COMÉDIE EN ACTE ET EN PROSE
Représentée, pour la première fois, en 1772.
1802.
DE SAURIN
PARIS. IMPRIMERIE DE A. BELIN.
Représentée pour la première fois par les comédiens Français ordinaires du Roi, le 22 décembre 1760.
publié par Paul FIEVRE, octobre 2014, octobre 2017
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:37.
PERSONNAGES.
MONSIEUR DURVAL, riche financier.
MADAME DURVAL, sa femme.
MADEMOISELLE JULIE, leur fille.
MONSIEUR DE SURMON, frère de M. Durval.
LA MARQUISE DE SAINT-BON.
LE MARQUIS DE SAINT-BON, son fils.
UN MÉDECIN.
AGATHE, une femme de Madame Durval.
DUMONT, maître d'hôtel, mari d'Agathe.
La scène est dans le salon d'une maison de campagne de Monsieur Durval, très voisine de Versailles.
LE MARIAGE DE JULIE.
SCÈNE I.
Dumont, Agathe.
Ils sortent chacun d'un appartement opposé.
DUMONT, riant.
Ah, ah, ah !
AGATHE, pleurant.
Hun, hun.
DUMONT.
Pourquoi pleures-tu ?
AGATHE.
De quoi ris-tu ?
DUMONT, gaiement.
De l'humeur de Monsieur.
AGATHE, tristement.
De l'humeur de Madame.
DUMONT.
Il demande mes comptes, je les lui donne ; et il se prend à moi de ce que Madame fait plus de dépense qu'il ne voudrait.
AGATHE.
Madame m'a demandé son miroir, je le lui donne ; et elle se prend à moi de ce qu'elle y voit des traits qui ne sont pas ceux de sa fille.
DUMONT.
Ils sont plaisants nos maîtres.
AGATHE.
Plaisants ! Très fâcheux.
DUMONT.
Tu n'y penses pas, mon enfant : tant pis pour eux s'ils ont de l'humeur.
AGATHE.
Tant pis pour nous : c'est sur leurs gens que se passe l'humeur de leurs maîtres. Entendre toujours crier...
DUMONT.
Le bruit des cloches on s'y fait.
AGATHE.
C'est une cloche bien aigre que Madame.
DUMONT.
Allons, allons, tu as de bons profits ; c'est l'essentiel ; et puis nous nous aimons, ma chère Agathe, cela console de tout.
AGATHE.
Il est vrai, mon cher Dumont ; le mariage ne nous a pas guéris de cette maladie, comme ils l'appelaient.
DUMONT.
Oh ! Des gens comme nous ! Il nous conviendrait bien d'imiter nos maîtres ! Cette maladie durera, il n'y a mariage qui tienne.
AGATHE.
On fera bientôt celui de la fille de la maison, de mademoiselle Durval : c'est pour cela qu'ils l'ont retirée du couvent : je parierai bien d'avance que ce mariage-là ne sera pas si heureux que le nôtre.
DUMONT.
Ce serait dommage : Mademoiselle Julie est si aimable !
AGATHE.
Oui si douce, si aisée à servir ! Une figure charmante, de la naïveté, de l'esprit.
DUMONT.
Ils n'ont point d'autre enfant, et elle passe pour la plus riche héritière.
AGATHE.
Le mal est que ces héritières-là, on songe plus à en faire de grandes dames qu'à en faire des femmes heureuses.
DUMONT.
On dit que Monsieur lui destine ce jeune homme... là... qui a la physionomie si basse.
AGATHE.
Monsieur Dutour ?
DUMONT.
Justement. Il est extrêmement riche.
AGATHE.
Je le crois : il a l'air si insolent !
DUMONT.
Cela est dans l'ordre ; mais c'est un homme qui est bien selon le coeur de monsieur.
AGATHE.
En revanche, il n'est guère selon le coeur de madame.
DUMONT.
Mon enfant, cela est encore dans l'ordre.
AGATHE.
Je crois qu'elle a en vue, pour notre demoiselle, le Marquis de Saint-Bon, qui depuis hier est à cette maison de campagne avec madame sa mère : on ne dira pas de celui-là qu'il a la physionomie basse : c'est la figure la plus noble, la plus intéressante, et des manières si honnêtes avec tout le monde !
DUMONT.
C'est à ces manières-là qu'on reconnaît les gens de qualité. [ 1 Qualité : Noblesse distinguée. Un ancien gentilhomme d'une maison illustrée se nomme un homme de qualité. [L]]
AGATHE.
Madame dit que là-dessous il y a quelquefois bien de la hauteur : mais je ne crois pas cela du marquis : son air est si franc, si ouvert !
DUMONT.
Il n'est pas difficile de deviner pour qui doit pencher le coeur de notre jeune maîtresse.
AGATHE.
Je ne puis pas te dire encore si elle aime le marquis, mais je puis bien te répondre qu'elle hait Monsieur Dutour de tout son coeur. Pour lui déplaire souverainement, il n'a eu qu'à se montrer. Oh ! C'est un homme qui va vite en besogne.
DUMONT.
Malheureusement, Madame n'est guère en possession de faire changer d'avis à Monsieur.
AGATHE.
Et as-tu vu monsieur en faire changer à madame ? Il faut avouer que nous avons des maîtres bien étranges ! Monsieur et Madame Durval logent sous le même toit ; ils n'ont, d'ailleurs, rien de commun : leurs heures, leurs goûts, leurs sociétés diffèrent : Monsieur dîne, et madame soupe ; quand l'un se lève, l'autre se couche ; et s'ils ne se donnaient quelquefois rendez-vous, madame pour demander de l'argent à son mari, monsieur pour quereller madame, on croirait qu'il y a un mur de séparation entre eux.
DUMONT.
S'ils étaient du moins heureux, chacun de leur côté... Mais bon ! Monsieur va tous les soirs porter son ennui chez une petite personne à qui il paie bien cher le droit de commander chez elle, et d'être sa dupe.
AGATHE.
Madame, de son côté, donne d'excellents soupers où elle ne mange point ; elle a des amis qu'elle n'aime point, une loge à tous les spectacles, et du plaisir nulle part.
DUMONT.
Leur mal est d'avoir trop de ce qui manque aux autres.
AGATHE.
Oui ; mais madame a, d'ailleurs, au fond de l'âme, un chagrin qui la suit partout.
DUMONT.
Quel est ce chagrin ?
AGATHE.
Un chagrin... Ô ! Tu ne l'imaginerais jamais... un chagrin... qui fait mourir de rire.
DUMONT.
Comment donc ?
AGATHE.
C'est que tout d'un coup madame pleure comme si elle avait perdu tous ses parents, et on ne sait pas pourquoi... Je le sais pourtant bien, moi.
DUMONT.
Parbleu ! C'est qu'elle est folle.
AGATHE.
À peu près : madame se désole de ce qu'elle n'est pas femme de qualité : elle enrage de voir sa soeur comtesse, elle s'en meurt de douleur.
DUMONT.
Mais cette soeur manque de tout.
AGATHE.
Madame voudrait être comtesse, et manquer de tout comme elle. Il est vrai que celle-ci, qui, de son côté, pourtant envie les grands biens de sa soeur, a l'air de la protéger : elle regarde madame du haut de sa grandeur ; et, ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'il n'y a pas jusqu'à ses femmes qui dédaignent de faire notre partie.
DUMONT.
Je ne sais pas comment cela se fait : on dirait qu'il y a une malédiction sur ces gens riches. Quand on les voit de près, ils font plus de pitié que d'envie. Ma foi, si je pouvais troquer mon sort contre celui de nos maîtres, je crois que j'y regarderais à deux fois.
AGATHE.
