Traduit par Eugène Greslou.
1834.
SÉNÈQUE
PARIS, Librairie de L. HACHETTE ET Cie, Boulevard Saint-Germain, n°77.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:21:48.
PERSONNAGES.
MÉDÉE, fille du roi de Colchide, épouse de Jason.
LA NOURRICE.
JASON, fils du roi de Thessalie, époux de Médée.
CRÉON, roi de Corinthe.
UN ENVOYÉ.
LE CHOEUR.
La scène est à Thèbes.
ACTE I
SCÈNE I.
MÉDÉE.
Dieux de l'Hymen, et toi, Lucine, gardienne du lit conjugal ; Minerve, qui enseignas à Tiphys l'art de diriger le navire nouveau sur les flots obéissants ; redoutable roi des profondes mers ; Soleil, qui distribues le jour au monde ; triple Hécate, qui prêtes à de mystérieux sacrifices la lumière favorable ; vous tous, dieux nommés par Jason, et vous, divinités que Médée a droit d'invoquer, chaos de l'éternelle nuit, régions souterraines de l'enfer, Ombres impies, souverain de ce royaume funeste, et toi, son épouse, enlevée par un séducteur plus fidèle, je vous invoque d'une voix sinistre : venez, déesses qui punissez les crimes, venez avec votre chevelure de serpents en désordre, et des torches funèbres dans vos mains sanglantes, venez telles que vous parûtes autrefois à mes noces ; apportez-moi la mort pour cette nouvelle épouse, la mort pour son père et pour toute cette race royale, et laissez-moi vous demander un supplice plus terrible pour l'époux. Qu'il vive, mais pour errer dans des villes inconnues, pauvre, exilé, tremblant, détesté, sans asile ; réduit à regretter mon amour, à frapper deux fois à une porte étrangère comme un hôte fatal ; et, ce qui est le voeu le plus cruel que je puis former contre lui, qu'il ait des enfants semblables à lui-même, semblables à leur mère ! Je suis, oui, je suis déjà vengée, j'ai des enfants. Mais c'est trop de plaintes et de paroles inutiles. N'irai-je pas contre mes ennemis ? n'éteindrai-je pas les torches nuptiales et la clarté du jour ? Le Soleil, père de ma famille, voit un pareil spectacle ! Il se laisse voir lui-même, et, monté sur son char, suit sa route accoutumée dans l'azur d'un ciel sans nuages ! Il ne recule pas, il ne ramène pas le jour en arrière ! Laisse-moi, laisse-moi traverser les airs sur ton char, ô mon père ; confie-m'en la conduite, et remets en mes mains les rênes brûlantes de tes coursiers enflammés. L'incendie de Corinthe réunira les deux mers qu'elle sépare. C'est le seul parti qui me reste : je porterai comme ma rivale une torche d'hyménée, je réciterai les prières sacramentelles, et j'immolerai des victimes sur les autels consacrés pour ce grand jour. Cherche dans leurs entrailles mêmes le chemin de la vengeance, ô mon âme ; si tu sais encore oser, et s'il te reste quelque chose de ta vigueur première, bannis toute crainte de femme, et revêts-toi de toutes les fureurs du Caucase. Tous les crimes qu'ont vus le Phase et le Pont, Corinthe les verra : je roule dans mon esprit des projets affreux, inouïs, abominables, qui doivent épouvanter à la fois le ciel et la terre. Blessures, meurtre, membres épars et sans sépulture, qu'est-ce que cela ? mes premiers essais de jeune fille. Je veux que ma colère aujourd'hui soit plus terrible ; femme et mère, il me faut de plus grands forfaits. Arme-toi de fureur, et prépare tout ce que tu as de rage et de puissance pour détruire ; que le souvenir de ta répudiation soit sanglant comme celui de tes noces. Comment vas-tu quitter ton époux ? comme tu l'as suivi. Abrège ces vains retards ; tu es entrée dans ce palais par un crime, c'est par un crime qu'il faut en sortir.
SCÈNE II.
LE CHOEUR.
Dieux du ciel et de la mer, daignez favoriser ce royal hymen ; et vous, peuples, apportez vos prières et vos voeux. D'abord, qu'un taureau blanc vienne présenter sa tête superbe aux autels de Jupiter et de Junon, dans les mains desquels résident le sceptre et la foudre. Sacrifions à Lucine, pour nous la rendre propice, une génisse blanche comme la neige, et qui n'ait jamais subi le joug. Immolons ensuite une victime plus tendre à la déesse qui enchaîne les mains sanglantes et les fureurs de Mars, qui dicte des traités d'alliance aux nations belliqueuses, et verse l'abondance de sa corne fertile. Et toi, qui marches précédé de flambeaux légitimes, et dont la main écarte doucement les ténèbres de la nuit, viens, ô Hyménée, la tête et les pieds appesantis par le vin, et le front ceint d'une couronne de roses. Et toi, qui précèdes le jour et la nuit, étoile de Vénus, toujours trop lente au gré des amants, lève-toi, les mères avides et les vierges impatientes soupirent après tes douces clartés.
La jeune princesse de Corinthe surpasse en beauté les vierges d'Athènes, et celles que la ville sans murailles voit se livrer, sur les sommets du Taygète, à de mâles exercices, et celles qui baignent leurs pieds blancs dans la fontaine d'Aonie ou dans les eaux saintes de l'Alphée. De même le noble fils d'Eson l'emporte, par les grâces de son visage, sur le fils de Sémélé, qui attelé des tigres à son char ; sur le dieu qui anime le trépied des oracles, Apollon, frère de la chaste Diane ; sur Pollux, qui se plaît aux combats du ceste, et sur son frère Castor.
Puissent-ils demeurer toujours, Creuse la plus belle des femmes, Jason le plus beau des époux !
Quand elle paraît au milieu de nos choeurs, ses charmes effacent toutes les beautés qui l'environnent. Ainsi la lumière des étoiles pâlit en présence du soleil, ainsi les astres nombreux des Pléiades se cachent à nos yeux quand la lune arrondit son croissant, et présente un cercle parfait de lumière empruntée. La blancheur de la neige, unie à l'éclat de la pourpre, compose le teint de notre jeune princesse, et l'incarnat de ses joues est pareil à celui de l'aurore que le pasteur, secouant la rosée du matin, voit paraître à l'horizon.
Ô vous, jeune héros, échappé de la couche horrible de la fille du Phase, de cette épouse cruelle dont vous ne caressiez les charmes qu'avec dégoût et d'une main tremblante, jouissez de votre bonheur, et recevez avec amour cette nouvelle épouse que ses parents du moins vous donnent avec joie.
Jeunes gens, livrez-vous à ces jeux folâtres qu'autorise la liberté des noces, lancez de tous côtés les couplets malins et joyeux. Rarement les sujets peuvent se permettre cette licence envers leurs princes.
Généreux fils du dieu qui porte le thyrse, charmant Hyménée, il est temps d'embraser le pin fendu en plusieurs parts ; il est temps de ranimer tes doigts engourdis, et de secouer tes flambeaux solennels. Que le fescennin éclate avec sa verve piquante et maligne ! C'est un jour de noces et de fêtes, livrez-vous aux transports d'une joie bruyante et animée : laissons le silence et la nuit à ces femmes qui se dérobent furtivement aux bras d'un étranger.
ACTE II
SCÈNE I.
Médée, La nourrice.
MÉDÉE.
Je me meurs ; des chants d'hymen ont frappé mon oreille. C'est à peine encore si je puis croire à mon malheur. Jason a-t-il pu en venir là ? Après m'avoir ôté mon père, ma patrie, mon royaume, m'abandonner ainsi seule sur une terre étrangère ! Le cruel a-t-il donc oublié mes bienfaits ? a-t-il oublié ma coupable puissance, qui a vaincu pour lui les flammes et les flots ? pense-t-il que j'ai épuisé tous les crimes, et qu'il ne m'en reste plus à commettre ?
Incertaine, égarée, je me tourne de tous côtés dans le transport qui m'agite, et cherche un moyen de me venger. Ah ! s'il avait un frère ! Mais il a une épouse : c'est elle qu'il faut frapper. - Est-ce donc assez pour le tourment que je souffre ? S'il est dans la Grèce, s'il est chez les nations barbares un crime que tes mains ne connaissent pas encore, apprête-toi à le commettre : les crimes passés t'y excitent ; il faut les rappeler tous : la toison d'or enlevée : ton frère, malheureux compagnon de ta fuite, mis en pièces ; sa dépouille jetée sur la route de son père, et les débris de son corps semés sur le sol de son royaume ; les membres du vieux Pélias brûlés dans la chaudière qui devait le rajeunir, que de meurtres commis ! que de sang répandu ! Et pourtant aucun de ces crimes ne fut l'effet de ma colère ; aujourd'hui je sens toute la rage d'un amour dédaigné.
