L'IMPUISSANCE

TRAGI-COMÉDIE PASTORALE.

M. DC. XXXIV. Avec privilège du Roi.

PAR LE Sr. VERONNEAU, Blaisois.

À PARIS, Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais, dans la petite Salle, sous la montée de la Cour des Aides.

Représentée pour la première fois, le mardi 17 juillet 1731, par les comédiens ordinaires du Roi


Texte établi par Paul FIEVRE février 2024

publié par Paul FIEVRE février 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:15.


ARGUMENT

Léon Prince d'Arménie amoureux de Philinte, fille de l'Empereur d'Ethiopie, n'ayant pu obtenir ses bonnes grâces, se résolut pour se divertir un peu de son ennui de suivre quelque temps la vie champêtre, et prit pour cet effet l'habit de berger sous le nom d'Ismin ; mais Anaxandre fils du Roi de Tartarie s'étant présenté depuis à la recherche de la Princesse Philinte, elle lui fut promise en mariage par l'Empereur, bien qu'elle eut une grande aversion pour lui. Si bien que se voyant pressée de l'épouser, elle s'enfuit avec Carliante sa confidente, et choisit pour sa conduite, Lycaste brave cavalier et qui était amoureux de Caliante.

Cependant Léon devenu berger, (et qu'avec cet habit nous nommerons Ismin), ayant vu la beauté de Charixene bergère, ne se peut empêcher de l'aimer : mais parce qu'il était berger inconnu, il ne peut obtenir d'elle que de simples témoignages de bienveillance plutôt que d'amour ; si bien que ses parents la marièrent à Sylvain assez vieil berger ; mais impuissant, Ismin était averti. Il lui persuada d'aller trouver avec Charixene un magicien qu'il feignait avoir vu depuis dans un lieu proche de leur demeure, qui pourrait lui donner les forces nécessaires à la guerre d'amour, ce qu'ayant promis Sylvain, et pris jour au lendemains, Ismin s'habilla en magicien et trouva au lieu assigné où Sylvain et Charixene ne manquèrent pas de se rendre,et de la rendre pour un véritable magicien, tant il était bien déguisé ; lui donc sous prétexte du respect qu'il disait être du aux démons et à la caverne où il les voulait faire entrer, les fit dépouiller de leurs habits qu'ils laissèrent à l'entrée.

Or Philinte, qui s'était dérobée de la Cour de l'Empereur son père, sur le point qu'on la voulait marier, et ayant avec elle Lycaste seulement, à cause que Caliante n'avait pu les suivre, passa près de cette caverne dans laquelle feint magicien avait mené Sylvain et Charixene, et ayant rencontré les habits qu'ils avaient laissés, elle et Lycaste les prennent et laissent au lieu ceux qu'ils avaient et se vont cacher dans un bois proche de là.

La magicien étant sorti de la caverne avec le berger impuissant et sa femme, est étonné de voir ce changement d'habits. Néanmoins attribuant le tout à la force de ses charmes leur fait prendre ces habits, leur grave vers le lieu plus proche de leurs coeurs quelques caractères imaginaires avec un peu de sang, et enfin leur donne à chacun un breuvage qu'il assurait être propre à guérir l'impuissance de Sylvain bien que ce ne fut que pour les faire dormir, et donna la plus fort à Sylvain, afin qu'il dormit davantage, et que cependant il put au réveil de Charixene prendre avec elle toutes les privautés d'un mari, s'imaginant qu'elle le prendrait pour Sylvain.

Or l'Empereur ayant appris le fuite de la princesse sa fille, fait courir après et les gens ayant rencontré dans un bois, proche de la susdite caverne Sylvain et Charixene dormants les prennent incontinent pour le princesse Philinte et Lycaste parce qu'il en avaient les habits, et voyant ces marques de sans que le prétendu Magicien leur avait mises vers le coeur, crurent qu'ils étaient morts, et qu'on les avait tués, ce qui les oblige de chercher dans le bois où ils rencontrent Philinte et MLycaste ayant les habits de Sylvain et Charixene ; si bien que les méconnaissant il les accusent de cet assassinat imaginé, et les emmenant prisonniers.

Ismin ayant quitté son habit de magicien vit tout cela, et considérant qu'on emmenait Philinte prisonnière sans la connaître, l'amour qu'il avait toujours eu pour elle, lui mit dans l'esprit le dessein de contrefaire encore le magicien : si bien qu'il va trouver en cet état l'Empereur qu'il trouva fort affligé du succès ci-dessus, et lui promit par le force de sont art de faire revivre Philinte et Lycaste pourvu qu'on lui mit entre les mains le berger et la bergère qui étaient estimé coupables : car il savait bien qu'on prenait les uns pour les autres, et que l'effet du breuvage cessant bientôt Sylvain et Lycaste, se réveilleraient aussi.

L'Empereur lui ayant promis de qu'il demandait aux conditions qu'il proposait ; il emmena Philinte et Lycaste en son pays qui toutefois ne le connaissaient point ; mais enfin s'étant tous reconnus, il épousa la Princesse laquelle maria aussi Lycaste et Caliante, et promit de donner un plus aimable mari à Charixene. Cependant, l'Empereur mourut, ou de vieillesse ou déplaisir de s'être vu trompé par Léon, lequel avec la princesses sa femme, fut prendre possession de l'Empire d'Ethiopie.


ACTEURS

L'EMPEREUR.

PHILINTE.

CALIANTE, confidente de Philinte.

LÉON, roi d'Arménie qui se fait berger.

ANAXANDRE, fils du roi de Taertarie qui se fait ermite.

LYSIMAN, son gentilhomme.

LYCASTE, gentilhomme de l'Empereur.

DAMIS, conseiller de l'Empereur.

CHARIXENE, bergère.

SYLVAIN, son mari.

PHILENE, villageois.

LES GARDES DE L'EMPEREUR.

La scène est dans la cour de la maison de Cassandre.


ACTE I

SCÈNE I.
L'Empereur, Damis, Philinte.

L'EMPEREUR.

Ce n'était pas assez que l'Afrique alarmée

Eut vu dedans son sein ma fureur allumée,

J'ai traversé l'Asie, et contre mes efforts

Mes ennemis jamais n'ont été les plus forts.

5   J'ai planté mes lauriers sur les cyprès des perses,

Je fait un peuple seul des nations diverses.

La conquête du monde est pour moi d'un moment,

Pour moi, toute le terre est un point seulement,

Je la vois sous mes pieds humblement abaissées ;

10   C'est mon bras non son poids qui la tient balancée,

Et le flambeau du jour dans on cours si parfait

Me rend compte les soirs des chemins qu'il a fait ;

Je n'ai plus d'ennemis, et ma bonne fortune

Dans la facilité de vaincre, m'importune,

15   Et ma valeur trouvant le monde trop petit

Ayant tout dévoré n'entre qu'en appétit.

On dit que les grands Dieux auteurs de la Nature

Ont formé l'univers en poids, nombre et mesure,

Je les surpasse donc, car mes guerriers exploits

20   Sont sans nombre certain sans mesure et sans poids,

La grandeur de mon nom qui partout est semée

Est cause du chemin que fait le renommée.

Je suis dans l'Orient où mon bras sans pareil

Semble avoir retranché le dormir au soleil,

25   Quand au sein de Thétis se lumière sommeille,

Le bruit de mes vertus aussitôt le réveille :

Car pour mieux voir le cours de mon heureux destin

Cet astre diligent se lève plus matin.

Aussi pour mes combats seulement il éclaire,

30   Le plus grand de ses soins est celui de ma plaire,

Conte mes ennemis, mêlant de toutes parts

Les pointes de ses rais à celles de mes dards,

Mais je crains toutefois que mon État tranquille

Ne fasse voir enfin ma vigueur inutile :

35   Car ceux qui m'ont fâché trouvant mes bras trop longs

Et mettent aussitôt leurs coeurs dans leurs talons :

La force ne paraît que dans le résistance

La valeur ne sert point parmi l'obéissance,,

Ainsi tout le malheur dont je me sens atteint :

40   C'est que par tout le monde on m'aime, et l'on me craint.

Toi le plus grand des dieux, auteur de la lumière,

Ouvre ton coeur aux traits de ma prière

Pour mon ambition fait un monde nouveau

Forme un air seulement , une terre et de l'eau.

45   Je formerai du feu, j'en ai dans mon courage

Assez de quoi fournir un monde, et davantage :

Mais quoi ? C'est sans raison que je m'adresse aux Dieux :

Que ma grandeur extrême a fait mes envieux,

L'égalité toujours la jalousie excite,

50   Ils sont Dieu par nature, et moi par mon mérite,

Et leur demeure aux Cieux témoigne leur défaut :

C'est leur légèreté qui les a mis si haut.

Toute leur providence est assez occupée,

À reculer le Ciel du bout de mon épée.

55   En un point toutefois mon heur n'est pas entier,

La rigueur du destin me nie un héritier.

Mais encore en cela je le crois raisonnable,

Par la loi de nature on produit son semblable,

Si je n'ai point de fils, c'est par la même loi

60   N'en pouvant engendrer qui fut semblable à moi.

Je n'ai pour tous enfants que l'unique Philinte

Des voeux de mille amants, et le temple et le sainte.

Et si le jugement d'un père n'est plus suspect,

Je croirais que l'amour lui porte du respect,

65   Et pour la rendre amante ainsi qu'elle est aimée,

Il n'ose de son feu la rendre consommée,

Et sans toucher son coeur, il vient dans ses regards

Aiguiser seulement les pointes de ses dards ;

Ma promesse pourtant veux que je la marier

70   À l'unique l'héritier du roi de Tartarie :

Quatre mois sont passés qu'il est en cette Cour

En l'attente du bien que chercher son amour.

Ce n'est pas sans raison que ce Prince s'ennuie,

Nos plaisir retardés accroissent notre envie,

75   Toujours de temps en temps Philinte le remet

Mais un Roi doit tenir les choses qu'il promet.

Elle, en se reculant du joue de l'hyménée,

Na fait que retarder ma parole donnée :

Mais sans plus différer, je lui veux faire voir

80   Que toute ses longueurs accusent son devoir.

DAMIS.

Monarque souverain de ce puissant Empire

Que votre majesté me permette de dire

Que peut-être Philinte en ce retardement

Témoigne le désir d'avoir un autre amant,

85   Et qu'elle est sans amour pour le Prince Anaxandre.

L'EMPEREUR.

Quand cela serait vrai, je veux sans plus attendre,

Avant que le Soleil trois fois de retour

Que mes commandements lui tiennent lieu d'amour.

DAMIS.

Puisque chaque personne est libre en sa pensée :

90   Notre amour naissant, ne peut être forcée.

L'EMPEREUR.

Ma fille m'appartient, nature en fait la loi,

Et ce qui dépend d'elle, aussi dépend de moi.

DAMIS.

Cette loi de nature est pourtant limitée.

L'EMPEREUR.

À me faire obéir elle est toute portée.

DAMIS.

95   Elle cache nos coeurs afin de faire voir

Comme sur nos désirs nous seuls avons pouvoir.

L'EMPEREUR.

Ma fille doit m'aimer avec des soins extrêmes.

DAMIS.

Vous devez témoigner que vous l'aimez de même.

L'EMPEREUR.

Comment ? En lui laissant faire ce qu'elle veut ?

DAMIS.

100   Mais ne la forçant pas à plus qu'elle ne peut.

L'EMPEREUR.

Quoi ? Ne peut-elle pas me rendre obéissance ?

DAMIS.

Elle serait blâmable en ayant la puissance.

L'EMPEREUR.

Qui la peut empêcher de suivre mon désir ?

DAMIS.

Si votre majesté n'a point de déplaisir

105   De souffrir l'entretien de mon libre langage,

Selon le droit qui semble être acquis à mon âge,

Je dos que nous avons en reculant le jour

Des inclinations ou de haine ou d'amour.

Toutes nos passions se voient disposées

110   Selon que les humeurs sont en nous composées,

De secrets mouvements qui sont dans nous cachés

Retiennent nos désirs doucement attachés,

Et font que tous les jours chacun de nous s'étonne,

D'aimer ou n'aimer pas d'abord une personne :

115   L'esprit venant des Cieux notre corps animer

Reçoit l'impression de ce qu'il doit aimer,

Et pour cette raison inviolable et sainte

Chacun doit à son père et l'honneur et la crainte,

Mais lorsque les enfants sont dedans la saison

120   Où le temps leur a fait trouver de la raison,

Et que le mariage où l'âge des convie

Les oblige à prévoir tous les soins de la vie,

Pour supporter ce joug bien souvent ennuyeux,

Un enfant doit choisir ce qu'il aime les mieux.

L'EMPEREUR.

125   On s'aime bien assez alors qu'on est ensemble.

DAMIS.

Oui, lorsque l'amitié les deux âmes assemble.

L'EMPEREUR.

Les deux corps n'ont font qu'un dans un hymen heureux.

DAMIS.

Sire, si vous contez, vous en trouverez deux :

Lors principalement qu'ils sont d'humeur contraire.

L'EMPEREUR.

130   Enfin tout ce discours commence à me déplaire,

Quoi ? Ma fille oserait sans respect témoigner

Que de mes volontés elle veut s'éloigner ?

Après que la raison m'a fait choisir pour gendre

Et pour mon héritier le vaillant Anaxandre,

135   Après m'être en cela de parole obligé

Vouloir ainsi laisser mon honneur engagé :

Et me persuader qu'une fille peu sage

Doit à sa fantaisie entrer au mariage.

Sans songer que cela peut importer un jour

140   De lui laisser ainsi le choix de son amour,

Sans ta fidélité de longtemps reconnue :

Je te, mais quoi ? Philinte à propos est venue

Si faut-il à ce coup qu'elle me fasse voir,

Lequel doit de nous deux avoir plus de pouvoir.

PHILINTE.

145   Monsieur, vous croyez être encore dans le guerre

Parmi les ennemis dont vous courrez la terre

Votre face est émue, et paraît tout en feu.

L'EMPEREUR.

J'ai trop d'émotion, vous en avez trop peu.

PHILINTE.

La peur de vous fâchez me rend toujours émue.

L'EMPEREUR.

150   Je voudrais de connaître ailleurs que dans la vue.

PHILINTE.

Monsieur, vous savez bien que mon coeur est à vous.

L'EMPEREUR.

Je veux donc y loger l'amitié d'un époux.

PHILINTE.

L'honneur que je vous porte a pris toute la place.

L'EMPEREUR.

Nous y trouverons encore un peu d'espace

155   Puis le pince Anaxandre a des perfections

Qui trouveront passage en vos affections :

Il est plein de mérite, et Prince très aimable

Pourquoi différez vous puisqu'il m'est agréable ?

PHILINTE.

C'est son mérite seul qui me fait différer :

160   Car il faut bien du temps à te considérer.

L'EMPEREUR.

Tant de fébrilités font que je vous accuse

D'avoir dit un mensonge.

PHILINTE.

Ou plutôt une excuse.

L'EMPEREUR.

Mais enfin dites-moi, voulez-vous l'épouser ?

PHILINTE.

Je crois que peu de gens le voudraient refuser.

L'EMPEREUR.

165   Il est vrai, sa valeur le rend considérable,

Je l'aime car chacun doit aimer son semblable.

PHILINTE.

Monsieur cette raison me montre que je dois :

Aimer donc seulement les filles comme moi.

L'EMPEREUR.

Qui vous prendrait au mot vous seriez étonnée

170   Sans vous laisser goûter aux douceurs d'hyménée ;

Je connais votre sexe.

PHILINTE.

Et moi je voudrais bien

N'en connaître jamais point d'autre que le mien.

L'EMPEREUR.

Les filles bien souvent font cette répartie :

Je ne l'improuve pas, c'est une modestie,

175   Et ne font de l'amour des mépris évidents

Que pour en témoigner les désirs plus ardents :

Il n'est pas avec moi besoin de vous contraindre :

Mais songez qu'Anaxandre en tous lieux se fait craindre,

Chacun trouve aux combats des pieds devant ses mains.