Je ne voudrais pas de leur ennui ; mais je voudrais bien des belles robes de madame, de ses diamants, de ses dentelles.
DUMONT.
Bon ! Tu as bien besoin de tout cela : Va ! Ma chère amie, les richesses sont pour quelques-uns, et le bonheur pour tout le monde. Tiens, il y a une chanson qui dit...
SCÈNE II.
Durval, en robe de chambre, Agathe, Dumont.
DURVAL.
Qu'est-ce que cette chanson ? Je sonne, et personne ne vient. Qu'avez-vous donc à chanter, vous autres, et être si gais dès le matin ? Je ne vois pas ce que la vie a de si plaisant, et surtout pour de pauvres diables comme vous.
DUMONT.
Je dirai à monsieur que de pauvres diables comme nous ont bon appétit, se portent bien, dorment bien, s'aiment bien...
DURVAL.
Et servent mal. On chante, au lieu d'écouter quand je sonne. S'aiment bien ! N'êtes-vous pas honteux de vous aimer encore ? À quoi sert-il donc qu'on vous ait mariés ?
DUMONT.
À quoi cela sert, monsieur ? Voyez un peu le joli minois d'Agathe.
AGATHE.
C'est un effet de votre honnêteté, mon cher Dumont.
DURVAL.
Depuis le temps que vous êtes mari et femme...
DUMONT.
Ma foi, monsieur, il me semble que ce n'est que d'hier ; mais, comme disait l'autre jour monsieur votre frère, le plaisir abrège les heures, l'ennui les compte.
DURVAL.
Oh ! Monsieur mon frère, c'est un philosophe ; il fait des phrases : mais qu'il porte cela à la Bourse, il verra ce que cela vaut. Allez, Dumont, allez-vous-en de ma part savoir s'il est jour chez la marquise de Saint-Bon, comment elle a passé la nuit, et si elle n'a besoin de rien ; vous Agathe, dites à ma fille que je veux lui parler.
SCÈNE III.
DURVAL, seul.
Ces faquins-là ont l'insolence d'être plus heureux que leurs maîtres. Nous avons les richesses, et ils ont les plaisirs. Sans la vanité qui soutient, on serait tenté de leur porter envie. S'aimer après six grands mois de mariage ! Au bout de six jours, je ne pouvais souffrir ma femme.
SCÈNE IV.
Durval, De Surmon.
DURVAL.
Ah ! Monsieur de Surmon, vous voilà de bonne heure !
DE SURMON.
C'est que j'ai à vous entretenir, mon frère.
DURVAL.
De quoi s'agit-il donc ?
DE SURMON.
D'un parti pour ma nièce, d'un homme dont la haute naissance...
DURVAL.
Je vous arrête, mon frère : c'est vraisemblablement celui dont la Comtesse d'Altin, ma belle-soeur, m'a déjà parlé ; un de ces hommes sans principes, de ces roués de bonne compagnie, que personne n'estime et que tout le monde recherche.
DE SURMON.
Eh ! Non, mon frère : s'il était question d'un pareil sujet, je ne m'en mêlerais pas : celui dont il s'agit, c'est le Marquis de Saint-Bon que vous avez vu ici avec madame sa mère : vous savez qu'il est généralement estimé, que sa façon de penser est au-dessus de sa naissance, qu'il regarde celle-ci comme un avantage dont on ne se prévaut qu'au défaut du mérite personnel, et qu'il ne croit pas qu'aucun homme apporte, en venant au monde, le droit d'en mépriser un autre.
DURVAL.
Je veux croire que ce sont là ses véritables sentiments.
DE SURMON.
Oh ! Je vous garantis qu'il n'y a point d'hypocrisie dans son fait.
DURVAL.
Je l'en félicite. Mais, mon frère, outre que j'ai résolu de n'avoir pour gendre qu'un homme qui soit mon égal et que sur ce point je trouve que madame Jourdain était une femme très sensée, votre marquis a un défaut qui me gâterait seul tout ce qu'il peut avoir d'estimable.
DE SURMON.
Quoi donc ?
DURVAL.
C'est un merveilleux, un esprit ; et vous savez que ma bête à moi, c'est un homme d'esprit : je n'aime pas ces messieurs-là.
DE SURMON.
Vous en voyez pourtant.
DURVAL.
Dans une maison comme la mienne, il faut bien avoir de tout... N'allez pas vous imaginer que je les craigne, au moins.
DE SURMON.
En tout cas, mon frère, on ne dira pas que vous avez peur de votre ombre.
DURVAL.
Comment ? Que voulez-vous dire ? Qu'entendez-vous par là.
DE SURMON.
Moi rien ; mais je soutiens qu'un sot...
DURVAL.
Un sot dit des sottises, un homme d'esprit en fait. Votre marquis, par exemple, ne l'accuse-t-on pas de composer ?
DE SURMON.
L'accusation est prouvée : il a eu le malheur de faire un excellent ouvrage, et de n'en pas rougir, qui pis est. Que voulez-vous ? Il a le ridicule de penser qu'il n'y a personne qui ne doive s'honorer d'une production estimable, qu'il est très avantageux de savoir s'occuper, que l'esprit et les moeurs y gagnent.
DURVAL.
En effet, ce sont de grands modèles de vertu que messieurs les auteurs !
DE SURMON.
Non, mon frère ; ils sont hommes, et quelquefois plus hommes que d'autres, vous avouerez cependant ; qu'en se dérobant à l'oisiveté, on échappe à l'ennui, mal épidémique des gens du monde, et qui est chez eux la cause d'une infinité de vices et de travers dont l'occupation les aurait préservés. C'est peut-être à cela que le marquis doit de valoir mieux que la plupart de ses pareils.
DURVAL.
Tout ce qu'il vous plaira, mon frère, mais vous ne me ferez pas aimer l'esprit : je ne parle pas de celui qui fait faire fortune : j'en fais grand cas de celui-là, et vous voyez qu'il m'a bien servi. Aucun particulier n'est plus riche que moi, et avec cette richesse-là on est l'égal de tout le monde.
DE SURMON.
C'est de quoi tout le monde ne convient pas.
DURVAL.
Et tout le monde agit comme s'il en convenait. Les gens du plus grand état sont à ma table, ce qu'il y a de plus distingué, de plus célèbre dans tous les genres fait sa cour...
DE SURMON.
À votre cuisinier.
DURVAL.
Mais n'a pas qui veut un cuisinier comme le mien. Avec tout votre bel esprit, mon frère, vous allez à pied, vous faites maigre chère.
DE SURMON.
Mon frère, vous vous en porteriez mieux, si vous donniez plus d'exercice à vos jambes et moins de fatigue à votre estomac, sachez cependant que j'ai quelque fois à ma table ce qui manque à la vôtre.
DURVAL.
Ce qui manque à la mienne !
DE SURMON.
Oui, mon frère ; des amis.
DURVAL.
Bon ! Est-ce qu'il y a de ces gens-là ?
DE SURMON.
Des amis et de la gaieté... N'allez-vous pas me dire encore : est-ce qu'il y a de la gaieté ?
DURVAL.
Mais, monsieur, qui croyez aux amis, et qui êtes si gai avec deux mille écus de rente, vous ne prétendez pas, apparemment, faire de comparaison avec un homme qui en a cent mille.
DE SURMON.
Je n'en fais aucune, mon frère : mais... cet homme est donc heureux, là, bien heureux ?
DURVAL.
Eh ! Mais... Si ce n'était ma femme.
DE SURMON.
Avouez qu'elle trouble un peu...
DURVAL.
Oh ! Un peu : baste, vous la connaissez ; mais quand elle m'a bien fait donner au diable, savez-vous ce que je fais ?
DE SURMON.
Ce que bien d'autres font ; vous prenez patience.
