, en détruit l'harmonie.

Et qui peut sans fremir aborder Voerden ?

Quel vers ne tomberoit au seul nom de Heusden ?

Quelle muse à rimer en tous lieux dispozée

Oseroit approcher des bords du Zuiderzée ?

15   Comment en vers heureux assieger Doësbourg,

Zutphen, Wageninghen, Hardervic, Knotzembourg ?

Il n'est fort entre ceux que tu prens par centaines

Qui ne puisse arrester un rimeur six semaines :

Et par tout sur le Whal, ainsi que sur le Leck,

20   Le vers est en déroute, et le poète à sec.

Encor, si tes exploits moins grands et moins rapides

Laissoient prendre courage à nos muses timides ;

Peut-estre avec le temps, à force d'y rêver,

Par quelque coup de l'art nous pourrions nous sauver.

25   Mais dès qu'on veut tenter cette vaste carriere,

Pégaze s'effarouche et recule en arriere :

Mon Apollon s'étonne, et Nimegue est à toi,

Que ma muse est encore au camp devant Orsoy.

Aujourd'huy toutefois mon zele m'encourage ;

30   Il faut au moins du Rhin tenter l'heureux passage.

Un trop juste devoir veut que nous l'essayons.

Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons.

Car, puisqu'en cet exploit tout paroist incroyable,

Que la vérité pure y ressemble à la fable,

35   De tous vos ornemens vous pouvez l'égayer :

Venez donc, et sur tout gardez bien d'ennuyer.

Vous sçavez des grands vers les disgraces tragiques :

Et souvent on ennuye en termes magnifiques.

Au pied du mont Adulle entre mille roseaux,

40   Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,

Appuyé d'une main sur son urne penchante,

Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante,

Lors qu'un cri tout à coup suivi de mille cris,

Vient d'un calme si doux retirer ses esprits.

45   Il se trouble, il regarde, et par tout sur ses rives

Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,

Qui toutes accourant vers leur humide roy,

Par un recit affreux redoublent son effroy.

Il apprend qu'un heros conduit par la victoire,

50   A de ses bords fameux flétri l'antique gloire.

Que Rhimberg et Vesel terrassez en deux jours

D'un joug déjà prochain menacent tout son cours.

Nous l'avons veû, dit l'une, affronter la tempeste

De cent foudres d'airain tournez contre sa teste.

55   Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux

Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.

Il a de Jupiter la taille et le visage ;

Et, depuis ce romain, dont l'insolent passage

Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,

60   Jamais rien de si grand n'a paru sur tes bords.

Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles,

Le feu sort à travers ses humides prunelles.

C'est donc trop peu, dit-il, que l'Escaut en deux mois

Ait appris à couler sous de nouvelles loix :

65   Et de mille remparts mon onde environnée

De ces fleuves sans nom suivra la destinée.

Ah ! Périssent mes eaux ! Ou par d'illustres coups,

Montrons qui doit ceder des mortels ou de nous.

À ces mots essuyant sa barbe limoneuse,

70   Il prend d'un vieux guerrier la figure poudreuse.

Son front cicatricé rend son air furieux,

Et l'ardeur du combat étincelle en ses yeux.

En ce moment il part, et couvert d'une nuë,

Du fameux fort de Skinq prend la route connuë.

75   Là contemplant son cours, il voit de toutes parts

Ses pâles deffenseurs par la frayeur épars.

Il voit cent bataillons, qui loin de se deffendre,

Attendent sur des murs l'ennemi pour se rendre.

Confus, il les aborde, et renforçant sa voix :

80   Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,

Est-ce ainsi que vôtre ame aux perils aguerrie,

Soûtient sur ces remparts l'honneur et la patrie ?

Vostre ennemi superbe, en cet instant fameux,

Du Rhin près de Tholus fend les flots écumeux.

85   Du moins en vous montrant sur la rive opposée,

N'oseriez-vous saisir une victoire aisée ?

Allez, vils combattans, inutiles soldats,

Laissez là ces mousquets trop pesans pour vos bras :

Et la faux à la main, parmi vos marécages,

90   Allez couper vos joncs, et presser vos laictages :

Ou gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,

Avec moy, de ce pas, venez vaincre ou mourir.

Ce discours d'un guerrier que la colere enflâmme,

Ressuscite l'honneur déja mort en leur ame ;

95   Et leurs coeurs s'allumant d'un reste de chaleur,

La honte fait en eux l'effet de la valeur.

Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne

Déja prest à passer, instruit, dispose, ordonne.

Par son ordre Grammont le premier dans les flots

100   S'avance soûtenu des regards du heros.

Son coursier écumant sous son maistre intrepide,

Nâge tout orgueilleux de la main qui le guide.

Revel le suit de près : sous ce chef redouté

Marche des cuirassiers l'escadron indomté.

105   Mais déja devant eux une chaleur guerriere

Emporte loin du bord le bouillant l'Esdiguière,

Vivonne, Nantoüillet, et Coëslin, et Salart,

Chacun d'eux au peril veut la premiere part.

Vendosme que soûtient l'orgueil de sa naissance,

110   Au mesme instant dans l'onde impatient s'élance.

La Salle, Beringhen, Nogent, Dambre, Cavois,

Fendent les flots tremblans sous un si noble poids.

Louis, les animant du feu de son courage,

Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.

115   Par ses soins cependant, trente legers vaisseaux

D'un trenchant aviron déja coupent les eaux.

Cent guerriers s'y jettant signalent leur audace.

Le Rhin les voit d'un oeil qui porte la menace.

Il s'avance en couroux. Le plomb vole à l'instant,

120   Et pleut de toutes parts sur l'escadron flottant.

Du salpestre en fureur l'air s'échauffe et s'allume ;

Et des coups redoublez tout le rivage fume.

Déja du plomb mortel plus d'un brave est atteint :

Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint.

125   De tant de coups affreux la tempeste orageuse

Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse.

Mais Louis d'un regard sçait bien-tost la fixer.

Le destin à ses yeux n'oseroit balancer.

Bien-tost, avec Grammont courent Mars et Bellone.

130   Le Rhin à leur aspect d'épouvante frissonne,

Quand pour nouvelle alarme à ses esprits glacez,

Un bruit s'épand qu'Enguien et Condé sont passez :

Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,

Force les escadrons, et gagne les batailles,

135   Enguien de son hymen le seul et digne fruit,

Par lui dès son enfance à la victoire instruit.

L'ennemi renversé fuit et gagne la plaine.

Le dieu lui-mesme cede au torrent qui l'entraîne,

Et seul, desespéré, pleurant ses vains efforts,

140   Abandonne à Louis la victoire et ses bords.

Du fleuve ainsi domté la déroute éclatante

À Wurts jusqu'en son camp va porter l'épouvante :

Wurts l'espoir du païs, et l'appui de ses murs,

Wurts... ah ! Quel nom, grand roi ! Quel hector que ce Wurts !

145   Sans ce terrible nom mal né pour les oreilles,

Que j'allois à tes yeux étaler de merveilles !

Bien-tost on eust veu Skinq dans mes vers emporté

De ses fameux remparts démentir la fierté.

Bien-tost... mais Wurts s'oppose à l'ardeur qui m'anime.

150   Finissons, il est temps : aussi-bien, si la rime

Alloit mal-à-propos m'engager dans Arnheim,

Je ne sçai pour sortir de porte qu'Hildesheim.

Ô ! Que le ciel soigneux de nôtre poësie,

Grand roy, ne nous fist-il plus voisins de l'Asie !

155   Bien-tost victorieux de cent peuples altiers,

Tu nous aurois fourni des rimes à milliers.

Il n'est plaine en ces lieux si seche et si sterile,

Qui ne soit en beaux mots par tout riche et fertile.

Là plus d'un bourg fameux par son antique nom

160   Vient offrir à l'oreille un agreable son.

Quel plaisir de te suivre aux rives de Scamandre !

D'y trouver d'Ilion la poëtique cendre :

De juger, si les grecs qui briserent ses tours,

Firent plus en dix ans que Louis en dix jours.

165   Mais pourquoy sans raison desesperer ma veine ?

Est-il dans l'univers de plage si lointaine,

Où ta valeur, grand roy, ne te puisse porter,

Et ne m'offre bien-tost des exploits à chanter ?

Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles ;

170   Puisqu'ainsi dans deux mois tu prens quarante villes,

Assuré des beaux vers dont ton bras me répond,

Je t'attens dans deux ans aux bords de l'Hellespont.

EPÎTRE V.
À Monsieur De Guilleragues, secrétaire du cabinet.

Esprit né pour la cour, et maistre en l'art de plaire,

Guilleragues, qui sçais et parler et te taire,

Appren-moy, si je dois ou me taire, ou parler.

Faut-il dans la satire encor me signaler,

5   Et dans ce champ fecond en plaisantes malices,

Faire encore aux auteurs redouter mes caprices ?

