COMÉDIE
M. DC LXXXII.
À PARIS, Chez PIERRE TRaBOUILLET, dans la Galerie des Prisonniers, à l'Image Saint-Hubert, et à la Fortune, proche le Greffe des Eaux et Forêts.
Édition établie par Paul FIEVRE, décembre 2020.
Publié par Paul FIEVRE, février 2021.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:32.
À SON ALTESSE SERENISSIME MONSEIGNEUR LE PRINCE.
Monseigneur,
Cet esprit opposé aux Bouts-Rimés qui s'est heureusement conservé en quelques endroits contre leur contagion, et qui se produit de temps en temps pour arrêter le cours de ces insectes du Parnasse, semble être sorti de cette source de délicatesse et de bon goût qui se trouve, plus abondamment qu'en lieu du Monde, dans la maison de Votre Altesse Sérénissime. C'est dans cette maison qu'a été composée la première pièce qui ait paru contre cette manière de Poésie, je veux dire le Poème intitulé Dulot vaincu ou la Défaite des Bouts-Rimés, dédié à feu Monseigneur le prince de Conti ; et c'est assez, Monseigneur, pour faire que toutes les pièces de même goût vous doivent un hommage particulier.
Mais cette petite Comédie a encore une raison singulière de vous être offerte ; quand ce ne serait, Monseigneur, que pour se glorifier, dans une dédicace, de l'accueil et de l'audience favorable qu'elle a trouvé chez vous. Ceux qui savent qu'elle est assez heureuse pour avoir plu à la Cour, lorsqu'elle a eu l'honneur d'y paraître, pourraient ignorer ses avantages de Chantilly ; et comme le juste discernement de Votre Altesse Sérénissime est aussi généralement connu que sa valeur, quand un ouvrage a eu le bonheur de ne lui pas déplaire, il est bien naturel à ceux qui ont intérêt à la gloire de cet ouvrage de publier une approbation qui doit attirer toutes les autres.
Je n'ai pas lieu de craindre, après cela, ni les censures ni les chagrins qui sont les fuites ordinaires de toutes les satires ; car, outre que celle-ci ne regarde personne en particulier, qu'elle est seulement contre l'entêtement des Bouts-Rimés, et que je ne l'ai accommodée au Théâtre que pour la rendre plus publique, comme le mal qu'elle combat était devenu public, tout le monde, Monseigneur, a trop de respect pour les sentiments de Votre Altesse Sérénissime pour condamner ce qu'elle n'aura pas trouvé mauvais. Et par dessus tout cela, Monseigneur,je trouve un avantage infini dans la liberté que je prends de vous l'offrir, puisque ce m'est une occasion glorieuse de me dire, avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
De Votre Altesse Sérénissime, Le très humble et très obéissant serviteur,
DE SAINT-GLAS.
ACTEURS
LISANDRE, amant d'Angélique.
VALÈRE, ami de du Rimet.
CRISPIN, valet de du Rimet.
DU RIMET, bourgeois, père d'Angélique.
ANGÉLIQUE, maîtresse de Lisandre.
LISETTE, femme de chambre d'Angélique.
MADAME LISANDRE, mère de Lisandre.
LA MONTAGNE, cocher, auteur de Bouts-Rimés.
LE MARQUIS, autre auteur de Bouts-Rimés.
LE GASCON, autre auteur de Bouts-Rimés.
TROUPE DE GENS de toute sorte assemblés au son du tambour.
La scène est à Paris.
LES BOUTS-RIMÉS
SCÈNE PREMIÈRE.
Lisandre, Valère.
LISANDRE.
Encore pour aimer les vers, pour en faire quelquefois, passe, je n'aurais rien a dire, et il y a de fort honnêtes gens qui ont cette inclination. Il faut même avoir pour cela, une certaine noblesse de génie, et une certaine élévation qu'on ne peut qu'estimer. Mais de s'entêter de Bouts-Rimés, et de s'abandonner à une passion si folle que celle-là, jusqu'à dépenser son bien à donner des prix à ceux qui en feront le mieux, c'est ce que je ne puis souffrir en Monsieur du Rimet. Je vous en parle avec un peu de chaleur, vous qui êtes son ami ; mais je sais que vous ne le trouverez pas mauvais, et que vous me plaindrez plutôt d'avoir à vous parler de la sorte d'un homme dont je veux devenir le gendre.
