DIALOGUE DES YEUX ET DE LA BOUCHE
M. DC. XLIIII. Avec Privilège du Roi.
À PARIS, Chez NICOLAS DE SERCY, au palais, en la galerie Dauphine, à la Bonne-Foi couronnée.
Texte établi par Paul FIEVRE, janvier 2022
Publié par Paul FIEVRE février 2022
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:17.
PERSONNAGES
LES YEUX.
LA BOUCHE.
Extrait "Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, ensuite des jeux de l'inconnu et de la maison des jeux, pp. 375-388 (la numérotation des pages est fantaisiste.)
DIALOGUE DES YEUX ET...
LES YEUX.
Un amant qui vient de passer par ici a bien témoigné quelle est la force de notre Empire. À toutes les fois qu'il s'est présenté à nous, il a été blessé de nos traits ; et peut-être espérait-il d'y trouver quelque remède par l'oubliance et l'éloignement ; mais c'est à ce coup qu'il faut tendre les armes : il s'en va avec le trait qu'il porte dans le coeur plus en peine et en souci que n'est le cerf qui a reçu un coup de flèche,et qui cherche en vain le dictame pour se guérir en un lieu où il n'en croit point. Nous sommes glorieux de cette victoire, et de mille autres qui augmentent nos trophées ! En tous les yeux où nous paraissons, tout s'assujettit à nos lois, nous allons entre les rois absolus de la terre, et l'on ne pourra vivre sans être de nos esclaves ou de nos sujets ; car il y a divers degrés de soumission, et ceux qui refuseront de se ranger aux une ou aux autres, et seront punis sévèrement, recevant des blessures plus dangereuses que les premières, dont la mort les pourra guérir.
LA BOUCHE.
D'où vient ce nouvel orgueil ? Mes frères ; quelle ambition extraordinaire vous porte à la tyrannie ? Est-ce observer l'ordonnance céleste de vouloir commander absolument tous seuls à mon exécution, moi qui ai reçu autant de mérite et de pouvoir que vous ? Soit que Prométhée nous ait formés, ou quelque autre des Dieux, ne nous a-t-il pas été enjoint de vivre en bonne intelligence, et de na rien entreprendre l'un sur l'autre ? Quoi sous ombre d'un petit trait qui a été reçu par hasard de quelque jeune étourdi, vous entrez en opinion de vouloir subjuguer en cela d'autre force que de la vôtre ? Croyez que j'ai autant de pouvoir que vous, et que si les voeux de votre nouvel esclave ne s'adressent qu'à vous seuls, c'est qu'il ne m'a pas encore considérée.
LES YEUX.
Aussi faut-il prendre garde à nous principalement, et malgré que l'on en ait l'on y est attiré à cause de l'éclat que nous jetons, lequel se faut remarquer des plus insensibles. L'on nous compare aux aux diamants et qui brillent plus que toutes les autres pierres précieuses ou aux deux frères jumeaux, et même au Soleil.
LA BOUCHE.
Si vous avez l'éclat des diamants, j'ai celui des rubis, et tenons nous je vous prie à ces comparaisons, qui sont assez avantageuses pour nous. Vous vous mécomptez en vous comparant au Soleil et aux étoiles ? Vous ne brillez pas d'une tel feu que l'on ne soit éclairé dans les lieux où il n'y a ni chandelle ni autre lumière, et vous ne verriez pas clair vous-même sans le secours d'autrui.
LES YEUX.
Quelque chose que vous puissiez inventer là-dessus pour nous mépriser, si est-ce que nous sommes vos guides, et vous nous en êtes redevables. Tout le reste du corps auquel nous sommes attaché en reçois l'utilité, et pour montrer encore une marque de cette souveraineté que vous nous voulez disputer, nous sommes assis au-dessus de vous comme dans le trône qui appartient à deux puissants rois.
LA BOUCHE.