PHILINTE.

180   Il est trop valeureux, c'est pourquoi je le crains.

L'EMPEREUR.

Mais aimez le plutôt sans faire tant de feinte.

PHILINTE.

Je l'aime, mais l'amour ne fut jamais sans crainte,

On dirait à la fin, entendant vos discours

Que vous êtes savante en matière d'amours

185   Mais à mes volontés ne faites pas d'obstacles,

On vous peut à bon droit comparer aux Oracles ;

Car après vous avoir longtemps entretenu

Je suis aussi savant comme j'étais venu.

Vous ne faites jamais qu'une réponse obscure,

190   Dans vous la vérité n'est jamais toute pure ;

Il faut changer d'humeur, allez, préparez-vous

À souffrir dans trois jours les baisers d'un époux,

De ce pas j'en veux faire avertir Anaxandre

À force de brûler, j'ai peur qu'il vienne en cendre.

195   Il ne fait pas au lit comme dans les combats,

Allez je vous promets que vous n'en mourrez pas.

SCÈNE II.
Anaxandre, Lysiman, Damis.

ANAXANDRE.

Amour est le plus jeune et le plus vieil des Dieux,

Dans sa divinités tout est mystérieux :

Mais ceux qui l'ont d"peint sans sortir de l'enfance

200   N'ont jamais mesuré son corps à sa puissance :

Dès le jour qu'à ses lois son trait m'assujettit

Je me crus offenser de le voir si petit,

Et depuis ayant vu les longueurs de Philinte,

Qui paraît à m'aimer avoir de la contrainte

205   Alors l'expérience a fait voir à mes yeux,

Qu'amour est le plus long de tous les autres Dieux ;

Mais étant l'abrégé des puissances célestes

Peut-être il est petit par raisons manifestes,

Et l'on lui fait ainsi le corps expressément,

210   Afin qu'il puisse entrer dans nous plus aisément ;

En effet quand je vois qu'en sa rigueur extrême

Philinte ne saurait empêcher que je l'aime

Puisque l'amour pour elle occupe tout mon coeur

Je crois qu'amour et lui font de même grandeur :

215   Mais en quelque façon qu'on nous le fasse croire,

Tant de diversités font paraître sa gloire ;

Il fait du bien à l'un, à l'autre il n'en fait pas,

Il donne à l'un la vie, à l'autre le trépas.

Ainsi par les effets qu'il produit en mon âme :

220   Tantôt je le révère, et tantôt je le blâme,

Et crains m'ayant rendu de Philinte amoureux,

Qu'il m'ait donné de l'heur pour être malheureux

La Lune a quatre fois déjà fait son année

Que prêt d'être éclairé du flambeau d'hyménée,

225   La cruelle fait espérer chaque jour

Les dernières faveurs qu'on recherche en amour.

Mais alors que je pense être au point ou j'espère,

Avec invention toujours elle diffère,

Que si de cruauté je la veux accuser

230   Par le moindre souris elle vient m'apaiser,

Et ménage si bien ses yeux et sa parole,

L'un me faisant du mal que l'autre me console,

Et pour la posséder employant tout mon soin :

Plus je m'en pense près, plus je m'en trouve loin :

235   Je veux à l'Empereur faire savoir ma plainte ;

C'est lui qui m'a promis l'amitié de Philinte.

LYSIMAN.

Les filles ont l'esprit trop artificieux

Feignant de m'aimer pas ce qui leur plaît le mieux :

Mais si tous les désirs de ce sexe volage,

240   Se pouvaient en effet voir dessus

Sans doute avec plaisir nous serions étonnés,

D'y voir je ne sais quoi bien plus long que leur nez,

Pour dire librement tout ce que j'ai dans l'âme

C'est que je ne sers point de matière à leur flamme :

245   Dans leurs perfections tout est plein de défaut,

Parce que nous portons le meilleur qu'il leur faut.

Je paye avec mépris leur plus grand artifice,

Et quand on veut prétendre à leur faire service :

Sitôt que les desseins en sont dans nous conçus :

250   Il s'en faut rendre maître, et prendre le dessus.

ANAXANDRE.

Ce n'est pas comme on vit avec une Princesse,

Et sitôt que je suis auprès de ma maîtresse :

Un éternel respect me retient arrêté,

Et me fait seulement adorer sa beauté.

LYSIMAN.

255   Mais dans un grand respect, vous l'avez trop soufferte,

C'est vous qui la tenez trop longtemps découverte.

ANAXANDRE.

Tu sais bien que je suis abattu de ses coups.

LYSIMAN.

Faites en tout de même et la mettez dessous

Quand vous l'imiterez que vous peut-être dire ?

260   Vous prendriez un conseil qui pourrait être pire.

ANAXANDRE.

Tais-toi, car tes discours me pourraient importer

Si quelqu'un par hasard nous venait écouter.

Ne vois tu pas Damis qui devers nous s'avance :

On le tient à la Cour pour homme d'importance.

265   L'Empereur le chérit, et je ne pense pas

Que sans dessein vers nous il adresse ses pas.

Parlant à Damis.

Je crois que vous avez des affaires pressées,

Que vous hâtez vos pas pour suivre vos pensées ?

DAMIS.

Mais bien pour arrêter celles que vous avez.

ANAXANDRE.

270   Mes désirs trop avant dans mon âme gravés :

Malgré tant de rigueurs que je souffre sans plainte

N'éloigneront jamais mes pensers de Philinte.

DAMIS.

L'Empereur toutefois qui connaît bien vos feux,

S'est aujourd'hui fâché de vous voir amoureux.

ANAXANDRE.

275   Un Prince comme lui se voudrait-il dédire.

DAMIS.

Je n'entends pas ainsi ce que je viens de dire ;

Monseigneur, pardonnez à mon libre discours

Au contraire, je viens où bien plutôt j'accours

Vous dire sa part que dedans trois journées

280   Les longueurs de Philinte enfin seront bornées,

Et que lors vous aurez avec contentement

Le nom de cher époux, non plus celui d'amant,

Déjà de son côté la noce préparée,

Vous pourra faire voir ma parole assurée :

285   C'est pourquoi de ce pas il m'en fait retourner ;

Car mon trop long séjour le pourrait étonner.

ANAXANDRE.

Cher Damis que tu viens de soulager ma flamme,

Je te veux embrasser moins du corps que de l'âme,

Va dire à l'Empereur que je te suis de près ;

290   Je m'en vais donner l'ordre à faire mes apprêts

Mais dis lui qu'aujourd'hui tous mes maux il apaise,

Que déjà mort d'amour j'ai pensé mourir d'aise,

Que pour dire le bien qu'il me fait cette fois.

Mon coeur est beaucoup plus éloquent que ma voix.

Anaxandre après le départ de Damis.

295   J'irai voir toutefois Philinte la première :

Car je veux aller prendre en ses yeux ma lumière.

SCÈNE III.
Philinte Lycaste, Caliante, Anaxandre, L'Empereur

PHILINTE.

Triste en l'excès du mal qui me rend solitaire,

Qui me pourra blâmer si je ne me puis taire ?

J'ai tâché mille fois de cacher mon tourment,

300   Mais à la fin je cède à mon ressentiment :

Un ennui véritable est éloigné est éloigné de feinte,

Le coeur est sans douleur quand le vois est sans plainte.

Mais hélas ! La douleur que je sens cette fois

Cherche inutilement du secours en ma voix.

305   Le respect paternel à de trop fortes armes,

Qui rendent sans effet et mes cris et es larmes,

Et la raison me dit que nature a voulu

Qu'il n'eut sur mes désirs en empire absolu ;

Mais je ne songe pas que me voyant contrainte,

310   Je donne à la raison ce qu'on doit à la crainte :

Nature a partagé nos devoir par moitié,

L'enfant doit le respect, le père l'amitié,

Cette obligation ne peut être infinie,

Et s'exempte des lois qu'a fait la tyrannie ;

315   Et l'Empereur ne peut m'obliger qu'au devoir,

Conforme à la raison plutôt qu'à son pouvoir ;

Je sais les droits qu'il a sur mon obéissance :

Mais quoi dans l'Univers tout fuit la violence.

Et tout va dans son ordre avec liberté.

320   Où naturellement son désir est porté,

Et les inimitiés comme les sympathies

Ont un cour sans contrainte en toutes ses parties,

Sans que nous connaissions que rien fasse d'efforts

Contre l'onde et le feu pour les mettre d'accord

325   Ainsi donc l'Empereur rompe avec injustice

De la Terre et des Cieux l'admirable police,

Voulant d'autorité que mon affection

Suive violemment son inclination

Sans songer qu'on ne peut sans encourir de blâme

330   Forcer les mouvements qui sont nés en notre âme.

Les pères ont pouvoir sur les corps seulement ;

Nos esprit exemptés de leur commandements

Sont logés dedans nous comme en lieu de franchise,

La nature en ses faits est toujours bien apprise ;

335   Honorons nos parents, que mille justes soins

De notre humilité les appelle à témoins,

Que leurs commandements reçus sans répartie

Ne lisent sur nos fronts que de la modestie,

Promettant par nos yeux vers la terre abattus,

340   Que dans notre devoir on verra nos vertus :

Mais sans que nos humeurs contre nous se déguisent,

N'obéissent jamais aux choses qui nous nuisent ;

Nous pouvons puissamment faire voir nos courroux

Quand un père nous force et faut l'amour pour nous.

345   Lycaste tu sais bien l'effort qu'on veut faire,

Et comme l'Empereur à mon humeur contraire,

N'ayant aucun égard à mon aversion

Semble prendre plaisir à mon affliction,

Et sans considérer que la raison l'oblige

350   À ne prendre jamais de dessein qui m'afflige.

Il veut qu'à mon malheur dont il ouvre le cours,

Le flambeau nuptiale éclaire dans trois jours ;

Mais je lui ferai voir que j'ai dans la pensée

De quoi donner remède à mon âme offensée.

355   Lycaste généreux, c'est en cette action

Que j'ouvre mon secret à ta discrétion,

Ne m'abandonne pas : vois qu'avec confiance

Je cherche mon repos dedans ton assistance.

LYCASTE.

Madame, en vous servant je méprise le sort,

360   Et tient indifférents et la vie et la mort :

Mais il faut mûrement songer à cette affaire.

Que dira l'Empereur ? Comment faudra[-t-]il faire ?

Et qu'opposez-vous à son autorité ?

PHILINTE.

Tout ce qu'entre nous deux nous aurons arrêté ?

365   La résolution d'une fille fâchée

Redouble son effort quand elle est empêchée :

Ou la fuite ou la mort sont remèdes certains.

LYCASTE.

Dans ces extrémités pour vous seule je crains,

Et de dessein me montre un succès difficile.

PHILINTE.

370   C'est à quoi ton conseil me fera fort utile,

Songe de ton côté je songerai du mien,

Aussi bien ces discours de nous servent de rien,

Caliante a promis d'être de la partie,

Tenant dans ses beaux yeux ton âme assujettie,

375   Elle t'obligera de suivre nos malheurs :

Vois-tu comme elle vient et m'apporte des fleurs.

CALIANTE.

J'apporte ici des fleurs fort rares et nouvelles.

LYCASTE.

Votre teint Caliante en a bien de plus belles.

PHILINTE.

Vous le jugez ainsi parce que vous l'aimez.

CALIANTE.

380   Mais Lycaste je crois qu'ainsi vous me blâmez :

Car si mon teint produit des fleurs comme un parterre,

Vous croyez que ma face est couverte de terre :

Mais Anaxandre vient qui rompt notre entretien.

LYCASTE.

Croyez que sans cela je vous répondrais bien ;

385   Vous possédez mon coeur, il est sous votre Empire

Vous pouvez voir dedans, ce que je voulais dire :

Cependant mon devoir fait que je suis tenu.

D'avertir l'Empereur qu'Anaxandre est venu.

ANAXANDRE parlant à Philinte, qui tien un bouquet.

Madame dans ces fleurs vous pouvez voir dépeintes,

390   Les passions d'amour dont je sens les atteintes

PHILINTE.

Monsieur, l'éclat des fleurs dure bien peu de jours,

Ainsi vous comparez ces fleurs à vos amours.

ANAXANDRE.

Au contraire, en ce vert je vois mon espérance,

Au rouge vos rigueurs, au jaune jouissance.

PHILINTE.

395   Si vos amours étaient en bouquet façonnés,

En tout cas bien souvent ils toucheraient mon nez.

ANAXANDRE.

Mais plutôt votre coeur, car dans trois jours j'espère

Que je n'y verrai plus cette humeur si sévère.

PHILINTE.

Pour lire dans mon coeur il le faudrait ouvrir,

400   Et vous ne le saurez sans me faire mourir.

ANAXANDRE.

La puissance d'amour surpasse la nature ;

Il entre dans nos coeurs sans y faire ouverture.

PHILINTE.

On offense les dieux leur pouvoir imitant

Quand vous serez un Dieu vous en ferez autant.

ANAXANDRE.

405   Pour amortir ce feu qui les âmes consomme,

Un Dieu servirait moins que ne f[e]rait un homme.

PHILINTE.

Laissons les Dieux au ciel, et sans se servir d'eux,

Il ne faut que de l'eau pour amortir des feux.

ANAXANDRE.

J'ai pourtant éprouvé que les larmes sont vaines

410   Pour empêcher l'ardeur des amoureuses peines.

PHILINTE.

Il faut que note amour vous donne un repentir,

Puisque l'eau de vos pleurs a voulu l'amortir.

ANAXANDRE.

Me pourriez-vous blâmer si quelquefois mon âme

S'efforce d'adoucir le tourment qui l'enflamme.

PHILINTE.

415   Si l'amour n'est qu'un jeu qui brûle jour et nuit,

Amortissant ce feu vous n'aurez plus d'amour.

ANAXANDRE.

C'est que ce feu d'amour dans notre mariage

Sera moins violent pour durer davantage.

PHILINTE.

Mais ainsi votre amour aura moins de vigueur.

ANAXANDRE.

420   Mais ainsi mon amour aura plus de bonheur,

Qui ne peut arriver si je ne vous possède :

Écoutez donc ma voix et hâtez mon remède.

PHILINTE.

Je vous écoute bien puisque je vous réponds.

CALIANTE.

Madame, ces discours me semblent un peu longs,

425   Lorsque vous parlez tant, cela vous est contraire

Et cous fait mal porter.

PHILINTE.

Je parle pour complaire,

Mais pourtant je n'ai fait ici que mon devoir.

Monsieur, je me retire ; adieu jusqu'au revoir.

ANAXANDRE, après que Philinte s'est retirée.

Enfin je suis contraint, il faut que je l'avoue,

430   De croire que de moi la cruelle se joue,

Et pour tromper l'espoir que j'ai de l'épouser,

Je crois qu[']elle me veut tout à fait refuser.

LYSIMAN.

Ne vous étonnez pas de cette humeur revêche :

Car de son pucelage elle fait la dépêche,

435   Et en congédiant un bien si précieux.

Il lui faut quelques temps à faire les adieux.

Les filles bien souvent contrefont les fâchées,

Et dans un corps ouvert ont des âmes cachées,

Leur face est jamais d'accord avec leur coeur :

440   Vous verrez dans trois jours si je suis un menteur.

Les rideaux ayant mis ce beau soleil à l'ombre,

Lors elle goûtera des délices sans nombre :

Cherchant par ses baisers le plaisant intérêt

D'un morceau dont le nom seulement lui déplaît :

445   Mais je ne songeais pas quel l'EMpereur arrive.

L'EMPEREUR.

Anaxandre, d'où vient cette humeur si pensive,

Puisque vous connaissez que tout suit vos désirs.

ANAXANDRE.