VALÈRE.
Oui, je vous plains de tout mon coeur, mon pauvre Lisandre ; j'étais, comme vous savez, le meilleur ami de feu monsieur votre père, et je dois prendre intérêt à ce qui vous touche. Je fais tous mes efforts pour guérir Monsieur du Rimet de sa marotte, et ce me serait une joie extrême d'y pouvoir réussir ; car enfin je ne vois point de pareille folie à un Bourgeois qui a du bien honnêtement, mais qui après tout n'est pas un Crésus, que d'aller faire des dépenses de cette nature.
LISANDRE.
Mais, Monsieur Valère, donner dix mille écus pour un sonnet, comme il promet à celui qui aura le mieux rempli les dernières rimes qu'il a proposées ! Cela se peut-il concevoir ? Dix mille écus !
VALÈRE.
C'est bien à des particuliers à faire ces choses-là.
LISANDRE.
Cela me met au désespoir, non pas tant pour ce qui me regarde, car mon amour n'est pas intéressé, mais pour Mademoiselle Angélique, qui a tout le déplaisir imaginable de voir son père de cette humeur.
VALÈRE.
Elle a raison.
LISANDRE.
Encore si elle était comme moi. J'ai le malheur d'avoir une mère qui est aussi entêtée de Bouts-Rimés que Monsieur du Rimet ; car tout le monde s'en mêle, et les femmes comme les hommes ; mais au moins elle ne met pas son bien à cela, et il ne lui en coûte pas un sou.
VALÈRE.
Madame votre mère se contente d'en faire pour son plaisir, et n'en fait pas faire aux autres pour son argent.
LISANDRE.
Pourquoi Monsieur du Rimet ne fait-il pas de même ? Il aime les Bouts-Rimés. Hé bien, à la bonne heure ; il faut donner cela à son âge : on en faisait pendant sa jeunesse ; qu'il en fasse tant qu'il voudra ; mais se ruiner ! Et ruiner fa fille !
VALÈRE.
Et qu'est-ce que c'est que ceci ? Voilà son valet qui sort avec un tambour. Où vas-tu donc, Crispin ? Comme te voilà bâti ?
SCÈNE II.
Crispin, battant le tambour, et quantité de gens de toutes manières qui s'assemblent autour de lui, Lisandre et Valère se retirent un peu à l'écart.
VALÈRE.
Voyons un peu ce qu'il veut faire.
CRISPIN, après avoir battu le tambour.
De par l'illustre Monsieur du Rimet, assez connu par le Mercure galant, et par les affiches, on fait à savoir à tous poètes, présents et à venir, que le temps s'en va expirer dans un quart d 'heure, de donner des sonnets sur les rimes qu'il a proposées, afin que s'il y en a encore, quelqu'un à faire enrôler, on ait à le présenter au plus vite à moi Crispin ici présent, tambour de sa compagnie de bouts-rimés. Et on avertit Monsieur le Public, que les dix mille écus que ledit sieur du Rimet a promis pour le prix, c'est le mariage de Mademoiselle Angélique, sa fille, laquelle il donnera aussi avec l'argent à celui qui l'emportera par dessus les autres.
LISANDRE.
Ah ciel ! Sa fille ! Je ne me plaignais que de l'argent ; et je suis bien plus malheureux que je ne pensais. Il ne faut plus tarder à lui en faire la demande pour moi, comme vous m'avez promis, et je m'en vais cependant tâcher de voir Lisette pour prendre là-dessus quelques mesures avec Mademoiselle Angélique.
VALÈRE.
Allez, je m'en va[i]s aussi travailler pour vous.
LISANDRE, en s'en allant.
Que je suis malheureux,..
Il frappe du pied.
UN DES GENS ASSEMBLÉS.
En voila un qui a peur, sans doute, que son sonnet ne soit pas assez bon pour emporter le prix.
Plusieurs donnent cependant des sonnets à Crispin tous à la fois, et il donne sur les doigts avec la baguette du tambour à ceux qui se pressent trop, il les prend et les met dans un grand sac qu'il a pendu à son col, où il y en a déjà quantité, et puis il se retire.
SCENE III.