Mais que pouvait Jason, dominé connue il était par une volonté et une puissance étrangères ? Il devait offrir son coeur au fer homicide. Non, modère ces transports, ô ma douleur, et parle plus sagement. Que Jason vive, et qu'il soit toujours à moi, s'il est possible ; sinon, qu'il vive encore, qu'il garde le souvenir de mes bienfaits, et conserve cette vie que je lui ai donnée. La faute en est tout entière à Créon, qui abuse de sa puissance pour briser les noeuds de notre hymen, pour enlever une mère à ses enfants, et séparer deux époux si étroitement unis. C'est de lui seul qu'il faut me venger, c'est lui seul qu'il faut punir. Je réduirai son palais en cendres, et le promontoire de Malée, si redoutable aux vaisseaux égarés parmi ses écueils, verra monter vers le ciel de noirs tourbillons de fumée.
LA NOURRICE.
Calmez-vous, de grâce, et renfermez au fond de votre coeur ces plaintes funestes. Il faut dévorer patiemment et en silence les plus sanglants outrages, si l'on veut pouvoir s'en venger. C'est la colère concentrée qui est à craindre, tandis que la haine qui parle s'ôte à elle-même tout moyen de vengeance.
MÉDÉE.
C'est une légère douleur, que celle qui peut user de sagesse et se replier sur elle-même : les grandes souffrances ne se cachent pas ; il faut qu'elles éclatent librement.
LA NOURRICE.
Arrêtez cette fougue impétueuse, ma fille ; le silence même n'est déjà pas trop sûr pour vous.
MÉDÉE.
La fortune, qui opprime les lâches, recule devant les âmes courageuses.
LA NOURRICE.
J'approuve le courage, mais quand il a lieu de se montrer.
MÉDÉE.
Il n'est pas de moment où il soit mal-à-propos de montrer du courage.
LA NOURRICE.
Il ne vous reste aucun espoir dans le malheur qui vous accable.
MÉDÉE.
Quand on n'espère plus, c'est alors qu'on ne doit pas désespérer.
LA NOURRICE.
Colchos est loin d'ici, votre perfide époux vous abandonne, et de toute votre puissance il ne vous rien.
MÉDÉE.
Il me reste Médée : tu vois en elle la terre et les mers, le fer et le feu, les dieux el la foudre.
LA NOURRICE.
Vous devez craindre la puissance du roi.
MÉDÉE.
Mon père était roi aussi.
LA NOURRICE.
Vous ne redoutez pas ses guerriers ?
MÉDÉE.
Non, quand ils seraient fils de la Terre.
LA NOURRICE.
Vous mourrez.
MÉDÉE.
C'est ce que je désire.
LA NOURRICE.
Fuyez.
MÉDÉE.
Non ; je me repens d'avoir fui déjà. Que je fuie encore, moi Médée !
LA NOURRICE.
Vous êtes mère.
MÉDÉE.
Tu vois par qui je le suis.
LA NOURRICE.
Pouvez-vous hésiter à fuir ?
MÉDÉE.
Je fuirai ; mais avant de fuir je serai vengée.
LA NOURRICE.
Votre ennemi vous poursuivra.
MÉDÉE.
Je trouverai peut-être un moyen de l'arrêter.
LA NOURRICE.
Faites silence, je vous en prie, et cessez vos folles menaces. Calmez ce vain emportement, et pliez-vous aux circonstances.
MÉDÉE.
La fortune peut m'ôter ma puissance ; mon courage, non. Mais qui fait crier sur ses gonds la porte du palais ? C'est Créon lui-même, le maître orgueilleux de ce pays.
SCÈNE II.
Créon, Médée.
CRÉON.
Quoi ! Médée, cette fille coupable du roi de Colchos ne songe pas encore à sortir de mes états ? Elle médite quelque nouveau crime : on connaît son âme, on connaît ses coups. Qui peut-elle épargner ? Et qui trouvera le repos auprès d'elle ? Je voulais d'abord employer le fer pour purger mon royaume de ce fléau ; mais j'ai cédé aux prières de mon gendre, et je lui ai laissé la vie. Qu'elle nous délivre de sa fatale présence et qu'elle se retire en paix. Mais elle s'avance fièrement vers moi, et ose m'aborder d'un air menaçant. Gardes, repoussez-la ; je ne veux pas qu'elle s'approche de moi, ni qu'elle me touche. Dites-lui de se taire, et qu'elle apprenne enfin à plier sous l'autorité royale. Retire-toi vite, malheureuse, et délivre-nous d'un monstre cruel et abominable.
MÉDÉE.
Pour quel crime, ou pour quelle faute me condamnez-vous à l'exil ?
CRÉON.
Cette honnête femme demande pourquoi on la chasse.
MÉDÉE.
Si vous prononcez comme juge, il faut m'entendre ; si c'est comme tyran, vous n'avez qu'à ordonner.
CRÉON.
Juste ou injuste, il faut obéir au commandement d'un roi.
MÉDÉE.
Un pouvoir tyrannique ne peut subsister longtemps.
CRÉON.
Va porter tes plaintes à Colchos.
MÉDÉE.
J'y retourne ; que celui qui m'en a fait sortir m'y ramène.
CRÉON.
J'ai prononcé ton arrêt, il n'est plus temps de réclamer.
MÉDÉE.
Celui qui juge sans avoir entendu les deux parties, quand même il rendrait une sentence équitable, commet une injustice.
CRÉON.
As-tu écouté Pélias avant de le tuer ? Mais parle ; je veux bien te laisser plaider une aussi belle cause.
MÉDÉE.
Je sais par moi-même combien il est difficile d'apaiser le feu de la colère, et combien ceux dont l'orgueilleuse main porte le sceptre regardent comme une vertu royale de ne jamais revenir sur leurs pas : c'est une vérité que j'ai apprise dans le palais de mon père ; car, tout accablée que je suis sous le poids des maux, bannie, suppliante, seule, délaissée, en butte à tous les coups, j'ai eu cependant pour père un roi puissant, et ma naissance est glorieuse, puisque j'ai le Soleil pour aïeul. Tous les pays que le Phase, en ses détours, baigne de ses eaux tranquilles ; tous ceux que la mer de Scythie borne à l'Occident, aux lieux où l'eau des fleuves forme de vastes marais qui adoucissent l'amertume des ondes salées ; toutes les terres que fatiguent de leurs courses les guerrières aux boucliers échancrés, qui se condamnent au veuvage sur les bords du Thermodon ; toute cette étendue forme le royaume de mon père. J'ai eu mes beaux jours de gloire, de bonheur et de royale puissance ; j'ai vu des amants, dont les rois recherchent aujourd'hui l'alliance, briguer l'honneur de ma main. Mais la fortune, inconstante et légère, m'a arrachée du trône pour me livrer à l'exil. Fiez-vous donc à la puissance, quand il ne faut qu'un moment pour détruire tant de gloire et de bonheur. Le plus grand, le plus beau privilège des rois, celui que nul coup du sort ne leur peut ravir, c'est d'assister les malheureux, de donner un sûr asile aux suppliants ; voilà le seul trésor que j'aie emporté de Colchos. J'ai cette gloire immense d'avoir sauvé moi-même la fleur des guerriers de la Grèce, tous ces héros enfants des dieux et le soutien de leur patrie. C'est à moi qu'elle doit Orphée, ce chantre admirable qui attendrit les rochers et traîne les forêts à sa suite ; c'est à moi qu'elle doit Castor et Pollux, et les enfants de Borée, et Lyncée, dont la vue perçante découvre les objets placés au delà des mers ; et tous les Argonautes, sans parler du chef de ces chefs conquérants, pour lequel vous ne me devez aucune reconnaissance, et pour lequel aussi je n'en demande pas. J'ai sauvé tous les autres pour vous ; celui-là seulement, je l'ai sauvé pour moi-même.
Accusez-moi maintenant, et reprochez-moi tous mes crimes ; je les avouerai. Le seul qu'on puisse me reprocher, c'est le retour des Argonautes. Mais si j'avais écouté la voix de la pudeur et de l'amour filial, c'en était fait de la Grèce entière et de ses princes, et votre gendre devenait la première victime du taureau qui vomissait des flammes.