Sire, dans mon espoir j'ai trop de déplaisirs ;

Je viens d'entretenir la cruelle Princesse :

450   Je ne sais si je dois la nommer ma maîtresse :

Car toujours d'un propos qui paraît dédaigneux,

Elle semble improuver les offres de mes voeux,

Cependant je croyais qu'elle fut disposées

À prendre dans trois jours les marques d'épousée,

455   Mais suivant le conseil d'une femme qu'elle a

En me tournant le dos elle m'a laissé là.

L'EMPEREUR.

Il faut savoir son nom.

ANAXANDRE.

Sire, c'est Caliante.

De la belle Philinte unique confidente.

L'EMPEREUR.

Comment, que je souffrisse avec impunité

460   Qu'elle ait osé se prendre à mon autorité,

Et sans considérer que ma parole est sainte

Ait détourné de vous l'amitié de Philinte ?

Cela ne sera pas, je m'étais bien douté

Que quelqu'un abusait de sa facilité,

465   Peut-être en son dessin vainement obstinée,

Elle porte ma fille à quelque autre hyménée,

Mais j'ai contre ce mal un remède parfait,

Il faut ôter la case afin d'ôter l'effet,

Viens Lycaste, tu fais l'amour à Caliante,

470   Il faut que d'un seul coup trois homme[s] je contente :

Je la veux aujourd'hui soumettre à ton pouvoir.

Quand le départ du jour nous amène le soir :

Je ne manque point d'être en ces belles allées,

Ou mille raretés sont du bruit reculées :

475   Car l'ardeur du soleil qui tout le jour nous nuit;

Fait que nous cherchons là le soleil de la nuit :

Toujours en même temps Philinte s'y promène

Pour prendre le plaisir que la fraîcheur amène :

Caliante la fuit, et souvent à l'écart

480   Elle cherche de quoi se contenter à part

Dans ce lieu spacieux qu'un grand mur environne :

Tu sais bien que l'accès n'est permis à personne,

Si ce n'est quand quelqu'un m'y vient entretenir :

Mais ce soir à dessein je t'y ferai venir.

485   Remarque un cabinet tout lambrissé d'ombrage,

Du côté d'où le Nil nous montrant son rivage.

Va tous les champs voisins se son onde abreuvant,

Une porte y paraît qu'on ouvre peu souvent :

C'est pas là qu'il te faut enlever Caliante,

490   Et cette occasion pour ton bien se présente :

Car outre qu'elle est riche, ainsi tu peux penser

Comme je serai prêt à te récompenser.

Quand tu l'aborderas, tâche de lui dépeindre

Toutes les passions qu'en amour on peut feindre,

495   Ouvre ton artifice afin de déguiser :

Car faisant des discours qui puissent l'amuser,

Comme insensiblement tu pourras faire en sorte

Que tu la mèneras auprès de cette porte :

Lors selon ton dessein la laissant au corps,

500   Il sera bien aisé de la mettre dehors.

Moi je veux à sa voix, de colère animée

Opposer l'épaisseur de la porte fermée,

Laisse moi faire au reste, et prends soin seulement

De joindre ta pudeur à mon commandement.

LYCASTE.

505   Sire, vous connaîtrez par mon obéissance,

Dans ma fidélité beaucoup de diligence.

L'EMPEREUR.

Allons, retirons en quelque lieu moins chaud,

Toi, va de ton côté préparer ce qu'il faut.

LYCASTE, seul.

Je vois que le bonheur aujourd'hui favorise

510   La résolution que Philinte avait prise,

On verra cette nuit son dessein réussi,

Car je veux l'emmener, et Caliante aussi :

L'occasion jamais n'en peut-être plus belle,

Je m'en vais lui porter cette bonne nouvelle.

ACTE II

SCÈNE I.
Léon, devenu berger sous le nom d'Ismin, Philène, villageois.

ISMIN.

515   Il semble que l'amour ne donnant des appas

Mette tout son plaisir à ne m'en faire pas.

J'ai servi près d'un an Philinte trop cruelle,

Qui voyant mon amour sans que je n'en visse en elle,

Me força d'avouer en fin qu'à mes dépens

520   Sa rigueur amenait la perte de mon temps ;

Si ce n'est que Philinte à ma peine obstinée,

Faisant que chaque jour me semblait une année,

Malgré sa cruauté m'obligeât en un point,

C'est qu'allongeant mon temps je ne perdrais point.

525   Alors le désespoir jeta dedans mon âme

Un si fort déplaisir du mépris de ma flamme,

Que je ne résolus à l'instant de changer

Mon vêtement de Prince en celui de berger,

Croyant diminuer cette peine infinie,

530   N'étant plus estimé le Prince d'Arménie.

Mon peuple qui ne sait en quel endroit je suis,

Du soupçon de ma mort a forme mille ennuis.

Mais le plaisir des champs fait naître en moi l'envie

D'y goûter plus longtemps un e si douce vie,

535   Et crois que me voyant presque exempt de souci,

J'ai commencé de vivre en abordant ici.

L'orgueil qui dans la Cour va toujours à plein voile,

Ne prend point de plaisir sous nos habits de toile :

Dans le seule vertu nous cherchons nos honneurs,

540   Toute notre science est dans nos bonnes moeurs ;

Si le temps quelquefois aux foudres se dispose,

Nos voeux vont dans le Ciel y plaider notre cause,

Quand l'ardeur est trop grande, alors chacun de nous

Attache ses pensers au salut de ses choux,

545   Notre simplicité nous exempte du blâme

D'éloigner nos discours des sentiments de l'âme,

Et toute autre inconstance ici nous méprisons,

Que la nécessité de celle des saisons :

nous gardons l'âge d 'or, et laissons l'or aux villes,

550   Ce métal est trop lourd pour nos esprits tranquilles,

Nous en avons aux champs seulement le couleur,

Alors que quelques fruit nous montre qu'il est mort :

Nous fermons nos maisons à l'ornement des marbres,

Si nos désirs vont haut, c'est pour monter aux arbres,

555   J'ai pourtant reconnu depuis deux ou trois mois

Qu'amour est un oiseau qui perche dans ces bois

Mais plutôt qui se loge aux yeux de Charixene,

D'où mon âme reçoit une nouvelle chaîne :

Car sa grâce me jette en une passions

560   À qui rien n'est égal que sa perfection,

Mais parce qu'on me prend pour un berger étrange,

Que quelqu'autre demeure obligerait au change :

Cette seule raison fait qu'elle a rejeté

L'hommage que mon coeur faisait à sa beauté.

565   Le soleil en tenant sa route coutumière

N'a donné que trois fois au monde sa lumière,

Depuis de Charixene en épousant Sylvain

M'a voulu témoigner que mon désir est vain,

Voilà le seul sujet qui dans ces bois m'oblige

570   D'avouer le tourment dont mon âme s'afflige,

Je déguise pourtant un peu dans mon amour,

Et me souvient toujours comme on fait à la Cour,

Jouit que l'on aime aux champs d'une plaisante sorte,

Sans prendre aucun des maux que l'amour nous apporte.

575   Sitôt que la rigueur d'une fille nous nuit,

Nous allons autre part, fuyant ce qui nous fuit.

PHILENE, arrivant.

Berger, je vous surprend toujours en rêverie.

ISMIN.

C'est que dans le cerveau, j'ai quelque fâcherie.

PHILENE.

Ainsi quand j'ai trop bu j'ai du mal au cerveau.

ISMIN.

580   Cela n'adviendrait pas si vous buviez de l'eau.

PHILENE.

Je ne me mets jamais de l'écot d'une bête :

Mais vos amours vous font plus mal à la tête.

ISMIN.

Aussitôt que d'aimer nous avons le désir,

Si nous avons du mal nous y prenons plaisir.

PHILENE.

585   À propos dites moi, ce qu'amour on appelle ?

Est-ce chair ou poisson ? Est-ce mâle ou femelle ?

ISMIN.

J'ai toujours entendu des bergers les plus vieux

Qu'il a le corps petit, et qu'il vole en tous lieux.

PHILENE.

S'il tombait dans le vin destiné pour ma bouche,

590   Je pourrais l'avaler en guise d'une mouche.

ISMIN.

D'autres, disent qu'amour est une passion

Qui n'a point d'autre objet que la possession.

PHILENE.

Je suis donc amoureux ; car toujours je fais gloire

D'avoir la passion, cela s'entend de boire.

ISMIN.

595   Le ventre est votre Dieu, mais celui que je sers

Ne borne son pouvoir qu'au bout de l'univers.

PHILENE.

Vous méprisez Bacchus, le prenant pour un autre ?

Car c'est un Dieu plus grand et plus gros que le vôtre.

ISMIN.

C'est qu'amour est subtil, et que Bacchus est gras,

600   Et l'un tire à l'arc, l'autre n'en tire pas.

PHILENE.

Pour donner vivement dans l'amoureuse brèche,

Quand il tire de l'arc nous y mettons la flèche.

ISMIN.

Vous faites de l'Amour un discours tout nouveau ;

Savez vous bien pourquoi l'on lui donne un bandeau ?

PHILENE.

605   De bandeau de l'Amour la raison est plus grande,

Quand on est amoureux, c'est qu'il faut que l'on bande.

ISMIN.

Ce discours est plaisant, bien qu'il soit un peu lourd :

Mais n'avez-vous plus rien à dire de l'amour ?

PHILENE.

Je dis que désormais sa flèche sera bonne

610   À percer, non les coeurs, mais plutôt une tonne.

ISMIN.

Vous ne voudriez sans doute être au nombre des Dieux,

Qu'à cause du nectar qu'ils boivent dans les Cieux.

PHILENE.

Je suis plus content qu'eux, quand mon gosier je lave

Les Dieux pour boire frais n'ont point au ciel de cave.

ISMIN.

615   Quand vous parlez du Ciel cela passe vos sens.

PHILENE.

Mais non pas le plaisir qu'à boire je ressens.

ISMIN.

Ce plaisir vous a fait la face colorée.

PHILENE.

C'est que de ma maîtresse elle a pris la livrée.

ISMIN.

Vous ne blâmez donc plus la puissance d'Amour ?

PHILENE.

620   Je chéris ma maîtresse et la nuit et le jour.

ISMIN.

Je veux savoir son nom, votre intérêt me touche.

PHILENE.

Elle a le cul beaucoup plus large que la bouche,

Elle na point de dents, et sans beaucoup d'efforts,

Me montre quand je veux ce qu'elle a dans le corps :

625   Encore qu'elle veuille être toujours bouchée,

J'évite son approche alors qu'elle est couchée,

Son col est un peu long, et son ventre est bien grand,

Quelquefois en pensant la prendre elle me prend,

L'excès de son amour rend ma face vermeille.

ISMIN.

630   Mais enfin dites-moi son nom.

PHILENE.

  C'est la bouteille.

ISMIN.

Je me suis bien douté vers la fin du discours,

Que la bouteille était l'objet de vos amours.

PHILENE.

Dès le pointe du jour je charme la brouée,  [ 1 Brouée : Brouillard, gelée du matin. [L]]

Alors je n'ai point l'aiguillette nouée,  [ 2 Aiguillette : Cordon ferré par les deux bouts qui servait à attacher le haut-de-chausses au pourpoint. [L]]

635   Charixene voudrait que son mari Sylvain

L'embrassât aussi fort comme je bois du vin,

Je sais de bonne part que la belle s'offense

De se voir exposée à sa froide impuissance ;

J'avais pourtant promis que je n'en dirais rien,

640   Mais vous êtes discret, car je le connais bien.

À force de parler j'ai la langue si sèche

Qu'un soldat au besoin s'en servirait de mèche ;

Pour empêcher cela je m'en vais l'abreuver

De plus excellent vin que je pourrai trouver,

645   Adieu Berger.

ISMIN.

  Adieu, moi dessus la fougère,

Je veux m'aller mirer aux yeux d'une bergère.

ISMIN, tout seul.

Outre que ces discours dissipaient mon souci ;

Je crois que le bonheur a fait venir ici

Ce vieux fou de berger me dire d'une nouvelle,

650   Qui montre que l'amour dans l'espoir me rappelle

Charixene peut-être au défaut d'un mari,

Recevra le secours que donne un favori.

SCÈNE II.
Charixene, Ismin, Sylvain.

CHARIXENE, seule dans un bois.

Je reconnais des traits parmi cette verdure

Du plus parfait pinceau qu'eut jamais la Nature:

655   C'est ici de nos sens l'objet délicieux,

Mais principalement de l'oreille et des yeux :

Car la voix des oiseaux, et mille autres merveilles

Y charment de plaisir les yeux et les oreilles.

À la fin je croirai voyant tant de beaux lieux,

660   Que c'est quelque morceau qu'on a coupé des Cieux?

La lumière du jour qui s'enfuit étonnée,

Ici, cède à la nuit comme à sa soeur aînée,

Et pour voir les beautés dont l'oeil est enchanté,

Le tour ne vaut pas tant que cette obscurité :

665   C'est l'aile des amours qui semble en ce lieu sombre

Donner un corps solide aux espaces de l'ombre :

Je veux donc découvrir dans ces bois si couverts

Le sujet importun de mes pensers divers,

Et déjà les Zéphirs retenant leur haleine

670   Semblent prêter l'oreille au récit de ma peine.

Mais je les forcerai bientôt de soupirer,

Quand ils sauront le mal qu'il me faut endurer.

Beaux arbres, écoutez le tourment qui me force,

Vous avez de l'amour sous votre dure écorce ;

675   Je vois que vos rameaux l'un dans l'autre enlacés

Comme avec des bras se tiennent embrassés ;

Mais quoi ? Dedans l'excès du mal qui me possède,

Arbres, ce n'est pas vous qui tenez mon remède,

insensibles au deuil qui me mène au trépas,

680   Vos branches ni vos troncs ne s'en émeuvent pas ;

Pardonnez donc aux traits du tourment que j'endure,

Si je me vois contrainte à vous faire une injure ?

Et si je dis ici que je compare à vous

Les imperfections de Sylvain mon époux,

685   Et plut aux Dieux qu'il eut augmenté votre nombre :

Car vous courez nos corps ne donnant que de l'ombre,

Et je ne reçois rien pour tous allégements

Que l'ombre d'un plaisir dans ses embrassements ;

Je vois que dans ces bois vos branchez s'entre baisent,

690   C'est ainsi de Sylvain que les flammes s'apaisent :

Car après ces baisers vos branches ne font rien ;

Et sylvain abusant mon amour et le sien,

Avec un sec baiser vient flatter mon visage.

Mais que me sert cela, s'il ne fait davantage ?

695   Ceux qui passent sous vous reçoivent des fraîcheurs,

Près de lui je reçois de fâcheuses froideurs.

Quel espoir ai-je donc, puisque ma peine est vaine ?

Et si je vois partout le tableau de ma peine ;

Ou bien pour dire mieux, puis que partout je vois

700   Que rien dans l'univers ne souffre plus que moi.

La flèche de l'amour dont mon âme est percée

Nourrissait un espoir au fond de ma pensée,

Qu'un aimable mari me donnerait un jour

Le souverain remède aux blessures d'amour :

705   Mais Sylvain en trompant l'attente de ma couche

Paye ce qu'il me doit seulement de la bouche ;

Et je ne pense pas qu'homme ait jamais été

Avec plus de sois de la virginité :

Encore quelque fois qu'il feigne la contraire,

710   Il n'ose m'attaquer, et ne saurait rien faire :

Et alors mes soupirs et mes yeux languissants

Lui reprochent sa honte et l'ardeur que je sens

L'hypocrite qu'il est souffre que je contemple

Qu'il veut chérir l'amour sans entrer dans son temple,

715   Et avec infamie endure cet affront,

Que de me faire pas ce que les hommes font.

Mais je parle le haut, on me pourrait surprendre,

Peut-être que Sylvain m'a suivi pour m'entendre,

Le voyant inutile aux plaisirs de la nuit,

720   Dès le pointe du jour, sans mener aucun bruit

Je me suis aujourd'hui vitement habillé

Aussi bien mes soupirs me tenaient éveillée

Il ne sait où je suis. Sans doute je le vois :

Il me cherche toujours et ne veut rien de moi.