Un Sergent, Un Crocheteur et Un Laquais, qui restent de tout le monde qui était assemblé.
LE SERGENT.
En vérité, le monde est bien fou de se presser ainsi pour un prix dont on n'a aucune sûreté, et qu'on ne donnera peut-être pas. J'aime mieux un bon exploit que tous les sonnets du monde.
Il s'en va.
LE CROCHETEUR.
Ardé. Stila qui donne le prix est ben pu fou encore de faire ainsi que je rions à ses dépens. Il li en coûte son bon beurre et si n'an se moque de li.
UN LAQUAIS.
Vraiment, mon maître sera bien attrapé : je sers un abbé qui avait fait je ne sais combien de ces vers tambourinés, et le voilà revenu de l'espérance du prix, puisque c'est une fille qu'on donne en mariage, car c'est un abbé qui ne se veut pas marier...
il s'en vont tout deux.
SCENE IV.
Du Rimet, Crispin.
DU RIMET.
Tellement donc que nous avons quantité de sonnets ?
CRISPIN.
En voila tout cela plein, vous dis-je. Vraiment nous en avons bien plus sur nos Bouts que n'en a eu Monsieur Poupin sur les siens. Et pour notre voisin Monsieur Bouquinet, il en a si peu sur ses rimes jusqu'à présent, que s'il prétend se récompenser des vingt pistoles qu'il promet, par le livre de ces sonnets qu'il imprimera, il a la mine d'attendre longtemps. Allez, allez, nous remportons la victoire, encore que tant de gens se mêlent d'en proposer.
DU RIMET.
Il est vrai que le feu est aux Bouts-Rimés. Tu ne saurais croire la joie que j'ai de voir qu'on se prend si chaudement à faire revivre la véritable galanterie. Il me semble que le monde rajeunit.
CRISPIN.
Non pas moi. Je trouve les gens que j'ai vus il y a vingt ans bien plus vieux qu'ils n'étaient alors.
DU RIMET.
On sait bien cela. Que tu es bête ! Je veux dire que le monde reprend les occupations que les jeunes gens bien élevés avaient de mon temps, et que le goût devient aussi bon qu'il était du temps de Henri III. Ah ! Crispin. Il faut voir dans les livres qui nous en restent les beaux Rondeaux, les belles Complaintes, les belles Balades, les beaux Lais, et les beaux Virelets pleins de belles pointes qui divertissaient les honnêtes gens, et le plus souvent tout cela en acrostiche. Demander maintenant toutes ces belles choses à la fois, ce ferait trop. C'est assez que voila déjà les Bouts-Rimés, que j'avais pleurés comme morts il y a bien environ trente ans. Il faut espérer que tout le reste reviendra peu à peu. Mais jugeons un peu nos sonnets.
CRISPIN.
Mais ne nous faudrait-il pas avoir une robe et un bonnet pour bien juger ?
DU RIMET.
Non, non. Crois-tu qu'avec une robe et un bonnet on juge mieux qu'en pourpoint et en chapeau ? On jugera au premier jour en cravate. Il faut seulement que tu me lises avant toutes choses les rimes à haute voix, pour m'en bien remettre l'idée.
CRISPIN.
Ô ça écoutez donc bien.
DU RIMET.
Dis. J'écoute de mon mieux.
CRISPIN.
Orthographe. Foin. Baragouin. Paraphe. Agrafe. Groin. Coin. Épitaphe. Jument. Allemand. Courre. Fous. Trous. Tire-bourre. [ 1 Tire-bourre : Partie du tire-balle qui sert à extraire le papier de la cartouche. Instrument monté sur une hampe qui sert à extraire la charge des bouches à feu. ]
DU RIMET.
Bon. Voilà qui est fort bien ; toutes les fois que j'entends ces rimes, je suis ravi de les avoir si bien choisies. Les belles choses qu'on peut faire là-dessus !
CRISPIN.
Je ne trouve pas trop cela, moi.
DU RIMET.
Ça, ça, voyons les sonnets.
CRISPIN.
Voyons.
DU RIMET.
Donne-moi...
Il lui en prend un et il lit.
Sur les abbés coquets. SONNET. Le sujet est vaste.