Jadis, non sans tumulte, on m'y vit éclater :

Quand mon esprit plus jeune et promt à s'irriter,

Aspiroit moins au nom de discret et de sage :

10   Que mes cheveux plus noirs ombrageoient mon visage.

Maintenant que le temps a meuri mes desirs,

Que mon âge amoureux de plus sages plaisirs

Bien-tost s'en va frapper à son neuvième lustre,

J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.

15   Que d'une égale ardeur mille auteurs animés

Aiguisent contre moi leurs traits envenimés :

Que tout jusqu'à Pinchesne et m'insulte et m'accable ;

Aujourd'huy vieux lion je suis doux et traitable :

Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.

20   Ainsi que mes beaux jours, mes chagrins sont passés.

Je ne sens plus l'aigreur de ma bile premiere,

Et laisse aux froids rimeurs une libre carriere.

Ainsi donc philosophe à la raison soûmis,

Mes defauts desormais sont mes seuls ennemis.

25   C'est l'erreur que je fuis ; c'est la vertu que j'aime.

Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même.

C'est là l'unique étude où je veux m'attacher.

Que l'astrolabe en main, un autre aille chercher

Si le soleil est fixe, ou tourne sur son axe :

30   Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe :

Que Rohaut vainement seche pour concevoir,

Comment tout estant plein, tout a pû se mouvoir :

Ou que Bernier compose et le sec et l'humide

Des corps ronds et crochus errans parmi le vuide,

35   Pour moy sur cette mer, qu'ici bas nous courons,

Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,

À regler mes desirs, à prevenir l'orage,

Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage.

C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous :

40   Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.

Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,

Et malade à la ville, ainsi qu'à la campagne,

En vain monte à cheval, pour tromper son ennui,

Le chagrin monte en croupe et galoppe avec lui.

45   Que crois-tu qu'Alexandre, en ravageant la terre,

Cherche parmi l'horreur, le tumulte et la guerre ?

Possedé d'un ennui, qu'il ne sçauroit domter,

Il craint d'estre à soi-même, et songe à s'éviter.

C'est là ce qui l'emporte aux lieux où naist l'aurore,

50   Où le perse est brûlé de l'astre qu'il adore.

De nos propres malheurs auteurs infortunés,

Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.

À quoi bon ravir l'or au sein du nouveau monde ?

Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l'onde,

55   Est ici, comme aux lieux où meurit le coco,

Et se trouve à Paris, de même qu'à Cusco.

On ne le tire point des veines du Potose.

Qui vit content de rien, possede toute chose.

Mais sans cesse ignorans de nos propres besoins,

60   Nous demandons au ciel ce qu'il nous faut le moins.

Ô ! Que si cet hyver, un rhûme salutaire

Guérissant de tous maux mon avare beau-pere,

Pouvoit, bien confessé, l'étendre en un cercueil,

Et remplir sa maison d'un agreable deüil !

65   Que mon ame en ce jour de joye et d'opulence,

D'un superbe convoi plaindroit peu la dépense !

Disoit, le mois passé, doux, honneste et soûmis,

L'heritier affammé de ce riche commis,

Qui, pour lui préparer cette douce journée,

70   Tourmenta quarante ans sa vie infortunée.

La mort vient de saisir le vieillard catherrheux.

Voila son gendre riche. En est-il plus heureux ?

Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse,

Déja nouveau seigneur il vante sa noblesse.

75   Quoi-que fils de Meusnier encor blanc du moulin,

Il est prest à fournir ses titres en vélin.

En mille vains projets à toute heure il s'égare,

Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre,

Rêveur, sombre, inquiet, à soy-mesme ennuyeux.

80   Il vivroit plus content, si comme ses ayeux,

Dans un habit conforme à sa vraye origine

Sur le mulet encore il chargeoit la farine.

Mais ce discours n'est pas pour le peuple ignorant,

Que le faste éblouit d'un bonheur apparent.

85   L'argent, l'argent, dit-on ; sans lui tout est sterile.

La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile.

L'argent en honneste homme érige un scelerat.

L'argent seul au palais peut faire un magistrat.

Qu'importe, qu'en tous lieux on me traite d'infâme,

90   Dit ce fourbe sans foi, sans honneur, et sans âme ;

Dans mon coffre tout plein de rares qualités,

J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.

Est-il quelque talent que l'argent ne me donne ?

C'est ainsi qu'en son coeur ce financier raisonne.

95   Mais pour moi, que l'éclat ne sçauroit decevoir,

Qui mets au rang des biens, l'esprit et le sçavoir,

J'estime autant Patru, mesme dans l'indigence,

Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.

Non que je sois du goust de ce sage insensé,

100   Qui d'un argent commode esclave embarrassé,

Jeta tout dans la mer, pour crier, je suis libre.

De la droite raison je sens mieux l'équilibre :

Mais je tiens qu'ici bas sans faire tant d'apprests,

La vertu se contente, et vit à peu de frais.

105   Pourquoi donc s'égarer en des projets si vagues ?

Ce que j'avance ici, croi-moi, cher Guilleragues,

Ton ami dès l'enfance ainsi l'a pratiqué.

Mon pere soixante ans au travail appliqué

En mourant me laissa pour rouler et pour vivre,

110   Un revenu leger, et son exemple à suivre.

Mais bien-tost amoureux d'un plus noble métier,

Fils, frere, oncle, cousin, beaufrere de greffier,

Pouvant charger mon bras d'une utile liasse,

J'allay loin du palais errer sur le Parnasse.

115   La famille en pâlit, et vit en fremissant,

Dans la poudre du greffe un poëte naissant.

On vid avec horreur une muse effrénée

Dormir chez un greffier la grasse matinée.

Deslors à la richesse il fallut renoncer.

120   Ne pouvant l'acquerir, j'appris à m'en passer :

Et sur tout redoutant la basse servitude,

La libre verité fut mon unique étude.

Dans ce métier funeste à qui veut s'enrichir,

Qui l'eust creu ? Que pour moy le sort dust se fléchir.

125   Mais du plus grand des rois la bonté sans limite,

Toujours preste à courir au devant du merite,

Creut voir dans ma franchise un merite inconnu,

Et d'abord de ses dons enfla mon revenu.

La brigue ni l'envie à mon bonheur contraires,

130   Ni les cris douloureux de mes vains adversaires,

Ne pûrent dans leur course arrester ses bienfaits.

C'en est trop : mon bonheur a passé mes souhaits.

Qu'a son gré desormais la fortune me jouë,

On me verra dormir au branle de sa rouë.

135   Si quelque soin encore agite mon repos,

C'est l'ardeur de louer un si fameux héros.

Ce soin ambitieux me tirant par l'oreille,

La nuit, lors que je dors, en sursaut me réveille ;

Me dit : que ces bienfaits, dont j'ose me vanter,

140   Par des vers immortels ont dû se meriter.

C'est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame.

Mais si, dans le beau feu du zele qui m'enflame,

Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur,

Je puis, sur ce sujet, satisfaire mon coeur ;

145   Guilleragues, plain-toi de mon humeur legere,

Si jamais, entraîné d'une ardeur étrangere,

Ou d'un vil intérest reconnoissant la loi,

Je cherche mon bonheur autre-part que chez moi.

EPÎTRE VI.
À Monsieur De Lamoignon, Avocat general.

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,

Et contre eux la campagne est mon unique asile.

Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ?

C'est un petit village, ou plutôt un hameau,

5   Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,

D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.

La Seine au pied des monts que son flot vient laver

Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever,

Qui partageant son cours en diverses manières,

10   D'une riviere seule, y forment vingt rivières.

Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,

Et de noyers souvent du passant insultés.

Le village au-dessus forme un amphitheâtre.

L'habitant ne connoist ni la chaux ni le plastre,

15   Et dans le roc qui cede et se coupe aisément,

Chacun sçait de sa main creuzer son logement.

La maison du seigneur seule un peu plus ornée

Se presente au dehors de murs environnée :

Le soleil en naissant la regarde d'abord,

20   Et le mont la deffend des outrages du nord.

C'est-là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille

Met à profit les jours que la parque me file.

Ici dans un vallon bornant tous mes desirs,

J'achete à peu de frais de solides plaisirs.

25   Tantost, un livre en main, errant dans les prairies,

J'occupe ma raison d'utiles rêveries.

Tantost cherchant la fin d'un vers que je construy,

Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avoit fuy.

Quelquefois aux appas d'un hameçon perfide,

30   J'amorce en badinant le poisson trop avide ;

Ou d'un plomb qui suit l'oeil, et part avec l'éclair,

Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.

Une table au retour propre et non magnifique

Nous présente un repas agreable et rustique.

35   Là, sans s'assujettir aux dogmes du broussain,

Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain.

La maison le fournit, la fermiere l'ordonne,

Et mieux que Bergerat l'appetit l'assaizonne.

Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !

40   Que pour jamais foulant vos prés delicieux,

Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,

Et connu de vous seuls, oublier tout le monde !

Mais à peine, du sein de vos vallons cheris

Arraché malgré moi, je rentre dans Paris,

45   Qu'en tous lieux les chagrins m'attendent au passage.

Un cousin abusant d'un fâcheux parentage,

Veut qu'encor tout poudreux, et sans me débotter,

Chez vingt juges pour lui j'aille solliciter ;

Il faut voir de ce pas les plus considerables.

50   L'un demeure au marais, et l'autre aux incurables.

Je reçois vingt avis qui me glacent d'effroy.

Hier, dit-on, de vous on parla chez le roy,

Et d'attentat horrible on traita la satire.

Et le roy, que dit-il ? -le roy se prit à rire.

55   Contre vos derniers vers on est fort en courroux :

Pradon a mis au jour un livre contre vous,

Et chez le Chappelier du coin de nostre place

Autour d'un Caudebec j'en ay lû la préface.

L'autre jour sur un mot la cour vous condamna.

60   Le bruit court qu'avant-hier on vous assassina.

Un écrit scandaleux sous vostre nom se donne.

D'un pasquin qu'on a fait, au Louvre on vous soupçonne.

Moi ? Vous. On me l'a dit dans le palais royal.

Douze ans sont écoulez, depuis le jour fatal,

65   Qu'un libraire imprimant les essais de ma plume,

Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume ;

Toûjours depuis ce temps en proye aux sots discours,

Contre eux la verité m'est un foible secours.

Vient-il de la province une satire fade,

70   D'un plaisant du païs insipide boutade ;

Pour la faire courir on dit qu'elle est de moi :

Et le sot campagnard le croit de bonne foi.

J'ay beau prendre à témoin et la cour et la ville.

Non, à d'autres, dit-il, on connoist votre stile.

75   Combien de temps ces vers vous ont-ils bien cousté ? -

Ils ne sont point de moi, monsieur, en verité.

Peut-on m'attribuer ces sottises étranges ?

Ah ! Monsieur, vos mépris vous servent de loüanges.

Ainsi de cent chagrins dans Paris accablé,

80   Juge, si toûjours triste, interrompu, troublé,

Lamoignon, j'ay le temps de courtiser les muses.

Le monde cependant se rit de mes excuses,

Croit que, pour m'inspirer sur chaque evenement,

Apollon doit venir au premier mandement.

85   Un bruit court, que le roi va tout reduire en poudre,

Et dans Valencienne est entré comme un foudre ;

Que Cambray des françois l'épouventable écueil

A veu tomber enfin ses murs et son orgueil :

Que devant Saint-Omer Nassau par sa défaite,

90   De Philippe vainqueur rend la gloire complete.

Dieu sçait, comme les vers chés vous s'en vont couler,

Dit d'abord un ami qui veut me cajoler,

Et dans ce temps guerrier, et fecond en achilles

Croit que l'on fait des vers, comme l'on prend des villes.

95   Mais moi, dont le genie est mort en ce moment,

Je ne sçai que répondre à ce vain compliment :

Et justement confus de mon peu d'abondance,

Je me fais un chagrin du bonheur de la France,

Qu'heureux est le mortel, qui du monde ignoré,

100   Vit content de soi-mesme en un coin retiré !

Que l'amour de ce rien qu'on nomme renommée,

N'a jamais enyvré d'une vaine fumée,

Qui de sa liberté forme tout son plaisir,

Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir !

105   Il n'a point à souffrir d'affronts ni d'injustices,

Et du peuple inconstant il brave les caprices.

Mais nous autres faiseurs de livres et d'écrits,

Sur les bords du Permesse aux loüanges nouris,

Nous ne sçaurions briser nos fers et nos entraves ;

110   Du lecteur dédaigneux honorables esclaves,

Du rang où nostre esprit une fois s'est fait voir,

Sans un fâcheux éclat, nous ne sçaurions déchoir.

Le public enrichi du tribut de nos veilles,

Croit qu'on doit ajoûter merveilles sur merveilles.

115   Au comble parvenus il veut que nous croissions :

Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.

Cependant tout décroist, et moi-mesme à qui l'âge

D'aucune ride encor n'a flétri le visage,

Déja moins plein de feu, pour animer ma voix,

120   J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois.

Ma muse qui se plaist dans leurs routes perduës,

Ne sçauroit plus marcher sur le pavé des ruës.

Ce n'est que dans ces bois propres à m'exciter,

Qu'Apollon quelquefois daigne encor m'écouter.

125   Ne demande donc plus, par quelle humeur sauvage,

Tout l'esté loin de toi demeurant au village

J'y passe obstinément les ardeurs du lion,

Et montre pour Paris si peu de passion.

C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,

130   Le merite éclatant, et la haute éloquence

Appellent dans Paris aux sublimes emplois,

Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des loix.

Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie.

Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie ;

135   Que l'oppresseur ne montre un front audacieux ;

Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.

Mais pour moy de Paris citoien inhabile,

Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,

Il me faut du repos, des prez et des forests.

140   Laisse-moy donc ici, sous leurs ombrages frais,

Attendre que septembre ait ramené l'automne,

Et que Cerès contente ait fait place à Pomone.

Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits

Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,

145   Aussi-tost ton ami redoutant moins la ville

T'ira joindre à Paris, pour s'enfuir à Bâville.

Là, dans le seul loisir que Thémis t'a laissé,

Tu me verras souvent à te suivre empressé,

Pour monter à cheval rappelant mon audace,

150   Apprenti cavalier galopper sur ta trace.

Tantost sur l'herbe assis au pié de ces côteaux,

Où Polycrene épand ses liberales eaux,

Lamoignon, nous irons libres d'inquietude

Discourir des vertus dont tu fais ton étude :

155   Chercher quels sont les biens veritables et faux :

Si l'honneste homme en soi doit souffrir des defaux :

Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,

Ou la vaste science, ou la vertu solide.

C'est ainsi que chez toi tu sçauras m'attacher.

160   Heureux ! Si les fâcheux promts à nous y chercher,

N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse.

Car dans ce grand concours d'hommes de toute espece,

Que sans cesse à Bâville attire le devoir ;

Au lieu de quatre amis qu'on attendait le soir,

165   Quelquefois de fâcheux arrivent trois volées,

Qui du parc à l'instant assiègent les allées.

Alors, sauve qui peut, et quatre fois heureux !

Qui sait pour s'échapper quelque antre ignoré d'eux.

EPÎTRE VII.
À Monsieur Racine.

Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur

Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !

Jamais Iphigenie en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,

5   Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,

En a fait sous son nom verser la Champeslé.

Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages

Entraînant tous les cœurs gagner tous les suffrages.

Sitôt que d'Apollon un génie inspiré

10   Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

En cent lieux contre lui les cabales s'amassent,

Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent,

Et son trop de lumière importunant les yeux,

De ses propres amis lui fait des envieux.

15   La mort seule ici bas, en terminant sa vie,

Peut calmer sur son nom l'injustice et l'envie,

Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,

Et donner à ses vers leur légitime prix.

Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière,

20   Pour jamais sous la tombe eut enfermé Molière,

Mille de ces beaux traits aujourd'hui si vantés,

Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces,

En habit de marquis, en robes de comtesses,

25   Venaient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau,

Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.

Le commandeur voulait la scène plus exacte,

Le vicomte indigné sortait au second acte.

L'un défenseur zélé des bigots mis en jeu,

30   Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.

L'autre fougueux marquis, lui déclarant la guerre,

Voulait venger la cour immolée au parterre.

Mais sitôt que, d'un trait de ses fatales mains,

La parque l'eût rayé du nombre des humains,

35   On reconnut le prix de sa muse éclipsée.

L'aimable comédie avec lui terrassée

En vain d'un coup si rude espéra revenir,

Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.

40   Toi donc, qui t'élevant sur la scène tragique,

Suis les pas de Sophocle, et seul de tant d'esprits

De Corneille vieilli sais consoler Paris,

Cesse de t'étonner, si l'envie animée,

Attachant à ton nom sa roüille envenimée,

45   La calomnie en main, quelquefois te poursuit.

En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit,

Racine, fait briller sa profonde sagesse.

Le merite en repos s'endort dans la paresse :

Mais par les envieux un genie excité

50   Au comble de son art est mille fois monté.

Plus on veut l'affoiblir, plus il croist et s'élance.

Au Cid persecuté Cinna doit sa naissance,

Et peut-estre ta plume aux censeurs de Pyrrhus

Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

55   Moy-mesme, dont la gloire ici moins répanduë

Des pasles envieus ne blesse point la vûë,

Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soûmis

De bonne heure a pourvû d'utiles ennemis :

Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avouë,

60   Qu'au foible et vain talent dont la France me louë.

Leur venin qui sur moy brûle de s'épancher,

Tous les jours en marchant m'empêche de broncher.