DURVAL.
Je m'enferme, j'ouvre mon coffre-fort, je visite mon portefeuille, et je suis consolé.
DE SURMON.
Mon frère, ce n'est pas là ce que je vous envie, c'est le pouvoir d'obliger : mais quel usage en faites-vous ? Vous prodiguez l'or pour les choses de luxe et d'ostentation, votre bourse est au service d'un grand seigneur, d'un homme en place, quelquefois même d'un malheureux à la mode ; mais de faire une action secrète, de secourir le mérite indigent et caché... Oh ! Vous n'avez point d'argent pour cela.
DURVAL.
En beaux propos, mon frère, on sait que vous y abondez : les gens qui n'ont rien à donner sont toujours si généreux... du bien d'autrui.
DE SURMON.
Laissons cela, et revenons au marquis : il est neveu du commandeur, et parent du ministre ; vous savez qu'il doit y avoir de grands changements, et que, pour conserver votre place, vous avez besoin d'un ami puissant ; le commandeur est le vôtre.
DURVAL.
Ma femme le dit ; mais sur ce point-là elle est un peu sujette à caution. Personne n'aurait autant d'amis que moi, si j'avais pris pour bons tous ceux qu'elle m'a donnés.
DE SURMON.
Mais celui-ci, mon frère...
DURVAL.
J'en ai un plus sûr, et qui m'a mieux servi, l'argent ; oui, monsieur le philosophe, l'argent ; et pour m'expliquer net sur votre proposition, sachez que j'ai promis ma fille à Monsieur Dutour, que je démets de ma place en sa faveur, que moyennant cent mille francs, donnés à propos, nous avons obtenu cette grâce, et que j'en ai la nouvelle.
DE SURMON.
Mais, mon frère, ce monsieur Dutour est un homme décrié, un homme sans mérite.
DURVAL.
Sans mérite ! Mon frère, mon frère je sais que de la succession de son père il a eu plus de deux millions.
DE SURMON.
Des gens bien instruits m'ont, de plus, assuré qu'il avait un engagement secret, que ses affaires étaient fort dérangées.
DURVAL.
Bon ! Monsieur Dutour un engagement secret ! Ses affaires dérangées ! Je vous garantis, moi, qu'il ne dérangera jamais, ni lui, ni ses affaires : c'est l'esprit le plus solide...
DE SURMON.
Vous voulez dire le plus lourd.
DURVAL.
Nommez-le comme il vous plaira ; mais je lui connais, moi, une maxime excellente : c'est de ne laisser jamais ses deniers oisifs : aussi a-t-il fallu que je lui prêtasse les cent mille francs qui ont servi à lui faire obtenir ma place ; il ne les avait pas chez lui.
DE SURMON.
Mais votre fille sera-t-elle heureuse avec monsieur Dutour ? L'aimera-t-elle ?
DURVAL.
Elle l'aimera, elle l'aimera, comme les femmes aiment leurs maris...
DE SURMON.
Mais...
DURVAL.
Je sais que ma femme a, comme vous, le marquis dans la tête ; car elle a la maladie des gens de qualité, ma femme.
DE SURMON.
Et vous mon frère, la maladie des sots ; mais...
DURVAL.
Ô ! Mais, mais... tenez, mon frère, quand vous aurez fait une fortune comme la mienne, je pourrai prendre de vos almanachs. En attendant, je vous baise les mains, et vais finir quelques affaires.
SCÈNE V.
DE SURMON, seul.
Chose étrange, qu'un homme mesure à sa fortune l'opinion qu'il a de lui-même, et qu'il ne soupçonne jamais qu'il serait possible, à toute force, qu'avec de grands biens on ne fût pourtant qu'un sot. Mais voici ma nièce : sa physionomie prévient pour elle, je veux voir si son esprit y répond ; je n'ai causé avec elle que des moments.
SCÈNE VI.
Julie, De Surmon.
DE SURMON.
Où allez-vous donc, ma nièce ?
JULIE.
Ah ! C'est vous, mon cher oncle, je suis bien charmée de vous voir, je passais chez mon père.
DE SURMON.
N'êtes-vous pas bien contente d'avoir quitté le couvent ?
JULIE.
Hélas ! Mon cher oncle, j'y voudrais être encore.
DE SURMON.
Vous ne parlez pas suivant votre pensée ; à votre âge, le monde est si charmant !
JULIE.
Vraiment, mon oncle, je m'en étais fait une image enchantée ; en y pensant, mon coeur battait d'avance, je volais au devant de lui ; mais que je l'ai trouvé différent de ce que je l'avais imaginé !
DE SURMON.
Comment donc, mademoiselle ?
JULIE.
Je croyais trouver ici des parents qui s'aimaient, à qui je serais chère, que j'aimais déjà de tout mon coeur, à qui je brûlais de le prouver ; leur froid accueil m'a glacée : ils ne m'aiment point, et ils se haïssent : concevez-vous cela ? Des époux se haïr !
DE SURMON.
En effet, cela est si rare !
JULIE.
Mon père ne me parle jamais de sa femme que pour m'en dire du mal ; ma mère ne me parle jamais de son mari que pour le tourner en ridicule ; la comtesse, ma tante, se moque de tous les deux ; tous les deux disent qu'elle est une impertinente : chacun veut que je dise comme lui ; et parce que je ne veux pas jouer un si vilain rôle, on trouve que je ne suis qu'une petite sotte.
DE SURMON.
Continuez de même, et soyez sûre qu'on finira par vous en estimer davantage. Convenez d'ailleurs que la maison de vos parents est le rendez-vous de tous les plaisirs.
JULIE.
Tous les plaisirs y sont, et jamais le plaisir : l'ennui se peint sur les visages, et on dit en baillant qu'on se réjouit fort : on veut surtout le persuader aux autres. Je suis pourtant bien contente quand ma mère me mène aux Français dans sa petite loge : je me sens si intéressée, si émue. Cette pauvre Zaïre, mon oncle ! Mais ma mère ne cesse de causer ; et, lorsque je suis à pleurer de tout mon coeur, elle a la cruauté d'interrompre mes larmes, en se moquant de moi, ou en me disant que tout cela n'est pas vrai.
DE SURMON.
Pauvre petite !
JULIE.
Au retour, un grand souper si triste, et puis un jeu d'enfer où l'on s'égorge poliment entre amis : passe encore pour des proverbes, quand c'est monsieur Préville qui les joue.
DE SURMON.
Vous êtes difficile, Mademoiselle ; mais, après tout, dans votre couvent...
JULIE.
J'y étais heureuse et tranquille, et je ne puis, sans soupirer, songer aux doux moments que j'y passais avec une amie...
DE SURMON.
Qu'elle est donc cette amie ?
JULIE.
Une dame retirée du monde où elle avait longtemps vécu, une parente du Marquis de Saint-Bon.
DE SURMON.
Ah ! Fort bien... Et le Marquis allait voir sa parente ?
JULIE.
Oh ! Souvent.
DE SURMON.
Et vous le voyez chez elle ? C'est un homme charmant, n'est-ce pas ?
JULIE.
Oh ! Oui, un homme infiniment estimable.
DE SURMON.
Ma nièce, je commence à comprendre votre goût pour le couvent.
JULIE.
J'y ai laissé une amie qui m'était bien chère.
DE SURMON.
Mais le marquis est ici, et vous avez du moins le plaisir de lui parler de cette amie qui vous est si chère.
JULIE.
Bon ! Mon père ne m'a-t-il pas défendu d'entretenir le marquis ?
DE SURMON.
En revanche, votre mère vous le permet.
JULIE.
Et en pareil cas, ne pensez-vous pas, mon oncle, qu'une fille doit obéir à sa mère de préférence ?
DE SURMON.