Ce qu'est l'astrologie auprès de l'Orthographe,
Ce qu'est près d'un lingot une botte de Foin,
Auprès du pur français, ce qu'est le baragouin,
Ce qu'est seing paraphé, près du seing sans paraphe.
5 | Ce qu'est seing paraphé, près du seing sans paraphe. |
Ce qu'est...
Et toujours ce qu'est ! Comment trouves-tu cela ?
CRISPIN.
Tant soit peu... détestable.
DU RIMET.
Ce qu'est. Ce qu'est. Ce qu'est. Quelle stérilité de génie ! Et c'est toujours même pensée. Il ne vaut pas la peine qu'on en lise davantage. À l'autre, à l'autre.
CRISPIN, lui en donnant un autre.
À l'autre, soit. Les vers en sont bien longs de celui-ci.
DU RIMET, lit.
Sur les avocats écoutants.
Vous autres, Messieurs les avocats, qui savez bien l'...Orthographe,
Que n'écrivez-vous plutôt que d'écouter, qui est un emploi maigre et... Chafouin ;
Ce n'est pas que vous ignoriez des autres le... Baragouin,
10 | Mais c'est qu'on ne vous porte aucun papier ligné avec... Paraphe. |
Qu'est-ce qu'il veut dire celui-ci ? Il a fait un sonnet en prose. C'est sans doute quelque avocat qui a crû que les sonnets se faisaient comme les plaidoyers. Encore n'a-t-il pas su prendre les mots que j'avais donnés pour rimes, car pour la seconde j'ai donné foin, et il met chafouin. Je ne puis pas souffrir ces mots composés. Ce n'est point là suivre les rimes. Foin et chafouin sont deux mots différents, et qui donne un mot pour rime veut que le dernier mot du vers soit ce mot-là, non pas un autre. C'est une erreur pernicieuse, qu'il serait dangereux de laisser introduire.
CRISPIN.
Ah le vilain sonnet ! Ce font des vers de plus de trente syllabes. Fi. Pour bien faire il faut qu'il n'y en ait que douze à chacun, et qu'après la sixième, on puisse faire une pause en prononçant le vers. Je voudrais bien pour voir que quelqu'un me vint contester cela.
DU RIMET.
Tu sais donc bien ta leçon là-dessus ?
CRISPIN.
Bon. Faut-il tant de temps pour apprendre les choses, quand on a de l'esprit ? Je ne vous l'ai pas oui dire deux cents fois que je le savais sur le bout de mon doigt. Et je m'en suis bien souvenu, oui, dans le sonnet que j'ai fait pour votre prix.
DU RIMET.
Comment, tu en as fait un pour ce prix-ci ?
CRISPIN.
Faut-il demander ? Et pourquoi n'y aspirerais-je pas comme les autres ? À quoi sert d'avoir du mérite si on ne se produit ? Je ne voulais vous le montrer que le dernier pour la bonne bouche. Mais je ne puis m'en tenir. Le jugement des sonnets en fera plutôt fait ; car après celui-ci il n'y aura qu'à jeter le reste au feu. Vous allez voir.
DU RIMET.
Mais tu ne saurais prétendre au prix. Je n'ai garde de te le donner ; voudrais-tu qu'on allât dire que j'étais d'intelligence avec toi, et que mes Bouts-Rimés n'étaient que les rimes d'un sonnet que tu avais déjà fait ?
CRISPIN.
Et qui serait assez méchant pour dire cela ?
DU RIMET.
Ne l'a-t-on pas dit des Bouts-Rimés de Monsieur Bouquinet, à l'égard d'un de ses amis ?
CRISPIN.
Quoi donc, si mon sonnet est le meilleur de tous, comme je n'en doute pas, je n'aurai rien ? Vous ne le verrez donc point, et je me vengerai par là...
Il le remet dans sa poche.
DU RIMET.
Eh bien, si fait, va, s'il est bon... tu n'auras pas ma fille ; mais tu feras de la noce. Montre-le moi.
CRISPIN, le retirant de sa poche.
Allez, il faut que je fois bien de vos amis. J'y ai pris bien de la peine, oui. Mais aussi c'est un sonnet, il faut voir.
DU RIMET le lui prend et lit.
SUR LE PRIX. Eh bien voila un bon sujet.
CRISPIN.
