LA DISPUTE DU LUTH ET DE LA GUITARE
M. DC. XLIIII. Avec Privilège du Roi.
À PARIS, Chez NICOLAS DE SERCY, au palais, en la galerie Dauphine, à la Bonne-Foi couronnée.
Texte établi par Paul FIEVRE, janvier 2022
Publié par Paul FIEVRE février 2022
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:17.
PRÉFACE DU MUSICIEN
Bien que je ne sois pas fort savant en musique, si est-ce que j'en sais assez pour me divertir moi-même, et quelque autre personne qui me portant de l'affection aurait agréable tout ce qui viendrait de moi. Aussi pour suppléer à mes défauts, j'ai toujours eu plus de soin que les autres, et j'ai tant fait que je n'ai que des instruments qui parlent, soit qu'il aient été enchantés par une fée, ou que les Dieux leur aient accordé cette propriété. Or un jour que je m'amusais à rêver dedans ma chambre, j'ouïs mon luth qui murmurait quelque chose, et qui semblait parler en prose, au lieu que d'ordinaire il parle ne vers, ce qui me fit juger qu'il avait quelque chose d'importance à me dire ; d'autre côté, ma guitare n'était pas muette, et nous tînmes ensemble un discours que je m'en vais rapporter mot à mot.
PERSONNAGES
LE LUTH.
LA GUITARE.
LE MUSICIEN.
Extrait "Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, ensuite des jeux de l'inconnu et de la maison des jeux., pp. 170-183
LA DISPUTE DU LUTH ...
Lut.
Mon maître, je vois dans les inquiétudes que je serais bien capable de chasser si vous vouliez croire mon conseil. Tous les livres que vous consultez ne sont pas assez puissants pour vous délivrer d'ennui. C'est un exercice trop mélancolique.
LA GUITARE.
Mon cher maître n'écoutez point ce trompeur ; vous savez bien que le luth a cela de propre qu'il vous laisse souvent comme il vous trouve, ou que s'il apporte quelque changement à votre passion, c'est qu'il l'augmente. Il n'y a que moi qui se puisse vanter de soulager les ennuis des hommes ; je suis toujours joyeuse et agréable.
LE LUTH.
Vous êtes une impudente, ma soeur ; moi qui suis l'aîné de la maison; vous me devriez respecter davantage que vous ne faites. Pourquoi déguiser vous la vérité ? N'est-il pas certain que lorsque notre maître a été passionnément amoureux de Sylvie, d'Amaranthe, et de Dorimène, j'ai été son seul entretien. N'était-ce pas à moi qu'il communiquait toutes ses pensées. Ne passait-il pas des nuits entières à me faire ses plaintes, et ne plaignais-je pas son mal avec lui ?
LA GUITARE.
Tu te condamnes toi-même ; car il est certain que tu te plaignais comme celui qui se plaignait, au lieu de la consoler et de lui donner du secours, tellement que tu augmentais son martyre, mais pour moi je n'ai jamais été si peu secourable.
LE LUTH.
Il est arrivé que lorsque mon maître t'as prise avec lui, il était déjà en belle humeur, car s'il eut été triste, il t'eût aussitôt rejetée ; mais je prévois que tu ne seras plus guère en crédit, car il est menacé d'un mal où il n'y a que moi qui puisse apporter du remède : c'est pourquoi je le conjure encore de m'écouter.
LA GUITARE.
Dis hardiment ce que tu as à me dire, puisque cela m'est d'une telle importance.
LE LUTH.
J'ai crains que vous ne me méprisiez d'abord, et qu'adhérant aux persuasions de ma mauvaise soeur, vous ne croyez que j'ai été cause des maux que vous n'avez point joui de ce que vous avez désiré, vous supporter facilement cette perte, et il vaut bien mieux chercher ce que vous avez maintenant dans l'esprit. Or si je ne suis point capable moi seul de vous apporter de l'allègement, sachez que si vous me voulez donner une compagne, je voudrai entièrement satisfait.
LE MUSICIEN.
Quand tu voudras j'accorderai ma voix avec le son des cordes.