À quoi pensez vous, de dire cela, puis que le front et les cheveux qui sont deux aimables parties sont encore au-dessus de vous ? Puisque même vous ajoutez foi à tout ce que disent les amants, il vous faut convaincre par leurs paroles ; il est certain que plusieurs voyants le front poli comme ivoire, et borné de ses deux arcs d'ébène que l'on appelle des sourcils ont pris cela pour le trône de l'Amour ; et quant aux cheveux il les ont estimés des filets à prendre les coeurs, et des chaînes à les retenir. Ils ont aussi conté merveilles de la beauté des joues, dont ils ont cru que le teint surmontait la couleur des roses et des lys, et le menton qui est placé au dessous de moi n'a pas manqué d'avouer ses louanges. Voilà donc quantité de belles parties qui plaisent aux yeux des hommes, et qui aident à conserver l'autorité que nous avons dessus eux. Que si vous montez à cette ambition de vous dire souverains, je ne pense pas de vrai qu'elles soient capables de s'attribuer un même honneur, mais au moins elles m'assisteront toutes pour vous empêcher de parvenir à votre violent dessein. Il est certain qu'il n'y a que vous et moi qui puissions avec quelque raison concevoir de si hautes pensées que d'aspirer à un Empire absolu. Comme la plupart du temps l'on ne considère que nous, l'on n'estime point aussi autre chose. Quand à tout ce qui nous accompagne est caché d'un masque, nous ne laissons pas de paraître étant d'une si libre condition que nous ne saurions souffrir d'être enfermés ; cependant c'est alors que nous présentant en public, nous faisons le plus de conquêtes, et vous ne sauriez nier que si vous acquerrez quelques amants, je n'en aie pour le moins autant de ma part.
LES YEUX.
Cela ne se peut faire, car je vous maintiens encore que mon esclave s'aperçoit le premier, et est aussi aperçu par plus de gens, dont il y en a beaucoup qui s'en vont là-dessus n'étant que trop blessés, et ne s'arrêtent point à vous regarder.
LA BOUCHE.
Je vous ai déjà repris de ce que vous pensez avoir tant de lumière. Je m'imagine que vous croyez aussi jeter quelques rayons au dehors ; mais quand cela serait encore, n'irait-ils pas plus loin que les traits que je lance, et prenez bien garde à ce que je veux dire, car je n'entends pas seulement l'éclat de ma rougeur mais les traits qui sortent de moi avec force, comme s'ils étaient décochés d'un arc, et en effet j'en ai aussi la forme. Ce sont mes paroles qui charment quelquefois par leur douceur, étonnent par leurs menaces, attirent par leurs menaces, attirent par leurs promesses, et qui quoi qu'elles fassent, gagnent toujours quelque empire sur les âmes, et font connaître qu'il n'y a rien de plus élevé qu'elles, puisqu'elles sont filles de la Raison et de l'Intelligence.
LES YEUX.
Votre défense aurait quelque pourvoir si nous n'étions pas pourvus de la parole comme vous.
LA BOUCHE.
J'avoue que maintenant vous me faites entendre ce que vous pensez, mais c'est par une mutuelle correspondance, et par l'entremise de l'âme qui nous est commune, laquelle fait que nous avons ensemble tout cet entretien. Vous seriez fort empêchés à parler d'une autre sorte, spécialement avec les personnes de dehors.
LES YEUX.
Que vous êtes abusée en ceci, vu que notre principal office est de parler. L'on entend dire autre chose sinon, « je parle des yeux », et ce langage est si ordinaire parmi les hommes que le langage dont vous vous servez l'est beaucoup moins.
LA BOUCHE.
Les amants sont pourtant ravis quand leur bouche s'ouvre pour se communiquer leurs pensées amoureuses.
LES YEUX.
Il arrive le plus souvent des occasions où ils ne peuvent pas faire ce que vous dites, et n'osant se servir de vous, ils ont recours à nous. Or s'ils n'osent vous employer, c'est qu'il y a du crime en cela, et que notre discours est moins coupable.
LA BOUCHE.
Si vous dites la même chose que moi vous n'êtes pas plus innocents. Mais quoi qu'il en soit, je nie encore que vous ayez l'usage de la parole, et si l'on vous l'attribue, ce n'est que par figure.
LES YEUX.
L'on nous l'attribue réellement, et nous l'avons aussi. Vous ne sauriez nier que nous ne fassions connaître beaucoup de secrètes pensées.
LA BOUCHE.
Vous n'en faites connaître qu'ne partie, et vous y laisser tant d'ambiguïté que cela serait toujours, obscurci je n'y donnais de l'éclaircissement.
LES YEUX.
C'est parler comme le vulgaire d'avoir es paroles si faciles à entendre; les oracles des Dieux sont toujours obscurs.
LA BOUCHE.