Voila qui est beau déjà, ce commencement. N'est-ce pas ? Donnez-moi que j'achève de lire ; comme je l'ai fait, je donnerai mieux le ton qu'il faut.
Il lit.
Sur le prix. En trois mots là. Ce ne sont pas de ces grands titres.
DU RIMET.
Bon, bon. Allons.
CRISPIN.
Écoutez bien.
Il lit.
Orthographe est un mot qui me lanterne fort.
DU RIMET.
Qu'est-ce que tu veux dire ?
CRISPIN.
Écoutez donc.
Foin de celui qui m'a donné ce bout-rimé.
DU RIMET.
Et qu'est-ce que tu veux dire ? Es-tu fou ?
CRISPIN.
Oh, si vous m'interrompez toujours ! Écoutez si vous voulez. Il faut que je recommence.
Orthographe est un mot qui me lanterne fort :
Foin de celui qui m'a donné ce bout-rimé !
15 | Baragouin, baragouin, mille fois baragouin ; |
Paraphe qui voudra, je veux avoir le prix.
DU RIMET.
Par ma foi, mon pauvre Crispin, tu es fou.
CRISPIN.
Et en quoi suis-je fou ? Comptez les syllabes.
DU RIMET.
Ah voilà tes syllabes revenues. Je vois bien que la cadence est à tes vers, mais riment-ils ?
CRISPIN.
Assurément qu'ils riment.
DU RIMET, lui montrant les endroits avec le doigt.
Cela rime ?
CRISPIN.
J'en demeure d'accord. Ils ne riment pas par la fin, mais ils riment par le commencement ? Ne voilà-t-il pas vos bouts-rimés ? À moins que vous ne vouliez dire que vos rimes ne riment pas.
DU RIMET.
Et est-ce là qu'on met les bouts-rimés, animal ? N'est-ce pas à la fin ?
CRISPIN.
Ah ! Puis-je deviner ? Regardez dans les affiches si cela y est. Qui dit bout, dit l'un ou l'autre bout. Un vers a deux bouts.
DU RIMET.
Mais quand tes raisons seraient bonnes pour cet article, ce que tu dis dans ton sonnet ne vaut rien.
CRISPIN.
C'est que vous ne l'écoutez pas. Laissez-moi dire sans m'interrompre. Il faut que je recommence encore.
Il lit.
Orthographe est un mot qui me lanterne fort :
Foin de celui qui m'a donné ce bout-rimé.
DU RIMET.
Tu dis foin de moi ?
CRISPIN.
Oh non. Je n'entends que de l'imprimeur qui l'a imprimé.
Il continue
Baragouin, baragouin, mille fois baragouin ;
Paraphe qui voudra, je veux avoir le prix.
Agrafe moi Crispin, dit un jour du Rimet.
20 | Groin qui m'attend ici se lasse de m'attendre, |
Coin n'est pas toujours bon : il resserre, il constipe.
Épitaphe fait peur, je n'en veux point pour moi.
DU RIMET.
Et quelle suite y a-t-il là ? Tu passes du blanc au noir. C'est un coq à l'âne.
CRISPIN.
Ha, ha. C'est là le beau. Ne voyez-vous pas que c'est pour diversifier les pensées ? Ce n'est pas comme de mettre toujours ce qu'est, ce qu'est, ce qu'est, et toujours la même chose.
DU RIMET.
Va, va, ton sonnet ne vaut rien.
CRISPIN.
Ah ! Quand on est préoccupé ! Écoutez au moins la fin ! Pourvu qu'il soit bon par la queue, c'est le principal,
Il lit.
Jument sent le cheval...
DU RIMET.
Non, non. Va, tu seras de la noce. Je te l'ai promis, et tu le mérites bien. Non que ton sonnet soit bon ; mais c'est qu'avec ta manière nouvelle de le faire, tu me fais venir dans l'esprit quatre ou cinq autres belles modes pour les sonnets, auxquelles je veux donner cours tandis que le monde est en train, surtout à une que je veux appeler les anti-bouts-rimés.
CRISPIN.
Ah que cela fera beau ! Mais je voudrais qu'on sut que c'est moi qui en suis la cause.
DU RIMET.
Il faudra le faire mettre dans le Mercure Galant, qui se servira même de cette occasion pour dire de toi cent autres louanges.