Si je crois cela, ma nièce ?
JULIE.
Mais, oui ; une fille n'est-elle pas plus particulièrement sous la conduite de sa mère ?
DE SURMON.
Assurément ; et, en lui obéissant, vous ne voudriez parler au marquis qu'à cause de cette parente ?
JULIE.
Oh ! Çà, mon oncle, n'ayez donc pas comme cela l'air de vous moquer de votre pauvre nièce.
DE SURMON.
Pour l'amour de cette même parente, ma pauvre nièce se ferait la violence d'épouser le marquis, si on l'en priait bien fort : le malheur est que votre père, qui ne connaît pas cette parente, a en vue un certain Monsieur Dutour...
JULIE.
Oui, un homme bien désagréable : oh ! Je sens qu'il me serait impossible de l'aimer.
DE SURMON.
Vous auriez moins de peine à aimer le marquis, n'est-il pas vrai ? Vous soupirez.
JULIE.
N'allez pas me trahir, mon oncle ; vous avez l'air si bon !
DE SURMON.
Au contraire, je veux vous servir ; mais vous savez les desseins de votre père.
JULIE.
Ah ! Mon oncle, ayez pitié de votre nièce ; joignez-vous à ma mère, pour empêcher qu'on ne me sacrifie : l'exemple de mes parents me fait trembler. Oh ! Que c'est une chose cruelle que le mariage, quand il tourne de cette façon, et qu'une union qui devrait être si douce, dégénère en une querelle de toute la vie !
DE SURMON.
Mon enfant, j'ai déjà parlé, et je parlerai encore ; mais j'ai peu de crédit sur mon frère : il n'a jamais fait cas de mes avis, parce qu'il dit ironiquement que je suis un sage. Il fait encore moins de cas de ceux de sa femme, parce qu'il dit sérieusement qu'elle est une folle. Essayez ce que pourront sur lui vos prières et vos larmes : on a beau être dur, on est toujours père. Au revoir, ma nièce.
SCÈNE VII.
JULIE, seule.
J'aime et je respecte mon père : il me sera cruel de lui résister ; mais ce monsieur Dutour m'est odieux... Que vois-je ? Le Marquis. Ah ! Rentrons... Je dois lui cacher... Je ne pourrais jamais.... Les jambes me tremblent.
SCÈNE VIII.
Julie, Le Marquis.
LE MARQUIS.
Arrêtez, belle Julie. Eh quoi ! Vous me fuyez ?
JULIE.
Je ne fuis point, monsieur, je me retire. La bienséance ne veut pas...
LE MARQUIS.
Je ne dirai rien qui la blesse : fiez-vous-en à mon respect, Mademoiselle.
JULIE.
Mais moi, monsieur, je craindrais de la blesser, si je restais seule ici avec vous ; et l'usage...
LE MARQUIS.
Je sais qu'il m'est contraire, et que je ne devrais avoir l'honneur de vous voir et de vous entretenir que lorsque tout sera convenu entre vos parents et les miens ; mais c'est cet usage, belle Julie, qui fait tant de mauvais mariages : on songe à tout assortir, hors les personnes, et on s'épouse en attendant qu'on se connaisse. Madame votre mère consent que je vous entretienne ; elle me l'a permis, et cet entretien est si essentiel pour vous et pour moi, que j'ose vous prier instamment de vouloir bien ne vous y pas refuser.
SCÈNE IX.
Le Marquis, Julie, Agathe.
AGATHE.
Monsieur votre père, mademoiselle, m'a ordonné de vous dire qu'il avait à vous parler.
LE MARQUIS.
Je vous arrêterai peu, et je n'ai rien à vous dire que Mademoiselle Agathe ne puisse entendre.
JULIE.
Voyons donc, Monsieur ; parlez.
À part.
Oh ! Que le coeur me bat !
LE MARQUIS.
Vous n'avez pas oublié, mademoiselle, que j'ai eu plusieurs fois l'honneur de vous voir à votre couvent ; vivement frappé de vos charmes, je ne vous ai laissé voir que mon respect ; je ne me suis pas permis de vous faire connaître des sentiments que vos parents pourraient ne pas approuver : j'ai cru que l'amour, quelque violent qu'il fût, ne pouvait jamais autoriser la séduction. Aujourd'hui que madame votre mère veut bien me flatter de l'espoir d'être à vous, je croirais manquer à ce que je vous dois, à ce que je me dois à moi-même, si je me livrais à cet espoir, sans y être autorisé par votre aveu. Pardonnez-moi donc, belle Julie, si j'ose interroger votre coeur, et vous demander, non s'il m'est favorable, je n'ai encore rien fait pour cela ; mais si du moins il ne m'est pas contraire.
JULIE, embarrassée.
Monsieur...
LE MARQUIS.
Expliquez-vous, mademoiselle : j'attache ma vie au bonheur de vous posséder ; mais ce bonheur serait trop acheté, s'il en coûtait quelque chose au vôtre. Parlez donc, daignez m'estimer assez pour me déclarer vos sentiments, et si vous avez quelque éloignement pour moi...
JULIE.
De l'éloignement pour vous, monsieur !
AGATHE.
Cela ne serait pas naturel.
JULIE.
Un procédé si noble ! Des sentiments si délicats ! Je ne les mériterais guère, si...
LE MARQUIS.
Si... Achevez, belle Julie.
JULIE.
C'en est assez, monsieur : je souhaite que vous engagiez mes parents à m'ordonner de vous en dire davantage.
AGATHE.
Oui, oui, monsieur ; faites-vous ordonner de vous aimer, et vous verrez comme nous obéirons.
SCÈNE X.
Julie, Le Marquis, La Marquise, Agathe.
LA MARQUISE, allant à Julie.
Venez, que je vous embrasse, mon ange ; j'espère bientôt vous appeler d'un nom plus cher à mon coeur... Vous rougissez ? Si je ne me trompe, cette rougeur n'est pas de mauvais augure pour mon fils... Marquis, c'est qu'elle est d'une beauté ravissante !
JULIE.
Madame, épargnez-moi, de grâce ; et pardonnez si je vous quitte. Je ne puis me dispenser d'aller trouver mon père.
Elle sort.
LA MARQUISE, la regardant aller.
Elle est faite à peindre.
SCÈNE XI.
La Marquise, Le Marquis.
LE MARQUIS.
Ah ! Madame, ce n'est rien que sa figure, si vous connaissiez son esprit, son caractère...
LA MARQUISE.
Langage d'amant ; abrégez, mon fils : on sait tout cela par coeur.
LE MARQUIS.
Non, ma mère : je n'ai rien vu qu'on puisse lui comparer ; et si je ne l'obtiens pas...
LA MARQUISE.
Mon fils, vous avez la tête romanesque. Que vous épousiez la fille de ces gens-là, j'y consens, sa fortune sera immense. Je vous aurais pourtant mieux aimé chevalier de Malte. Mais en perdre la tête ! Vous êtes aussi trop étrange, et il faut qu'une bonne fois je vous dise les travers que vous vous donnez : premièrement, monsieur, vous ne faites pas assez votre cour.
LE MARQUIS.
Le temps où je ne vois pas mon maître, je l'emploie à me rendre digne de le servir.
LA MARQUISE.
Fort bien ; mais ce n'est pas comme cela qu'on s'avance.
LE MARQUIS.
Pardonnez-moi, madame, c'en est la voie le plus honnête.
LA MARQUISE.
Je ne vois pas, d'ailleurs, ce que vos livres vous apprennent : voyez votre grand cousin, il ne lit jamais ; cependant...
LE MARQUIS.
Je sais, madame, pour m'exprimer noblement, qu'il excelle à conduire un char dans la carrière.
LA MARQUISE.