Je songe, à chaque trait que ma plume hazarde,

Que d'un oeil dangereux leur troupe me regarde.

65   Je sçai sur leurs avis corriger mes erreurs,

Et je mets à profit leurs malignes fureurs.

Si-tost que sur un vice ils pensent me confondre,

C'est en me guérissant que je sçais leur repondre :

Et plus en criminel ils pensent m'ériger,

70   Plus croissant en vertu je songe à me vanger.

Imite mon exemple ; et lors qu'une cabale,

Un flot de vains auteurs follement te ravale ;

Proffite de leur haine, et de leur mauvais sens :

Ris du bruit passager de leurs cris impuissans.

75   Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?

Le Parnasse françois annobli par ta veine,

Contre tous ces complots sçaura te maintenir,

Et soulever pour toi l'équitable avenir.

Et qui voyant un jour la douleur vertueuse

80   De Phèdre malgré soy perfide, incestueuse,

D'un si noble travail justement étonné,

Ne benira d'abord le siecle fortuné,

Qui rendu plus fameux par tes illustres veilles,

Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?

85   Cependant laisse ici gronder quelques censeurs,

Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.

Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire ?

Que l'auteur du Jonas s'empresse pour les lire ?

Qu'ils charment de Senlis le poète idiot,

90   Ou le sec traducteur du françois d'Amyot :

Pourvû qu'avec éclat leurs rimes débitées,

Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;

Pourvû qu'ils sçachent plaire au plus puissant des rois ;

Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois :

95   Qu'Enguien en soit touché, que Colbert et Vivone,

Que la Rochefoucaut, Marsillac et Pompone,

Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer,

À leurs traits délicats se laissent pénetrer.

Et plût au ciel encor, pour couronner l'ouvrage,

100   Que Montausier voulust leur donner son suffrage.

C'est à de tels lecteurs que j'offre mes écrits.

Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,

Admirateurs zelez de toute oeuvre insipide,

Que non loin de la place où Brioché préside,

105   Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,

Il s'en aille admirer le sçavoir de Pradon.

EPÎTRE VIII.
Au roy.

Grand roy, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire.

Tu sçais bien que mon stile est né pour la satire :

Mais mon esprit contraint de la desavoüer,

Sous ton règne étonnant ne veut plus que loüer.

5   Tantost dans les ardeurs de ce zele incommode,

Je songe à mesurer les syllabes d'une ode :

Tantost d'une eneïde auteur ambitieux,

Je m'en forme déja le plan audacieux.

Ainsi toûjours flatté d'une douce manie,

10   Je sens de jour en jour déperir mon genie,

Et mes vers en ce stile, ennuyeux, sans appas,

Deshonnorent ma plume, et ne t'honnorent pas.

Encor, si ta valeur à tout vaincre obstinée

Nous laissoit pour le moins respirer une année,

15   Peut-estre mon esprit prompt à ressusciter,

Du temps qu'il a perdu sçauroit se r'aquitter.

Le parnasse françois non exemt de tous crimes,

Offre encore à mes vers des sujets et des rimes,

Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés,

20   Qu'il faut chanter Bouchain et Condé terrassés.

Ton courage affamé de péril et de gloire

Court d'exploits en exploits, de victoire en victoire.

Souvent ce qu'un seul jour te voit exécuter,

Nous laisse pour un an d'actions à conter.

25   Que si quelquefois las de forcer des murailles,

Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles,

Tu viens m'embarrasser de mille autres vertus ;

Te voyant de plus près, je t'admire encore plus.

Dans les nobles douceurs d'un sejour plein de charmes,

30   Tu n'es pas moins heros qu'au milieu des alarmes.

De ton thrône agrandi portant seul tout le faix,

Tu cultives les arts, tu répans les bienfaits,

Tu sçais recompenser jusqu'aux muses critiques.

Ah ! Croi-moy, c'en est trop. Nous autres satiriques

35   Propres à relever les sottises du temps,

Nous sommes un peu nés pour estre mécontens.

Nostre muse souvent paresseuse et sterile

A besoin, pour marcher, de colere et de bile.

Nostre stile languit dans un remerciment :

40   Mais, grand roy, nous sçavons nous plaindre élegamment.

Ô ! Que si je vivois sous les regnes sinistres

De ces rois nés valets de leurs propres ministres,

Et qui jamais en main ne prenant le timon,

Aux exploits de leurs temps ne prêtoient que leur nom ;

45   Que, sans les fatiguer d'une loüange vaine,

Aisément les bons mots couleroient de ma veine !

Mais, toûjours sous ton regne il faut se récrier.

Toûjours, les yeux au ciel, il faut remercier.

Sans cesse à t'admirer ma critique forcée,

50   N'a plus, en écrivant, de maligne pensée ;

Et mes chagrins sans fiel et presque évanoüis,

Font grace à tout le siecle en faveur de Louis.

En tous lieux cependant la pharsale approuvée

Sans crainte de mes vers, va la teste levée.

55   La licence par tout regne dans les écrits.

Déja le mauvais sens reprenant ses esprits,

Songe à nous redonner des poëmes epiques,

S'empare des discours mêmes academiques.

Perrin a de ses vers obtenu le pardon :

60   Et la scene françoise est en proye à Pradon.

Et moy, sur ce sujet, loin d'exercer ma plume,

J'amasse de tes faits le penible volume,

Et ma muse occupée à cet unique employ,

Ne regarde, n'entend, ne connoist plus que toi.

65   Tu le sçais bien pourtant, cette ardeur empressée

N'est point en moy l'effet d'une ame interessée.

Avant que tes bienfaits courussent me chercher,

Mon zele impatient ne se pouvoit cacher,

Je n'admirois que toi. Le plaisir de le dire

70   Vint m'apprendre à loüer au sein de la satire.

Et depuis que tes dons sont venus m'accabler,

Loin de sentir mes vers avec eux redoubler,

Quelquefois, le dirai-je, un remords legitime

Au fort de mon ardeur, vient refroidir ma rime.

75   Il me semble, grand roi, dans mes nouveaux écrits,

Que mon encens payé n'est plus de mesme prix.

J'ay peur que l'univers, qui sçait ma récompense,

N'impute mes transports à ma reconnoissance,

Et que par tes presens mon vers décredité

80   N'ait moins de poids pour toi dans la posterité.

Toutefois je sçai vaincre un remords qui te blesse.

Si tout ce qui reçoit des fruits de ta largesse

À peindre tes exploits ne doit point s'engager,

Qui d'un si juste soin se pourra donc charger ?

85   Ah ! Plûtost de nos sons redoublons l'harmonie.

Le zele à mon esprit tiendra lieu de genie.

Horace tant de fois dans mes vers imité,

De vapeurs, en son temps, comme moy tourmenté,

Pour amortir le feu de sa ratte indocile,

90   Dans l'encre quelquefois sut égayer sa bile.

Mais de la mesme main qui peignit Tullius,

Qui d'affronts immortels couvrit Tigellius,

Il sut fléchir Glycere, il sut vanter Auguste,

Et marquer sur la lyre une cadence juste.

95   Suivons les pas fameux d'un si noble écrivain.

À ces mots quelquefois prenant la lyre en main,

Au recit que pour toi je suis prêt d'entreprendre,

Je croy voir les rochers accourir pour m'entendre,

Et déja mon vers coule à flots précipitez ;

100   Quand j'entenDs le lecteur qui me crie, arrestez :

Horace eut cent talents ; mais la nature avare

Ne vous a rien donné qu'un peu d'humeur bizarre :

Vous passez en audace et Perse et Juvenal :

Mais sur le ton flatteur Pinchesne est vostre égal.

105   À ce discours, grand roi, que pourrais-je répondre ?

Je me sens sur ce point trop facile à confondre,

Et sans trop relever des reproches si vrais,

Je m'arrête à l'instant, j'admire, et je me tais.

EPÎTRE IX.
À Monsieur Le Marquis De Seignelay, Secrétaire d'État.

Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur,

Seignelay, c'est en vain qu'un ridicule auteur,

Prest à porter ton nom de l'èbre jusqu'au Gange,

Croit te prendre aux filets d'une sotte loüange.

5   Aussi-tost ton esprit prompt à se revolter,

S'échappe, et rompt le piége où l'on veut l'arrester.

Il n'en est pas ainsi de ces esprits frivoles,

Que tout flatteur endort au son de ses paroles,

Qui dans un vain sonnet placez au rang des dieux,

10   Se plaisent à fouler l'Olympe radieux,

Et fiers du haut étage où La Serre les loge,

Avalent sans dégoust le plus grossier éloge.

Tu ne te repais point d'encens à si bas prix.

Non, que tu sois pourtant de ces rudes esprits

15   Qui regimbent toûjours, quelque main qui les flate.

Tu souffres la loüange adroite et délicate,

Dont la trop forte odeur n'ébranle point les sens.