Quelque malheur que le destin me réserve, je ne me repens pas d'avoir sauvé la vie à tous ces fils de rois. Le seul prix que j'aie reçu pour tous mes crimes, vous l'avez en votre puissance. Condamnez-moi comme coupable si vous voulez, mais rendez-moi celui qui m'a rendue coupable : je le suis en effet, Créon, je le confesse ; mais vous saviez déjà que je l'étais, quand j'ai embrassé vos genoux, et que mes mains suppliantes ont réclamé votre protection auguste. Je ne vous demande qu'un asile dans ce royaume, un misérable coin de terre, une retraite obscure où me cacher. Si vous me bannissez de cette ville, ne me refusez pas au moins un abri éloigné dans l'étendue de vos états.
CRÉON.
Je ne suis point un roi cruel, ni capable de repousser outrageusement la prière d'un malheureux, et je crois l'avoir assez clairement prouvé, en prenant pour gendre un fugitif en proie à tous les maux, et qui avait tout à craindre de ses ennemis : car Acaste, roi de Thessalie, cherche à vous faire périr en punition de vos crimes ; il poursuit contre vous la vengeance de son père, ce vieillard chargé d'années dont les membres ont été mis en pièces par ses propres filles, égarées dans leur amour filial, et poussées à ce forfait par vos cruels artifices. En séparant sa cause de la vôtre, Jason peut se justifier ; le sang de Pélias n'a point souillé ses mains innocentes ; il ne s'est point armé du fer ; il s'est gardé pur de ce qui s'est fait en votre présence. Malheureuse ouvrière des crimes les plus odieux, qui avez pour les concevoir la méchanceté d'une femme, et l'audace d'un homme pour les exécuter, et qui craignez si peu la honte qui s'attache aux actions infâmes, partez, délivrez ce pays de votre présence ; emportez avec vous vos funestes poisons, dissipez nos craintes ; allez ailleurs fatiguer les dieux de vos noirs sacrifices.
MÉDÉE.
Vous me forcez de partir ? Eh bien ! Rendez-moi le navire qui m'a portée ici ; rendez-moi le compagnon de ma fuite. Pourquoi me contraindre à partir seule ? Je ne suis pas venue seule, pourtant. Si vous craignez d'avoir une guerre à soutenir, chassez-nous tous les deux. Pourquoi cette distinction entre deux coupables ? C'est pour lui seul que j'ai tué Pélias, non pour moi. Ainsi, de ma fuite, de mon larcin, de mon père trahi, de mon frère mis en pièces, tous ces crimes qu'un mari peut inspirer à de nouvelles épouses ne sont point mon ouvrage. Je les ai commis tous, il est vrai, mais aucun d'eux pour moi-même.
CRÉON.
Vous devriez être partie. Pourquoi ces délais et ces vains discours ?
MÉDÉE.
Je pars, mais je vous demande à genoux une dernière faveur, c'est de ne point punir mes fils innocents du crime de leur mère.
CRÉON.
Allez, je les traiterai comme mes propres enfants, et leur servirai de père.
MÉDÉE.
Par ce royal hymen que vous formez sous de si heureux auspices, par les espérances qu'il vous donne, par le destin des empires, dont la fortune inconstante se joue au gré de ses caprices, je vous en conjure, accordez-moi un court délai pour partir, le temps de prodiguer à mes enfants les derniers embrassements d'une mère, peut-être, hélas ! prête à mourir.
CRÉON.
Vous demandez le temps de commettre quelque nouveau crime.
MÉDÉE.
Quel mal pouvez-vous craindre de moi, en si peu de temps ?
CRÉON.
Ce n'est jamais le temps qui manque aux scélérats pour mal faire.
MÉDÉE.
Refuserez-vous à une malheureuse quelques moments pour pleurer ?
CRÉON.
Malgré la terreur involontaire qui me porte à vous refuser, je veux bien vous laisser un jour pour préparer votre départ.
MÉDÉE.
C'est trop, vous pouvez abréger ce délai ; moi-même je me sens pressée de partir.
CRÉON.
Il y va de votre vie, si vous n'avez quitté l'isthme avant que le soleil de demain se lève sur mes états. Mais la cérémonie du mariage m'appelle ; je dois aux dieux pour ce grand jour des voeux et des sacrifices.
SCÈNE III.
LE CHOEUR.
Il fut hardi, le premier navigateur qui osa fendre les flots perfides sur un fragile vaisseau, et laisser derrière lui sa terre natale, confier sa vie au souffle capricieux des vents, et poursuivre sur les mers sa course aventureuse, n'ayant pour barrière entre la vie et la mort que l'épaisseur d'un bois mince et léger ! On ne connaissait point alors le cours des astres, et l'on ne savait point encore se régler sur la position des étoiles qui brillent dans l'espace. Les vaisseaux ne pouvaient éviter ni les Hyades pluvieuses, ni l'influence de la Chèvre d'Olène, ni celle du Chariot glacé que suit et dirige à pas lents le vieux Bouvier. Zéphyre et Borée n'avaient pas encore de nom.
Tiphys le premier osa déployer des voiles sur le grand abîme, et dicter aux vents de nouvelles lois. Il sut tantôt les ouvrir tout entières, tantôt les étendre au pied du mât pour recevoir le vent de côté ; abaisser prudemment les antennes à moitié du mal, ou les élever jusqu'à son sommet lorsque l'ardeur des matelots appelle toute la force des vents, et que la banderole de pourpre s'agite vivement au haut du navire.
Nos pères vivaient dans des siècles d'innocence et de pureté. Chacun alors demeurait tranquille sur le rivage qui l'avait vu naître, et vieillissait sur la terre de ses aïeux, riche de peu, ne connaissant de trésors que ceux du pays natal.
Le vaisseau de Thessalie rapprocha les mondes que la nature avait sagement séparés, soumit la mer au mouvement des raines, et joignit à nos misères les périls d'un élément étranger. Ce malheureux navire paya chèrement son audace par cette longue suite de dangers qu'il lui fallut courir, entre les deux montagnes qui ferment rentrée de l'Euxin, et qui se heurtaient l'une contre l'autre, avec le retentissement de la foudre, tandis que la mer, prise entre elles, lançait jusqu'aux nues ses vagues écumantes. Le courageux Tiphys pâlit à cette vue, et laissa le gouvernail échapper à sa main défaillante ; Orphée se tut, et sa lyre resta muette sous ses doigts ; Argo lui-même perdit l'usage de la parole, Eh ! Quand la vierge du Pélore de Sicile, entourée de ses chiens furieux, les faisait aboyer tous à la fois, qui des navigateurs ne trembla de tous ses membres eu entendant tous ces cris poussés par un seul monstre ? Quelle dut être aussi leur terreur aux chants harmonieux des cruelles sirènes, entendues sur la mer d'Ausonie, et qui, accoutumées à retenir les vaisseaux par le charme de leur voix, se laissèrent presque entraîner aux doux accents de la lyre d'Orphée ?
Quel fut le prix de ce hardi voyage ? une toison d'or, et Médée plus cruelle que les flots mêmes, digne récompense des premiers navigateurs. Maintenant la mer est soumise, et se courbe sous nos lois : plus n'est besoin d'un navire construit par Minerve, et monté par des rois ; la moindre barque peut s'aventurer sur les flots : les bornes antiques sont renversées, et les peuples vont bâtir « les villes sur des terres nouvelles. Le monde est ouvert en tout sens, et rien plus n'est à sa place.
L'Indien boit l'eau glacée de l'Araxe, le Perse boit celle de l'Elbe et du Rhin. Un temps viendra, dans le cours des siècles, où l'Océan élargira la ceinture du globe, pour découvrir à l'homme une terre immense et inconnue ; la mer nous révélera de nouveaux mondes, et Thulé ne sera plus la borne de l'univers.
ACTE III
SCÈNE I.
La nourrice, Médée.
LA NOURRICE.
Princesse, où courez-vous d'un pas si rapide ? Arrêtez, modérez votre colère, et calmez ce fougueux emportement. Comme une Ménade furieuse dans le désordre qui l'agite, et pleine du dieu qu'elle porte en son sein, se précipite au hasard à travers les sommets neigeux du Pinde ou les coteaux de Nysa, Médée va et vient, avec des mouvements désordonnés, portant sur tous ses traits l'expression de la rage et de la fureur : son visage enflammé se gonfle par l'effort de sa respiration profonde. Elle crie ; ses yeux sont baignés d'un torrent de larmes : elle sourit d'un air satisfait ; tous les sentiments paraissent tour-à-tour sur son visage. Elle hésite, elle menace, elle s'emporte, elle se plaint, elle gémit. Sur qui va tomber le poids de sa fureur ? Quel but vont frapper ses menaces ? Où le flot de sa colère doit-il se briser ? sa rage déborde : ce n'est pas un crime facile, un forfait ordinaire qu'elle médite ; elle va se surpasser elle-même. J'ai vu autrefois les signes de la colère sur ses traits ; il se prépare quelque chose de grand, d'affreux, de cruel, d'abominable, d'impie, car c'est la fureur que je vois en ce moment sur son visage. Puisse le ciel tromper mes pressentiments !