Ce n'est pas par là que je l'estime : je voudrais surtout qu'on n'écrasât personne ; mais du moins, il n'a pas comme vous la manie d'écrire, de composer : un homme de votre nom !
LE MARQUIS.
Mais César, ma mère ; mais Frédéric ! Ces noms-là sont assez nobles et valent bien le nôtre, je crois.
LA MARQUISE.
Pour comble de ridicule, vous voilà sérieusement amoureux de cette enfant ; et je parierais bien que vous l'adorerez, quand elle sera votre femme.
LE MARQUIS.
Oui, madame. Remplir les devoirs de mon état, cultiver mon esprit, épouser une femme que j'aime, ne m'occuper que du soin de la rendre heureuse, voilà ce que je me propose : j'aurai le front d'avoir des moeurs à la face d'un monde corrompu que je ne prends point pour modèle.
LA MARQUISE.
Vous ne voulez ressembler à personne, à la bonne heure. Soyez si extraordinaire qu'il vous plaira, mais terminons : ces bourgeois m'excèdent, je vous en avertis ; et, si je vous aimais moins, je n'aurais pas eu la complaisance d'aller en grande loge avec Madame Durval, d'être de ses soupers, et surtout de venir à sa campagne. De grands airs et un ton si bourgeois ! Et sa soeur la comtesse, si sottement fière d'un rang auquel elle ne se fait point, dont elle est toute empêtrée et toute ridicule !
LE MARQUIS.
Au moins vous conviendrez, madame, que Mademoiselle Durval...
LA MARQUISE.
Oui, elle n'est pas mal ; mais cela se sentira toujours... Laissez-moi faire, je la formerai, je la formerai.
LE MARQUIS.
Ah ! Ma mère, ne la formez pas, elle est si bien !
LA MARQUISE.
Paix ! Voici madame Durval.
SCÈNE XII.
La Marquise, Le Marquis, Madame Durval.
MADAME DURVAL.
Je viens de votre appartement, Madame ; je voulais m'informer moi-même comment vous aviez passé la nuit, et si rien ne vous manquait.
LA MARQUISE.
Je suis très sensible à vos attentions, Madame ; mais on a soin de me prévenir sur tout.
MADAME DURVAL.
Prenez-vous quelque chose le matin ?
LA MARQUISE.
J'ai demandé du chocolat. Il fait le plus beau temps du monde, j'ai déjà fait un tour de jardin, et j'ai prié qu'on m'apportât le chocolat dans ce salon au frais.
MADAME DURVAL.
J'y prendrai avec vous mon café à la crème.
Au marquis.
Et vous, monsieur ?
LE MARQUIS.
Moi, madame, il faut que je voie le ministre ; nous sommes à la porte de Versailles, j'y vais faire un tour, et je serai revenu pour le dîner.
MADAME DURVAL.
Il est de bonne heure ; déjeunez avec nous, monsieur le marquis : vous partirez ensuite.
LE MARQUIS, après avoir regardé sa montre.
Je prendrai donc un peu de chocolat.
Pendant ce dialogue, un officier a apporté du chocolat et du café qu'il sert ; Agathe est entrée et se tient auprès de sa maîtresse.
MADAME DURVAL.
Asseyons-nous.
Le marquis dit un mot à l'oreille de sa mère.
LA MARQUISE.
Mademoiselle Durval ne déjeune-t-elle pas, Madame ?
MADAME DURVAL.
Agathe, que fait ma fille ?
AGATHE.
Elle est chez Monsieur.
MADAME DURVAL.
J'en suis fâchée, Madame ; mais elle est chez son père.
LA MARQUISE, à demi-bas, à son fils.
Il faut vous en passer, mon fils.
À Madame Durval.
La tête lui en tourne au moins. [ 2 Tourner : La tête lui tourne, il a des étourdissements, des vertiges. ]
MADAME DURVAL.
Ma fille n'a rien d'assez extraordinaire...
LE MARQUIS, vivement.
Ah ! Que dites-vous, madame ?
LA MARQUISE.
En effet, on n'est pas mieux que cela : c'est qu'elle est tout votre portrait, Madame.
MADAME DURVAL.
Vous me flattez, madame... Comment trouvez-vous le chocolat ?
LA MARQUISE.
Très bon : j'aimerais pourtant mieux le café ; mais il m'incommode.
MADAME DURVAL.
Si j'en crois mon docteur, il m'incommode aussi ; mais je ne laisse pas d'en prendre.
LE MARQUIS.
Vous préférez votre plaisir à votre santé ?
MADAME DURVAL.
J'aurais de la peine à vous dire pourquoi j'en prends, c'est par habitude ; car, pour le plaisir, ce que je bois, ce que je mange m'est assez égal : je suis toujours sans appétit ; tout le monde est un peu comme cela : il n'y a guère que le peuple qui ait de l'appétit.
LA MARQUISE, à son fils, entre les dents.
La sotte créature que c'est là !
MADAME DURVAL.
Que dites-vous, madame ?
LA MARQUISE.
Je dis que votre docteur devrait bien remédier à cela.
MADAME DURVAL.
Oh ! Il ne remédie à rien, mon docteur ; mais il m'amuse : il a la prétention des bons mots et le tic singulier d'en rire...
LA MARQUISE.
Souvent tout seul.
MADAME DURVAL.
Au demeurant, c'est bien la meilleure gazette... [ 3 Gazette : Écrit périodique contenant les nouvelles politiques, littéraires, etc. dit aujourd'hui plus habituellement journal. Personne curieuse d'apprendre et de débiter toutes sortes de nouvelles. C'est la gazette du quartier. [L]]
LE MARQUIS.
Un peu scandaleuse.
SCÈNE XIII.
La Marquise, Le Marquis, Madame Durval, Julie, un mouchoir à la main, sortant de chez son père.
LE MARQUIS, vivement.
Ah ! Voilà Mademoiselle Durval.
MADAME DURVAL.
Elle sort de chez son père.
LA MARQUISE.
Amenez-nous-la, mon fils. Bon ! Il est déjà parti.
LE MARQUIS, à Julie.
Me trompé-je, mademoiselle ? Vous venez d'essuyer des pleurs ?
JULIE.
Non, monsieur ; c'est que j'ai mal aux yeux.
LA MARQUISE, qui s'est rapprochée.
En effet ils sont tout rouges.
MADAME DURVAL, à la Marquise.
Pardonnez, madame.
Elle prend sa fille à part.
Qu'y a-t-il donc, ma fille ?
JULIE, en sanglotant.
Je suis au désespoir... Ce monsieur Dutour... Mon père ne veut rien entendre... Il m'a traitée...
MADAME DURVAL.
Cachez vos pleurs, rentrez ; allez, mon enfant, je lui parlerai.
Julie regarde le marquis, lève les yeux au ciel, et s'en va.
SCÈNE XIV.
La Marquise, Le Marquis, Madame Durval.
LA MARQUISE.
Elle nous quitte, Madame ?
LE MARQUIS.
Qu'est-ce donc qui s'est passé, madame ? Aurais-je le malheur d'être cause ?...
LA MARQUISE.
Allez, mon fils, allez à Versailles, et revenez bientôt ; je vais causer avec Madame.
LE MARQUIS.
Je ne pars pas tranquille.
SCÈNE XV.
La Marquise, Madame Durval.
LA MARQUISE.
Je vous avoue, Madame, que ce que je vois me donne aussi à penser : est-ce que notre mariage ne serait pas une chose faite ?
MADAME DURVAL.
Vous ne doutez pas que je n'en fusse comblée de joie : l'honneur de vous appartenir, le plaisir de faire enrager ma soeur, mille autres raisons... Mais mon mari ne pense pas comme moi, et j'ai honte de vous dire que je ne suis pas tout à fait la maîtresse.