Mais un auteur novice à répandre l'encens,

Souvent à son heros, dans un bizarre ouvrage

20   Donne de l'encensoir au travers du visage :

Va loüer Monterey d'Oudenarde forcé,

Ou vante aux électeurs Turenne repoussé.

Tout éloge imposteur blesse une ame sincere.

Si pour faire sa cour à ton illustre pere,

25   Seignelay, quelque auteur d'un faux zele emporté,

Au lieu de peindre en lui la noble activité,

La solide vertu, la vaste intelligence,

Le zele pour son roy, l'ardeur, la vigilance,

La constante équité, l'amour pour les beaux arts,

30   Lui donnoit les vertus d'Alexandre ou de Mars ;

Et, pouvant justement l'égaler à Mecene,

Le comparoit au fils de Pelée ou d'Alcmene,

Ses yeux d'un tel discours foiblement ébloüis,

Bien-tost dans ce tableau reconnoistroient Louis ;

35   Et, glaçant d'un regard la muse et le poëte,

Imposeroient silence à sa verve indiscrete.

Un coeur noble est content de ce qu'il trouve en lui,

Et ne s'applaudit point des qualitez d'autruy.

Que me sert en effet, qu'un admirateur fade

40   Vante mon embonpoint, si je me sens malade,

Si dans cet instant mesme un feu seditieux

Fait boüillonner mon sang, et petiller mes yeux ?

Rien n'est beau que le vrai. Le vrai seul est aimable.

Il doit regner par tout, et mesme dans la fable :

45   De toute fiction l'adroite fausseté

Ne tend qu'à faire aux yeux briller la verité.

Sçais-tu pourquoi mes vers sont lûs dans les provinces,

Sont recherchez du peuple, et reçeus chez les princes ?

Ce n'est pas que leurs sons, agreables, nombreux,

50   Soient toûjours à l'oreille également heureux ;

Qu'en plus d'un lieu le sens n'y gesne la mesure,

Et qu'un mot quelquefois n'y brave la césure.

Mais c'est qu'en eux le vrai du mensonge vainqueur

Par tout se montre aux yeux, et va saisir le coeur :

55   Que le bien et le mal y sont prisez au juste,

Que jamais un faquin n'y tinst un rang auguste,

Et que mon coeur toûjours conduisant mon esprit,

Ne dit rien aux lecteurs, qu'à soy-mesme il n'ait dit.

Ma pensée au grand jour par tout s'offre et s'expose,

60   Et mon vers, bien ou mal, dit toûjours quelque chose.

C'est par là quelquefois que ma rime surprend.

C'est là ce que n'ont point Jonas, ni Childebrand,

Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes,

Montre, miroir d'amours, amitiez, amourettes,

65   Dont le titre souvent est l'unique soûtien,

Et qui parlant beaucoup ne disent jamais rien.

Mais peut-estre enyvré des vapeurs de ma muse,

Moi-mesme en ma faveur, Seignelay, je m'abuse.

Cessons de nous flatter. Il n'est esprit si droit

70   Qui ne soit imposteur, et faux par quelque endroit.

Sans cesse on prend le masque, et quittant la nature,

On craint de se montrer sous sa propre figure.

Par là le plus sincere assez souvent déplaist.

Rarement un esprit ose estre ce qu'il est.

75   Vois-tu cet importun que tout le monde évite

Cet homme à toûjours fuir qui jamais ne vous quitte ?

Il n'est pas sans esprit : mais né triste et pesant,

Il veut estre folâtre, évaporé, plaisant :

Il s'est fait de sa joye une loy necessaire,

80   Et ne déplaist enfin que pour vouloir trop plaire.

La simplicité plaist sans étude et sans art.

Tout charme en un enfant, dont la langue sans fard,

À peine du filet encor débarrassée,

Sçait d'un air innocent bégayer sa pensée.

85   Le faux est toûjours fade, ennuyeux, languissant :

Mais la nature est vraye, et d'abord on la sent.

C'est elle seule en tout qu'on admire, et qu'on aime.

Un esprit né chagrin plaist par son chagrin mesme.

Chacun pris dans son air est agreable en soy.

90   Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moy.

Ce marquis estoit né doux, commode, agreable ;

On vantoit en tous lieux son ignorance aimable :

Mais depuis quelques mois devenu grand docteur,

Il a pris un faux air, une sotte hauteur :

95   Il ne veut plus parler que de rime et de prose.

Des auteurs décriez il prend en main la cause.

Il rit du mauvais goust de tant d'hommes divers,

Et va voir l'opera, seulement pour les vers.

Voulant se redresser soi-mesme on s'estropie,

100   Et d'un original on fait une copie.

L'ignorance vaut mieux qu'un sçavoir affecté.

Rien n'est beau, je reviens, que par la verité,

C'est par elle qu'on plaît, et qu'on peut long-tems plaire.

L'esprit lasse aisément, si le coeur n'est sincere.

105   En vain par sa grimace, un bouffon odieux

À table nous fait rire, et divertit nos yeux.

Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.

Prenez-le teste à teste, ostez-lui son theâtre,

Ce n'est plus qu'un coeur bas, un coquin tenebreux.

110   Son visage essuyé n'a plus rien que d'affreux.

J'aime un esprit aisé, qui se montre, qui s'ouvre,

Et qui plaist d'autant plus, que plus il se découvre.

Mais la seule vertu peut souffrir la clarté,

Le vice toûjours sombre aime l'obscurité :

115   Pour paroistre au grand jour il faut qu'il se déguise.

C'est lui qui de nos moeurs a banni la franchise.

Jadis l'homme vivoit au travail occupé,

Et ne trompant jamais, n'estoit jamais trompé.

On ne connoissoit point la ruse et l'imposture ;

120   Le normand même alors ignoroit le parjure.

Aucun rheteur encore arrangeant le discours,

N'avoit d'un art menteur enseigné les détours.

Mais si-tost qu'aux humains, faciles à seduire,

L'abondance eut donné le loisir de se nuire,

125   La mollesse amena la fausse vanité.

Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.

Pour ébloüir les yeux la fortune arrogante

Affecta d'étaler une pompe insolente.

L'or éclata par tout sur les riches habits.

130   On polit l'émeraude, on tailla le rubis,

Et la laine et la soye en cent façons nouvelles

Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles.

La trop courte beauté monta sur des patins.

La coquette tendit ses laqs tous les matins,

135   Et mettant la céruse et le plâtre en usage,

Composa de sa main les fleurs de son visage.

L'ardeur de s'enrichir chassa la bonne foy.

Le courtisan n'eut plus de sentimens à soy.

Tout ne fut plus que fard, qu'erreur, que tromperie.

140   On vit par tout regner la basse flatterie.

Le parnasse sur tout fecond en imposteurs,

Diffama le papier par ses propos menteurs.

De là vint cet amas d'ouvrages mercenaires,

Stances, odes, sonnets, epistres liminaires,

145   Où toûjours le heros passe pour sans pareil,

Et fust-il louche et borgne, est reputé soleil.

Ne croi pas toutefois, sur ce discours bizarre,

Que d'un frivole encens malignement avare,

J'en veüille sans raison frustrer tout l'univers.

150   La loüange agreable est l'ame des beaux vers.

Mais je tiens, comme toi, qu'il faut qu'elle soit vraye,

Et que son tour adroit n'ait rien qui nous effraye.

Alors, comme j'ai dit, tu la sçais écouter,

Et sans crainte à tes yeux on pourroit t'exalter.

155   Mais sans t'aller chercher des vertus dans les nuës,

Il faudroit peindre en toi des veritez connuës :

Décrire ton esprit ami de la raison,

Ton ardeur pour ton roy puisée en ta maison,

À servir ses desseins ta vigilance heureuse,

160   Ta probité sincère, utile, officieuse.

Tel, qui hait à se voir peint en de faux portraits,

Sans chagrin voit tracer ses veritables traits.

Condé mesme, Condé, ce heros formidable,

Et non moins qu'aux flamans aux flatteurs redoutable,

165   Ne s'offenseroit pas, si quelque adroit pinceau

Traçoit de ses exploits le fidele tableau ;

Et dans Seneffe en feu contemplant sa peinture,

Ne désavoûroit pas Malherbe ni Voiture.

Mais malheur au poète insipide, odieux,

170   Qui viendroit le glacer d'un éloge ennuyeux.

Il aurait beau crier : premier prince du monde,

Courage sans pareil, lumière sans seconde,

Ses vers jettez d'abord, sans tourner le feüillet,

Iroient dans l'antichambre amuser Pacolet.

EPÎTRE X.
À mes vers.

J'ai beau vous arrester, ma remontrance est vaine ;

Allés, partés, mes vers, dernier fruit de ma veine ;

C'est trop languir chés moi dans un obscur séjour.