MÉDÉE.
Si tu veux savoir, malheureuse, combien tu dois haïr, rappelle-toi combien tu as aimé. Je souffrirais ce royal hymen sans vengeance ? je perdrais sans profit ce jour si instamment demandé, si difficilement obtenu ? tant que la terre se balancera au milieu de l'air par son propre poids, tant que le cours des astres lumineux déploiera les saisons dans l'ordre accoutumé, tant qu'il sera impossible de compter les sables de la mer, tant que le jour suivra le soleil, et que la nuit ramènera les étoiles, tant que l'Ourse du pôle restera suspendue au dessus des flots, tant que les fleuves iront se jeter dans la mer, la soif de vengeance qui me dévore, loin de s'éteindre, ne fera que s'irriter davantage. Ni la rage des bêtes féroces, ni Scylla ni Charybde dont les gouffres engloutissent les mers d'Ausonie et de Sicile, ni l'Etna, qui de son poids écrase la poitrine d'Encelade, ne peuvent égaler la violence de ma fureur. Le fleuve le plus rapide, la mer la plus orageuse, l'Euxin soulevé par le souffle du Corus, la flamme excitée par le vent le plus fort, n'arrêteront point le cours impétueux de ma colère. Je renverserai tout, je briserai tout.
Jason dira-t-iL qu'il redoutait Créon, et les armes du roi de Thessalie ? Mais le véritable amour ne peut rien craindre. En admettant même qu'il ait cédé à la force et obéi par faiblesse, il pouvait au moins venir trouver son épouse, et se ménager avec elle un dernier entretien. Cet homme si fier ne l'a peut-être pas osé ; il pouvait sans aucun doute obtenir de son beau-père de reculer l'instant de mon départ funeste. On me laisse un jour pour embrasser mes enfants. C'est peu, mais je ne m'en plains pas, car j'aurai de reste le temps qu'il me faut ; ce jour, cet unique jour verra s'accomplir des choses qui feront l'entretien de tous les jours à venir. J'attaquerai les dieux mêmes, j'ébranlerai la nature entière.
LA NOURRICE.
Le malheur a troublé votre raison, princesse, calmez-vous, reprenez vos esprits égarés.
MÉDÉE.
Je n'aurai de repos que quand j'aurai vu toute chose s'abîmer avec moi ; que tout l'univers périsse : il est doux de mourir en l'entraînant dans sa ruine.
LA NOURRICE.
Songez à tout ce que vous avez à craindre, si vous persistez dans ce fatal projet ; il n'y a point de sûreté possible à attaquer ceux qui ont la force entre leurs mains.
SCÈNE II.
Jason, Médée.
JASON.
Ô destinée cruelle, ô sort impitoyable, et toujours également cruel dans sa faveur et dans sa haine ! Les dieux ne savent-ils donc trouver à mes malheurs que des remèdes pires que les maux ? Si je veux garder la foi conjugale et la reconnaissance que je dois à mon épouse, il me faut dévouer ma tête à la mort ; si je ne veux pas mourir, je suis forcé de devenir parjure. Ce n'est pas la crainte pourtant qui me fait oublier mes engagement d'époux, c'est ma tendresse alarmée ; car la mort de mes enfants suivrait de près la nôtre. Si tu habites le ciel, sainte justice, je t'invoque, et te prends à témoignage ! c'est à mes enfants que je me dévoue ; leur mère elle-même, j'en suis sûr, malgré sa violence et son humeur intraitable, tient plus à ses enfants qu'à son époux. Je viens essayer l'effet de mes prières sur son âme irritée. Voici qu'à ma vue, elle s'agite et bondit de fureur ; la haine respire sur tous ses traits, et son visage exprime toute la colère qui bouillonne dans son coeur.
MÉDÉE.
Je fuis, Jason, je fuis ; l'exil n'est pas nouveau pour moi ; c'est la cause de l'exil qui est nouvelle. C'est pour toi que j'ai fui, jusqu'à ce jour ; maintenant?. Je quitte ces lieux, je pars. Mais en me chassant de ton palais, où veux-tu que j'aille ? Vers le Phase, à Colchos, dans le royaume de mon père, dans ces plaines arrosées du sang de mon frère ? En quel pays m'ordonnes-lu de porter mes pas ? Quelles mers faut-il que je traverse encore ? Le détroit de l'Euxin, par où j'ai ramené toute une armée de héros, en suivant un amant adultère à travers les Symplégades ? Est-ce l'humble Iolchos, la Thessalie ou Tempe que tu me donnes pour séjour ? Toutes les voies que je t'ai ouvertes, je me les suis fermées à moi-même.
Où me renvoies-tu ? Tu m'imposes l'exil, mais tu ne m'en indiques pas le lieu ; il faut partir, voilà ce qu'ordonne le gendre de Créon. Je consens à tout ; accable-moi des plus cruels traitements, je les ai tous mérités ; que le roi dans sa colère épuise toutes les cruautés contre la rivale de sa fille, qu'il charge mes mains déchaînes, qu'il me plonge dans l'éternelle nuit d'un cachot affreux, c'est moins encore que je ne mérite. Homme ingrat ! souviens-toi donc de ces taureaux à la brûlante haleine, de ces monstres effrayants qui glaçaient de terreur tes compagnons et toi-même, dans cette plaine d'où sortait une moisson furieuse de soldats armés, ces ennemis inattendus, nés de la terre, et qui, à mon commandement, périrent tous de la main les uns des autres. Rappelle-toi encore le bélier de Phryxus dont tu venais conquérir la riche dépouille, et le dragon vigilant forcé, pour la première fois, de céder à la puissance du sommeil ; et mon frère mis à mort, et tous les crimes résumés par moi en un seul crime, et les filles de Pélias abusées par mes artifices jusqu'à mettre en pièces le corps de leur vieux père qui ne devait point revivre. N'oublie pas non plus que, pour chercher sur tes pas un autre royaume, j'ai abandonné le mien.
Par les enfants que tu espères d'une nouvelle épouse, par le repos que tu vas trouver dans le palais de Créon, par les monstres que j'ai vaincus, par ces mains toujours dévouées à te servir, par les périls dont je t'ai délivré, par le ciel et la mer témoins de nos serments, prends pitié de ma misère, je t'en supplie, et rends-moi aux jours de ton bonheur le prix de mes bienfaits. De toutes ces richesses que les Scythes vont ravir si loin, et rapportent des brûlantes plaines de l'Inde, de ces amas d'or, si considérables que nos palais ne peuvent les contenir, et que nous en faisons l'ornement de nos bois, je n'en ai rien emporté dans ma fuite, rien que les membres de mon frère ; encore était-ce pour toi. Ma patrie, mon père, mon frère, ma pudeur, je t'ai tout sacrifié : ce fut ma dot ; rends-moi tous ces biens puisque tu me renvoies.
JASON.
Créon, dans sa colère, voulait vous ôter la vie ; mes larmes l'ont apaisé, il borne sa vengeance à un ordre d'exil.
MÉDÉE.
Je regardais l'exil comme un châtiment ; il me faut, à ce que je vois, le recevoir comme une faveur.
JASON.
Tandis que vous le pouvez encore, fuyez, sauvez-vous de ces lieux. Les rois sont terribles dans leur colère.
MÉDÉE.
Ce que tu me conseilles, c'est pour Creuse que tu penses l'obtenir. Tu veux l'affranchir d'une rivale odieuse.
JASON.
Médée me reproche mes amours ?
MÉDÉE.
Oui, et tes meurtres, et tes perfidies.
JASON.
Mais de quels crimes enfin pouvez-vous m'accuser ?
MÉDÉE.
De tous ceux que j'ai commis.
JASON.
Il ne reste plus qu'à me déclarer coupable même de tous vos forfaits.
MÉDÉE.
Ces forfaits sont les tiens, oui les tiens ; le crime est à celui qui en recueille les fruits. Quand je serais infâme pour tous les autres, loi seul devrais me défendre, et soutenir mon innocence. Celui qui se rend coupable pour ton service, doit être pur à tes yeux.