LA MARQUISE.
Pas tout à fait la maîtresse ! Une femme ! À Paris ! J'y croyais nos droits plus respectés.
MADAME DURVAL.
Il est vrai : mais Monsieur Durval est un homme qui n'est pas comme les autres.
LA MARQUISE.
Quelque étrange qu'il puisse être, madame, j'ai peine à croire que dans le cas présent il puisse y avoir des difficultés de sa part.
MADAME DURVAL.
Il n'y en devrait point avoir : mais, madame (je suis forcée de vous le dire), Monsieur Durval n'a point d'élévation dans l'âme, il ne respecte que l'argent ; et malheureusement monsieur votre fils n'est pas riche.
LA MARQUISE.
S'il l'était, madame, assurément notre amitié me ferait passer par-dessus certaines raisons ; mais ce n'est pas l'usage, et vous savez...
MADAME DURVAL.
Épargnez-moi ces raisons, Madame ; encore une fois les difficultés ne vendront pas de moi.
SCÈNE XVI.
La Marquise, Madame Durval, Le Docteur, Agathe.
AGATHE, annonçant.
Monsieur le docteur.
LA MARQUISE.
Je vous laisse, madame, et vais achever ma toilette.
Agathe écarte la table du déjeuner.
MADAME DURVAL.
Vous venez à propos, docteur ; j'ai mal dormi, les yeux battus.
LE DOCTEUR.
Battus, madame ! Dites battants : ah, ah, ah !... Je ne les ai jamais vus si redoutables... Voyons votre pouls... Un peu vif... Je soupçonnerais que vous avez pris ce matin du café, si je ne vous l'avais pas défendu.
MADAME DURVAL.
Ne savez-vous pas, docteur, que les femmes aiment faire ce qu'on leur défend ?
LE DOCTEUR.
C'est-à-dire que j'ai deviné : ah, ah, ah !
LA MARQUISE.
J'admire votre pénétration.
AGATHE, à part.
Monsieur le docteur devine ce qu'il voit.
LE DOCTEUR.
Oh ! Çà, promettez-moi de n'en plus prendre : c'est se mettre la chaux dans le sang... Mademoiselle, y en-a-t-il encore ?
AGATHE.
Oui monsieur.
LE DOCTEUR.
Donnez-m'en : je n'ai rien pris ce matin ; ah, ah, ah !
AGATHE, le contrefaisant.
En voilà : ah, ah, ah !
MADAME DURVAL.
Agathe !
LE DOCTEUR.
Elle est gaie, madame ; elle est gaie. Il n'y a pas de mal à cela : ah, ah, ah !
Agathe sort.
MADAME DURVAL.
Quelle nouvelle, docteur.
LE DOCTEUR.
Vous savez que Célimène est veuve ?
MADAME DURVAL.
Qui aurait cru que cette femme, toujours mourante enterrerait son mari ?
LE DOCTEUR.
Elle se porte à présent à merveille : un de mes confrères a fait cette grande cure.
MADAME DURVAL.
On disait qu'elle ne voyait plus de médecins.
LE DOCTEUR.
Oui ; mais le mari en voyait un qui, comme on dit a fait d'une pierre deux coups : le mari est mort, et la femme s'est bien portée : ah, ah, ah !
MADAME DURVAL.
N'y a-t-il point d'autres nouvelles ?
LE DOCTEUR.
Je ne sais ; j'ai entendu murmurer quelque chose sur Monsieur Dutour.
MADAME DURVAL.
On vous aura dit que Monsieur Durval veut lui faire épouser ma fille ; et sans doute que ce mariage-là paraît fort ridicule ?
LE DOCTEUR.
En effet, il, est question de mariage dans ma nouvelle ; mais ce n'est point avec Mademoiselle Durval : une aventure de nuit, une surprise, une Mademoiselle Lucile ; je ne puis trop vous dire ce que c'est : comme on m'expliquait la chose, on m'est venu dire qu'un malade pressait : j'ai couru ; j'ai trouvé qu'il avait pris son parti sans moi : ah, ah, ah ! [ 4 Prendre son parti : prendre une dernière et ferme résolution. Prendre son parti, signifie aussi se résigner. [L]]
MADAME DURVAL.
Cela est fâcheux.
LE DOCTEUR.
Oui ; j'ai perdu ma nouvelle. Voyons encore votre pouls... Toujours vif, très vif : ah, ah, ah !
MADAME DURVAL.
Si je me faisais saigner ?
LE DOCTEUR.
Oh ! Non, je ne vous le conseille pas ; la saignée vous est contraire.
MADAME DURVAL.
J'ai dans la tête qu'elle me ferait du bien. On ne sait que faire à la campagne : la Marquise part ce soir ; je n'aurai demain que des amis de mon mari, des espèces ; je me ferai saigner : n'est-il pas vrai, mon docteur ?
LE DOCTEUR.
Une petite saignée donc : ah, ah, ah !
MADAME DURVAL.
Je compte aussi reprendre mes pilules : ne me le conseillez-vous pas ?
LE DOCTEUR.
Gardez-vous-en bien, je vous le défends.
MADAME DURVAL.
Ah ! Ah ! Cher docteur, vous voulez donc que je ne mange, ni ne dorme ?
LE DOCTEUR.
Allons, allons, mais rien qu'une ou deux : vous faites de moi tout ce que vous voulez : ah, ah, ah !
MADAME DURVAL.
Ne passez-vous pas un moment chez mon mari ?
LE DOCTEUR.
Serait-il incommodé ?
MADAME DURVAL.
Oh ! Jamais. Quelque indigestion par-ci, par-là ; mais c'est que vous lui parlerez de Monsieur Dutour, et que, sans faire semblant de rien, vous lui en ferez un portrait...
LE DOCTEUR.
Je ne le connais pas.
MADAME DURVAL.
Qu'importe ? Je le connais, moi, et je vous suis caution de tout le mal que vous en direz.
LE DOCTEUR.
Ah, ah, ah ! Allons, allons.
SCÈNE XVII.
MADAME DURVAL, seule.
Il est délicieux, mon docteur ; point entêté, surtout, c'est ce que j'en aime ; un peu médisant avec cela : oh ! C'est un homme divin !... Bon, Ne me voilà pas mal ; la comtesse !
SCÈNE XVIII.
Le Comtesse d'Altin, Madame Durval.
LA COMTESSE.
Ma soeur, je viens prendre congé de vous. Il n'y a pas moyen de demeurer avec votre mari : c'est un homme qui n'aime que les gens de sa sorte : je lui avais proposé, pour sa fille, un très grand mariage, le frère d'un homme titré : il m'a refusé, mais très durement.
MADAME DURVAL.
Celui que vous proposiez, ma soeur, est un homme perdu de dettes, un joueur...
LA COMTESSE.
Qui vous dit que non ? Sans cela, mademoiselle Durval serait-elle un parti pour lui ?
MADAME DURVAL.
On dit qu'il a eu d'indignes procédés avec des femmes...
LA COMTESSE.
Des femmes... de la ville.
MADAME DURVAL.
Je vous admire, ma soeur ; des femmes de la ville valent bien...
LA COMTESSE.
Mon Dieu ! Mille pardons : vous me voyez confuse ; j'oubliais...
MADAME DURVAL.
Ce que vous avez été, ma soeur.
LA COMTESSE.
Oh ! J'ai tort, j'ai tort : je ne sais comment cela m'est échappé devant vous. Ah ! Çà, je ne puis m'arrêter : Monsieur le Comte m'attend à dîner à Paris chez le Duc son oncle, avec qui nous allons ce soir à Versailles, il y a quelque temps que nous n'y avons été, et il faut bien faire sa cour.
