MONOLOGUE DRAMATIQUE
Dit par M. WORS de la Comédie Française Professeur au Conservatoire.
SIXIÈME ÉDITION.
PRIX 1 FRANC
1895 Tous droits réservés.
ALPHONSE SCHELER
PARIS, PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis rue de Richelieu
Imprimé par J. COUCHOUD et Cie à Lausanne.
Texte établi par Paul FIEVRE mars 2024.
Publié par Paul FIEVRE, mars 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:14.
À EUGÈNE MANUEL
Au Chantre des « OUVRIERS» A L'AUTEUR DES POÈMES POPULAIRES
Ce récit est humblement dédié.
A. S.
PERSONNAGE.
LE RÉCITANT.
L'AIGUILLEUR
C'était à Wissembourg le plus joyeux luron
Qu'on connût, et chacun l'aimait, le forgeron
Walter, du plus petit jusqu'à Monsieur le Maire.
Travailleur, sobre et bon. il avait pour sa mère,
5 | Dont fort jeune il était resté le seul soutien, |
Un de ces dévouements qui, dans chaque entretien,
Par tous était cité. Debout avant l'aurore,
À l'atelier la nuit le retrouvait encore
Limant, chantant, riant et forgeant du soleil,
10 | À l'heure où le bourgeois déjà songe au sommeil. |
Si quelque compagnon l'appelait au passage,
Disant : ? « c'est se tuer, Walter, tu n'es pas sage;
« Viens donc vider un verre au cabaret voisin. »
- « Merci, répondait-il, le beau jus du raisin
15 | « Profite doublement quand il coule en famille; |
Regarde, la maman m'attend sous la charmille
Où fume le souper, qui serait incomplet
Si je n'étais pas là pour chanter mon couplet. »
Comme pour éviter toute oiseuse réplique,
20 | Le marteau reprenait son refrain métallique |
Et l'on n'insistait pas, car chacun savait bien
Que quand Walter avait dit non, c'était non. Rien
Ne le délassait mieux d'ailleurs, que la veillée
Passée avec sa mère heureuse, émerveillée
25 | Toujours de son fils, rien... sinon les doux instants |
Consacrés, chaque fois qu'il en trouvait le temps,
A Relia, brave enfant, fille aussi d'une veuve.
Tous deux en même temps avaient connu l'épreuve
De voir mourir leur père, et l'amour bien souvent,
30 | Pollen vers le pistil entraîné par le vent, |
Naît d'un chagrin commun; attraction divine
Où, dans un même sort, l'un l'autre on se devine.
Or. dans tout le pays, pour nos deux amoureux,
Il n'était qu'un souhait : « Puissent-ils être heureux. »
II.
35 | La guerre vint. Walter parut tout à coup sombre. |
L'horizon, lumineux hier, se voile d'ombre.
Sans doute il était fils unique et. comme tel,
Dispensé d'exposer son front au coup mortel ;
Mais c'était une mère aussi pour lui, la France;
40 | Plus malheureuse, il lui donna la préférence. |
Le lendemain, l'adieu se lit au petit jour,
Et Walter s'en alla fort de son triple amour.
Ah ! Comme en un instant a changé la demeure [ 1 Cette partie jusqu'à la prochaine note est supprimée au débit par M. Worms ; voir à la fin du poème, la variante à intercaler.]
Du brave forgeron. Hier à la même heure
45 | L'acier tintait gaîment sous les coups du marteau ; |
Aujourd'hui plus d'enfants assemblés en troupeau,
Plus d'étincelles d'or jaillissant de l'enclume,
Plus de soufflet qui geint, de charbon qui s'allume,
De reflets rougissant les visages bistrés.
50 | Tout est clos. Et là-bas. comme des sinistrés |
Échappés par miracle à quelqu'affreux naufrage,
Deux femmes, sans parler pour garder le courage,
Reviennent gravement, les yeux au sol baissés.