JASON.
La vie est un supplice quand on rougit de celui dont on l'a reçue.
MÉDÉE.
On ne la conserve pas, quand on rougit de l'avoir reçue.
JASON.
Que ne calmez-vous plutôt ces mouvements de fureur ? vous êtes mère, songez à vos enfants.
MÉDÉE.
Je n'en veux plus, je les renie, je les repousse de moi, si Creuse doit leur donner des frères.
JASON.
Elle est reine pour offrir un asile à des fils d'exilés, et puissante pour les protéger dans leur infortune.
MÉDÉE.
Que les dieux m'épargnent ce malheur affreux, de voir un sang illustre mêlé au sang d'une race infâme, et les descendants du Soleil, unis aux enfants de Sisyphe.
JASON.
Pourquoi cette obstination cruelle à vouloir nous perdre ainsi tous les deux ? Partez, je vous en conjure.
MÉDÉE.
Créon lui-même a écouté mes prières.
JASON.
Que puis-je faire pour vous, dites-le moi ?
MÉDÉE.
Pour moi ? Tout, jusqu'au crime.
JASON.
Je suis entre deux rois qui me pressent.
MÉDÉE.
Tu as aussi Médée plus puissante qu'eux, et plus redoutable. Faisons-en l'épreuve, laisse-moi les combattre, et que Jason soit le prix de la victoire.
JASON.
Le malheur a brisé mon courage, vous-même craignez le retour des maux qui déjà vous ont accablée.
MÉDÉE.
Dans tous les temps je suis restée maîtresse de la fortune.
JASON.
Acaste s'avance ; Créon, plus proche encore, est aussi plus redoutable.
MÉDÉE.
Il faut les fuir tous les deux : je n'exige pas que tu prennes les armes contre ton beau-père ; Médée ne veut pas que tu souilles tes mains du sang de ta famille : conserve ta vertu, mais suis-moi.
JASON.
Et qui nous défendra, si nous avons à soutenir une double guerre ? si Créon et Acaste réunissent leurs armées contre nous ?
MÉDÉE.
Ajoute à leurs armées celles de Colchos, sous la conduite d'Éeta, joins les Scythes aux Grecs, et tu verras tous ces ennemis périr au sein des flots.
JASON.
L'éclat du sceptre m'inspire de l'effroi.
MÉDÉE.
Prends garde plutôt qu'il n'excite tes désirs.
JASON.
Cet entretien pourrait devenir suspect, ne le prolongeons pas plus longtemps.
MÉDÉE.
Puisqu'il en est ainsi, puissant maître des dieux, fais retentir le ciel du bruit de ton tonnerre, arme tes mains, et prépare tes flammes vengeresses. Que tes carreaux ébranlent le monde en déchirant les nuages. Tu n'as pas besoin de choisir la place où tu dois frapper ; lui ou moi, n'importe ; qui que ce soit de nous deux qui meure, ce sera toujours un coupable ; et ta foudre ne s'égarera pas en tombant sur nous.
JASON.
Revenez à des pensées plus sages, et parlez avec moins de fureur. S'il y a dans le palais de mon beau-père quelque chose qui puisse adoucir l'amertume de votre exil, vous n'avez qu'à le demander.
MÉDÉE.
Je sais mépriser les trésors des rois, et c'est, tu ne l'ignores pas, ce que j'ai toujours fait. Seulement laisse-moi prendre mes enfants, pour qu'ils m'accompagnent dans mon exil, et que je puisse répandre mes larmes dans leur sein : toi, ta nouvelle épouse te donnera d'autres enfants.
JASON.
Je voudrais pouvoir consentir à ce que vous me demandez, je l'avoue, mais l'amour paternel me le défend ; Créon lui-même, tout roi qu'il est, et mon beau-père, n'obtiendrait jamais de moi un pareil sacrifice. Mes enfants sont les seuls liens qui m'attachent à la vie, la seule consolation de mes cuisantes peines ; je renoncerais plutôt à l'air que je respire, à mes propres membres, à la lumière du jour.
MÉDÉE.
Voilà donc comme il aime ses enfants ! C'est bien, il est en ma puissance, j'ai un endroit où le frapper. Permettez au moins qu'en partant je leur parle une dernière fois, que je leur donne mes derniers baisers de mère : vous ne pouvez me refuser cette faveur ; ce sont les dernières paroles que vous entendrez de moi ; oubliez tout ce que j'ai pu vous dire dans le désordre de la colère : conservez de moi un souvenir plus favorable, et que ces paroles furieuses sortent de votre mémoire.
JASON.
Je les ai toutes oubliées ; ce que je vous demande seulement, c'est de modérer l'excès de votre douleur, et de rendre la paix à votre âme : la résignation dans le malheur en adoucit l'amertume.
MÉDÉE.
Il s'en va ! Quoi ! Tu me quittes ainsi, oubliant et moi-même, et tous nies bienfaits ! Ne te souvient-il plus de moi ? Il faut qu'il t'en souvienne à jamais. Maintenant, à l'oeuvre, Médée ; déploie toute ta puissance, et toutes tes ressources. Le fruit de tant de crimes pour toi, c'est de ne plus connaître de crimes ; la ruse ne servirait de rien ici, on te craint. Frappe à l'endroit où l'on ne peut songer à se défendre ; allons, il faut oser, il faut exécuter ce qui est en ta puissance, et même ce qui est au dessus de tes forces.
Et toi, ma fidèle nourrice, la confidente de mes peines, la compagne de ma vie agitée, viens seconder mes tristes résolutions. Il me reste un manteau précieux, don céleste, consacré dans ma famille, et le plus bel ornement du trône de Colchos, donné par le Soleil à mon père, comme une marque de sa haute origine ; j'ai de plus un beau collier d'or, et un peigne d'or étincelant de pierreries, qui me sert à parer ma tête : je veux que mes enfants les offrent de ma part à la nouvelle épouse, mais après que je les aurai moi-même imprégnés d'un poison magique par la force de mes enchantements. Il faut invoquer Hécate, et préparer l'affreux sacrifice ; dressons l'autel, et que le feu s'allume.
SCÈNE III.
LE CHOEUR.
Ni la violence des flammes, ni la force des vents, ni les flèches rapides, ne sont redoutables comme la fureur d'une femme répudiée, qui aime et qui hait tout ensemble. Moins terrible est le vent d'ouest, quand il déchaîne les tempêtes de l'hiver, et le Danube quand il se précipite comme un torrent, brise les ponts qui joignent ses rives, et se déborde à travers les campagnes.
Moins terrible est le Rhône quand il repousse les flots de la mer, et moins terribles sont les torrents formés par les neiges de l'Hémus quand elles se fondent aux regards brûlants du soleil, vers le milieu du printemps.
Le feu de l'amour, attisé par la haine, est aveugle et furieux ; rien ne peut l'apaiser, ni régler ses emporte-mens : la mort même ne l'effraie pas, il va lui-même au devant de l'épée.
Grâce ! Dieux tout puissants ; nous implorons votre clémence : protégez les jours du héros dont le courage a soumis la mer ! Mais hélas ! le roi des flots brûle de venger l'outrage fait à sou empire.
Le jeune téméraire qui voulut guider le char éternel du dieu du jour, oubliant les limites que sou père avait tracées, fut, pour prix de son imprudence, atteint des feux qu'il avait jetés à travers le monde.
Ce n'est jamais sans péril qu'on se lance dans des voies inconnues : suivez la route sûre, tracée par les premiers hommes, et gardez-vous de porter une main violente et sacrilège sur les barrières vénérables qui séparent les mondes.
Tous ceux qui ont manié les rames célèbres du hardi vaisseau, et dépouillé le Pélion de l'épais ombrage de sa forêt sacrée ; tous ceux qui se sont jetés à travers les rochers mouvants ; qui, après des périls sans nombre, ont abordé aux côtes d'un pays barbare, pour en rapporter l'or qu'allaient saisir leurs mains avides, ont dû périr, et expier leur sacrilège audace par un trépas cruel.
La mer, outragée par eux, a vengé ses droits méconnus. SSS Tiphys, le premier des navigateurs, a dû céder le gouvernail à des mains moins habiles ; il est mort loin des états paternels, sur une plage étrangère, et repose maintenant sous une tombe inconnue, parmi des ombres sans gloire ; et l'Aulide, avertie par le malheur de son roi, retient aujourd'hui dans ses ports les navires impatiens du calme qui les arrête.