SYLVAIN.

725   Bonjour chère moitié, mon âme impatiente

Vient mêler sa tristesse avec vos ennuis.

CHARIXENE.

N'espérez pas qu'ainsi ce bonheur me contente,

J'aimerais beaucoup mieux avoir de bonnes nuits.

SYLVAIN.

De quoi vous plaignez vous, car je vous vois changée ?

730   Vous forgez contre moi des foudres dans votre oeil.

CHARIXENE.

Au contraire berger, je vous suis obligée :

Car vous n'avez jamais empêché mon sommeil.

SYLVAIN.

Mais toutefois ma main sans que cela vous pique

Touche toutes les nuits votre bel instrument.

CHARIXENE.

735   Vous pouvez l'appeler instrument de musique,

Où vous n'avez joué que des doigts seulement.

SYLVAIN.

Si mes efforts sont vains, mes passions sont fortes ;

Vous donnez trop de blâme à mes sens refroidis.

CHARIXENE.

Vous avez bien la foi ; mais vos oeuvres sont mortes ;

740   Ce n'est pas le chemin d'aller au Paradis.

SYLVAIN.

Absent de vos beaux yeux où je reçois ma flamme,

Mon âme travaillée endure mille efforts.

CHARIXENE.

Vous avez bien raison de travailler de l'âme

N'ayant pas le pouvoir de travailler du corps.

SYLVAIN.

745   Avez-vous oublié cette heureuse journée,

Où le flambeau d'Hymen éclairait notre voeu ?

CHARIXENE.

Dedans le vrai flambeau qui sert à l'hyménée,

Je n'ai jamais connu que vous eussiez du feu.

SYLVAIN.

Le mariage saint vous retient asservie,

750   Ses liens ne sont pas rompus facilement.

CHARIXENE.

La mort rompt ces liens, et je vous crois sans vie :

Car les morts, comme vous n'ont point de mouvement.

SYLVAIN.

Ne savez vous pas bien que l'auteur de Nature

Ne veut pas qu'on défasse ainsi ce qu'il a fait.

CHARIXENE.

755   Vous ne fûtes jamais une homme qu'en peinture,

Il vous faut seulement une femme portrait.

SYLVAIN.

Au moins que ma pierre à la fin vous retienne,

Et n'imitez pas l'air ce léger élément.

CHARIXENE.

C'est vous qui l'imitez, sa région moyenne

760   Aussi bien que la vôtre est froide extrêmement.

SYLVAIN.

Je veux chercher remède au mal qui vous possède,

L'amour pour votre bien va mon coeur échauffant.

CHARIXENE.

Vous portez dedans vous un souverain remède,

Au moins pour m'empêcher d'avoir le mal d'enfant.

SYLVAIN.

765   Mon soleil, voulez-vous empêcher que je monte

Sur votre chariot dont je suis le cocher ?

CHARIXENE.

Oui, car de Phaéton vous recevriez la honte,

Qui montait comme vous ne sa chant pas toucher.

SYLVAIN.

Belle et chère moitié, le temps fait que j'espère

770   De vous ranger encore aux lois de l'amitié.

CHARIXENE.

Votre peu d'appétit m'a laissé toute entière,

Et vos fâcheux discours me font une moitié.

SYLVAIN.

Adieu fâcheuses adieu, cependant je désire

Que votre bonne humeur soit bientôt de retour.

CHARIXENE.

775   Votre importunité me force de vous dire,

Que j'aime de vous l'adieu que le bonjour.

Charixene seule.

Il faut ainsi traiter rudement ces infâmes

Qui n'ont pas le pouvoir de contenter les femmes :

Que sert il de le craindre ? Ils n'ont point de valeur,

780   Et ne sauraient jamais trouver le point d'honneur.

Ismin qui dès longtemps s'efforce de me plaire

Le trouverait bien mieux si je le laissais faire

Je n'ai jamais connu de berger comme lui,

Tant il a bonne grâce à raconter l'ennui

785   Et tout le déplaisir que mon amour lui donne ;

Mais je ne saurais plus me donner à personne,

Cet importun mari tient mon corps désormais,

Et craignant de l'user il ne sert jamais.

Mais je crois voir tout seul Ismin dans ce bocage,

790   J'évite son abord depuis mon mariage,

Son discours est subtil, et je craindrais qu'enfin

En voulant l'écouter il ne fut plus fin.

Il faut à ses desseins que mon honneur j'appose :

Car lui prêtant l'oreille il voudrait autre chose :

795   Il vaut mieux me cacher.

ISMIN.

  Je crois qu'elle est ici,

Elle n'est point ailleurs.

CHARIXENE.

Mais mon Dieu le voici.

ISMIN.

Si faut-il que je trouve à la fin C[h]arixene,

La belle bien souvent dans ces bois se promène.

CHARIXENE.

Je veux faire semblant de na l'avoir point vu.

ISMIN.

800   Enfin je crois que j'ai mon soleil aperçu.

Ma belle, pardonnez à mon inquiétude,

Si je vous viens trouver en cette solitude :

Mais vous n'étiez pas seule en ce séjour si doux ?

CHARIXENE.

Comment ?

ISMIN.

Car mes pensers étaient avec vous.

CHARIXENE.

805   Je ne les connais point.

ISMIN.

  Vous les avez fait naître.

CHARIXENE.

Mais ne les voyant point je ne les puis connaître.

ISMIN.

Ma voix en ses soupirs, mon front en sa pâleur

Tous les jours vous exprime aisément ma douleur.

CHARIXENE.

La douleur qu'on exprime aisément n'est pas forte.

ISMIN.

810   Il n'est pas malaisé quand le mal nous transporte

De dire que vos yeux me donnent le trépas.

CHARIXENE.

Si mes yeux vous font mal ne les regardez pas.

ISMIN.

Le soleil est au Ciel, et ses effets en terre,

De même loin de moi vos yeux me font la guerre.

CHARIXENE.

815   Vous faites de mes yeux deux soldats valeureux.

ISMIN.

Il est vrai, mais ce n'est qu'aux combats amoureux.

CHARIXENE.

Je crois que ce n'est pas aux femmes de combattre.

ISMIN.

Ne résistez donc plus et vous laissez abattre,

J'entends que votre coeur enfin se rend à moi.

CHARIXENE.

820   Il vous est plus séant de recevoir ma loi.

ISMIN.

Je confesse en voyant le pouvoir de vos charmes,

Que c'est plutôt à moi de vous rendre les armes :

Mais ce sont seulement ces armes dont l'Amour

Approuverait l'usage en ce plaisant séjour,

825   Dessus le mol tapis de cette herbe si verte.

CHARIXENE.

Ainsi de mon honneur vous désirez la perte.

ISMIN.

Non, car vous embrassant je voudrais devant vous,

Pour mieux vous honorer mon maître à deux genoux.

CHARIXENE.

Je ne puis approuver en vous tant de licence.

ISMIN.

830   Aussi j'improuve en vous la rigueur qui m'offense.

CHARIXENE.

C'est vous qui m'offensez, votre amour m'est suspect.

ISMIN.

Vous n'avez jamais vu mon amour sans respect,

Si dans moi vos beautés ont gravé votre image,

Vous devez en m'aimant conserver votre ouvrage.

CHARIXENE.

835   Je vous aimerai bien, Berger, je le promets,

Pourvu que de m'aimer vous ne parliez jamais.

ISMIN.

Mais, cruelle, voyez que l'amour plein de flamme

Perce de mille traits, et mon coeur et mon âme.

CHARIXENE.

L'amour avec raison ces traits vous a dardé,

840   Votre coeur est brûlé s'il n'eut été lardé.

ISMIN.

Ne vous suffit-il pas, agréable inhumaine,

Je me ferai mourir sans rire de ma peine.

CHARIXENE.

Je me retire, adieu.

ISMIN.

La cruelle s'enfuit,

Et de tous mes travaux ne me laisse aucun fruit :

845   Si faut-il toutefois qu'ayant le connaissance

Des défauts de Sylvain, et de son impuissance,

J'arrive à mes desseins faisant un plaisant tour :

Car toute invention est permise en amour.

Je le vois ce me semble, il paraît un peu triste,

850   Je souhaite berger, que ce Ciel vous assiste.

SYLVAIN.

Berger, je vous fais part de votre bon souhait.

ISMIN.

Je crois que vous avez l'esprit bien satisfait,

Depuis que vous avez épousé Charixene.

SYLVAIN.

Mais à propos Berger, car j'en étais en peine,

855   Me direz-vous pourquoi vous ne voulûtes pas

Venir avec nous prendre un mauvais repas,

Le jour où j'eus l'honneur qui tout le voisinage

Rendit son assistance à notre mariage.

ISMIN.

De votre souvenir je vous suis obligé :

860   Mais j'eus tout ce jour-là mon esprit affligé ;

Mille oiseaux opportuns et de mauvaise augure,

Semblaient de quelque mal me donner conjecture :

Le doute de la mort de l'un de mes parents

Attaquait mon esprit de soucis différents

865   Mais enfin je trouvais mon soupçon véritable,

Quelqu'un m'avait appris qu'un vieillard vénérable

Demeurait depuis peu dans cet antre profond,

D'où jamais nos bergers n'ont su trouver le fond :

C'est un magicien de qui l'humeur est franche.

870   Et l'on dirait qu'il tient les démons en sa manche.

Tous les biens et les maux qui viennent aux humains,

Prennent son ordonnance et passent par ses mains :

Il voit dans l'avenir sans avoir des lunettes,

Et fait tourner les Cieux comme des pirouettes.

875   Il agit sur les corps, et dessus les esprits ;

Ayant donc devers lui mon voyage entrepris,

Il me mène à l'instant dans sa caverne sombre,

Et de ma mère morte il me fit venir l'ombre,

M'apprenant à l'instant avec son trépas

880   Beaucoup d'autres malheurs que je ne savais pas ;

Puis ayant allumé quatre flambeaux de cire :

Il me fit un discours que je n'ose vous dire.

SYLVAIN.

Achevez.

ISMIN.

Je dis donc puisque vous le voulez

Que ses démons étant par sa voix appelés

885   Démons obéissant, avec un peu de langage,

Il m'ouvrit le secret de votre mariage ;

Me dit Charixene avec mille regrets,

Vous faisait nuit et jour des reproches secrets ;

Enfin me dit savoir,sans que je vous offense :

890   Qu'elle vous accusait de honteuse impuissance :

Mais qu'il sait comme il faut vous rendre vigoureux,

Si sans guère tarder vous l'allez voir tous deux.

Que ma discrétion en cela vous contente,

Que je saurai celer cette affaire importante :

895   Beaucoup d'autres que vous ayant même malheur,

Dans ce même remède ont trouvé leur bonheur.

Mais si vous me croyez, usez de diligence,

Les maux invétérés ont plus de violence,

Disposez Charixene à vous suivre demain ;

900   On compte seulement mille pas de chemin.

Que sert de soupirer ?

SYLVAIN.

Il est vrai je confesse

Que ce magicien sait le mal qui me presse

Dont je crois bientôt vous m'eussiez vu mourir :

Car je ne croyais pas qu'on me put secourir.

905   Mais sachant le moyen de soulager ma peine,

J'en veux tout de ce pas avertir Charixene,

Toutefois, c'est à vous que mon secours je dois.

ISMIN.

Ne lui dites donc pas que cela vient de moi.

Ismin seul.

Dans ce commencement je prend un bon augure :

910   Car sans doute ils iront vers cette grotte obscure,

Et croiront y trouver ce vieil magicien

Mais vêt d'un habit comme serait le sien,

Je m'y veux rencontrer, et ferai bien en sorte

Prenant une autre barbe et faisant ma voix forte,

915   Qu'ils me prendront pour lui. Mais après tout cela

Qu'ils ne s'attendent pas que j'en demeure là,

Dans cette invention; je prétends autre chose,

Si le tout réussit comme je me propose.

ACTE III

SCÈNE I.
Ismin vêtu en Magicien,

ISMIN.

À la fin me voici Magicien d'amour,

920   Vêtu de la couleur de l'absence du jour.

Un bel oeil me fait prendre une laide figure ;

Je porte un long habit de si noire teinture,

Que même en plein midi l'on y peut voir la nuit ;

Mes yeux sont si fâcheux que la clarté les fuit,

925   Et quelqu'un me prendrait, considérant ma mine,

Pour venir fraîchement de baiser Proserpine :  [ 3 Proserpine : Femme de Pluton et déesse des Enfers, était fille de Jupiter et de Cérès. [B]]

Ma barbe et mes cheveux d'une extrême grandeur

Semblent de mes vieux ans mesurer le longueur.

Ainsi dans la posture où l'on me voit paraître,

930   J'ai moi-même beaucoup de peine à me reconnaître.

Sitôt que Charixene entrera dans ce bois,

De peur d'être connu je grossirai ma voix.

Mais quoi ? Si je ne veux démentir mes oreilles,

J'entends que quelqu'un parle.

CHARIXENE.

Il fera des merveilles

935   S'il peut faire à la fin que je vous puisse aimer.

SYLVAIN.

Pourquoi non, puisqu'il peut la nature charmer ?

CHARIXENE.

Il vaudrait beaucoup mieux que sa science obscure

Peut au lieu de charmer changer votre nature.

SYLVAIN.

Vous y verrez peut-être aussi du changement.

CHARIXENE.

940   Pour moi je m'en rapporte aux preuves seulement.

SYLVAIN.

Je crois que nous voici bien près de la caverne.

CHARIXENE.

Il est vrai, c'est ici.

ISMIN.

Les Astres je gouverne,

Et selon qu'il me plaît ou qu'il ne me plaît pas

Ils courent dans le ciel, ou ne vont que le pas.

SYLVAIN.

945   Écoutons.

ISMIN.

  Mon savoir me donne un privilège

De mettre quand je veux les démons au manège.

Le commande à baguette à tous les esprit noirs,

Des espaces de l'air je fais mes promenoirs.

Les Dieux ont d'un seul mot fait la machine ronde,

950   Quand je veux, d'un seul mot je défais tout le monde.

Le terre devant moi quitte sa gravité :

Car je la fais mouvoir selon ma volonté.

Je vois clair chez les morts où pas une ne voit goutte ;

Même je connais bien qu'ici près on m'écoute,

955   Quelque dieu me l'a dit, qui parle à moi tout bas,

(Mais c'est si doucement que je ne l'entends pas,)

Et que c'est un berger avec une bergère :

Mais jetant dedans l'air un seul brin de fougère,

Afin que mon art, ils sachent le pouvoir,

960   Je veux dire leurs noms avant que de les voir.

L'un se nomme Sylvain et l'autre Charixene

Approchez mes enfants, je sais ce qui vous mène,

Et veux pour vous guérir de tant de maux soufferts

Employer le crédit que j'ai dans les Enfers.

SYLVAIN.

965   Vénérable vieillard, qui par votre science

Contraignez tous les temps d'être en votre présence,

À qui rien ne se cache, à qui tout est permis,

Ôtez moi de l'état où mon malheur m'a mis,

Afin qu'embrassant Charixene, je puisse

970   Faire autre chose au lit que lui gratter la cuisse :

Car à vous seulement je veux avoir recours,

Faites moi cultiver en me donnant secours

Ce que je laisse en friche au corps de cette belle,

Je suis bien assuré qu'il ne tient pas en elle.

ISMIN.

975   Je vous promets qu'avant le d"part de ce jour,

Vous goûterez aux fruits que fait mûrir l'amour :

Mais en offrant vos voeux à la triple Diane,

Il vous faut dépouiller de cet habit profane,

Pour obtenir faveur de cette déité,

980   Elle veut qu'on la prie avec humilité.

L'entrée en ce saint lieu ne vous est point permise,

Si vous ne mettez tous deux nus en chemise,

Mais voilà deux linceuls pour mettre dessus vous,

Je m'en vais cependant chercher un peut de houx,

985   Du trèfle, du laurier avec de sa graine,

Du pavot, de la sauge, et un peu de verveine.