Pas de plainte; à quoi bon ) Doux êtres délaissés,
55 | Ils savent que Walter se doit à la patrie |
Et, résignée au sort, tout bas chacune prie.
III
Le jour baisse. Écoutez. Depuis l'aube on se bat.
Les deux camps ennemis, poursuivant leur sabbat,
Mêlent leurs cris aigus aux signaux des trompettes.
60 | Comme le vent du Nord soufflant dans les tempêtes. |
Les balles font entendre un strident sifflement ;
Le fracas des obus et le sourd grondement
Des canons, vomissant leurs terribles mitrailles,
Font frémir par instants la terre en ses entrailles.
65 | Une fumée épaisse obscurcit le couchant, |
Et, moissonneurs de mort acharnés à leur champ,
Les Français, à tout prix voulant la place nette,
À corps perdu s'en vont, fous, à la baïonnette.
Spectacle horrible, hélas! où nul n'a de souci
70 | Que de tuer toujours, de tuer sans merci. |
Walter est là-dedans; lui, si bon, lui, si tendre,
Il est là, l'oeil hagard, frappant sans même entendre
Les plaintes des blessés, le râle des mourants
Qui tombent sous ses coups. Il frappe, et dans les rangs
75 | Si quelque camarade hésite, il l'encourage : |
« En avant! En avant! » hurle-t-il, grand de rage.
On le suit. L'ennemi, de stupeur atterré,
Recule. Il est vaillant, mais il est resserré
Dans une gorge étroite, et la nuit devient noire...
80 | Soudain résonne un cri formidable : ? Victoire!... |
Gomme un globe de feu la lune en ce moment
Se lève à l'horizon et l'on voit nettement
À travers prés, fossés, champs labourés et vignes,
Abandonnant fusils, canons, tambours, insignes,
85 | Les Prussiens éperdus se sauver en troupeau, |
Tandis que, tout sanglant. Walter tient leur drapeau.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Hélas! le lendemain, dans l'ambulance étroite,
Un docteur amputait trois doigts de la main droite
90 | Au noble forgeron. Alors on l'entendit |
Exhaler une plainte; un instant il perdit
Courage et lui, si lier naguère sous les armes,
Comme un enfant laissa couler de grosses larmes.
- « Mes doigts, mes pauvres doigts », disait-il sanglotant,
95 | « Et toi, marteau fidèle, outil que j'aimais tant, |
« Tu ne sonneras plus ta rude mélodie,
« Il faudra pour ma mère, hélas ! que je mendie,
« Ah ! cet obus aurait bien dû m'atteindre au coeur !... »
Et le sommeil put seul consoler ce vainqueur.
IV
100 | Trois ans sont écoulés. Dans l'affreuse tourmente, |
Vaisseau mal équipé sur la mer écumante,
La France a bien souffert. Son sol on l'amoindrit,
Ses coffres sont vidés; mais son plus pur esprit
Lui reste par bonheur au fond de sa besace,
105 | Avec l'amour fécond des nobles fils d'Alsace, |
Seul baume alors qui pût apaiser sa douleur
Et donner quelqu'espoir après un tel malheur.
Ceux que ne retient pas le facile bien-être
Ont préféré la France au lieu qui les vit naître...
110 | Vous pouvez conquérir, empereurs; vous pouvez |
Agrandir vos états, faire sur les pavés
Couler le sang de vos guerriers,' livrer aux flammes
Les cathédrales ; mais vous n'aurez plus les âmes,
Non, non, ces temps sont loin de nous. Tous sont partis.
115 | Ils s'en sont tous allés, les riches, les petits, |
Résignes, appauvris, tous grands du sacrifice
Fait simplement et sans calcul, sans artifice.
Ah ! qui dira le coeur qu'il fallait pour partir,
Pour laisser ce clocher qui devait retentir
120 | Au baptême prochain, au prochain mariage? |
Qui dira les soupirs en faisant le triage
Des mille riens aimés dont on fut entouré
Toujours, doux souvenirs de quelqu'être adoré?