Le noble fils de Calliope, dont la lyre harmonieuse suspendait le cours des fleuves, et faisait taire les vents, dont la douce mélodie faisait oublier aux oiseaux leurs chants, et forçait les forêts à le suivre, a été mis en pièces dans les plaines de Thrace, et sa tête a roulé sur les ondes glacées de l'Hèbre ; il a revu les bords du Styx et les ténèbres du Tartare, pour n'en plus remonter.
Alcide a vaincu les enfants de Borée ; il a mis à mort le fils de Neptune, qui avait reçu de son père le don de prendre plusieurs formes. Lui-même, après avoir pacifié la terre et l'onde, après avoir brisé les portes du sombre empire, s'est couché vivant sur le bûcher de l'OEta, et livrant son corps aux flammes dévorantes, est mort brûlé par cette robe sanglante de Nessus, que sa nouvelle épouse lui avait donnée.
Ancée a péri sous la dent cruelle d'un sanglier ; tes mains impies, ô Méléagre, ont détruit les frères de ta mère qui a vengé leur mort par la tienne. Tous ces héros, du moins, avaient mérité leur sort ; mais quel crime avait commis le tendre enfant que le grand Hercule n'a pu retrouver, et qui périt, hélas ! entraîné dans le cours d'une eau tranquille ? Allez donc maintenant, héros magnanimes, braver la mer, quand une simple fontaine vous offre tant de périls !
Idmon était savant dans la science de l'avenir, toutefois un serpent l'a dévoré, dans les sables de Libye. Mopsus, qui a fait ces prédictions véritables à tous ses compagnons, a seul démenti ses propres oracles ; il est mort loin de Thèbes. S'il faut en croire ses prophétiques récits, l'époux de Thétis a mené dans l'exil une vie errante et misérable. Nauplius, qui doit allumer des feux trompeurs, pour se venger des Grecs, se précipitera lui-même au fond des mers. Le fils d'Oïlée a péri, frappé de la foudre et noyé dans les flots, en expiation des crimes de son pore. Alceste, se sacrifiant pour son époux, meurt pour racheter les jours du roi de Thessalie. Enfin celui même qui ordonna de rapporter, sur le premier navire, les dépouilles de l'Asie, et la riche toison du bélier de Phryxus, Pélias a été plongé dans une chaudière bouillante, et son corps, mis en pièces, a été consumé dans cet espace étroit et brûlant. Dieux puissants ! vous avez assez vengé la mer, épargnez Jason, qui n'a pris part que malgré lui à cette entreprise !
ACTE IV
SCÈNE I.
LA NOURRICE.
Mon âme est saisie d'horreur et d'effroi ; un malheur affreux se prépare. Le courroux de Médée s'augmente et s'enflamme d'une manière effrayante, et ses fureurs passées renaissent. Je l'ai vue souvent, dans ses transports, attaquer les dieux, et forcer le ciel même à lui obéir ; mais ce qu'elle médite en ce moment doit être plus terrible encore et plus étrange : car à peine s'est-elle échappée d'ici, d'un pas furieux, pour se renfermer dans son funeste sanctuaire, qu'elle a déployé toute sa puissance, et mis en oeuvre des secrets qu'elle-même avait toujours redoutés, et tout ce qu'elle connaît de maléfices cachés, mystérieux, inconnus. Puis, étendant la main gauche sur son autel funeste, elle appelle tous les fléaux qu'enfantent les sables brûlants de la Libye, et ceux que les cimes glacées du Taurus tiennent enchaînés sous la neige éternelle ; elle appelle tous les monstres : attirés par ses évocations magiques, des reptiles sans nombre s'élancent de leurs retraites. Un vieux serpent s'avance, traînant avec effort sa masse énorme ; il allonge les trois dards de sa langue, et cherche des yeux la proie qu'il doit dévorer ; mais les paroles magiques le troublent, il replie ses anneaux, et ramène tout son corps en spirales. « C'est peu de chose, dit Médée, que ces monstres nés dans les parties basses de la terre : c'est au ciel même qu'il faut demander ses poisons. Le temps est venu de m'élever au dessus des enchantements vulgaires ; il faut qu'à ma voix descende le serpent monstrueux qui s'étend comme un vaste fleuve dans l'étendue du ciel, et presse dans ses noeuds immenses les deux monstres, dont le plus grand favorise les Grecs, et le plus petit les Tyriens. Le Serpentaire ouvrira ses bras qui enchaînent l'immense reptile, et le forcera d'épancher ses poisons. Je veux aussi, par mes enchantements, attirer Python, qui osa combattre contre deux divinités ; je veux avoir en ma puissance l'hydre de Lerne, avec toutes ses têtes hideuses qui renaissaient toujours sous le bras victorieux d'Alcide. Et toi aussi, viens, dragon vigilant de Colchos, qui t'endormis pour la première fois à mes accents magiques. »
Après avoir évoqué tous ces monstres, elle mêle ensemble les herbes funestes qui naissent sur les sommets inaccessibles de l'Eryx et parmi les éternels frimas du Caucase, arrosé du sang de Prométhée ; et celles qui servent à empoisonner les flèches des guerriers de l'Arabie Heureuse, des archers mèdes ou des Parthes légers ; et celles que, sous un ciel glacé, les Suèves recueillent dans la célèbre forêt Hercynienne. Tous les poisons que la terre produit au printemps de l'année quand les oiseaux font leurs nids, ceux qu'elle engendre en hiver quand les frimas ont dépouillé les forêts de leur verte parure, et que la force du froid a resserré toutes choses ; toutes les plantes dont le poison mortel est caché dans la fleur, toutes celles dont il faut tordre les racines pour en extraire les sucs malfaisants, Médée les tient entre ses mains. Cette herbe vient du mont Athos en Thessalie, cette autre du Pinde orgueilleux ; c'est sur les sommets du Pangée que celle-ci a laissé tomber sa tête encore tendre sous le tranchant de la faux. Une partie de ces plantes a été cueillie sur les bords du Tigre aux eaux rapides et profondes ; une autre, sur les rives du Danube ; une autre dans ces plaines arides où l'Hydaspe roule ses flots tièdes et pleins de diamants, et sur les rivages du Bétis qui donne son nom à la contrée qu'il arrose avant de décharger ses eaux tranquilles dans la mer d'Hespérie. Les unes ont été coupées avec le fer avant le lever du soleil ; les autres dans les ténèbres de la nuit la plus profonde ; celles-ci enfin sont tombées sous l'ongle enchanté de la magicienne.
Elle prend tous ces végétaux mortels, exprime le venin des serpents, y mêle le sang d'oiseaux funestes, le coeur du triste hibou et les entrailles vivantes de la chouette au cri lugubre. La cruelle magicienne réunit ces éléments divers, pénétrés du feu le plus actif et du froid le plus rigoureux. Elle ajoute à leurs poisons des paroles non moins redoutables. Mais j'entends le bruit de ses pas furieux ; elle prononce les évocations magiques, et le monde s'ébranle à ses premiers accents.
SCÈNE II.
MÉDÉE.
Je vous invoque, ombres silencieuses, divinités funèbres, aveugle Chaos, ténébreux palais du roi des enfers, cavernes de la mort défendues par les fleuves du Tartare ! Ames coupables, arrachez-vous un instant à vos supplices, et venez assister à ce nouvel hymen ! Que la roue qui déchire les membres d'Ixion s'arrête et le laisse toucher la terre ; que Tantale puisse enfin boire au gré de son envie les eaux de Pyrène. Il me faut pour le beau-père de mon époux le plus affreux de vos tourments. Que le rocher roulant de Sisyphe cesse de fatiguer ses bras ; et vous, Danaïdes, qui vous consumez en vain à remplir vos tonneaux, venez toutes, l'oeuvre qui doit s'accomplir en ce jour est digne de vous ! Et toi, qu'appellent mes enchantements, astre des nuits, descends sur la terre sous la forme la plus sinistre, et avec toutes les terreurs qu'inspirent tes trois visages !