LE LUTH.
Ce charme est assez agréable, mais ce n'est pas encore ce qui est nécessaire. Il faut quelque chose qui soit hors de vous, et dont vous me puissiez faire obtenir le compagnie. Pour vous parler plus clairement, il faut me marier à quelque instrument de ma sorte : je sais que c'est mon bien, et que la vôtre en dépend aussi.
LA GUITARE.
Les luths s'accordent d'ordinaire avec d'autres luths ; celui-ci veut être marié avec un de sa sorte ; fuyez ce scandale mon maître, je savais bien qu'il aurait ce mauvais désir, puisqu'il est d'un pays où plusieurs sont soupçonnés de l'amour masculin. S'il faut marier quelqu'un en votre famille, je vous prie que ce soit moi. Vous savez que je suis déjà en âge d'être pourvue, et moi qui suis femelle je ne vous demande qu'un mâle ; mariez-moi avec un sistre ou un violon. [ 1 Sistre : S'est dit. chez les modernes, d'un instrument à cordes du genre du luth. [L}]
LE LUTH.
L'on sait bien que la guitare est un instrument imparfait, qui ne saurait s'accorder avec les autres, et qui fait plutôt des concubinages que des mariages. Laissons-là cette rubrique; pour ce qu'elle accoutumé de servir au bateleurs, elle ne se peut tenir de médire et de jeter ses calomnies contre moi, mais je montrerai bien que je n'ai que des désirs honnêtes. Si j'ai conçu de l'affection depuis peu, c'est pour une jeune épinette de mes voisines que j'entendis fredonner l'autre jour de si bonne sorte que je fus tout ravi. Ha, mon maître, favorisez cette alliance. Vous aurez le plaisir de ma voir marié avec la reine de tous les instruments de musique, je ne sais si vous la connaissez. C'est à elle que l'on doit plus d'honneur qu'à la lyre d'Orphée ni à celle d'Apollon. [ 2 Épinette : Nom d'un instrument de musique, dont on joue par un clavier composé de quarante-neuf touches. Le piano a remplacé le clavecin et l'épinette. [L]]
LA GUITARE.
Cet importun sera-t-il toujours écouté ? Ne savez vous pas bien, mon maître, que si j'épouse le sistre dont vous avez déjà ouï parler, il vous en reviendra un contentement parfait ; il est si riche, et si favorisé des Muses, que ce vous sera un bonheur de la voir au rang de vos domestiques.
LE MUSICIEN.
J'ai déjà songé à ce que tu me dis, ma guitare, et toi mon luth, vraiment, je t'estime d'avoir eu le courage de mettre ton affection en un si digne lieu, mais tu devrais aussi t'imaginer que tu n'es pas en état d'être marié : tu es mal monté au possible, la plupart de tes cordes sont rompues, et celles qui restent sont fausses : ta table se cambre,tes côtés sont fracassés ; il faut beaucoup de temps pour te réparer et te mettre en un bon accord ; car de t'aller présenter à ta maîtresse en l'état que tu es, ce serait te perdre entièrement. Il n'y a si infâme violon dont elle ne fit plus d'estime que de toi : l'on ne te jugerait pas digne d'être son valet, ou bien l'on te jetterait au feu.
LE LUTH.
Véritablement l'affaire mérite bien que je me mette en meilleur ordre que je ne suis, et en cela vous m'aiderez, s'il vous plaît. Je confesse qu'il y en a dans Paris de plus beaux et de plus harmonieux, mais c'est beaucoup que de vous appartenir, et si vous prenez la peine de parler pour moi aux parents de mon épinette, et de me présenter à elle de votre main, je ne doute point que je n'obtienne le fin de mon désir.
LA GUITARE.