La prison vous déplaist, vous cherchés le grand jour ;

5   Et déja chés Barbin, ambitieux libelles,

Vous brûlez d'etaler vos feüilles criminelles.

Vains et foibles enfans de ma vieillesse nés,

Vous croyés sur les pas de vos heureux aisnés,

Voir bien-tost vos bons mots passant du peuple aux princes,

10   Charmer également la ville et les provinces,

Et par le prompt effet d'un sel réjoüissant

Devenir quelquefois proverbes en naissant.

Mais perdés cette erreur dont l'appas vous amorce.

Le temps n'est plus, mes vers, où ma muse en sa force

15   Du parnasse françois formant les nouriçons,

De si riches couleurs habilloit ses leçons :

Quand mon esprit poussé d'un courroux legitime

Vint devant la raison plaider contre la rime,

À tout le genre humain sceût faire le procez,

20   Et s'attaqua soy-mesme avec tant de succez.

Alors, il n'estoit point de lecteur si sauvage

Qui ne se déridast en lisant mon ouvrage,

Et qui, pour s'égayer, souvent dans ses discours,

D'un mot pris en mes vers n'empruntast le secours.

25   Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venuë,

Sous mes faux cheveux blonds déja toute chenuë,

A jetté sur ma teste, avec ses doigts pezans,

Onze lustres complets surchargés de trois ans,

Cessés de présumer, dans vos folles pensées,

30   Mes vers, de voir en foule à vos rimes glacées

Courir, l'argent en main, les lecteurs empressés.

Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés.

Dans peu vous allés voir vos froides resveries

Du public exciter les justes moqueries,

35   Et leur auteur jadis à Regnier preféré,

À Pynchesne, à Liniere, à Perrin comparé.

Vous aurés beau crier, ô vieillesse ennemie !

N'a-t-il donc tant vescu que pour cette infamie ?

Vous n'entendrez par tout qu'injurieux brocards

40   Et sur vous, et sur lui fondre de toutes parts.

Que veut-il ? Dira-t-on. Quelle fougue indiscrette

Ramene sur les rangs encor ce vain athlète ?

Quels pitoyables vers ! Quel style languissant !

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant :

45   De peur que tout à coup efflanqué, sans haleine,

Il ne laisse en tombant son maistre sur l'arene.

Ainsi s'expliqueront nos censeurs sourcilleux :

Et bientôt vous verrés mille auteurs pointilleux

Piece à piece épluchant vos sons et vos paroles,

50   Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles,

Traiter tout noble mot de terme hasardeux,

Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,

Huer la métaphore, et la métonymie,

(grands mots que Pradon croit des termes de chymie : )

55   Vous soûtenir qu'un lict ne peut estre effronté ;

Que nommer la luxure est une impureté.

En vain contre ce flot d'aversion publique,

Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique :

Vous irez à la fin honteusement exclus

60   Trouver au magasin Pyrâme et Regulus,

Ou couvrir chez Thierry d'une feüille encor neuve

Les meditations de Buzée et d'Hayneuve,

Puis, en tristes lambeaux semez dans les marchez,

Souffrir tous les affronts au Jonas reprochez.

65   Mais quoy, de ces discours bravant la vaine attaque,

Déja comme les vers de Cinna, d'Andromaque,

Vous croyez à grands pas chez la postérité

Courir marquez au coin de l'immortalité.

Hé bien, contentez donc l'orgueil qui vous enyvre.

70   Montrez-vous, j'y consens : mais du moins dans mon livre

Commencez par vous joindre à mes premiers ecrits.

C'est là qu'à la faveur de vos freres cheris

Peut-estre enfin soufferts comme enfans de ma plume,

Vous pourrez vous sauver épars dans le volume.

75   Que si mesmes un jour le lecteur gracieux,

Amorcé par mon nom sur vous tourne les yeux ;

Pour m'en recompenser, mes vers, avec usure,

De vostre auteur alors faites-lui la peinture :

Et sur tout, prenez soin d'effacer bien les traits

80   Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.

Déposez hardiment, qu'au fond cet homme horrible,

Ce censeur, qu'ils ont peint si noir, et si terrible,

Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,

Qui cherchant dans ses vers la seule verité,

85   Fit sans estre malin ses plus grandes malices,

Et qu'enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.

Dites, que harcelé par les plus vils rimeurs

Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs moeurs :

Libre dans ses discours, mais pourtant toûjours sage,

90   Assez foible de corps, assez doux de visage,

Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,

Ami de la vertu plutost que vertueux.

Que si quelqu'un, mes vers, alors vous importune,

Pour sçavoir mes parens, ma vie et ma fortune ;

95   Contez-lui, qu'allié d'assez hauts magistrats,

Fils d'un pere greffier, né d'ayeux avocats,

Dès le berceau perdant une fort jeune mere,

Réduit seize ans après à pleurer mon vieux pere,

J'allay d'un pas hardi, par moi-mesme guidé,

100   Et de mon seul genie en marchant secondé,

Studieux amateur, et de Perse, et d'Horace,

Assez près de Regnier m'asseoir sur le parnasse ;

Que par un coup du sort au grand jour amené,

Et des bords du Permesse à la cour entraîné,

105   Je sçeûs, prenant l'essor par des routes nouvelles,

Eslever assez haut mes poëtiques ailes ;

Que ce roy dont le nom fait trembler tant de rois

Voulut bien que ma main crayonnast ses exploits ;

Que plus d'un grand m'aima jusques à la tendresse ;

110   Que ma veuë à Colbert inspiroit l'allegresse ;

Qu'aujourd'huy mesme encor de deux sens affoibli,

Retiré de la cour, et non mis en oubli ;

Plus d'un heros épris des fruits de mon étude

Vient quelquefois chez moy goûter la solitude.

115   Mais des heureux regards de mon astre étonnant

Marquez bien cet effet encor plus surprenant,

Qui dans mon souvenir aura toûjours sa place :

Que, de tant d'escrivains de l'ecole d'Ignace,

Éstant, comme je suis, ami si declaré,

120   Ce docteur toutefois si craint, si reveré,

Qui contre eux de sa plume épuisa l'énergie,

Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie.

Sur mon tombeau futur, mes vers, pour l'énoncer,

Courez en lettres d'or de ce pas vous placer.

125   Allez jusqu'où l'aurore en naissant void l'Hydaspe,

Chercher, pour l'y graver, le plus précieux jaspe.

Sur tout à mes rivaux sçachez bien l'étaler.

Mais, je vous retiens trop. C'est assez vous parler.

Déja plein du beau feu qui pour vous le transporte,

130   Barbin impatient chez moi frappe à la porte.

Il vient pour vous chercher. C'est lui : j'entens sa voix.

Adieu, mes vers, adieu pour la derniere fois.

EPÎTRE XI.
À mon jardinier.

Laborieux valet du plus commode maistre,

Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvoit naistre,

Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil,

Qui diriges chez moy l'if et le chevrefeüil,

5   Et sur mes espaliers, industrieux génie,

Sçais si bien exercer l'art de la Quintinie,

Ô ! Que de mon esprit triste et mal ordonné,

Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,

Ne puis-je faire oster les ronces, les épines,

10   Et des defaux sans nombre arracher les racines ?

Mais parle ; raisonnons. Quand du matin au soir,

Chez moy poussant la bêche, ou portant l'arrosoir,

Tu fais d'un sable aride une terre fertile,

Et rens tout mon jardin à tes loix si docile ;

15   Que dis-tu de m'y voir resveur, capricieux,

Tantost baissant le front, tantost levant les yeux,

De paroles dans l'air par élans envolées

Effrayer les oyseaux perchez dans mes allées ?

Ne soupçonnes-tu point qu'agité du démon,

20   Ainsi que ce cousin des quatre fils Aymon,

Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire,

Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ?

Mais non : tu te souviens qu'au village on t'a dit

Que ton maistre est nommé pour coucher par écrit

25   Les faits d'un roy plus grand en sagesse, en vaillance,

Que Charlemagne aidé des douze pairs de France.

Tu crois qu'il y travaille, et qu'au long de ce mur

Peut-estre en ce moment il prend Mons et Namur.

Que penserois-tu donc ? Si l'on t'alloit apprendre,

30   Que ce grand chroniqueur des gestes d'Alexandre

Aujourd'huy méditant un projet tout nouveau,

S'agite, se démene, et s'uze le cerveau,

Pour te faire à toi-mesme en rimes insensées

Un bizarre portrait de ses folles pensées.

35   Mon maistre, dirois-tu, passe pour un docteur,

Et parle quelquefois mieux qu'un predicateur.

Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes

Il n'iroit point troubler la paix de ces fauvettes :

S'il lui falloit toûjours, comme moy, s'exercer,

40   Labourer, couper, tondre, applanir, palisser,

Et dans l'eau de ces puits sans relasche tirée

De ce sâble étancher la soif démesurée.

Antoine, de nous deux tu crois donc, je le voi,

Que le plus occupé dans ce jardin, c'est toi.