CRISPIN.
Et il ne me connaît pas.
DU RIMET.
Et qu'importe ? Est-ce qu'il est nécessaire de connaître les gens pour les louer ? Il connaîtrait donc toute la terre.
SCÈNE V.
Angélique, Du Rimet, Lisette, Crispin.
ANGELIQUE.
Mon père, l'étrange nouvelle que je viens d'apprendre !
DU RIMET.
Quoi ! Ma fille, qu'est-il arrivé ?
ANGELIQUE.
Est-il possible, mon père, que ce qu'on m'a dit soit vrai ?
DU RIMET.
Et qu'est-ce donc que ce peut être de si affligeant ? Serait-ce qu'on aurait défendu les bouts-rimés ?
LISETTE.
On aurait bien fait de les défendre. Voyez un peu le beau sujet d'affliction.
DU RIMET.
Taisez-vous, impertinente ; c'est bien à vous à parler.
LISETTE.
Pourquoi faites-vous semblant aussi de ne pas entendre ce qu'elle vous dit ? Qu'est-ce qu'elle pourrait avoir à s'affliger, sinon le beau dessein que vous avez de la faire femme d'un Bout-Rimé ?
ANGELIQUE.
Est-il vrai, mon père, que vous voulez faire de moi le prix de ces sonnets ? Serais-je assez malheureuse pour cela ?
DU RIMET.
Que tu es folle, ma fille, d'appeler cela un malheur ! Ce que c'est que la jeunesse ! Comment ! Je te veux donner le mari de France qui aura le mieux fait un bout-rimé ; et je ne conçois point pour une femme de bonheur pareil à celui d'avoir un mari qui fasse bien un bout-rimé.
LISETTE.
Est-ce pour faire des bouts-rimés qu'on se marie ?
DU RIMET.
Est-ce pour se mêler toujours dans la conversation qu'on est femme de chambre ? Va, ma fille, tu dois me remercier. Dis moi : sans un temps ou toute la France est en bouts-rimés, voudrais-tu être la seule qui n'en eusse point ? Tu ne sait pas de quel usage cela est. Tu t'imagines, peut-être, qu'il n'y a point d'heures ennuyeuses dans le mariage.
ANGELIQUE.
Et qu'est-ce que cela fait à la chose, mon père ?
DU RIMET.
Ce que cela fait ? C'est que quand tu t'ennuieras, tu seras trop aise d'avoir un mari qui te divertisse, en te faisant sur le champ un beau petit bout-rimé.
LISETTE.
Quelle manière de désennuyer sa femme ?
SCÈNE VI.
La Montagne, Crispin, Du Rimet, Angélique, Lisette.
LA MONTAGNE, tout essoufflé.
Suis-je à temps, Crispin, pour donner mon sonnet ?
CRISPIN.
Non. On a commencé de juger.
LA MONTAGNE.
Foin des visites de mon maître. Il m'a fallu le mener en tant d'endroits, que je n'ai pu venir plutôt. Encore ai-je laissé mes chevaux au carrosse pour ne pas m'amuser à les dételer.
CRISPIN.
Je ne saurais qu'y faire.
DU RIMET.
Qu'est-ce que c'est, Crispin ?
CRISPIN.
C'est un sonnet qu'on apporte encore...
Il le prend des mains de La Montagne.
DU RIMET.
Et de quelle part l'apportes-tu, mon ami ?
LA MONTAGNE.
C'est de la part... Il faut dire de ma part, car c'est moi qui l'ai fait.
DU RIMET, ôtant son chapeau,
Comment, Monsieur, c'est vous qui avez fait ce bout-rimé ?
CRISPIN.
Oh, Monsieur de la Montagne en fait bien d'autres. Il est assez connu sur le Pont-Neuf, et il faut lui rendre justice : c'est un des beaux esprits de son écurie.
LA MONTAGNE.
Eh, là, là, Monsieur Crispin, ne vous moquez pas des pauvres gens. Gardez bien seulement que mon sonnet ne s'égare.
CRISPIN.
Est-ce qu'il n'eSt pas marqué ? Il y faut faire une marque. Attends, attends. Je m'en va en faire une.
Il le déchire.
Ahy. Je ne voulais que le marquer. C'est sans y penser, au moins.