SYLVAIN.

Il lui faut obéir.

CHARIXENE.

S'il ne tient qu'à cela.

Je vous veux contenter, laissons nos habit là.

ISMIN, pendant qu'ils se déshabillent.

J'ai tout ce qu'il me faut, ces herbes allumées

990   Envoient dedans l'air d'agréables fumées

Que suivent les démons, car cette odeur leur plaît ;

Pour les faire brûler voici du feu tout prêt.

Puis je m'en vais former ici deux caractères

Qui porteront mon sort sur les deux hémisphères.

995   Les esprits divins par les climats des Cieux

Ont leurs effets bornés par les temps et les lieux.

Il faut ici marquer une figure ronde,

Pour les faire venir des quatre coins du monde,

Orient, occident, septentrion, midi,

1000   Tout ceci ferait bien trembler le plus hardi ;

Puis écrire des mots sur ce parchemin vierge,

Et tenir allumé dans le main gauche un cierge.

Berger, arrachez-vous promptement un cheveu,

Pour achever le charme il le faut mettre au feu.

SYLVAIN.

1005   Le voilà.

ISMIN.

  Vous verrez que par ces sacrifices

Les noires déités vous vont être propices :

Ces rustiques habits que vous avez laissés

Vont à vous déplaisirs les rendre intéressés.

Entrons dans la caverne, où vous verrez un temple

1010   Fait à l'endroit que j'ai rencontré le plus ample :

Là dedans il faut faire une prière aux Dieux,

Mais bergère, arrêtez, fermez un peu les yeux,

Mes démons étonnés d'y voir tant de lumière

S'en veulent retourner en leur nuit coutumière ;

1015   Ainsi votre beauté vous pourrait empêcher

D'obtenir le bonheur que vous venez chercher :

Car pensant voir le Ciel dans votre beau visage,

Ils croient que ce lieu n'est pas de leur partage :

On n'est pas sans danger quand ils sont irrités,

1020   Et ce n'est pas ici l'Empire des beautés.

CHARIXENE.

Mon père, vous voyez ma propre obéissance.

ISMIN.

Il faut donc que Sylvain sa prière commence,

Attendez-nous ici, Je m'en vais le mener ;

La belle, il ne faut pas pour cela s'étonner.

CHARIXENE, demeurée seule à l'entrée de la caverne, fermant les yeux.

1025   Puisque tous ces démons ont peur d'un beau visage,

Ils croiraient volontiers qu'ils n'ont point de courage.

ISMIN, dans la caverne avec Sylvain.

Sylvain, pour de vos maux avoir la guérison,

Tout bas dans ce papier lisez cette oraison ;

Cependant il me faut préparer tout le reste.

Charixene à l'entrée.

1030   Charixene, mon art m'a rendu manifestes

La preuve du secours qu'ici vous espérez :

Car pour vous mes démons sont si bien conjurés,

Qu'à la fin j'ai forcé cette troupe infernale

De jeter dans Sylvain une vigueur plus mâle ;

1035   Je ne vous prétends pas de discours amuser,

Car il viendra bientôt vous donner une baiser :

Mais surtout il faudra qu'il ait soin de se taire,

Puis qu'il revienne en Temple achever le mystère.

Vous ne connaîtrez plus cet effort languissant,

1040   Au contraire il ira vos deux heures suçant.

Dedans un long baiser vous tenant engagée,

Par là vous jugerez de sa froideur changée ;

Attendant que la nuit un chaud embrassement

En lui vous fasse voir un entier changement.

1045   Mais n'ouvres pas les yeux sur peine de la vie.

CHARIXENE.

Si ce n'était cela j'en aurais grand envie.

ISMIN.

Un peu de temps pour vous ôter de souci,

Quand il vous baisera ne parlez point ainsi.

ISMIN.

Mais ainsi finement Charixene abusée

1050   De l'impuissant Sylvain ne sera point baisée ;

Car je prends sa place, et suivant mon dessein

Je veux subtilement voir encore son sein,

Pour ce que je feindrai qu'il est besoin de faire

Tout proche de leur coeur un petit caractère,

1055   En prononçant tout bas quelque mot inconnu :

Ainsi je pourrait voir son beau sein tout nu ?

Car pour venir au point où ce désir me porte,

Je les ai fait tous deux dépouiller de la sorte :

Elle n'osera pas ainsi me refuser ;

1060   Au lieu de Sylvain je m'en vais la baiser,

Mais il faut que je mette le linceul sur ma robe.

Il baise Charixene.

Ah qu'un baiser est doux alors qu'on le dérobe !

Je n'en ai jamais eu qui me fit tant de bien,

Et pour une bergère elle baise fort bien ;

1065   Je la plains, et je vois que c'est un grand dommage

De laisse sans semence un si bel héritage.

Mais j'oubliais déjà que Sylvain est tout seul,

Je le veux appeler et quitter ce linceul.

Sylvain, venez ici, Charixene à cette heure

1070   Doit faire sa prière en ma sombre demeure :

Elle peut maintenant en toute liberté

Découvrir de ses yeux l'adorable clarté,

Mes démons sont sortis, me donnant assurance

De faire en ma faveur selon votre espérance,

1075   Entrez, la belle entrez. Mais il faut que Sylvain

En signe d'amitié vous mène par la main.

SCÈNE II.
Philinte et Lycaste sortis.

LYCASTE.

Enfin de l'Empereur j'ai bien trompé l'attente,

Car Philinte est sortie avec Caliante ;

S'il reçoit pour cela beaucoup d'affion  [ 4 Affion : Ancien terme de pharmacie. Électuaire à base d'opium. [L]]

1080   Qu'il s'en prenne lui-même à son invention.

PHILINTE.

Le bonheur a voulu que par son entreprise,

Il est sans y penser l'auteur de sa surprise.

Il ne manquera pas d'avoir un repentir

De ce qu'il m'a donné le moyen de sortir :

1085   Mais je ferai voir aujourd'hui par ma fuite

À quelle extrémité sa rigueur m'a réduite,

Et je m'assure bien que nous serons courus.

LYCASTE.

Peut être que les Dieux nous serons secourus :

Mais je ne sais comment Caliante égarée,

1090   Un peu devant le jour s'est de nous séparée

Le bruit de quelques uns qui passaient pas hasard,

Est cause qu'elle a pris un chemin à l'écart,

Et sa timidité l'a rendue retardée,

Bien que les Astres seuls, elle fut regardée.

PHILINTE.

1095   Ce fâcheux accident produit une triste effet,

Qui met dans nos esprits un plaisir imparfait :

En tout cas elle sait qu'afin de perdre haleine

Nous devons arrêter en la forêt prochaine.

LYCASTE.

C'est ce qui me console, et je prendrai le soin,

1100   De voir si je pourrai la découvrir de loin.

PHILINTE.

Mais je vois que du jour la clarté revenue,

Forme une transparence au corps de chaque nue :

Retirons nous un peu, nous parlerons ailleurs,

Ici tant de discours ne sont pas les meilleurs.

LYCASTE.

1105   Allons belle princesse, et soyez assurée

De la fidélité que je vous ai jurée ;

Mais je suis bien d'avis que pour vos sûretés

Nous ne passions jamais qu'aux chemin écartés.

Ce rocher épineux facilement témoigne,

1110   Que d'un lieu si désert tout le monde s'éloigne :

Suivons donc ce sentier : mais je vois des habits,

Quelques bergers sans doute en gardant leurs brebis

Se baignent ici près.

PHILINTE.

Ces lieux sont sans rivière.

LYCASTE.

Il est vrai, puis je voix l'habit d'une bergère,

1115   Quoi que ce soit je crois que la faveur des Cieux

Ne nous montre ceci que pour nous sauver mieux :

Prenons ces deux habits et dépouillons, les nôtres :

On gagnera beaucoup au changement du vôtre :

Puis de ces vêtements étant tous deux couverts,

1120   Bien difficilement nous serons découverts.

Un Dieu nous a donné cette bonne aventure,

On dirait qu'on a prix exprès votre mesure :

Ils ne sont pas plus longs ni plus large qu'il faut.

PHILINTE.

Dans leur légèreté nous aurons moins de chaud

1125   Aux travaux du chemin où le sort nous engage.

LYCASTE.

Cette robe où de l'art on ne voit point l'ouvrage

Rechausse dedans vous par un éclat nouveau

Tout ce que la nature y fait voir de plus beau.

PHILINTE.

Dépêchons vitement et sans tant de harangue,

1130   Nous avons plus besoin des pieds que de la langue,

Entrons dedans ce bois ; car je prendrai le plaisir

De m'habiller aux frais avec plus de loisir :

J'espère que bientôt, sans tromper notre attente

Nous verrons arriver en ce lieu Caliante.

LYCASTE.

1135   Amour prends ton flambeau pour la conduire mieux,

Et ôte le bandeau qui te couvre les yeux.

SCÈNE III.
Ismin magicien, Sylvain et Charixene.

ISMIN.

Nous avons presque fait , car j'ai comme je pense

Fouillé jusques au fond du sac de ma science :

Je veux marquer au lieu plus proche de vos coeurs

1140   Un chiffre égal, afin de joindre vos humeurs,

Mais pour me manquer point, il faut que je l'applique

Avec du sang tiré de la ligne hépatique.

Ouvrez tous deux la main, j'en saurai bien tirer

Sans que le moindre mal je vous fasse endurer.

1145   C'en est fait, puis après vous prendrez ce breuvage.

J'en ai mis pour Sylvain quelque peu d'avantage :

Parce que c'est pour lui que le charme se fait.

Il faut qu'aussi pour lui se fasse plus d'effet.

Dépêchez, car cela fera naître en vos âmes

1150   D'un amour bienheureux les mutuelles flammes.

SYLVAIN, prenant le breuvage avec Charixene.

À ce que vous direz nous sommes résolus.

ISMIN.

Reprenez vos habits.

SYLVAIN.

Mais je ne les vois plus ;

Au contraire en voici deux autres en la place,

Donc le prix de beaucoup les deux deux nôtres surpasse.

ISMIN, parlant seul.

1155   Cela serait plaisant si sans en savoir rien,

Je pouvais tout de bon être magicien :

Et si ce changement qui leur est profitable

Était d'une chacun feint un effet véritable.

SYLVAIN.

Je crois si je m'en veux rapporter à mon oeil

1160   Que l'on a dérobé les rayons du Soleil,

Et sans être trompé, je pense voir encore

Les plus belles couleurs dont se farde l'aurore

Et que les petits clous des perles et rubis

Attachent tout cela dessus ces beaux habits.

ISMIN, parlant seul.

1165   Je trouve qu'il n'est pas à propos que je montre

Aucun étonnement voyant cette rencontre :

Car elle peut servir au dessein que j'ai pris.

Mes enfants vous voyez comme mes noirs esprits

Vous ont de leurs faveurs donné la connaissance

1170   Dedans ce changement admirez leur puissance,

Et les remerciez du bien qu'il nous fait,

Prenez donc ces habits et d'un coeur satisfait

Remettez vous bien bientôt dans le soin du ménage :

Vivez tous deux contents et sans tant de langage.

1175   Allez, retirez vous, et me laissez ici.

SILV[A]IN.

À tout le moins je dois vous dire grand merci.

ISMIN, seul.

Ils seront bien trompez en l'effet du breuvage :

Car insensiblement au sommeil il engage,

Ils dormiront tous deux ainsi que je m'attends

1180   Auparavant qu'il soit un quart d'heure de temps,

Et le sommeil tiendra leurs paupières fermées

Jusques au temps qu'au Ciel les étoiles semées,

Feront un peu de jour pour montrer qu'il est nuit :

Cette herbe dans ce bois leur servira de lit :

1185   Toutefois à Sylvain j'ai redoublé la dose,

Afin que plus longtemps ce pauvre homme repose :

Mais sitôt que la belle éveillée à demi

Commencera d'ouvrir son bel oeil endormi,

Avec mille baisers j'enfoncerai sa bouche,

1190   Sans perdre aucun des droits qui sont dus à la couche :

Car elle est presque encore en l'assoupissement,

Jugera que mon charme a fait ce changement,

Et croira que Sylvain lui donne des épreuves,

Comme il a par mon art des vigueurs toutes neuves :

1195   Elle ne fit jamais une si douce erreur,

Mais je m'en vais quitter cet habit plein d'horreur.

SCÈNE IV.
Les gardes de l'Empereur,Sylvain et Charixene qui ont changé d'habits, et qui trouve dormant, Philinte et Lycaste, Bergers, Ismin qui a repris son habit de berger.

PREMIER DES GARDES.

Où sont-ils ? Poursuivons ce Lycaste, ce traître

Qui revit aujourd'hui la fille de son maître :

Mais d'un prince de qui le pouvoir infinie

1200   Ne laissera jamais ce forfait impuni.

Se faut-il que nos pas ne soient point inutiles.

SECOND DES GARDES.

Quand ils seraient montés jusques dessus les tuiles

Qui couvre le dernier et le plus haut des Cieux,

Je m'en irai les prendre à la barbe des Dieux.

PREMIER GARDE.

1205   Ils ne seraient sortir de longtemps du Royaume.

SECOND GARDES.

Quand ils seraient cachez dans dans l'ombre d'un atome,  [ 5 Atome : Fig. Extrême petitesse de certains corps relativement à d'autres. [L]]

Quand eux-même pourraient s'être réduits en rien,

Sans chercher seulement je les trouverais bien.

PREMIER GARDE.

Je crois que de raison votre âme est dépourvue,

1210   Mais disons que sur eux ayant jeté la vue

Nous serons assurés des les avoir trouvés :

Votre esprit emporté sur ces mots relevés

Ne peut servir de rien que pour me faire rire.

SECOND GARDES.

Mais pour faire pleurer ceux à qui je veux nuire.

PREMIER GARDE.

1215   Montrons à l'Empereur que son commandement

N'a pu souffrir en nous la perte d'un moment.

Cherchons ce ravisseur, l'aveuglement le guide,

Sa faute le condamne et rend son pas timide :

Allons, où dans ce bois ce sentier nous conduit.

ISMIN.

1220   Si je ne suis trompé j'entends ici du bruit.

PREMIER GARDE.

Ce bois est si pressée qu'on y passe avec peine.

ISMIN.

Ils trouveront dormant Sylvain et Charixene.

PREMIER GARDE.

Je pense voir plus haut deux hommes endormis,

Allons voir ce que c'est, courage mes amis,

1225   Car nous avons trouvé Lycaste avec Philinte,

Dans ses lieux si cachés ils reposent sans crainte :

Je connais leur habit, il les faut éveiller,

Je n'ai jamais vu gens si longtemps sommeiller,

On dirait qu'ils sont morts, je vous eux des marques ;

1230   Ils ne respirent plus, si ce n'est seulement

Qu'on les voit respirer ici leur monument :

Leur face tristement vers a terre tournée

Nous donne de leur mort la preuve infortunée,

Et l'on juge aisément en touchant à leurs corps

1235   Qu'ils ne font que d'entrer dans le pays des morts :

Ils sont encore chauds, et leur poitrine ouverte

Paraît près de leur coeur du sang toute couverte.

SECOND GARDES.

Le trépas de Philinte est bien digne des pleurs,

Ne seraient-ils point morts par la main des voleurs ?

1240   Qui nous voyant venir, peut-être ont pris la fuite,

L'épaisseur de ce bois aux meurtres les invite.

Et Philinte n'a pas se retraite entrepris

Qu'elle n'ai emporté quelque chose de prix.