45   Ô ! Que tu changerois d'avis, et de langage !

Si deux jours seulement libre du jardinage,

Tout à coup devenu poëte et bel esprit,

Tu t'allois engager à polir un écrit

Qui dît sans s'avilir les plus petites choses,

50   Fist des plus secs chardons des oeüillets et des roses,

Et sçeûst, mesme au discours de la rusticité

Donner de l'élegance et de la dignité ;

Un ouvrage, en un mot, qui juste en tous ses termes,

Sceûst plaire à d'Aguesseau, sçeûst satisfaire Termes,

55   Sçeûst, dis-je, contenter en paroissant au jour,

Ce qu'ont d'esprits plus fins et la ville, et la cour.

Bien-tost de ce travail revenu sec, et pasle,

Et le teint plus jauni que de vingt ans de hasle,

Tu dirois, reprenant ta pelle et ton rateau,

60   J'aime mieux mettre encor cent arpens au niveau,

Que d'aller follement égaré dans les nuës,

Me lasser à chercher des visions cornuës,

Et pour lier des mots si mal s'entr'accordans,

Prendre dans ce jardin la lune avec les dents.

65   Approche donc, et vien ; qu'un paresseux t'apprenne,

Antoine, ce que c'est que fatigue, et que peine.

L'homme ici-bas toûjours inquiet, et gesné,

Est dans le repos mesme au travail condamné.

La fatigue l'y suit. C'est envain qu'aux poëtes

70   Les neuf trompeuses soeurs dans leurs douces retraites

Promettent du repos sous leurs ombrages frais.

Dans ces tranquilles bois, pour eux plantez exprès,

La cadence aussi-tost, la rime, la césure,

La riche expression, la nombreuse mesure,

75   Sorcieres dont l'amour sçait d'abord les charmer,

De fatigues sans fin viennent les consumer.

Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,

On voit sous les lauriers haleter les orphées.

Leur esprit toutefois se plaist dans son tourment,

80   Et se fait de sa peine un noble amusement.

Mais je ne trouve point de fatigue si rude,

Que l'ennuyeux loisir d'un mortel sans étude,

Qui jamais ne sortant de sa stupidité,

Soûtient dans les langueurs de son oisiveté,

85   D'une lâche indolence esclave volontaire,

Le penible fardeau de n'avoir rien à faire.

Vainement offusqué de ses pensers épais,

Loin du trouble et du bruit, il croit trouver la paix

Dans le calme odieux de sa sombre paresse.

90   Tous les honteux plaisirs enfans de la mollesse,

Usurpant sur son ame un absolu pouvoir,

De monstrueux desirs le viennent émouvoir,

Irritent de ses sens la fureur endormie,

Et le font le joüet de leur triste infamie.

95   Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords :

Et bien-tost avec eux tous les fleaux du corps,

La pierre, la colique, et les goutes cruelles,

Guenaud, Rainssant, Brayer, presqu'aussi tristes qu'elles,

Chez l'indigne mortel courent tous s'assembler,

100   De travaux douloureux le viennent accabler,

Sur le duvet d'un lict theâtre de ses gesnes,

Lui font scier des rocs, lui font fendre des chesnes,

Et le mettent au point d'envier ton emploi.

Reconnois donc, Antoine, et conclus avec moi,

105   Que la pauvreté masle, active et vigilante,

Est parmi les travaux moins lasse, et plus contente

Que la richesse oisive au sein des voluptez.

Je te vais sur cela prouver deux veritez,

L'une, que le travail aux hommes necessaire

110   Fait leur félicité plûtost que leur misere,

Et l'autre, qu'il n'est point de coupable en repos.

C'est ce qu'il faut ici montrer en peu de mots.

Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône,

Que ta bouche déjà s'ouvre large d'une aune,

115   Et que les yeux fermez tu baisses le menton.

Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.

Aussi-bien, j'aperçois ces melons qui t'attendent,

Et ces fleurs qui là bas entre elles se demandent,

S'il est fête au village ; et pour quel saint nouveau,

120   On les laisse aujourd'hui si longtemps manquer d'eau.

EPISTRE XII.
Sur l'amour de Dieu, À Monsieur L'Abbé Renaudot.

Docte abbé, tu dis vray, l'homme au crime attaché

Envain, sans aimer Dieu, croit sortir du peché.

Toutefois, n'en déplaise aux transports frenetiques

Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,

5   Des tourmens de l'enfer la salutaire peur

N'est pas toûjours l'effet d'une noire vapeur,

Qui de remords sans fruit agitant le coupable,

Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.

Cette utile frayeur propre à nous penetrer,

10   Vient souvent de la grace en nous preste d'entrer,

Qui veut dans nostre coeur se rendre la plus forte,

Et pour se faire ouvrir déja frappe à la porte.

Si le pecheur poussé de ce saint mouvement,

Reconnoissant son crime, aspire au sacrement,

15   Souvent Dieu tout à coup d'un vrai zele l'enflâme,

Le Saint Esprit revient habiter dans son ame,

Y convertit enfin les tenebres en jour,

Et la crainte servile en filial amour.

C'est ainsi que souvent la sagesse suprême

20   Pour chasser le démon se sert du démon même.

Mais lors qu'en sa malice un pécheur obstiné,

Des horreurs de l'enfer vainement étonné,

Loin d'aimer humble fils son veritable pere,

Craint et regarde Dieu comme un tyran severe,

25   Au bien qu'il nous promet ne trouve aucun appas,

Et souhaite en son coeur que ce dieu ne soit pas ;

En vain la peur sur lui remportant la victoire

Aux pieds d'un prestre il court décharger sa mémoire.

Vil esclave toûjours sous le joug du peché,

30   Au démon qu'il redoute il demeure attaché.

L'amour essentiel à notre penitence

Doit estre l'heureux fruit de nostre repentance.

Non, quoique l'ignorance enseigne sur ce poinct,

Dieu ne fait jamais grace à qui ne l'aime point.

35   À le chercher la peur nous dispose, et nous aide :

Mais il ne vient jamais que l'amour ne succede.

Cessez de m'opposer vos discours imposteurs,

Confesseurs insensez, ignorans seducteurs,

Qui, pleins des vains propos que l'erreur vous debite,

40   Vous figurez qu'en vous un pouvoir sans limite

Justifie à coup seûr tout pécheur alarmé,

Et que sans aimer Dieu l'on peut en estre aimé.

Quoy donc, cher Renaudot, un chrétien effroyable,

Qui jamais servant Dieu, n'eut d'objet que le diable,

45   Pourra marchant toûjours dans des sentiers maudits,

Par des formalitez gagner le paradis ;

Et parmi les elûs dans la gloire éternelle,

Pour quelques sacremens reçûs sans aucun zele,

Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantez

50   Son ennemi mortel assis à ses costez ?

Peut-on se figurer de si folles chimeres ?

On voit pourtant, on voit des docteurs, même austeres,

Qui les semant par tout s'en vont pieusement

De toute pieté saper le fondement ;

55   Qui, le coeur infecté d'erreurs si criminelles,

Se disent hautement les purs, les vrais fideles ;

Traitant d'abord d'impie, et d'heretique affreux

Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux.

De leur audace envain les vrais chrétiens gemissent :

60   Prests à la repousser les plus hardis mollissent,

Et voyant contre Dieu le diable accredité,

N'osent qu'en bégayant prêcher la verité.

Mollirons-nous aussi ? Non, sans peur, sur ta trace,

Docte abbé, de ce pas j'iray leur dire en face :

65   Ouvrez les yeux enfin, aveugles dangeureux.

Oüi, je vous le soûtiens : il seroit moins affreux

De ne point reconnoistre un dieu maistre du monde,

Et qui regle à son gré le ciel, la terre et l'onde ;

Qu'en avoüant qu'il est, et qu'il sut tout former

70   D'oser dire, qu'on peut lui plaire sans l'aimer.

Un si bas, si honteux, si faux cristianisme

Ne vaut pas des Platons l'éclairé paganisme ;

Et cherir les vrais biens, sans en sçavoir l'auteur,

Vaut mieux, que sans l'aimer connoistre un createur.

75   Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte

Que je veux qu'en un coeur amene enfin la crainte,

Je n'entens pas ici ce doux saisissement,

Ces transports pleins de joye, et de ravissement,

Qui font des bienheureux la juste recompense,

80   Et qu'un coeur rarement gouste ici par avance.

Dans nous l'amour de Dieu fécond en saints desirs,

N'y produit pas toûjours de sensibles plaisirs.

Souvent le coeur qui l'a ne le sçait pas lui-même.

Tel craint de n'aimer pas qui sincérement aime,

85   Et tel croit au contraire estre brûlant d'ardeur

Qui n'eût jamais pour Dieu que glace et que froideur.