Les donner ? Non jamais, encore moins les vendre?
125 | Plus d'un a préféré les voir réduire en cendre; |
Qui dira les sanglots dont chacun fut témoin,
Et combien sont restés qui voudraient être loin ?...
Walter l'un des premiers, le couteau sur la gorge, [ 2 Fin de la suppression.]
Pour un morceau de pain a dû céder sa forge ;
130 | Sa pauvre mère est morte et la douce Relia |
A voulu ce mari qu'un obus mutila.
Tous deux péniblement, mais gardant l'espérance,
Ont suivi le chemin qui conduit vers la France.
Arrivés là, que faire ? Il leur reste bien peu;
135 | L'argent, dans ce Paris, c'est de la paille au feu !... |
Si sobre que l'on soit, il faut pourtant qu'on vive;
On dépense bien plus dans la vie inactive.
Walter a postulé dans les chemins de fer:
Il attend. Les bureaux ! mais c'est comme l'enfer
140 | Dont on sort rarement, dit-on, quand par la porte |
On est entré; sa lettre est là-dedans. Qu'importe
Un ouvrier? mon Dieu! tous les jours par milliers
11 s'en présente au point d'user les escaliers ;
La paperasse, hélas ! Dans les cartons fourmille,
145 | Et Rella doit bientôt augmenter la famille, |
Moment pour tous critique et pour eux plus encor,
Car Walter est au bout de son petit trésor.
Le jour il sort a lin de cacher à sa femme
Son souci. - Mendier !... Non ! ce serait infâme!
150 | Puis il est pris parfois d'un si grand désespoir |
Qu'il évite les ponts lorsqu'il rentre le soir;
Mais alors aux reflets de quelqu'humble vitrine
S'éclaire le ruban qu'il porte à la poitrine,
Et bientôt, oublieux de ses propres malheurs,
155 | Pour la patrie en deuil il trouve encore des pleurs. |
Tel, après l'ouragan, lorsque le ciel rougeoie,
Le pilote inquiet, renaissant à la joie,
Annonce aux passagers qu'on aperçoit le port,
Tel, par un soir d'hiver, dans son premier transport,
160 | Walter, comme un rayon à travers la lézarde, |
Entra tout radieux dans la triste mansarde
En criant à Relia qu'il était aiguilleur!
- « Ils allaient donc enfin avoir un sort meilleur.
« Quinze cents francs par an. l'aubaine est opportune,
165 | « Mais quoi ?... Pas un seul mot quand je tiens la fortune, |
« Que veut dire?... » - « Elle dort, silence», interrompit
Une brave voisine. « Ah ! qu'elle ait ce répit,
« Car elle a bien souffert; vous avez une lille,
« Embrassez, doucement... est-elle assez gentille? »
170 | Et, se voyant renaître enfin dans son enfant, |
Doublement ce soir-là Walter fut triomphant.
V.
Avril déjà trois fois est revenu, fidèle,
Ramenant avec lui les cris de l'hirondelle,
Les bourgeons verdoyants, les horizons dorés,
175 | Le ramage des nids et les (leurs dans les prés. |
Ainsi qu'une épousée au moment de l'attente,
La nature a repris sa toilette éclatante.
Tout rayonne et sourit; herbe, ruisseau, buissons,
Aux baisers de la brise ont d'amoureux frissons.
180 | Le soleil fécondant couvre de ses caresses |
Plaines, côteaux, forêts. Prodigues de tendresses,
En haut des peupliers, les corbeaux, bec à bec,
Croassent d'avenir dans leur lit de bois sec.
Sur un banc vermoulu devant l'humble guérite,
185 | Réduit étroit et sombre où l'aiguilleur s'abrite, |
Une femme, un enfant sont assis. Le repas
Ce jour-là Marguerite est lourde après dîner,
Son regard indécis et doux fait deviner
Un besoin de sommeil. ? « Ne dors pas, ma chérie »,
190 | Dit Relia, chatouillant l'enfant pour qu'elle rie |
Ut se réveille,? «allons! nous retournons chez nous».