Abordons ce berger, je vois qu'il nous écoute,

1245   Il nous ôtera bien peut-être de ce doute.

Berger, délivre d'un important souci ;

N'as-tu point vu quelqu'un qui fuyait par ici?

ISMIN.

J'en viens de trouver un qui s'en allait bien vite ;

Il sortait de ce bois, car il y fait son gîte.

PREMIER GARDE.

1250   Si faut-il l'attraper quand nous devrions mourir.

ISMIN.

Croyez que vous avez bon besoin de courir,

Il va si vitement de peur qu'on ne l'accoste,

Qu'en dépit des relais il va toujours la poste.   [ 6 Courir la poste : Fig. Aller un train de poste, marcher précipitamment, et, en général, faire trop vite. [L]]

PREMIER GARDE.

Était-il seul [?]

ISMIN.

Nenni, deux chiens le poursuivaient,

1255   Qui toutefois de loin seulement le voyaient.

PREMIER GARDE.

Quel âge avait-il bien ?

ISMIN.

Je ne sais pas son âge,

Il peut avoir un an ou guère davantage.

PREMIER GARDE.

Il faut que tu sois fou de nous dire cela ?

ISMIN.

Les lièvres courent bien en ayant cet âge-là.

PREMIER GARDE.

1260   Je ne sais qui me tient qu'enfin je ne t'assomme :

Tu me réponds d'un lièvre, et je parle d'un homme.

Te prétends-tu moquer des gens de l'Empereur :

Dis moi ? N'as-tu point vu passer quelque voleur ?

ISMIN.

Quand j'aurais ici vu quelques voleurs paraître,

1265   Je ne sais pas à quoi je les pourrais connaître ;

Je connais bien les boeufs avec les veaux, Messieurs,

Mais après tout cela je ne sais rien d'ailleurs.

PREMIER GARDE.

Avec son innocence, il chasse ma colère :

C'est que l'on a tué vers ce bois solitaire

1270   La Princesses et Lycaste, on ne sait pas comment,

N'en as-tu rien appris, dis le nous vitement ?

ISMIN.

Une telle Princesse en grandeur infinie

S'en allais-elle ainsi sans autre compagnie ?

PREMIER GARDE.

Sur le point qu'Anaxandre espérait l'épouser,

1275   Elle ne s'y pouvant ou voulant disposer,

Du perfide Lycaste, en son dessin conduite,

Nous a fait voir sa faute aussitôt que sa fuite :

Mais par un accident que nous ne savons pas :

Dis donc ce que tu sais ? Tu nous fais bien attendre.

ISMIN.

1280   Je n'en sais rien, sinon ce que je viens d'apprendre.

PREMIER GARDE.

Que ces rustiques font d'un entretien fâcheux.

ISMIN.

Ils ne connaissent pas que je me moque d'eux.

PREMIER GARDE.

Rentrons dedans le bois, les voleurs y séjournent

Cherchons les lieux cachés qui du chemin détournent

1285   Nous les trouverons là peut-être retirés,

Mais il faut pour mieux faire être nous séparés.

ISMIN, seul.

Je connais longtemps la Princesse Philinte,

Son humeur ne saurait souffrir de la contrainte.

Si l'Empereur usant de son autorité

1290   A voulu faire effort contre sa volonté,

Aussitôt par sa suite elle aura fait connaître

Tout ce qu'un désespoir dans une âme fait naître ;

Je vois bien qu'elle a faut afin de se cacher

Ce changement d'habit auprès de ce rocher :

1295   Ce déguisement fait d'une subtile sorte

Et ce chiffre de sang l'a font prendre pour morte :

Mais pourtant.

PREMIER GARDE.

Au secours j'ai trouvé l'assassin.

LYCASTE, habillé en berger.

Afin d'avoir un nom conforme à ton dessein,

Il faut que je te tue.

PREMIER GARDE.

Accourez à mon aide.

LYCASTE, tue le premier garde.

1300   En vain contre la mort tu cherches du remède.

PREMIER GARDE.

Mes amis je suis mort.

LYCASTE.

Il te sera permis

D'aller faire aux Enfers quelques nouveaux amis,

SECOND GARDE, qui arrive accompagné.

Demeure, ou tu mourras, que te sert ta défenses ?

LYCASTE.

Elle sert bien souvent à garder l'innocence.

SECOND GARDE.

1305   Traître, on t'a vu tuer Philinte dans ces bois.

LYCASTE.

Je te ferai mentir et mourir à la fois.

SECOND GARDE.

Enfin nous t'avons pris ?

LYCASTE.

Le nombre me surmonte.

SECOND GARDE.

Cette bergère aussi se cache de honte;

Est peut-être complice, emmenons-les tous deux,

1310   Et emportons ces corps des cas bois malheureux.

ISMIN.

Je n'en puis plus douter, j'ai connu la Princesse :

Il faut que mon esprit fasse une tour de souplesse.

ACTE IV

SCÈNE I.
L'EMpereur, Damis, Les gardesn Ismin qui a repris son habit de magicien, Philinte et Lycaste, ayant des habits de Sylvain et de Charixene.

L'EMPEREUR.

Beau soleil, mais pourquoi veux-je avec louange

T'appeler à témoin de mon malheur étrange ?

1315   J'aime mieux te nommer un importun flambeau ;

Car pour les affligés tu n'as rien qui soit beau.

Les Astres dans les Cieux usurpent la puissance

De verser ici-bas leurs mauvaise influence,

Puis qu'on te fait leur roi, pourquoi n'empêches-tu

1320   Que de tant de malheurs on ne soit combattu ?

Mais en faisant les jours, c'est toi nous consomme.

Sans toi tous les travaux j'éloignerais des hommes,

Et sans te ressentir du mal de ton pareil,

Ne vis-tu pas hier éclipser un soleil,

1325   Au lieu que ta lumière en devait être éteinte ?

Tu les faisait servir à voir tuer Philinte :

Éclairant aux meurtriers qui ce noir crime ont fait ;

Je te puis appeler complice du forfait.

Fuis donc astre opportun, va-t-en ailleurs reluire :

1330   Je te veux faire, après un triste accident,

Aussi bien que Philinte, aller en occident.

Et sans que ta chaleur nous fasse plus de guerre,

Prends un autre chemin que par dessus mes terre.

Aussi bien de tes rais mes peuples sont lassés :

1335   Mes yeux pleins de colère éclaireront assez :

Mais il n'arrête pas pour écouter la plainte

Que je fais du trépas de la pauvre Philinte.

À qui donc me prendrai-je en ce malheureux sort,

Ce perfide Lycaste aussi bien qu'elle est mort,

1340   Encore si mes gens l'eussent surpris en vie,

J'eusse dessus son corps m'a vengeance assouvie :

Mais m'ayant amené seulement un berger,

Sa misérable mort ne me saurait venger,

Pour effacer l'horreur de cet énorme crime,

1345   Je ne suis pas content d'une seule victime :

Car même je voudrais que le ciel eut permis

Que tout le monde ensemble eut ce meurtre commis,

Au moins se vengerais en ma douleur profonde,

La plus beaux sang du monde au sang de tout le monde.

1350   Et toi, Terre, pourquoi dans ton large flanc,

De Philinte mourante, as-tu reçu le sang,

Et sans aucun respect t'es-tu bien pu résoudre

De souffrir son mélange avec ta vile poudre.

Tu t'en repentiras : car pour ton châtiment,

1355   Je te veux dégrader du titre d'élément.

Et alors qu'à trembler on te verra contrainte.

On croira désormais que tu tremble de crainte.

Misérable Philinte, à quoi me réduis-tu,

Puis même que ta mort accuse ta vertu :

1360   Apprenant avec le nom d'une fille aveuglée

La résolution d'une âme déréglée.

Je sais bien que ta fuite obligeait mon courroux.

De n'avoir pour toi des sentiments si doux.

Mais dans le souvenir des liens de Nature

1365   Le sang me fait trouver l'oubli de cette injure.

Et mon ressentiment vaincu par la pitié

S'est rangé du parti que tient mon amitié :

Mais dans que cela puisse amollir mon courage,

Exercés ce que peut la vengeance et la rage

1370   Dessus ce villageois que vous avez trouvé.

Inventés un tourment qu'on n'ait point éprouvé,

Et quelque cruauté qui ne soit pas commune :

Car de cent mille morts il n'en faut faire qu'une.

Allez, dépêchez-vous, aussi bien c'est trop peu

1375   De la faire mourir par le fer et le feu ;

Que la bergère aussi lui tienne compagnie.

DAMIS.

Je crois que sans sujet elle sera punie,

Son sexe et ses beautés n'ont point jeté son coeur

Dans le consentement d'un crime plein d'horreur.

1380   Sire, il faut observer les formes de Justice.

L'EMPEREUR.

On les observe assez pourvu qu'on m'obéisse.

DAMIS.

Un supplice public suppose un jugement.

L'EMPEREUR.

Quoi qu'un Roi puisse faire, il le fait justement.

DAMIS.

Oui, lorsqu'avec raison les lois il favorise.

L'EMPEREUR.

1385   C'est lui qui la Justice et les lois autorise,

Il leur donne le poids, leur force vient de lui.

DAMIS.

Mais c'est qu'à la Justice il doit servir d'appuis,

Sans le maintien d'un Prince elle ne pourrait être.

L'EMPEREUR.

Il en fait ce qu'il veut puisqu'il en est le maître,

1390   Et cette fille enfin n'aura pas le crédit

De me faire changer ce qu'une fois j'ai dit.

Si son visage est beau, le Déesse Justice

Recevra du plaisir d'un si beau sacrifice.

Qu'on ne me parle plus. Mais qu'est ce que je vois :

1395   C'est une homme inconnu qui vient parler à moi :

La longueur de son poil met son visage à l'ombre,

Son pas bat la mesure à sa gravité sombre.

ISMIN, qui a repris son habit de magicien.

Sire, sans faire tort à votre majesté,

Elle n'a rien d'égal à mon autorité.

1400   Si vous êtes suivi d'une nombre de gendarmes,

Vous devez vos grandeur à la force des armes.

Moi, sans autre secours que celui de ma voix,

J'ai pouvoir de changer les naturelles lois :

Et de tout l'Univers mes paroles connues

1405   Cachent souvent le jour dans l'épaisseur des nues.

Je ne suis pas un Dieu, mais je commande aux Dieux,

Les herbes ont ouvert leurs vertus à mes yeux.

Pour rendre la hauteur du tonnerre abaissée,

Quand je veux, je l'enferme en ma chaire percée.

1410   Je force les destins et les prends au collet,

Et me sers du soleil comme de mon valet :

Sa chaleur par mon charme ici bas amenée

Me vient servir de feu dedans ma cheminée.

Pour aller dans le Ciel je ne fais rien qu'un pas,

1415   Je vois ce qu'on y fait et ce qu'on n'y fait pas,

C'est moi qui rends la Lune ou ténébreuse ou belle.

Je l'allume et l'éteins ainsi qu'une chandelle.

Je suis le favori du Monarque des morts

S'il me plaît, je remets les esprits dans les corps,

1420   Et la Parque aujourd'hui sera par moi contrainte

De redonner la vie à la belle Philinte :

[Car je] la forcerai de refiler ses jours,

Sire, c'est à elle que tend tout ce discours,

Que votre majesté commande qu'on me mène

1425   À l'endroit où son corps sans pouls et sans haleine

Découvre tristement la perte des beautés

Que la mort lui ravit, et que vous regrettez :

Mais il faut que Lycaste aussi je ressuscite,

Afin qu'il soit puni selon son mérite.

L'EMPEREUR.

1430   Merveille des mortels, dont le puissant savoir,

À reconnaissance, oblige mon devoir.

Je ne saurais jamais vous offrir un salaire

Égal à ce plaisir que vous me devez faire :

Car puisque toute chose au monde vous pouvez,

1435   Je ne vous puis offrir que ce que vous me venez faire :

Car puis que toute chose au monde vous pouvez,

Je ne vous puis offrir que ce que vous avez :

Toutefois permettez que je vous puisse dire

Que de moi, mes sujets et de tout mon Empire,

1440   Vous pouvez disposer en toute liberté.

ISMIN.

Tout ce que je prétends de votre majesté,

C'est d'avoir ce berger avec cette bergère

Que vous croyez coupable et tenez prisonnière :

Car ils sont innocents, et ainsi la raison

1445   Cherche en vous pitié la fin de leur prison.

Mais à peine les rais de ce luisant Planète,

Qui court le poste au Ciel dedans une charrette,

Auront donné le jour quatre fois aux humains

Que les vrais criminels seront entre vos mains :

1450   Car je les veux forcer eux-même de s'y rendre,

Et vos gens n'auront pas le peine de les prendre :

Au pouvoir de mon art ne peut s'opposer.

L'EMPEREUR.

J'aimerais mieux mourir que de vous refuser ;

Je vous rends aujourd'hui ma couronne soumise :

1455   Commandez seulement, je veux que sans remise

Ceux que vous demandez soient mis en liberté.

ISMIN.

Je rends grâce très humble à votre Majesté ;

Je veux premièrement satisfaire à l'envie,

Que j'ai de redonner à Philinte la vie,

1460   Et j'aurai bientôt fait.

L'EMPEREUR.

  Allez, je vous attends.

L'Empereur, seul.

Jamais tous mes désirs ne furent si contents ;

Parce qu'en même temps j'ai l'âme toute pleine

De plaisirs que nous donne et l'amour et la haine.

La haine en me vengeant de Licaste, et l'Amour

1465   En revoyant Philinte à l'usage du jour.

DAMIS.

On dirait que le Ciel vous donne connaissance,

Qu'il est un des pays de votre obéissance.

L'EMPEREUR.

Il est vrai qu'aujourd'hui tout cède à mon pouvoir.

La terre par la force, et le Ciel par devoir.

1470   Les Dieux vont réparer ce qu'a fait leur malice :

Leur bonté n'agit pas ce n'est que leur justice,

Envoyant ce vieillard ici m'entretenir,

De peur d'être contraints eux mêmes d'y venir,

Et ont avec raison voulu me satisfaire,

1475   Sitôt qu'ils connu que j'étais en colère.

DAMIS.

La mort n'a peu souffrir Philinte en son séjour ;

Parce que ses beaux yeux y donnaient trop de tout.

L'EMPEREUR.

Ma fille va quitter la demeure immortelle ;

Parce que dans le ciel n'était si beau qu'elle

1480   Mais comment tous ces Dieux qui vantent leur pouvoir

Pourraient ils être beaux, puis qu'on ne les peut

Jamais ils n'ont peu devenir impassibles

Que par l'invention de se faire invisibles :

Car ainsi de mon bras ils évitent l'effort.

ISMIN, retournant.

1485   Sire, j'ai fait pour vous un affront à la mort,

Et la viens de contraindre honteusement de rendre

La belle âme qu'à tort elle avait osé prendre :

Car sans vous avoir fait des discours décevants

La Princesse et Lycaste aujourd'hui sont vivants.

UN DES GARDES qui avait été avec Ismin.

1490   L'ayant vu d'une voix confusément formée

Conjurer des deux corps la masse inanimée,

Aussitôt j'ai connu, non sans étonnement

Que leurs membres ont pris leur premier mouvement,

La Princesse surtout a mon âme ravie,

1495   Me montrant dans ses yeux le retour de sa vie.

ISMIN.

Je ne manque jamais à ce que j'ai promis :

Car l'impossible même à mon art est soumis :

Mais il ne faudra par permettre à la lumière

Qu'elle approche sitôt de leur faible paupières

1500   Ce subi changement les pourrait étonner.

C'est à vous de la faire, à moi de l'ordonner.

L'EMPEREUR.

Puissant magicien qui sur les choses nées,

Avez plus de pouvoir que n'ont les destinées :

Vous m'avez aujourd'hui fait un si grand plaisir

1505   Qu'il m'ôte le moyen : mais non pas le désir,

De le pouvoir assez dignement reconnaître ;

À toute occasion je vous ferai paraître

Que rien n'est tant que vous dedans mon souvenir,

Et ce que j'ai promis je vous le veux tenir.