C'est pour toi que, suivant l'usage de mon pays, brisant les noeuds qui retiennent ma chevelure, j'ai erré pieds nus dans les forêts solitaires, fait tomber la pluie par un ciel sans nuages, abaissé les mers, et contraint l'Océan de refouler ses vagues impuissantes jusque dans ses plus profonds abîmes. J'ai, par ma puissance, troublé l'harmonie des mondes, fait luire en même temps le flambeau du jour et les astres de la nuit, et forcé l'Ourse du pôle à se plonger dans les flots qu'elle ne doit jamais toucher. J'ai changé l'ordre des saisons ; j'ai fait naître les fleurs du printemps parmi les feux de l'été, et montré des moissons inconnues sous les glaces de l'hiver. J'ai forcé les flots impétueux du Phase à remonter vers leur source ; j'ai arrêté le cours du Danube et enchaîné ses ondes menaçantes qui s'écoulent par tant de bras ; j'ai fait gronder les flots, j'ai soulevé les mers sans le secours des vents. Au seul bruit de ma voix, une antique et sombre forêt a perdu son ombrage ; le soleil, interrompant sa carrière, s'est arrêté au milieu du ciel ; les Hyades s'ébranlent à mes terribles accents. Il est temps, Hécate, de venir assister à tes noirs sacrifices. C'est pour toi que, d'une main sanglante, j'ai formé cette couronne qu'entoure neuf fois le serpent qui fut un des membres du géant Typhée dont la révolte ébranla le trône de Jupiter. C'est ici le sang d'un perfide ravisseur que Nessus donna en mourant à Déjanire ; c'est ici la cendre du bûcher de l'OEta ; elle est imprégnée du poison qui consuma le corps d'Hercule. Tu vois ici le tison d'Althée, soeur tendre autant que mère impie dans sa vengeance. Voici les plumes des Harpyes laissées par elles dans un antre inaccessible, en fuyant la poursuite de Zétès ; en voici d'autres arrachées aux oiseaux du Stymphale, blessés par les flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne.
Mais l'autel retentit : je reconnais ses trépieds qu'agite une déesse favorable. Je vois le char rapide d'Hécate, non celui qu'elle guide à travers les nuits quand son visage forme un cercle parfait de lumière argentée, mais celui qu'elle monte quand, vaincue par les enchantements des magiciennes de Thessalie, elle prend une figure sombre et effrayante, et resserre la courbe qu'elle doit décrire dans le ciel. J'aime cette lumière pâle et blafarde que tu verses dans les airs, ô déesse ; frappe les nations d'une horreur inconnue ; le son des cymbales corinthiennes va venir à ton secours ; je l'offre un sacrifice solennel sur des gazons sanglants, et j'en allume le feu nocturne avec cette torche retirée du milieu des tombeaux. C'est pour toi qu'en tournant ainsi ma tête, je prononce les paroles sacrées ; c'est pour toi que mes cheveux épars sont à peine retenus par une bandelette flottante, comme dans la cérémonie des funérailles ; c'est pour toi que je secoue ce rameau de cyprès trempé dans les eaux du Styx ; c'est pour toi que, découvrant mon sein jusqu'à la ceinture, je vais me percer les bras avec ce couteau sacré, et répandre mon sang sur l'autel. Accoutume-toi, ma main, à tirer le glaive, et à faire couler un sang qui m'est cher. Je me suis frappée, et la liqueur sacrée s'est répandue. Si tu trouves que je t'invoque trop souvent, pardonne à mes prières importunes. Aujourd'hui, comme toujours, c'est Jason qui me force d'implorer ton assistance. Pénètre d'un venin puissant cette robe que je destine à Creuse ; et qu'aussitôt qu'elle l'aura revêtue, il en sorte une flamme active qui dévore jusqu'à la moelle de ses os. J'ai enfermé dans ce collier d'or un feu invisible que j'ai reçu de Prométhée, si cruellement puni pour le vol qu'il a fait au ciel, et qui m'a enseigné l'art d'en combiner la puissance funeste. Vulcain aussi m'a donné un autre feu caché sous une mince enveloppe de soufre. J'ai de plus des feux vivants de la foudre, tirés du corps de Phaéton, enfant du Soleil ainsi que moi.
J'ai des flammes de la Chimère ; j'en ai d'autres qui viennent de la poitrine embrasée du taureau de Colchos ; je les ai mêlées avec le fiel de Méduse, pour leur conserver toute leur vertu.
Augmente l'énergie de ces poisons, divine Hécate ! Nourris les semences de feu que recèlent ces présents que je veux offrir ; fais qu'elles échappent à la vue et résistent au toucher ; que la chaleur entre dans le sein et dans les veines de ma rivale ; que ses membres se décomposent, que ses os se dissipent en fumée, et que la chevelure embrasée de cette nouvelle épouse jette plus de flammes que les torches de son hymen !
Mes voeux sont exaucés : l'audacieuse Hécate a fait entendre un triple aboiement ; les feux de sa torche funèbre ont donné le signal.
Le charme est accompli : il faut appeler mes enfants, qui porteront de ma part ces dons précieux à ma rivale. Allez, allez, tristes enfants d'une mère infortunée. Par des présents et par des prières, tâchez de gagner le coeur d'une maîtresse et d'une marâtre. Allez, et revenez vite, afin que je puisse encore jouir de vos embrassements.
SCÈNE III.
LE CHOEUR.
Où court cette ménade furieuse, dans l'égarement de son amour cruel ? Quel nouveau crime nous prépare la violence de ses transports ? Son visage est crispé de colère ; elle agite fièrement sa tête avec des gestes effrayants, et menace le roi lui-même. Croirait-on, à la voir, que c'est une exilée ? À l'ardente rougeur qui colorait ses joues succède une horrible pâleur ; toutes les teintes paraissent tour-à-tour sur sa figure changeante. Elle porte ses pas de tous côtés, comme une tigresse à qui on a dérobé ses petits parcourt dans sa fureur les forêts du Gange.
Ainsi Médée ne sait maîtriser ni sa rage ni son amour. L'amour et la rage conspirent ensemble dans son coeur : que va-t-il en résulter ? Quand cette furie de la Colchide quittera-t-elle ce pays ? Quand délivrera-t-elle notre royaume et nos rois de la terreur qu'elle inspire ?
Ô Soleil, ne retiens plus les rênes de ton char ! que la nuit bienfaisante vienne à grands pas éteindre ta lumière, et que l'astre brillant qui la précède se hâte de terminer ce jour si plein d'alarmes !
ACTE V
SCÈNE I.
L'envoyé, Le choeur, La nourrice, Médée, Jason.
L'ENVOYÉ.
Tout a péri ; cette royale famille n'est plus ; le père et la fille sont morts, et leurs cendres se sont mêlées.
LE CHOEUR.
Quelle a été la cause de leur ruine ?
L'ENVOYÉ.
Celle qui perd tous les rois, des présents.
LE CHOEUR.
Et quel piège pouvaient-ils cacher ?
L'ENVOYÉ.
J'en suis moi-même surpris ; c'est à peine si, maintenant que le malheur est arrivé, je puis le croire possible.
LE CHOEUR.
Comment la chose s'est-elle passée ?
L'ENVOYÉ.
Un feu dévorant s'est allumé soudain comme à un signal donné, et s'est répandu dans tout le palais, qui n'est plus qu'un monceau de cendres, et l'on craint pour la ville.
LE CHOEUR.
Il faut éteindre cet incendie.
L'ENVOYÉ.
Ce qu'il y a de plus incompréhensible dans ce malheur, c'est que l'eau même ne fait qu'irriter la flamme ; plus on veut l'arrêter, plus on étend ses ravages ; elle se fortifie par les obstacles mêmes qu'on lui oppose.
LA NOURRICE.
Hâtez-vous, princesse, de quitter ce séjour des Pélopides ; fuyez, cherchez un asile partout où vous pourrez.
MÉDÉE.
Moi, fuir ! Si j'étais partie d'abord, je reviendrais pour ce spectacle. J'aime à voir la cérémonie de ce nouvel hymen. Ô mon âme, pourquoi t'arrêter ? Poursuis, après un si heureux commencement. Cette joie que tu goûtes n'est qu'une faible partie de ta vengeance. Tu aimes encore, insensée que tu es, si c'est assez pour toi d'avoir privé Jason d'une épouse. Il faut chercher pour lui un châtiment encore ignoré, qui sera pour toi-même un témoignage de ta puissance. Il faut briser les liens les plus sacrés, étouffer tout remords. La vengeance est peu de chose, quand elle ne laisse aucune tache aux mains qui l'exercent.
Ranime tes ressentiments, attise ta colère, et cherche dans le fond de ton coeur tout ce qui s'y est amassé de violence et de fureur. Que tout ce que tu as fait jusqu'ici paraisse juste et honnête à côté de ce que tu vas faire. Allons, il faut montrer combien légers, combien vulgaires sont les crimes que j'ai commis pour un autre. Ce n'était que le prélude et l'essai de mes propres vengeances. Quel grand forfait pouvait commettre ma main sans expérience ? que pouvait la fureur d'une vierge timide ? Maintenant je suis Médée, et mon génie s'est fortifié dans le crime.