MADAME DURVAL.
C'est un grand assujettissement, ma soeur, une grande dépendance que celle de la Cour, et je vous plains bien de n'être pas en état de vous en passer.
LA COMTESSE.
Cette dépendance-là est honorable, et met à portée des grâces ; monsieur le comte soupe dans les cabinets, je fais la partie de ...
MADAME DURVAL.
Fort bien ; mais je reste chez soi où l'on fait la mienne. Il est vrai que tout le monde ne peut pas tenir une maison.
LA COMTESSE.
Tout le monde peut encore moins être admis à l'honneur...
MADAME DURVAL.
Ma soeur, c'est acheter bien cher cet honneur, que de rester les trois quarts de l'année dans un vieux château délabré pour avoir de quoi figurer quinze jours à la cour.
LA COMTESSE.
Mais pendant ces quinze jours, ma soeur, on voit meilleure compagnie que ceux qui n'y peuvent aller n'en voient toute leur vie.
MADAME DURVAL.
Laissons cela, ma soeur ; je veux vous montrer mes diamants, je les ai fait monter dans un goût nouveau, ils sont d'un éclat, d'une beauté...
LA COMTESSE.
Je les verrai une autre fois : je compte même vous les emprunter pour le bal paré qu'il doit y avoir : comme vous ne pouvez pas en être...
MADAME DURVAL.
Je voudrais que vous y puisiez joindre une robe comme celle que je me fais faire ; c'est l'étoffe la plus riche, la plus superbe ; mais cela serait trop cher... Je me suis aussi donné une voiture d'une élégance...
LA COMTESSE.
Je vous approuve fort, ma soeur. Quand on n'a pas le bonheur de porter un certain nom, il faut avoir de tout cela : avec de l'argent chacun peut se contenter ; car tout est si confondu !
MADAME DURVAL.
Pas si confondu. Il y a peu de gens qui puissent atteindre à de certaines choses, par exemple, je suis en marché d'un bijou unique : la princesse Amélie l'a trouvé trop cher ; mais j'en ai la fantaisie, et je la passerai.
LA COMTESSE.
Adieu, ma soeur, je vous quitte avec bien du regret. Quand on s'aime, comme nous faisons, il est cruel de se séparer... Mais vous pourriez me venir voir ; il y aura des fêtes, et je me ferais un plaisir de vous faire bien placer.
MADAME DURVAL.
Je suis bien chez moi, ma soeur ! Et puis je n'aime les fêtes que quand je les donne.
Elles s'embrassent, et la comtesse sort.
SCÈNE XIX.
MADAME DURVAL, seule.
Ouf !
Elle sonne.
Je n'en puis plus ;
Elle sonne encore, et se jette dans un fauteuil.
Me voilà ma migraine, au moins pour vingt-quatre heures. La sotte ! En l'embrassant, si je ne m'étais contrainte, je l'aurais... On ne vient point, et je suis dans un état.
SCÈNE XX.
Madame Durval, Agathe.
MADAME DURVAL.
Où êtes-vous donc, mademoiselle ? Je me trouve mal, horriblement mal, et personne ne vient... Mon eau de Luce... On aurait le temps de mourir. Finirez-vous, mademoiselle ?
AGATHE, tirant un flacon.
Ah ! Je l'ai dans ma poche... Je suis si troublée de voir madame comme cela... Qu'est-ce donc qu'a madame ?
MADAME DURVAL.
Ce que j'ai ? N'as-tu pas vu sortir la comtesse ?
AGATHE.
Je viens de la voir partir dans le plus vilain équipage et avec les plus mauvais chevaux.
MADAME DURVAL.
Elle n'a pas le sou, et elle est d'une impertinence !
AGATHE.
Bon ! C'est qu'elle porte envie à madame. Qu'est-ce qu'un grand nom, quand on n'a pas de quoi le soutenir ?
MADAME DURVAL.
Je donnerais tout ce que j'ai pour être à sa place.
AGATHE.
Madame n'y pense pas. Qu'elle considère que la comtesse ne sera jamais riche comme elle ; et qui sait si Madame ne deviendra pas comtesse ? Madame est beaucoup plus jeune que monsieur, et s'il arrivait de certaines choses...
MADAME DURVAL.
Je ne souhaite pas qu'elles arrivent, ma pauvre Agathe, je ne le souhaite pas ; et, grâce au ciel, mon mari est d'une santé...
AGATHE.
Il me semble à moi, qu'elle se dérange beaucoup.
MADAME DURVAL.
Trouves-tu, ma chère enfant ?
AGATHE.
Mais oui, beaucoup.
MADAME DURVAL.
Tu m'alarmes... En vérité... Tu m'alarmes... À propos, Agathe, il y a longtemps que je ne t'ai rien donné, prends la robe que j'avais hier.
AGATHE.
Bien des grâces à Madame. Mais voici monsieur ; voyez comme il a le visage enflammé !
MADAME DURVAL.
Il paraît en colère. Mais je me sens d'une humeur... Tu vas voir.
SCÈNE XXI.
Madame Durval, Durval, Agathe.
DURVAL.
Madame, vous instruisez fort bien votre fille, vous lui donnez de jolis conseils !
MADAME DURVAL.
Je lui donne, Monsieur, ceux que je voudrais qu'on m'eût donnés lorsqu'il était question de me marier ; je tâche de lui épargner un repentir.
DURVAL.
Oh ! Madame, le repentir est de l'essence des mariages. Le meilleur est celui où l'on se repend le moins ; mais ce n'est pas le nôtre, vous y mettez bon ordre.
MADAME DURVAL.
En effet, j'ai grand tort de vouloir que ma fille, avec le bien qu'elle aura, n'épouse pas un Monsieur Dutour, un petit homme tout bouffi de la morgue financière, qui n'estime et n'aime que l'argent !
DURVAL.
Eh ! Que diable voulez-vous donc qu'on aime ?
MADAME DURVAL.
Madame Dutour ! Le beau nom, oh ! Je vous réponds qui si j'avais eu la dixième partie du bien qu'aura ma fille, je n'aurais jamais été Madame Durval.
DURVAL.
Madame !
MADAME DURVAL.
Ce mariage-là n'est pas fait ; et puis le docteur m'a dit des choses de monsieur Dutour !
DURVAL.
Quoi ? Que vous a-t-il dit ?
MADAME DURVAL.
Oh ! Des choses... Je ne puis pas bien vous dire ce que c'était, il ne le savait pas trop lui-même... Mais...
DURVAL.
Voilà qui est clair, madame ; et puis c'est une grande autorité que votre docteur. Ah, ah, ah !
Il le contrefait.
Si j'avais voulu l'écouter...
MADAME DURVAL.
Ce qu'il y a de très clair que quand ce ne serait que pour rabattre les grands airs de ma soeur la Comtesse, je veux que ma fille...
DURVAL.
Eh ! Moquez-vous de ces airs, madame : vous êtes en état d'acheter trente comtés comme le sien.
MADAME DURVAL.
En serais-je plus grande dame ? Elle va à la cour, elle sera de toutes les fêtes.
DURVAL.
Et, pour y paraître d'une façon à peine convenable, il faudra qu'elle se prive du nécessaire. Savez-vous ce que vous désirez, madame, l'indigence et la servitude ; mais extravaguez si vous voulez, perdez-vous dans des désirs insensés, enviez ceux qui vous envient : moi, qui sait qu'on est tout quand on est riche, je n'envie personne.
MADAME DURVAL.
Tout cela est bel et bon, monsieur ; mais, si ma fille n'épouse le marquis, ma résolution est prise, je me sépare de vous.
DURVAL, ironiquement.
Mais, vraiment ! Madame, voilà une menace terrible !
SCÈNE XXII.