L'Empereur, parlant parlant à ses gens.

1510   Faites donc promptement, allez, car je commande

Qu'on ouvre les prisons à ceux qu'il me demande.

ISMIN.

C'est ainsi que tous deux nous serons satisfaits[.]

L'EMPEREUR.

Nos satisfaction viennent de vos effets :

Mais je crois qu'il est temps qu'à partie je considère,

1515   Ce que vous avez fait et ce que je dois faire,

Entrons dans le Louvre.

UN DES GARDES

Et de notre côté,

À vos deux prisonniers donnons le liberté,

Vous voyez la prison, et la clé que je porte

Connaît bien les ressorts qui font ouvrir la porte.

Puis parlant aux prisonniers.

1520   Approchez pauvres gens, êtes vous endormis ;

Venez entre les mains d'un de vos bons amis.

Sortez : car c'est à lui que l'Empereur vous donne,

On dirait à les voir que cela les étonne.

Cependant je m'en vais, et vous baise les mains.

ISMIN, parlant aux prisonniers.

1525   Nous pourrons à loisir parler par les chemins,

Suivez moi vitement.

PHILINTE.

Quoi, faut-il que je meure.

ISMIN.

Tous vos discours sont bons, mais la fuite est meilleure.

SCÈNE II.
Anaxandre et Lysiman.

LYSIMAN.

Êtes-vous résolu de vous plaindre toujours,

Sans que votre raison vous donne du secours.

1530   Après avoir connu que l'ingrate Philinte

Des traits de votre amour n'eut jamais l'âme atteinte,

Et que tous ses mépris vous font voir aisément

Qu'elle a pis de l'amour le seul aveuglement,

Et même après avoir effacé par sa suite

1535   La réputation qu'avait eu son mérite.

Excusez-moi, Monsieur, si je dis librement

Que vous faites grand tort à votre jugement :

Pour moi, je suis d'humeur à chérir ma franchise,

Et je veux mépriser tout ce qui me méprise.

ANAXANDRE.

1540   Je vois bien que jamais tu ne fus amoureux.

LYSIMAN.

Dieu me veuille garder d'être si malheureux.

ANAXANDRE.

Ainsi que les combats font naître la victoire

Des travaux de l'amour nous tirons notre gloire :

Car on voit que la guerre et l'amour sont égaux.

LYSIMAN.

1545   Je le crois : car tous deux donnent de beaucoup de maux

Et aux combats d'amour comme en ceux de la guerre :

Ce sont nos ennemis que nous jetons à terre,

Mais l'ennemi se rend quand il est abattu :

Au contraire en amour toute votre vertu,

1550   Ne saurait faire rendre une femme abattue,

Son plus grand plaisir est que souvent on la tue,

Elle se met sous nous afin de nous tromper :

Car nous somme battus à force de frapper[.]

ANAXANDRE.

Cela se fait pas dans une amitié sainte,

1555   Comme celle que j'ai pour ma chère Philinte.

LYSIMAN.

Il est vrai qu'elle est chère, et vous coûte bien cher.

ANAXANDRE.

Jamais tous tes discours ne me sauraient toucher,

LYSIMAN.

L'amour produit en vous des choses nonpareilles,

Ayant fermé vos yeux il bouche vos oreilles :

1560   Car quand avec raison je vous veux contester

Vous ne me voulez pas seulement écouter.

ANAXANDRE.

De ce que tu voudras : mais que penses-tu faire ?

De mon affection je ne me puis distraire,

Moi-même en éloignant toujours ma guérison

1565   J'avale avec plaisir cet amoureux poison.

LYSIMAN.

Un homme veut mourir alors qu'il s'empoisonne.

ANAXANDRE.

Ce poison si plaisant ne fait mourir personne.

LYSIMAN.

Vous dites quelquefois qu'amour vous fait mourir.

ANAXANDRE.

Ne sachant ce que c'est tu n'en peux discourir.

LYSIMAN.

1570   Je connais pourtant bien que c'est, sans vous déplaire.

L'entretien d'un esprit qui naguère d'affaire.

ANAXANDRE.

Les hommes plus prudents ont été surmontés

Par les charmes puissants qui sont dans les beautés.

LYSIMAN.

Ils n'ont jamais aimé qu'en perdant leur prudence.

ANAXANDRE.

1575   Mais le désir d'aimer pour jouir seulement.

LYSIMAN.

Oui, le désir d'aimer nous vient de la naissance.

ANAXANDRE.

Cela s'appellerait aimer brutalement.

LYSIMAN.

L'espoir seul du plaisir à l'amour nous engage.

ANAXANDRE.

D'autres desseins plus purs mènent au mariage.

LYSIMAN.

1580   L'amour n'a jamais fait de diverse leçon.

Son jeu se fait par tout d'une même façon :

Comme on entre chez lui par une même sorte.

On ne fait point d'enfants des différente sorte.

Et dans le mariage aussi bien qu'autrement.

1585   L'homme veut recevoir même contentement.

ANAXANDRE.

Tu pratiques l'amour d'une étrange méthode,

Une véritable amant n'aime pas à ta mode :

Car il doit constamment nuit et jour soupirer,

Vers l'aimable sujet, qui le fait espérer.

LYSIMAN.

1590   Ne soupirez donc plus n'ayant plus d'espérance.

ANAXANDRE.

Toutes difficultés cèdent à la constance.

LYSIMAN.

La fuite de Philinte, ôtant votre souci,

Vous devrait obliger de la quitter aussi.

ANAXANDRE.

Peut être qu'à la fin de mes maux assouvie,

1595   Je verrai sa rigueur à mes yeux asservie.

Son esprit que je mets au rang des déités

Se pourra dépouiller de tant de cruautés.

LYSIMAN.

Laissons là son esprit, parlons d'une autre affaire ;

Disons ce qu'elle a fait, ou ce qu'elle a pu faire.

1600   En matière de femme, il faut tout soupçonner :

Lycaste pourrait bien l'avoir fait cheminer

Autrement que des pieds. Ce sexe est si fragile,

Que prenant bien son temps vertement on l'enfile.

ANAXANDRE.

Tu n'es pas résolu de la gratifier.

LYSIMAN.

1605   Du devant d'une femme il se faut méfier.

ANAXANDRE.

On ne voit point de femme au monde qui te plaise.

LYSIMAN.

J'aime fort une femme alors que je la baise.

Mais nous avons toujours de ce fin animal,

Pour une once de bien trente livres de mal.

ANAXANDRE.

1610   Ton humeur est volage, et la mienne sans cesse,

Conservera le soin de chérir ma maîtresse,

Même si je ne puis amollir sa rigueur,

Et tant de duretés qui sont dedans son coeur,

Je finirai mes jours dans un lui qui réponde

1615   Aux volontés que j'ai de renoncer au monde.

LYSIMAN, parlant seul.

Depuis deux ou trois jours il parle de cela.

Mais j'aime mieux le suivre au cabaret que là.

SCÈNE III.
L'empereur, Damis, Sylvain et Charixene ayant des habits de Philinte et Lycaste, et les gardes de l'Empereur.

L'EMPEREUR.

Mes désir sont plus forts que n'est ma patience,

Ces longueurs dedans moi font trop de violence :

1620   Je ne puis plus attendre, et ce retardement,

Dérobe la moitié de mon contentement.

Allez quérir ma fille, il est temps que je voient

L'objet de mon courroux, et celui de ma joie,

Faites venir aussi ce traître ravisseur :

1625   Il m'a fait déplaisir ; mais je lui ferai peur.

DAMIS.

Je crois que jamais peur ne fut si légitime.

L'EMPEREUR.

Son corps me paiera ce que me doit son crime.

DAMIS.

Les voici.

UN DES GARDES qui amène Sylvain et Charixene, pensant que ce soient Philinte et Lycaste.

Leur esprit et plein d'étonnement.

Et jamais ne vit un si grand changement.

1630   On dirait qu'ils n'ont plus leur face et leur langage.

L'EMPEREUR.

La crainte de mourir a changé leur visage.

Quoi ? Ma fille, est-ce ainsi que sans considérer.

CHARIXENE.

Que voulez-vous de nous ? Laissez nous retirer.

SYLVAIN.

Pour moi, je ne sais pas en quel endroit nous sommes.

CHARIXENE.

1635   Je ne sais si je vois démons ou des hommes.

L'EMPEREUR.

Puisqu'ils parlent ; au moins, ils sont ressuscités.

SYLVAIN.

Je crois que nous voici dans des lieux enchantés.

CHARIXENE.

En tous cas ils sont beaux, c'est ce qui me console.

L'EMPEREUR.

Mais ce n'est pas ici leur corps ni leur parole.

SYLVAIN, parlant à l'Empereur.

1640   Dites-moi, s'il vous plaît, le chemin de chez nous,

Je crains que nos moutons ne soient mangés des loups,

Si nous tardons ici tant soit peu davantage.

CHARIXENE.

Il y fait bien meilleur que dans notre village,

N'en parlons pas sitôt.

SYLVAIN.

Il nous en faut aller.

1645   Mais d'où vient que ces gens regardent sans parler,

Ils sont tous étonnés,

Puis parlant à l'Empereur.

Parlez donc mon bon homme,

Car c'est ainsi qu'aux champs tous les vieillard on nomme.

L'EMPEREUR.

Insolent que te sert ainsi de déguiser,

Ce n'est pas comme il faut ma colère apaiser,

1650   À quel dessein fais-tu ces discours fantastiques.

SYLVAIN.

Nous ne saurions parler autrement qu'en rustiques,

Nos habits sont changés mais non pas notre humeur.

L'EMPEREUR.

Cette illusion vient pas un charme trompeur.

SYLVAIN.

Je me nomme Sylvain.

CHARIXENE.

Moi je suis Charixene.

1655   Passant par nos hameaux si vous prenez le peine

De nous y visiter, vous ne manquerez pas,

D'avoir des fruits, du lait, et du fromage gras.

L'EMPEREUR.

Nous voyons le succès d'une étrange aventure.

DAMIS.

Je crois qu'il serait bon que l'on fit ouverture,

1660   De ces papiers qui sont à leur col attachés :

Car il y peut avoir quelques secrets cachés,

Dont il est important d'avoir le connaissance.

UN DES GARDES.

Mais ce magicien a fait une défense,

Qu'on nourrit point cela qu'après quatre ou cinq jours.

L'EMPEREUR.

1665   Nous avons trop donné créance à ses discours,

Ouvrez, je les veux lire : Ah Dieux quelle imposture :

C'est le Prince Léon, qui prenant la figure,

D'un vieil magicien, nous a subtilement

Fait paraître en effet un feint enchantement.

1670   Il emmène ma fille en habit de bergère,

Qu'avec son ravisseur, je tenais prisonnière :

Ceux-ci sont seulement deux gardeurs de brebis,

Qui près d'une caverne ont trouvé ces habits,

Ce déplaisir sensible au désespoir m'engage,

1675   Je sens que mon courroux se veut changer en rage,

Et que dans cet ennui mon esprit égaré,

Voudrait être déjà de mon corps séparé,

Je veux aller aux Cieux pour faire une querelle,

Et demander raison à la troupe immortelle.

1680   Et puisqu'on voit les Dieux étant mort seulement.

Je me veux dépêcher de mourir vitement :

Aussi bien je ne vois que des objets funèbres.

Mes yeux enveloppés peu à peu de ténèbres :

Ne voient clairement que l'horreur de la nuit,

1685   La parole me faut.

DAMIS.

  Portons le dans le lit,

La couleur de la mort tapisse son visage,

Et ces sanglots menus nous donne témoignage,

Qu'il est près d'arriver chez le soeur du sommeil :

Mais il faut promptement assembler le conseil.

ACTE V

SCÈNE I.
Ismin, Philinte, Lycaste.

ISMIN.

1690   Nous sommes arrivés enfin dans l'Arménie,

Il faut que de vos coeur la crainte soit bannie :

Vous pouvez librement vous reposer ici,

Ce lieu par l'épaisseur des ombres obscurci,

Nous offre sa fraîcheur et cette solitude,

1695   Sera propre au récit de votre inquiétude.

Au lieu d'être joyeux de votre liberté,

Je vois que vos esprit sont en captivité.

Dites-moi donc vos noms, contentez mon envie,

Aussi bien d'est à moi que vous devez la vie.

1700   Quel est votre pays, et pour quelle raison,

L'Empereur irrité vous tenait en prison.

LYCASTE.

Nous somme pauvres gens d'une obscure naissance

Et nos noms connus ne sont pas d'importance :

Je vous dirai pourtant pour plaire à votre humeur

1705   Qu'on nous emprisonna seulement par malheur :

Me trouvant dans un bois avec cette bergère.

ISMIN.

Êtes-vous son mari.

LYCASTE.

Je ne suis que son frère.

ISMIN.

Quel dessein avez-vous.

LYCASTE.

Si vous le permettez,

Nous désirons chercher quelques lieux écartés,

1710   Pour passer doucement ce que les destinées

Ont ordonné de temps au cours de nos années.

ISMIN.

Pourquoi ma parlez-vous contre la vérité,

Ne savez-vous pas bien que mon art redouté,

Égalant mon pouvoir à celui des célestes,

1715   Me rend votre pays et vos noms manifestes.

Puis parlant à Philinte.

Écoutez à l'oreille.

PHILINTE.

Ah Dieux que dites-vous.

ISMIN.

La belle, pour cela n'entrez pas en courroux :

Je ne vous ai rien dit que votre avantage,

Et mon coeur est beaucoup plus doux que mon visage

1720   L'état où je vous vois me fait de la pitié.

PHILINTE.

Vous me rendez honteuse avec tant d'amitié.

ISMIN.

Quel sujet vous a fait cette fuite entreprendre.

PHILINTE.

On me voulait forcer d'épouser Anaxandre :

Mais voyant que Lycaste était homme discret.

1725   Il sur ce que mon coeur avait de plus secret.

Même je le priai connaissant son mérite

De se faire la nuit compagnon de ma fuite,

Désirant m'arrêter quand nous serions venus,

En des lieux où jamais nous ne fussions connus.

ISMIN.

1730   Il semble que le Ciel justement vous punisse,

Pour avoir de Léon refusé le service,

Qui Prince de naissance étant égal à vous,

N'a rien tant désiré que d'être votre époux.

N'avez vous point pitié de sa peine soufferte :

1735   N'avez vous point regret d'avoir causé sa perte ?

Vos extrêmes rigueurs le blessèrent si fort,

Qu'on ne sait maintenant s'il est vivant, ou mort :

Car votre cruauté trop longtemps témoignée,

L'obligea de chercher un terre éloignée ;

1740   Afin que le torrent de ses pleurs ennuyeux

Noya sa triste vie en sortant par ses yeux.

Avez-vous reconnu qu'il ne fut pas aimable,

Et que quelque défaut le rendit méprisable.

PHILINTE.

Je n'eus jamais dessin de le mésestimer ;

1745   Mais lors je ne pouvais me résoudre d'aimer.

Je confesse pourtant que depuis son absence,

Sitôt que son tourment vint à ma connaissance,

Mon coeur se vit touché de quelque émotion,

Qui me rendit sensible à sont affection :

1750   Mais sa retraite en lieu qu'on ne pouvait connaître,

M'éloigna des moyens de lui faire paraître

Ce premier mouvement, qui commençait en moi

De disposer mon âme à l'amoureuse loi.

Ce souvenir me fâche, et vous me voyez prête,

1755   À souffrir tous les coups que le malheur m'apprête.

LYCASTE.

Je n'eusse pas osé sans son commandement,

Conduire les desseins de son éloignement,

Encore qu'à la Cour tout le monde m'accuse,

La raison toutefois défend que je m'excuse,

1760   Et sans mettre en oubli jamais sa qualité :

Toutes mes actions suivront sa volonté,

Même afin d'adoucir le malheur qui la presse,

Au moins entre nous deux elle sera Princesse.