Il faut donc qu'ils soient après expliqués de la bouche de leurs prêtres, et enfin vous trouverez que je suis toujours nécessaire. Ceux que l'on estime les plus savants dans le Monde, et qui ont le plus de pouvoir de gouverner la multitude, ce sont ceux qui parlent le mieux ; et ils n'ont par acquis le nom d'Orateurs pour parles des yeux seulement, mais pour s'être servis adroitement de leur bouche. Enfin je ne suis pas moins nécessaire dans la police générale des hommes, quae dans les intrigues de l'amour ; et pour vous montrer qu'outre le langage j'ai une autre qualité qui me fait estimer grandement, ne vous puis-je pas représenter ici encore que je suis le plus doux organe de l'union de âmes, et le témoignage sensible de ce qui se fait spirituellement ? Je veux dire que je suis employée aux baisers qui sont les assurances de l'Amour et de l'Amitié, et aucune autre partie ne s'y trouve propre comme moi, car si un oeil en touche un autre, et une main sa semblable, ce n'est point véritablement un baiser. Pour composer un baiser véritable il faut que j'y intervienne ; et afin que l'on connaisse combien le baiser est aimable étant divisée en deux partie comme je suis, il semble que ce soit seulement afin que mes lèvres se baisent, et que ne faisant presque jamais autre chose que baiser, à me considérer aussi toute entière je ne suis prise que pour un baiser.
LES YEUX.
Si vos lèvres se baisaient toujours, vous ne parleriez jamais, et quand vous baisez aussi quelque chose vous ne sauriez parler, de sorte que vous perdez un avantage pour l'autre. Au reste comme vous vous baisez vous-mêmes, vous n'êtes pas si orgueilleuse que vous ne faisiez aussi quelque autre chose ; vous baisiez des joues et des mains, et bien souvent des yeux.
LA BOUCHE.
Vous ne dites pas que je prends plaisir sur toute autre chose à baiser une bouche qui me ressemble, et que c'est là où j'établis mon souverain bien, la correspondance ne se trouvant point si parfaitement ailleurs : aussi entre toutes les beautés dans un visage, il n'y en a point qui aient plus de douceur que celles dont je suis pourvue.
LES YEUX.
Vous êtes fort présomptueuse de parler ainsi à votre louange. Vos beautés n'égalent point les nôtres, et ne sauraient jamais avoir tant d'effet. D'ailleurs vous ne pouvez rien apprendre de ce que vous êtes , que par le rapport que nous en faisons. C'est par nous que tout est vu ; cette puissance vaut bien la vôtre. Si vous faites tant d'état de votre parole, vous ne sauriez rien non plus qui soit en estime que ce que nous avons observé. Vous racontez quelquefois ce que les oreilles vous ont appris, mais la créance que l'on que l'on y prête n'est point égale à celle que l'on donne librement à des témoins oculaires.
LA BOUCHE.
J'avoue que ce que vous me dites me fait penser à des choses que je n'avais par assez considérées si bien que pourvu que vous n'usurpiez point un Empire absolu dessus moi, je suis prête à vivre toujours en bonne intelligence avec vous.
Les Yeux et la Bouche d'une nymphe des plus belles que nous ayons en cette contrée, firent un jour ce Dialogue ensemble, et en effet suivant leur dernière résolution ils sont demeurés toujours depuis en assez bonne intelligence ; Ce que la Bouche dit, les Yeux semblent l'assurer, et souvent l'on croit qu'ils en ratifient les promesses ; mais il n'y a que le coeur qui la plupart du temps n'est pas d'accord avec eux ; et le malheur est qu'il est caché en un lieu secret où l'on ne découvre point ses fourbes. Pernicieuse maxime, pour une personne qui doit être dans une estime générale, de vouloir être assortie de plusieurs pièces différentes.
EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI
Par lettres patentes du Roi données à Paris le 2 juin 1642 signées, par le Roi en son conseil, Renouard, et scellées du grand sceau de cire jaune : Il est permis à Nicolas de Sercy Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer un livre intitulé "Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, ou troisième partie de la Maison des Jeux", où il se raconte plusieurs histoires, tant Françaises qu'étrangères, par manière de Jeu et d'honnêtes divertissements, en tels volumes et caractères que bon lui semblera, et ce durant le temps de sept ans ; et défenses sont faites à tous autres de l'imprimer ou faire imprimer, à peine de trois mille livres d'amende, à compter du jour que chaque volume sera achevé d'imprimer.
Achevé d'imprimer le 15 janvier 1644.
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