C'est ainsi quelquefois qu'un indolent mystique,

Au milieu des pechés tranquille fanatique,

Du plus parfait amour pense avoir l'heureux don,

90   Et croit posseder Dieu dans les bras du démon.

Voulez-vous donc sçavoir, si la foy dans vostre ame

Allume les ardeurs d'une sincere flamme ?

Consultés-vous vous mesme. à ses regles soûmis

Pardonnés-vous sans peine à tous vos ennemis ?

95   Combattés-vous vos sens ? Domtés-vous vos foiblesses ?

Dieu dans le pauvre est-il l'objet de vos largesses ?

Enfin dans tous ses points pratiqués-vous sa loy ?

Oüi, dites-vous. Allés, vous l'aimés, croyés-moy.

Qui fait exactement ce que ma loy commande

100   A pour moy, dit ce dieu, l'amour que je demande.

Faites-le donc, et seûrs qu'il nous veut sauver tous,

Ne vous allarmés point pour quelques vains dégouts

Qu'en sa ferveur souvent la plus sainte ame éprouve :

Marchés, courez à lui. Qui le cherche le trouve.

105   Et plus de vostre coeur il paroist s'écarter,

Plus par vos actions songés à l'arrester.

Mais ne soûtenés point cet horrible blasphême,

Qu'un sacrement receû, qu'un prestre, que Dieu même,

Quoique vos faux docteurs osent vous avancer,

110   De l'amour qu'on lui doit puissent vous dispenser.

Mais s'il faut qu'avant tout dans une ame chrestienne,

Diront ces grands docteurs, l'amour de Dieu survienne :

Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,

Dequoy le sacrement viendra-t-il nous laver ?

115   Sa vertu n'est donc plus qu'une vertu frivole ?

Ô le bel argument digne de leur ecole !

Quoy dans l'amour divin en nos coeurs allumé

Le voeu du sacrement n'est-il pas renfermé ?

Un payen converti, qui croit un dieu suprême,

120   Peut-il estre chrestien qu'il n'aspire au baptême ;

Ni le chrestien en pleurs estre vrayment touché

Qu'il ne veüille à l'eglise, avoüer son péché ?

Du funeste esclavage où le démon nous traisne

C'est le sacrement seul qui peut rompre la chaisne.

125   Aussi l'amour d'abord y court avidement :

Mais lui-mesme il en est l'ame, et le fondement.

Lorsqu'un pécheur émeû d'une humble repentance

Par les degrés prescrits court à la penitence,

S'il n'y peut parvenir, dieu sçait les supposer.

130   Le seul amour manquant ne peut point s'excuser.

C'est par lui que dans nous la grace fructifie,

C'est lui qui nous ranime, et qui nous vivifie.

Pour nous rejoindre à Dieu lui seul est le lien ;

Et sans lui, foy, vertus, sacremens, tout n'est rien.

135   À ces discours pressans que sçaurait-on répondre ?

Mais approchés ; je veux encor mieux vous confondre,

Docteurs. Dites-moi donc. Quand nous sommes absous,

Le Saint-Esprit est-il, ou n'est-il pas en nous ?

S'il est en nous, peut-il n'estant qu'amour lui-mesme

140   Ne nous échauffer point de son amour suprême ?

Et s'il n'est pas en nous, sathan toûjours vainqueur,

Ne demeure-t-il pas maistre de nostre coeur ?

Avoüez donc qu'il faut qu'en nous l'amour renaisse,

Et n'allés point, pour fuir la raison qui vous presse,

145   Donner le nom d'amour au trouble inanimé

Qu'au coeur d'un criminel la peur seule a formé.

L'ardeur qui justifie, et que Dieu nous envoye,

Quoi qu'ici-bas souvent inquiete, et sans joye,

Est pourtant cette ardeur, ce mesme feu d'amour

150   Dont brûle un bienheureux en l'éternel séjour.

Dans le fatal instant qui borne nostre vie

Il faut que de ce feu nostre ame soit remplie ;

Et Dieu sourd à nos cris, s'il ne l'y trouve pas,

Ne l'y rallume plus après nostre trépas.

155   Rendez-vous donc enfin à ces clairs syllogismes,

Et ne prétendez plus par vos confus sophismes,

Pouvoir encore aux yeux du fidele éclairé

Cacher l'amour de Dieu dans l'ecole égaré.

Apprenés que la gloire, où le ciel nous appelle,

160   Un jour des vrais enfans doit couronner le zele,

Et non les froids remords d'un esclave craintif,

Où crût voir Abely quelque amour negatif.

Mais quoy ? J'entens déja plus d'un fier scolastique

Qui me voyant ici sur ce ton dogmatique,

165   En vers audacieux traiter ces poincts sacrés,

Curieux me demande, où j'ai pris mes degrés :

Et si, pour m'éclairer sur ces sombres matieres,

Deux cens auteurs extraits m'ont presté leurs lumieres,

Non. Mais pour decider, que l'homme, qu'un chrestien

170   Est obligé d'aimer l'unique auteur du bien,

Le dieu qui le nourit, le dieu qui le fit naistre,

Qui nous vint par sa mort donner un second estre,

Faut-il avoir receu le bonnet doctoral,

Avoir extrait Gamache, Isambert et Du Val ?

175   Dieu dans son livre saint, sans chercher d'autre Ouvrage,

Ne l'a-t-il pas écrit lui-mesme à chaque page ?

De vains docteurs encore, ô prodige honteux !

Oseront nous en faire un problême douteux !

Viendront traiter d'erreur digne de l'anathème

180   L'indispensable loy d'aimer Dieu pour lui-mesme,

Et par un dogme faux dans nos jours enfanté,

Des devoirs du chrestien rayer la charité !

Si j'allois consulter chés eux le moins severe,

Et lui disois : un fils doit-il aimer son pere ?

185   Ah ! Peut-on en douter, diroit-il brusquement.

Et quand je leur demande en ce mesme moment :

L'homme ouvrage d'un dieu seul bon, et seul aimable,

Doit-il aimer ce dieu son pere veritable ?

Leur plus rigide auteur n'ose le décider,

190   Et craint en l'affirmant de se trop hazarder.

Je ne m'en puis deffendre ; il faut que je t'escrive

La figure bizarre et pourtant assés vive,

Que je sçûs l'autre jour employer dans son lieu,

Et qui déconcerta ces ennemis de Dieu.

195   Au sujet d'un escrit, qu'on nous venoit de lire,

Un d'entre-eux m'insulta, sur ce que j'osay dire,

Qu'il faut, pour estre absous d'un crime confessé,

Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.

Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.

200   Ô ciel ! Me voilà donc dans l'erreur, dans le schisme,

Et partant reprouvé. Mais, poursuivis-je alors,

Quand Dieu viendra juger les vivans, et les morts,

Et des humbles agneaux, objet de sa tendresse,

Séparera des boucs la trouppe pecheresse,

205   À tous il nous dira, severe ou gracieux,

Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.

Selon vous donc, à moy reprouvé, bouc infame,

Va brûler, dira-t-il, en l'éternelle flamme,

Malheureux, qui soûtins que l'homme deût m'aimer,

210   Et qui sur ce sujet, trop promt à déclamer,

Prétendis qu'il falloit, pour fléchir ma justice,

Que le pécheur touché de l'horreur de son vice,

De quelque ardeur pour moi sentist les mouvemens,

Et gardast le premier de mes commandemens.

215   Dieu, si je vous en croy, me tiendra ce langage.

Mais à vous, tendre agneau, son plus cher heritage,

Orthodoxe ennemi d'un dogme si blasmé,

Venez, vous dira-t-il, venez mon bien-aimé :

Vous, qui dans les détours de vos raisons subtiles

220   Embarrassant les mots d'un des plus saints conciles,

Avez délivré l'homme, ô l'utile docteur !

De l'importun fardeau d'aimer son createur,

Entrez au ciel, venez, comblé de mes loüanges,

Du besoin d'aimer Dieu desabuser les anges.

225   À de tels mots, si Dieu pouvoit les prononcer,

Pour moi je répondrois, je croy, sans l'offenser :

Ô ! Que pour vous mon coeur moins dur et moins farouche,

Seigneur, n'a-t-il, helas ! Parlé comme ma bouche ?

Ce seroit ma réponse à ce dieu fulminant.

230   Mais vous de ses douceurs objet fort surprenant,

Je ne sçai pas comment, ferme en vostre doctrine,

Des ironiques mots de sa bouche divine,

Vous pouriez sans rougeur, et sans confusion,

Soûtenir l'amertume, et la dérision.

235   L'audace du docteur, par ce discours frappée,

Demeura sans réplique à ma prosopopée.

Il sortit tout à coup, et murmurant tout bas

Quelques termes d'aigreur que je n'entendis pas,

S'en alla chez Binsfeld ou chez Basile Ponce,

240   Sur l'heure à mes raisons chercher une réponse.

 



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