J'emploierai en cela tout mon pouvoir, mais outre qu'il faut songer à te mettre en bon ordre, il faut du temps pour t'ôter les mauvaises habitudes que tu as pu prendre jusques ici. Je t'ai prêté à des hommes débauchés, qui t'ont fait dire des paroles déshonnêtes, et qui t'ont mené en sérénade pour des personnes qui ne le valaient pas ; il faut être purifié après tant de profanes occupations. J'ai oui parler de la jeune épinette que tu veux servir ; elle est fille de bonne maison, et qui désire que l'on vive auprès d'elle dans l'honneur et dans le respect. Je sais bien qu'elle est encore vierge, et qu'elle n'a pas été touchée que des doigts mignards d'un nymphe à qui elle appartient. Tu ne lui pas bien être agréable, si tu n'observais toutes les règles de la modestie ; et puis que dirait de moi sa belle maîtresse ? Ne me saurait-elle pas mauvais gré de t'avoir si mal instruit ?
LE LUTH.
Je confesse que je ne puis user d'une trop grande préparation pour la recherche que je veux faire : ma belle épinette refuserait de chanter avec moi si je n'était en bon accord, et si je ne saurais chanter d'autres airs que ceux que j'ai appris depuis peu. Au lieu de mes chansons d'ivrognerie, il ne faut plus dire que des chansons d'amour. Ô parfaite et divine épinette, j'y suis assez disposé ; je n'aurai plus désormais de corde qui ne soit tendue pour votre service. Bien que je ne sois absent de vous, je vous aime autant de vous, je vous aime autant comme si vous m'étiez présente. Quel plaisir sera si je vous épouse un jour : nous produirions ensemble une harmonie merveilleuse. Les doux accords qui naîtront de nous deux seront des enfants de notre mariage : mon maître en sera charmé, et possible votre belle nymphe y prendra du contentement.
LA GUITARE.
Voilà donc le luth qui s'assure déjà de la jouissance, et moi je demeurerai telle que je suis ; mon embonpoint se passera, et personne ne voudra plus de moi.
LE MUSICIEN.
Je ne refuse pas de te pourvoir mais prends aussi le soin de te mettre en bon état. Oublie toutes ces chansons dissolues, que tu as apprises pendant le Carnaval, et que tu as chantées à nos forces. Il faut qu'une personne de ton sexe soit pudique dans ses actions et dans ses paroles. Celui que tu demandes pour mari veut une femme vertueuse, et qui ne soit point coquette.
LA GUITARE.
Je veux bien me ranger dans la modestie, et m'y mettre même jusqu'à l'excès, mais j'ai peur que cela ne soit inutile, car j'ai ouï dire qu'il est ordonné que vous ne marierez que l'un ou l'autre de nous deux, tellement que si le luth épouse sa maîtresse, je ne serai que la servante de cette belle épinette.
LE MUSICIEN.
Pour vous parler franchement à tous deux, cela n'est pas encore arrêté ; je verrai ce qu'il sera le meilleur de faire.
LA GUITARE.
Ô mon cher maître, je ne me veux donc plus plaindre : je me rapporte de tout à votre justice ; vous avez autant de pouvoir sur nous que les Dieux ont dessus les hommes ; mais arrive ce qui arrive, j'aimerai toujours mon sistre.
LE LUTH.
Et moi j'aimerai toujours mon épinette.
EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI
Par lettres patentes du Roi données à Paris le 2 juin 1642 signées, par le Roi en son conseil, Renouard, et scellées du grand sceau de cire jaune : Il est permis à Nicolas de Sercy Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer un livre intitulé "Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, ou troisième partie de la Maison des Jeux", où il se raconte plusieurs histoires, tant Françaises qu'étrangères, par manière de Jeu et d'honnêtes divertissements, en tels volumes et caractères que bon lui semblera, et ce durant le temps de sept ans ; et défenses sont faites à tous autres de l'imprimer ou faire imprimer, à peine de trois mille livres d'amende, à compter du jour que chaque volume sera achevé d'imprimer.
Achevé d'imprimer le 15 janvier 1644.
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Notes
[1] Sistre : S'est dit. chez les modernes, d'un instrument à cordes du genre du luth. [L}
[2] Épinette : Nom d'un instrument de musique, dont on joue par un clavier composé de quarante-neuf touches. Le piano a remplacé le clavecin et l'épinette. [L]