Mais Walter l'a déjà prise sur ses genoux
Et cherche à l'endormir. ? Oh ! laisse-la moi, femme,
« J'éprouve en ce moment un tel bonheur dans l'âme
195 | « Que la voir s'en aller me rendrait tout chagrin. » |
- « Grand enfant », songe donc que le train
« Va passer avant peu, tu dois être à ton poste. »
Mais l'homme se levant et, pour toute riposte
Souriant à sa femme, emporte lestement
200 | L'enfant dans la guérite et là, d'un vêtement |
Sur deux chaises posé, lui fait une couchette,
Et, tandis que Relia se dérobe en cachette,
Walter, plus qu'une mère, ému, silencieux,
Regarde par degrés se clore les beaux yeux
205 | Du chérubin laissé seul à sa vigilance. |
. . . . . . . . . . . . . .
Le bruit de la cornette a troublé ce silence.
L'enfant n'a pas bougé, pour sûr il doit dormir.
On entend vaguement soupirer et gémir
210 | Comme un taureau blessé : c'est la locomotive |
Qui s'approche, entraînant dans sa course hâtive
Choses, bêtes et gens, comme en un tourbillon
Formidable et sans fin, monstre qu'un aiguillon
Semble avoir mis en rage et que plus rien n'arrête.
215 | Walter court au devoir ; déjà l'aiguille est prête, |
L'express descend la pente et sa vitesse croit
À chaque instant du double. or, juste en cet endroit,
L'aigu sifflet fend l'air, il annonce la ville.
Et dans le fond des bois, l'écho siffle servile.
220 | Répercutant aussi le confus roulement |
Qui devient plus bruyant de moment en moment.
D'une main l'aiguilleur nerveux tient la lentille,
Soudain, tournant le tête, il voit là-bas sa fille.
Horrible vision ! - Elle accourt en riant;
225 | Calme entre les deux rails, où, faucheur effrayant, |
La convoi va passer ? - « Non, non, c'est impossible...
Ce n'est pas mon enfant, puisqu'il dort là paisible...
Je suis halluciné ... mais non... Bébé va-t-en !...
Mon Dieu, que devenir ?... » - Le monstre haletant
230 | S'avance. - « Marguerite ! Ô ma fille chérie... |
Sauvez la donc, mon Dieu ?... » Mais c'est en vain qu'elle crie :
Sa fille en trottinant, va tranquille à la mort.-
L'aiguilleur, torturé par un affreux remord,
Sent une brume rouge obscurcir sa cervelle...
235 | Lorsque à ses yeux soudain un moyen se révèle : |
- « S'il aiguillait à gauche !... À gauche ?... Oh ! Malheureux !...
Faillir à son devoir !... Non... Ce serait affreux...
N'a-t-il pas dans sa main le sort de mille vies ?
Par sa faute peut-être elles seraient ravie !
240 | Jamais ! » Et, détournant les yeux, résolument |
Sur sa fille, qui glisse et tombe en ce moment,
Il lance le convoi. L'express passe rapide.
Et l'aiguilleur s'affaisse, évanoui, stupide.
Mais tandis que le train file à toute vapeur,
245 | L'enfant s'est relevée, ayant à peine eu peur. |
Elle court à l'endroit où gît son pauvre père,
L'appelle en l'embrassant. ? Bientôt le charme opère ;
Et, baisant ce trésor qu'un miracle a sauvé,
Walter dit sanglotant : ? « Mon Dieu ! J'ai donc rêvé ! »
Notes
[1] Cette partie jusqu'à la prochaine note est supprimée au débit par M. Worms ; voir à la fin du poème, la variante à intercaler.
[2] Fin de la suppression.