LA MONTAGNE.
Et tu crois en être quitte eu disant : je n'y pensais ? Je me moque de cela, moi. Monsieur, il faut que vous me fassiez faire raison, s'il vous plaît. Je n'ai rien au monde que les dix mille écus de ce sonnet. Il a déchiré tout mon bien.
CRISPIN.
Et si vous le prenez-là, Monsieur de la Montagne, les bouts ne sont-ils pas à mon maître ? Il n'y a que cela qui est à vous, je n'y ai rien déchiré, qu'avez-vous à dire ? M'empêcherez-vous de séparer le bien de mon maître du vôtre ?
DU RIMET.
Allons, allons, tout cela ne sera rien, mettez-le au sac, au sac. Allez, soyez en repos, et contentez-vous qu'on vous fait grâce de le recevoir après qu'on a commencé de juger.
LA MONTAGNE.
C'est sur votre parole, au moins, Monsieur.
SCENE VII.
ANGELIQUE, DU RIMET, LISETTE, CRISPIN.
ANGELIQUE.
Et bien voyez, mon père, à quoi vous m'exposez, et si j'ai tort de m'alarmer : vous faites que toute sorte de gens peuvent prétendre à moi. Si cet homme-là, par exemple, venait à avoir le prix. Seriez-vous bien aise de me voir la femme d'un cocher ?
DU RIMET.
Est-ce par là, petite sotte, qu'il faut regarder les gens ? Car après tout je me mettrai en colère.
ANGELIQUE.
Et par où donc les faut-il regarder ?
DU RIMET.
Par le bout-rimé. Là. Voilà le bel endroit. Fut-il savetier, fut-il porteur d'eau, fut-il ramonneur de cheminée, sachez que le bout-rimé anoblit. Tout est gentilhomme sur le Parnasse, et les beaux ouvrages en vers...
LISETTE.
Il ne fait que des chansons de pendus.
DU RIMET.
Tant mieux. Donc, il n'aura pas le prix.
SCÈNE VIII.
Lisandre, Du Rimet, Angélique, Lisette, Crispin.
LISANDRE.
Monsieur... Des complaintes sur les pendus.
DU RIMET, lui montrant Crispin.
C'est là qu'on les prend C'est là qu'on les prend.
LISANDRE.
Je vous demande pardon si je prends mal mon temps pour...
DU RIMET.
Point. Point. Vous serez encore reçu, quoi que l'examen soit commencé.
LISANDRE.
Je viens vous supplier, Monsieur, de me faire la faveur...
DU RIMET.
Point de faveur. Je rendrai justice. Je ne veux point de sollicitation...
LISANDRE.
De considérer...
DU RIMET.
J'aurai tous les égards qu'il se peut. Je vous trouve fort bien fait, fort honnête ; je serais bien aise d'avoir un gendre comme vous.
LISANDRE.
Oh, Monsieur, vous en pouvez trouver d'infiniment mieux faits, et qui mériteront beaucoup plus ; mais...
DU RIMET.
Si j'en trouve de mieux faits, il faudra bien les préférer. Tout ce que je puis vous dire, c'est que je serais content que les vôtres fussent les meilleurs.
LISANDRE.
Quoi ? Les miens ?
DU RIMET.
Vos vers.
LISANDRE.
Nous ne nous entendons pas, Monsieur. Je viens vous dire que la passion que j'ai pour Mademoiselle votre fille...
DU RIMET.
Je vous entends fort bien. Ma fille est le prix qui vous a excité à faire un beau sonnet. Elle le mérite bien assez.
LISANDRE.
Ce n'est pas cela, Monsieur, que je...
DU RIMET.
Et quoi donc ? Les dix mille écus ? Vous êtes bien intéressé. Vous n'aurez pas l'un sans l'autre.
LISANDRE.
Je vous dis que ce n'est pas cela, Monsieur. Je n'ai point fait de bouts-rimés, no je n'en fais point.
DU RIMET.
Que pouvez-vous donc avoir à faire à moi, si vous ne faites point de bouts-rimés ?
LISANDRE.
C'est pour vous supplier, Monsieur, de ne pas faire ce tort à Mademoiselle Angélique votre fille, que j'aime depuis longtemps, comme Monsieur Valère vous a dit...