ISMIN.

Étant ainsi de nom Princesse seulement,

1765   Elle gouvernera ses sujets aisément.

PHILINTE.

Je ne gouvernerai que des troupeaux à laine,

La conduire d'un peuple oblige à trop de peine.

ISMIN.

Cette peine est plaisante, et sans vous affliger,

On a plus profit d'être roi que berger.

PHILINTE.

1770   Il faut que je me tienne où m'a mis le fortune.

Mais aussi quelquefois la grandeur importune.

ISMIN.

Ce que nous possédons semble nous être dû,

Et nous le regrettons quand nous l'aurons perdu,

La pauvreté des champs, vous fera reconnaître,

1775   Qu'il n'est jamais si bon d'être valet que maître.

L'imagination des faiseurs de romans,

Fait qu'on croit les bergers pleins de contentements,

À les ouïr conter, c'est la plus douce vie,

Dont jamais les mortels puissent avoir envie,

1780   En ce plaisant séjour on ne peut s'ennuyer,

On y mange, on y boit sans parler de payer,

On s'entretient d'amour dans un bois solitaire :

Mais enfin tout cela n'est rien qu'imaginaire,

Un berger, au travail doit être diligent,

1785   Pour avoir des troupeaux, il lui faut de l'argent.

Il doit payer la taille, et quand on prend les armes.

Il a peur au récit du seul nom de gendarmes :

Cela vous fâcherait, s'il vos fallait souffrir,

Les incommodités qu'on a de les nourrir,

1790   Les marques des ennuis bientôt prendraient la place,

Des toutes les beautés qui sont sur votre face,

Philinte croyez moi, mon conseil est plus doux,

Rejetez ce dessein comme indigne de vous,

Si Lycaste vous aime il en sera bien aise.

LYCASTE.

1795   Je ne refuserai jamais rien qui lui plaise.

ISMIN.

Et si Léon après tant de maux endurés,

Saurait qu'en son pays vous êtes retirés :

Il vous enlèverait trouvant son avantage,

Au moins il le pourrait.

PHILINTE.

Je l'ai connu trop sage.

ISMIN.

1800   Mais ainsi finiraient vos maux et ses ennuis.

PHILINTE.

Il me mépriseraient en l'état où je suis.

ISMIN, quittant son habit de magicien.

Philinte, ouvrez les yeux, et voyez le contraire,

Reconnaissez Léon qui ne pouvant plaire,

Crut être de la terre à regret soutenu,

1805   Et n'a jamais voulu depuis être connu :

Je suis ce pauvre amant qui banni de vos charmes,

Du feu pris dans vos yeux, entretenais mes larmes.

Voyez comme le ciel enfin devenu doux,

Après mille accidents, me rend auprès de vous,

1810   Assez de vos rigueurs j'ai fait la pénitence,

Jugez de mon amours par ma longue constance.

Êtes vous point lassée enfin de m'affliger.

Si vous êtes bergère, aussi je suis berger.

Si vous êtes Princesse, aussi je suis un Prince :

1815   Nous sommes tous portés déjà dans la province,

Qui dépendant de moi, dépend de vous aussi.

PHILINTE.

Est-ce un enchantement que nous voyons ici ?

LYCASTE.

Je connais bien Léon, Madame, c'est lui-même.

PHILINTE, parlant tout bas.

Un amant si parfait mérite que je l'aime.

PHILINTE.

1820   Il est temps que l'amour pour finir ma douleur,

Sans sortir de vos yeux aille dans votre coeur.

LYCASTE.

Madame il ne faut pas que cela vous afflige,

À ce contentement votre bien vous oblige.

Je confesse à ce coup que mon coeur est percé,

1825   Du même trait d'amour qui vous avait blessé :

Je sens comme dans moi vos flammes il attise :

Léon je suis à vous, et vous m'avez acquise.

À la fin tous vos soins ont si bien combattu,

Que par ma résistance on voit votre vertu ;

1830   J'ai tort d'avoir usé si longtemps me défendre.

ISMIN.

Une place forte est difficile à prendre,

Et je suis aujourd'hui le plus heureux amant,

Qui jamais à l'amour ait prêté le serment.

Il faut que mes sujets sachent notre venue,

1835   Afin que dans leur âme aux douleurs retenue,

Par le regret qu'ils de mon éloignement

Nous mêlions notre joie à leur contentement.

SCÈNE II.

ANAXANDRE, devenu ermite.

J'ai choisi pour jamais en ces lieux solitaires,

Ce roc inaccessible aux humaines misères ;

1840   Le plaisir de l'esprit, et la peine du corps,

Tiennent ici pour moi d'agréables accords,

Et c'est bien la raison qu'à jamais je soupire,

D'avoir trop soupiré sous l'amoureux Empire.

La haine de l'amour conduit ici mes pas :

1845   Me montrant dans le monde un lieu qui n'en est pas,

Où retiré du bruit : je puis ainsi sans crainte,

Pour la dernière fois me plaindre de Philinte.

Au milieu des austérités,

Qui sont en cette solitude.

1850   Mon habit ne m'est pas si rude,

Que m'ont été tes cruautés,

Adieu favorable inhumaine,

Tes dédains ont fini ma peine,

D'erreur mon esprit éclairci,

1855   Prend une plus heureuse route,

Et de faux Dieu qui ne voit goutte,

Ne me saurait trouver ici.

     

Tous mes tourments sont arrêtés,

Et sans offenser ton mérite,

1860   Mon bonheur veut que je te quitte,

Dans le nombre des vanités.

Le ciel chasse de mes pensées,

Tant d'affections insensées,

Que l'amour nourrissait dans moi.

1865   Je sais bien Philinte cruelle

Que mille attraits te rend belle :

Mais le Ciel est plus beau que toi.

     

Donc ennuyé de ta rigueur,

plus dure que mes disciplines,

1870   J'arrache toutes les épines,

Dont elle avait percé mon coeur.

Ceux qui parleront sans envie,

Du vrai changement de ma vie :

Diront peut-être désormais,

1875   Ayant reconnu ma constance,

Que c'est moi qui fait pénitence,

De la faute que tu commets.

     

Ceux qui parleront sans envie,

Du vrai changement de ma vie,

1880   Diront peut-être désormais,

Ayant reconnu ma constance,

Que c'est moi qui fait pénitence

De la faute que tu commets

     

Ainsi j'ai rompu ton lien,

1885   Avec un dessin salutaire,

Et un malheur imaginaire,

M'a fait un véritable bien.

Mon habit de couleur de cendre,

Pourra facilement t'apprendre

1890   Que dans ce bienheureux séjour,

L'ardeur de la divine flamme

A mis en cendre dans mon âme

Toutes les flèches de l'amour.

     

Si bien que sa fin seulement,

1895   Se présente à ma connaissance

Tâchant d'être ma souvenance,

N'étant plus dans mon sentiment.

Mais j'ai pris une autre lumière,

Combattant mon erreur première,

1900   Parle secours de la raison,

Et mes afflictions passées

Sont aujourd'hui récompensées

Aux plaisirs de la guérison.

     

Si les deux boules de son sein,

1905   À cause de leurs formes rondes,

Se peuvent appeler deux mondes,

Le monde est hors de mon dessein :

Si l'or est dans tes blondes tresses,

Je n'estime plus les richesses,

1910   Et laisse à jamais le souci,

D'apaiser ton humeur farouche,

Sans prétende à baiser ta bouche

Que les vers baiseront aussi.

     

Mon voeu saintement entrepris,

1915   Pour bannir avec moins de peines,

Les inclinations humaines,

Veut que j'emprunte tes mépris.

Je crains pourtant de te déplaire

Dans ma demeure solitaire :

1920   Où l'on fait l'amour à la mort,

Et pour t'en donner témoignage,

C'est qu'en toi je chéris l'orage,

Qui m'a poussé dedans le port.

     

Mais je ne songe pas cher antre que j'offense,

1925   Le respect que l'on doit à ton sacré silence,

Puis donc qu'ici le Ciel m'offre son entretien,

Je cherche désormais mon repos dans le tien.

     

SCÈNE III.
Léon, Philinte, Lycaste, Damis, Ambassadeur, qui entrepris leurs habits ordinaires.

LÉON.

Je ne saurais nier mon unique lumière,

Que vous en fussiez, belle en habit de bergère;

1930   Et que même dans votre simplicité :

Avec moins d'artifice avait plus de beauté :

Mais quand je vous regarde, il faut que je confesse

Que vous êtes plus belle en habit de Princesse.

Il faut qu'un beau visage ait un bel ornement.

PHILINTE.

1935   Vous croyez à bon droit qu'ayant ce vêtement :

Il fait de ma beauté, la plus grande partie.

LÉON.

Je ne m'attendais pas à cette répartie,

Et vois qu'en vos discours subtils et gracieux,

Votre bouche a des traits aussi bien que vos yeux.

PHILINTE.

1940   Ainsi de tous côtés je suis bien dangereuse.

LÉON.

Vous me l'avez fait voir m'étant trop rigoureuse :

Mais je me veux payer par mille embrassements,

De toutes vos rigueurs, et de tous mes tourments.

PHILINTE.

Prenez en paiement, l'aveu de mon offense.

LÉON.

1945   Ce véritable aveu me permet la vengeance

Qui sera toutefois sans vous endommager.

PHILINTE.

La vengeance toujours amène le danger.

LÉON.

La mienne sera douce; et quand je l'assaisonne,

Avec un peu de sauce on la trouve fort bonne.

PHILINTE.

1950   Mais nous sommes d'accord de ce qui s'est passé.

LÉON.

L'accord n'est point parfait qu'après s'être embrassé.

Votre lèvre me montre une vermeille rose

Au soleil de vos yeux tout fraîchement éclose ;

Et ma bouche prétend un légitime droit,

1955   Dessus les vives fleurs qui sont en cet endroit.

PHILINTE.

Vous me baisez trop fort, et pour vous faire entendre

Que ce baiser me nuit,je m'en vais vous le rendre.

LÉON.

Ainsi lors qu'en champ clos, je vous attaquerai

Rendez moi tous les coups que je vous donnerai.

PHILINTE.

1960   Frappez vos ennemis. Mais que vois-je paraître.

Serait-ce point Damis, je le pense connaître :

Un triste étonnement tient tous les sens troublés.

DAMIS.

Madame, de la part des peuples assemblés,

Que le ciel aujourd'hui soumet à votre empire;

1965   À votre majesté, nous sommes venus dire

Que l'Empereur est mort, nous laissant ébahis,

De n'avoir point de maître en un si grand pays.

La triste Caliante avec impatience

Demander comme nous, la fin de votre absence,

1970   Elle fait nuit et jour des plaintes au malheur,

Qui détourna de vous ses plus que son coeur.

Madame, retournez, le repos des provinces :

Ne se trouve jamais dans l'absence des princes.

Des esprits factieux et ennemis des lois,

1975   Font souvent leur profit du trépas de leurs rois.

Et tout règne nouveau bien qu'il soit légitime,

Donne toujours matière à quelque nouveau crime :

Car comme tout est faible en son commencement,

On ne voit point sans peine un établissement.

1980   Mais parce qu'un grand sceptre (excusez moi Madame)

Semble être trop pesant pour les mains d'une femme.

Pour régner sûrement pour un peuple aguerri,

Le bien de vos sujets vous désir un mari.

La valeur de Léon, à l'aimer vous incite,

1985   Et crois que vous devez à son rare mérite,

Ce que par artifice il a gagné sur vous.

PHILINTE.

Aussi l'ai-je choisi pour être mon époux.

Mais cette mort fâcheuse arrête ma parole.

LÉON.

Mon coeur, apaisez-vous pour moi je me console :

1990   Ne souffrant par longtemps des larmes dans mon oeil,

Quand un mort m'a laissé de quoi porter le deuil.

PHILINTE.

En arrêtant les pleurs, la douleur devient pire.

LÉON.

Vous perdez votre père, et gagnez un Empire ;

En pleurant de la perte, il faut rire du gain,

1995   Et remettre ses maux toujours au lendemain.

PHILINTE.

Mon deuil est légitime ordonné de nature.

LÉON.

Par elle aussi tout va dedans la sépulture.

PHILINTE.

Vous blâmez donc mes pleurs.

LÉON.

Je ne dis pas cela,

Et voudrais tous les jours pleurer à ce prix-là :

2000   Mais je dis que la mort ne peut être blâmable,

Puisque son action à la vôtre est semblable.

PHILINTE.

En voyant ma douleur, vous n'avez point de tort

De dire qu'on me peut comparer à la mort.

LÉON.

Et voici la raison où mon discours je fonde,

2005   Que vos yeux et ses dards font mourir tout le monde :

Mais à tous ces ennuis, c'est trop prendre de part,

Une larme suffit à la mort d'un vieillard.

Songez que l'Empereur ne pouvait longtemps vivre,

Et ne prenez jamais le poste pour le suivre.

2010   Il se faut consoler, et pour ne perdre rien,

Faisons un petit-fils qui lui ressemble bien :

Mais il est à propos que Damis s'en retourner

Sans qu'inutilement près de nous il séjourne.

Son retour vous importe, et votre éloignement

2015   Met l'état au besoin de son gouvernement :

Puisque par la longueur de son expérience,

Le secret de l'Empire est en sa connaissance.

PHILINTE.

Damis, assurez vous de voir récompensés

Vos services présents et vos travaux passés.

2020   Tant d'utiles conseils et de peines souffertes :

Trouveront aux bienfaits mes mains toujours ouvertes :

Retournez promptement assurer mes sujets,

Que j'ai pour leur repos de solides projets,

Que le Prince Léon, qu'ils désiraient pour maître,

2025   Au choix que j'en ai fait méritaient bien de l'être,

Et nous irons bientôt prendre possession

Des forces de l'Empire en leur affection.

Cependant recherchez dedans votre prudence

Le maintien nécessaire à notre obéissance.

2030   Mais avant que partir, dites en quelle part

Aborda Caliante après notre départ.

DAMIS.

Le Nil un peu de temps la vit sur son rivage,

Moins humide beaucoup que n'était son visage,

Où quelque villageois se trouva par bonheur,

2035   Qui l'a cachant chez lui soulagea sa douleur.

LYCASTE.

Je confesse à ce coup que je suis ravi d'aise.

PHILINTE.

Dites lui de ma part qu'il faut qu'elle s'apaise.

LÉON.

Sitôt que nous aurons accompli les accords,

Qui joignent les esprits en approchant le corps.

2040   Qu'aux licites plaisir notre âme abandonnée,

Aura la liberté que donne l'hyménée,

Nous ne manquerons pas de nous mettre en chemin,

Et de ce grand pays prendre le sceptre en main.

PHILINTE.

Un mariage seul ne me rend pas contente :

2045   Car je veux que Lycaste épouse Caliante.

Ma libéralité leur permet de choisir

Tous les biens qui pourront contenter leur désir.

Je vous commande aussi d'assurer Charixene.

LÉON.

Elle mérite bien qu'un mari plus adroit,

2050   Dans le sentier d'amour puisse cheminer droit.

DAMIS.

Pour vos commandements j'ai de l'obéissance.

PHILINTE.

Votre fidélité nous en donne l'assurance.

 



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Notes

[1] Brouée : Brouillard, gelée du matin. [L]

[2] Aiguillette : Cordon ferré par les deux bouts qui servait à attacher le haut-de-chausses au pourpoint. [L]

[3] Proserpine : Femme de Pluton et déesse des Enfers, était fille de Jupiter et de Cérès. [B]

[4] Affion : Ancien terme de pharmacie. Électuaire à base d'opium. [L]

[5] Atome : Fig. Extrême petitesse de certains corps relativement à d'autres. [L]

[6] Courir la poste : Fig. Aller un train de poste, marcher précipitamment, et, en général, faire trop vite. [L]

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