Durval, Madame Durval, Julie, Agathe.
DURVAL.
Ah ! Vous voilà, mademoiselle ; avez-vous fait vos réflexions ? Êtes-vous enfin disposée à m'obéir ?
JULIE, tombant aux pieds de son père.
Mon père, vous aimez votre fille, vous ne voulez pas son malheur, vous ne pouvez pas le vouloir ; et vous le feriez infailliblement en me donnant un époux que je ne pourrais aimer.
DURVAL.
Vous êtes une enfant, que parlez-vous d'aimer ! Demandez à Madame si c'est pour cela qu'on se marie ? Levez-vous.
JULIE.
Mon père !
DURVAL.
Levez-vous, vous dis-je, et finissez une scène... Mais que veut mon frère avec cet air empressé ?
SCÈNE XXIII.
Durval, Madame Durval, Julie,
DE SURMON.
Eh bien ! Mon frère, une autre fois prendrez-vous de mes almanachs ? [ 5 Almanach : Calendrier ou table où sont écrits les jours et les fêtes de l'année, le cours de la lune, et L'Almanach de l'an de grâce, de l'an bissextile. On dit proverbialement, Je ne prendrai pas de vos Almanachs, pour dire, Je ne prendrai pas votre conseil sur l'avenir, vos predictions ne sont pas sûres. [F]]
DURVAL.
Que voulez-vous dire avec vos almanachs ?
DE SURMON.
Attendrez-vous encore, pour y croire, que j'aie fait une fortune comme la vôtre ? J'avais pourtant raison, et Monsieur Dutour...
DURVAL.
Eh bien, Monsieur Dutour...
DE SURMON.
Quoi ! Ignorez-vous son aventure ?
DURVAL.
Quelque histoire ridicule, sans doute ?
MADAME DURVAL.
Il faut savoir ce que c'est.
DE SURMON.
Rien qu'une bagatelle : c'est que Monsieur Dutour, depuis trois mois, est marié en secret avec Mademoiselle Lucile.
MADAME DURVAL.
Marié !
JULIE.
Plût au ciel !
DURVAL.
Plaisantez-vous, mon frère ?
DE SURMON.
Point du tout : les parents de la demoiselle l'ont surpris avec elle hier au soir ; et, comme on lui a proposé une façon de sortir qui n'était pas de son goût, il a déclaré le mariage.
MADAME DURVAL.
Ce sera là ce qu'on avait dit au docteur.
DURVAL.
Mon frère, pouvez-vous donner dans un pareil conte ? Monsieur Dutour qui doit épouser ma fille, et à qui je cède pour cela ma place...
DE SURMON.
Ajoutez que, pour en obtenir l'agrément, vous lui avez prêté le plus honnêtement du monde les cent mille francs qu'il a fallu donner : aussi dit-on que, sans la circonstance qui l'y a forcé, son dessein était de ne découvrir son mariage qu'après s'être bien mis en possession de votre place.
DURVAL.
Et moi, je n'en crois rien : on aime à répandre de mauvais bruits sur les gens riches. Le public, qui leur porte envie, est disposé à tout croire sur leur compte. M'emprunter mon argent pour se faire donner ma place, cela suppose plus de projet et plus d'esprit que je n'en connais à monsieur Dutour.
DE SURMON.
Appelez-vous cela de l'esprit, mon frère ?
DURVAL.
Pourquoi, d'ailleurs, aurait-il épousé Lucile qu'on sait d'humeur à ne pas désespérer les gens ?
DE SURMON.
Pourquoi, mon frère ? Parce que, quoi que vous en pensiez, les sots ne se contentent pas de dire des sottises, et que très souvent ils en font.
SCÈNE XXIV.
Durval, Madame Durval, Julie, Agathe, De Surmon, Le Marquis, La Marquise.
LA MARQUISE.
Voici mon fils qui revient de Versailles, monsieur, et qui m'apprends des choses...
DURVAL.
L'aventure de Monsieur Dutour ?
DE SURMON.
Mon frère ne la veut pas croire.
LE MARQUIS.
Elle est pourtant très publique, Monsieur ; on n'en saurait douter, et le ministre en est instruit.
DURVAL.
Je demeure pétrifié.
LE MARQUIS.
Je l'ai trouvé indigné du procédé de Monsieur Dutour ; et voici une lettre de sa propre main, où vous verrez que, sans égard à la promesse surprise par M onsieur Dutour, on vous rend la place dont vous vous étiez démis en sa faveur.
DURVAL.
Ah ! Monsieur...
À la Marquise.
Madame, vous permettez...
Il lit la lettre tout bas.
LE MARQUIS.
Je sais que le ministre vous marque en même temps tout l'intérêt qu'il prend à moi, et le désir qu'il aurait de vous voir consentir à mon bonheur ; mais je vous déclare que je ne veux point me prévaloir de sa recommandation, que vous pouvez librement disposer de mademoiselle Duval, que votre place vous est rendue sans condition, et qu'elle vous sera conservée dans tous les cas.
DURVAL.
Hum, hum !
Il a l'air de rêver en regardant la lettre.
MADAME DURVAL.
À quoi pensez-vous donc, monsieur Durval ?
DE SURMON, s'approchant.
Mon frère, vous voyez le procédé de monsieur le marquis, et je ne doute pas que, dans cette occasion, vous ne fassiez ce que l'honneur exige...
Bas à l'oreille.
Et votre intérêt.
JULIE.
Je tremble.
LE MARQUIS, à Durval.
Monsieur, je devine à peu près ce qui se passe en vous ; mais encore une fois, agissez librement et sans crainte : je vous engage ma parole, que, quelque parti que vous preniez...
DURVAL.
Monsieur, il est pris : je vous avoue que mon dessein n'était pas de donner ma fille à un homme de qualité : les exemples me faisaient peur, votre procédé généreux me rassure. Il faut m'en rendre digne, et mériter les bontés du ministre...
À Julie.
Avancez, Mademoiselle, je vous ordonne de regarder désormais monsieur le marquis comme celui qui doit être votre époux.
JULIE.
Ah, mon père !
LE MARQUIS.
Belle Julie...
À Durval.
Quel que soit le motif qui vous détermine, monsieur, je n'aurai pas le courage de pousser la générosité plus loin. J'accepte avec transport la grâce que vous voulez bien me faire ; Mais soyez sûr que vous n'aurez jamais lieu de vous en repentir, et que vous trouverez en moi tous les sentiments que peut attendre un père du fils le plus tendre et le plus respectueux.
DE SURMON.
Mon frère, vous voyez que j'avais raison de vous dire qu'on n'en vaut pas toujours mieux pour être un sot. Croyez-moi, pour être honnête, il faut être éclairé ; quoique, pour être éclairé, on ne soit pas toujours honnête.
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Notes
[1] Qualité : Noblesse distinguée. Un ancien gentilhomme d'une maison illustrée se nomme un homme de qualité. [L]
[2] Tourner : La tête lui tourne, il a des étourdissements, des vertiges.
[3] Gazette : Écrit périodique contenant les nouvelles politiques, littéraires, etc. dit aujourd'hui plus habituellement journal. Personne curieuse d'apprendre et de débiter toutes sortes de nouvelles. C'est la gazette du quartier. [L]
[4] Prendre son parti : prendre une dernière et ferme résolution. Prendre son parti, signifie aussi se résigner. [L]
[5] Almanach : Calendrier ou table où sont écrits les jours et les fêtes de l'année, le cours de la lune, et L'Almanach de l'an de grâce, de l'an bissextile. On dit proverbialement, Je ne prendrai pas de vos Almanachs, pour dire, Je ne prendrai pas votre conseil sur l'avenir, vos predictions ne sont pas sûres. [F]