Oui, je m'applaudis maintenant d'avoir coupé la tête de mon frère ; je m'applaudis d'avoir mis son corps en pièces, et dépouillé mon père de son mystérieux trésor. Je m'applaudis d'avoir armé les mains des fils de Pélias contre les jours de leur vieux père. Cherche le but que tu veux frapper, ô ma colère, il n'est plus de crime que ma main ne puisse exécuter. Où vas-tu adresser tes coups ? Et de quels traits veux-tu accabler ton perfide ennemi ? J'ai formé dans mon coeur je ne sais quelle résolution fatale que je n'ose encore m'avouer à moi-même. Insensée que je suis ! J'ai trop hâté ma vengeance. Plût au ciel que mon parjure époux eût quelques enfants de ma rivale ! Mais ceux que tu as de lui, suppose qu'ils sont nés de Creuse. J'aime cette vengeance, et c'est avec raison que je l'aime ; car c'est le crime qui doit couronner tous mes crimes. Mon âme, allons, prépare-toi : enfants, qui fûtes autrefois les miens, c'est à vous d'expier les forfaits de votre père.
Mais je frémis ; une froide horreur glace tous mes membres, et mon coeur se trouble. La colère est sortie de mon sein, et la vengeance de l'épouse a fait place à toutes les affections de la mère. Quoi ! Je répandrais le sang de mes fils, des enfants que j'ai mis au monde ? C'en est trop, ô mon âme égarée ; ce forfait inouï, ce meurtre abominable, je ne veux pas le commettre. Quel est le crime de ces malheureux enfants ? Leur crime, c'est d'avoir Jason pour père, et surtout Médée pour mère. Qu'ils meurent, car ils ne sont pas à moi ; qu'ils périssent, car ils sont à moi. Ils ne sont coupables d'aucun crime, d'aucune faute ; ils sont innocents : je l'avoue?.. mon frère aussi, était innocent.
Mon âme, pourquoi balancer ? Pourquoi ces pleurs qui coulent de mes yeux ? Pourquoi ce combat de l'amour et de la haine qui déchire mon coeur et le partage dans un flux et reflux de sentiments contraires ? Quand des vents furieux se font une guerre cruelle, les flots émus se soulèvent les uns contre les autres, et la mer bouillonne sous leurs efforts opposés. C'est ainsi que mon coeur flotte irrésolu ; la colère chasse l'amour, et l'amour chasse la colère. Cède à la tendresse maternelle, ô mon ressentiment. Venez, chers enfants, seuls appuis d'une famille déplorable, accourez, entrelacez vos bras autour de mon sein ; vivez pour votre père, pourvu que vous viviez aussi pour votre mère. Mais la fuite et l'exil m'attendent. Bientôt on va les arracher de mes bras, pleurants et gémissants. Ils sont perdus pour leur mère ; que la mort les dérobe aussi aux embrassements paternels. Ma colère se rallume, et la haine reprend le dessus. La furie qui a toujours conduit mes mains les réclame pour un nouveau crime ; la vengeance m'appelle, et j'obéis.
Plût au ciel que mon sein eût été aussi fécond que celui de l'orgueilleuse fille de Tantale, et que je fusse mère de quatorze enfants ! Ma stérilité trahit ma vengeance. J'ai mis deux fils au monde, c'est assez pour mon père et pour mon frère. Mais où court cette troupe épouvantable de Furies ? Qui cherchent-elles, et quel est le but que vont frapper leurs traits enflammés ? Pour qui sont les torches qu'agitent les mains sanglantes de ces filles d'enfer ? Des serpents gigantesques se dressent en sifflant sur leurs têtes. Quelle est la victime que Mégère veut frapper avec cette poutre qu'elle brandit entre ses mains ? Quelle est cette ombre qui traîne avec effort ses membres séparés ? C'est mon frère ; il demande vengeance ; il sera vengé. Tourne contre mes yeux toutes ces torches enflammées, tourmente, brûle ; j'ouvre mon sein aux Furies. Dis à ces divinités vengeresses de se retirer, ô mon frère ; dis-leur qu'elles peuvent retourner sans crainte au fond des enfers. Laisse-moi avec moi-même, et repose-toi sur ma main du soin de ta vengeance ; cette main, tu le sais, a déjà tiré l'épée. Voici la victime qui doit apaiser tes mânes.
Mais quel bruit soudain frappe mon oreille ? On arme contre moi, on en veut à ma vie. Je vais monter sur la terrasse élevée de ce palais, ma vengeance à moitié satisfaite. Toi, nourrice, viens, je t'emporterai avec moi de ces lieux. Maintenant, courage ! Il ne faut pas que ta puissance reste cachée dans l'ombre ; il faut montrer à tout un peuple ce dont tu es capable.
JASON.
Sujets fidèles, qui pleurez le malheur de vos rois, accourez tous, et que l'auteur de ce crime tombe entre nos mains : ici, braves guerriers, ici, frappez, détruisez ce palais de fond en comble.
MÉDÉE.
J'ai recouvré mon sceptre, et mon frère, et mon père ; Colchos a reconquis la riche toison du bélier de Phryxus. Je reprends ma couronne et ma virginité ravie. Ô dieux redevenus propices ! ô jour de gloire et d'hyménée !?. Va, maintenant ton crime est consommé. - Ta vengeance ne l'est pas. Achève donc, pendant que tes mains sont à l'oeuvre. Pourquoi hésiter, ô mon âme ? Pourquoi balancer ? Tu peux aller jusqu'au bout. Ma colère est tombée, je me repens, j'ai honte de ce que je viens de faire. Qu'ai-je donc fait, malheureuse ? Le repentir ne sert de rien, maintenant que je l'ai fait. Voilà que, malgré moi, la joie rentre dans mon coeur ; elle s'augmente et devient plus vive ; il ne manquait à ma vengeance que Jason lui-même pour témoin. Il me semble que je n'ai rien fait encore ; ce sont des crimes perdus, que ceux que j'ai commis loin de ses yeux.
JASON.
La voilà sur le bord du toit : lancez des feux contre elle, et qu'elle périsse consumée dans les flammes, instruments de ses forfaits.
MÉDÉE.
Tiens, Jason, occupe-toi de faire les funérailles de tes enfants, et de leur élever un tombeau : ton épouse et ton beau-père ont reçu de moi la sépulture et les derniers honneurs qu'on doit aux morts. Celui-ci a déjà cessé de vivre ; l'autre va subir le même sort, et tes yeux le verront.
JASON.
Au nom de tous les dieux, au nom de nos fuites communes, au nom de cet hymen dont je n'ai pas volontairement brisé les noeuds, épargne cet enfant. Si quelqu'un est coupable, c'est moi : tue-moi donc, et que le châtiment tombe sur ma tête criminelle.
MÉDÉE.
Non, je veux frapper à l'endroit douloureux, à l'endroit que tu veux dérober à mes coups. Va, maintenant, chercher la couche des vierges, en désertant celle des femmes que tu as rendues mères.
JASON.
Mais un seul doit suffire à ta vengeance.
MÉDÉE.
Si j'avais pu me contenter d'une seule victime, je n'en aurais immolé aucune. Mais c'est même trop peu de deux pour apaiser l'ardeur de ma colère. Je vais fouiller mon sein pour voir s'il ne renferme pas quelque autre gage de notre hymen, et le fer l'arrachera de mes entrailles.
JASON.
Achève et comble la mesure de tes crimes, je ne te fais plus de prières ; seulement ne prolonge pas davantage la durée de mon supplice.
MÉDÉE.
Jouis lentement de ton crime, ô ma colère, ne te presse pas : ce jour est à moi, je dois profiter du temps qu'on m'a laissé.
JASON.
Mais ôte-moi la vie, cruelle !
MÉDÉE.
Tu implores ma pitié ! C'est bien, mon triomphe est complet : je n'ai plus rien à te sacrifier, ô ma vengeance. Ingrat époux, lève tes yeux pleins de larmes : reconnais-tu Médée ? Voilà comme j'ai coutume de fuir : un chemin s'ouvre pour moi à travers le ciel ; deux serpents ailés se courbent sous mon joug et s'attellent à mon char. Tiens, reçois tes enfants, et moi je m'envole à travers les airs.
JASON.
Oui, lance-toi dans les hautes régions de l'espace, et proclame partout, sur ton passage, qu'il n'y a point de dieux.
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