DU RIMET.
Ah, c'est vous qui êtes cet amant pour qui Monsieur Valère m'a dit tantôt deux mots ? Et que ne parlez vous ? C'est à dire que vous venez ici pour me prier de... Je n'en ferai rien. Serviteur, Monsieur.
LISANDRE.
Il ne faudrait que...
DU RIMET, en s'en allant.
Allons, Crispin, emportons ces sonnets là-dedans. Je suis trop interrompu ici.
À Angélique.
Allons, vous, suivez-moi.
ANGELIQUE.
Je m'en va[i]s, mon père.
SCENE IX.
Lisandre, Angélique, Lisette.
LISANDRE.
L'entêtement de votre père me coûtera la vie. Car enfin vous n'êtes pas à son égard comme moi à l'égard de ma mère, qui est un peu de la même humeur ; cela est bien différent. Et le pouvoir d'un père sur une fille est bien plus grand que celui d'une mère sur un fils.
ANGELIQUE.
N'appréhendez rien de ce côté là. Quoi que mon père fasse, je serai toujours ferme.
LISETTE.
Je crois bien. Il serait joli que parce qu'un homme aura griffonné un papier où il aura mis des sottises, Monsieur vînt ses mains lavées vous prendre pour sa femme. J'enrage quand j'y pense, et si j'osais, je dirais que votre père est fou. Le voici qui revient, sauvons nous.
SCÈNE X.
Du Rimet, Valère, Crispin/
DU RIMET, en criant.
Lassez-moi, vous dis-je. Tous vos raisonnements sont inutiles ; et qu'est-ce que c'est que ceci ? Ou faudra-t-il donc que je me retire pour examiner ces sonnets en repos. Je trouve partout quelqu'un qui me détourne.
VALÈRE.
Je vous dis que les bouts-rimés, pour les bien définir, ne sont autre chose qu'une méchante excuse à de méchants vers, et si votre préoccupation...
DU RIMET.
Non. Ce n'est point préoccupation. Mais c'est vous qui êtes obstiné dans votre sentiment. Il faut que voua ayez quelque haine secrète de longue main contre les bouts-rimés.
VALÈRE.
Et quelle haine aurais-je ? Ce n'est que l'amitié que j'ai pour vous, et pour votre fille, à qui vous voulez donner par là quelque ridicule pour mari.
DU RIMET.
Oui, si je ne choisissais pas le meilleur de tous les bouts-rimés.
VALÈRE.
Et désabusez-vous de cela. Il se peut fort bien faire que le plus habile y réussisse plus mal que le plus impertinent.
CRISPIN.
En effet. Vous voyez que je n'y ai pas réussi, moi.
VALÈRE.
Ce sont coups de hasard. Et vous risquez furieusement, au lieu que vous êtes allure que vous feriez content de Lisandre. N'est-il pas vrai qu'il est bien fait ?
DU RIMET.
Oui. Mais il ne fait point de bouts-rimés.
VALÈRE.
Il est riche et de bonne maison.
DU RIMET.
D'accord. Mais il ne fait point de bouts-rimés.
VALÈRE.
Il a un amour extrême pour votre fille.
DU RIMET.
Soit. Mais il ne fait point de bouts-rimés.
VALÈRE.
Si vous me dites toujours cela, je vous répondrai franchement qu'un galant-homme n'en fait que par manière de jeu, qu'il traite cela de bagatelle, et qu'ainsi vous ne pouvez trouver pour gendre par cette invention là...
DU RIMET.
Hé, mort de ma vie, si vous ne m'aviez détourné, j'aurais jugé ces sonnets à l'heure qu'il est, et vous verriez quel gendre j'aurais trouvé. Allons, Crispin, continuons toujours, et ne nous amusons point ici à écouter tous ces discours frivoles.
CRISPIN.
C'est bien dit. Tenez, tenez. Ah, ah, c'est un papier de musique, qui est parmi ces sonnets.
DU RIMET, le prend et lit.
Contre le mariage, SONNET. C'en est un qu'on a noté !
SCENE XII.
LE MARQUIS, CRISPIN, DU RIMET, VALÈRE.
LE MARQUIS.
Hey. N'est-ce pas par ici qu'on prend les sonnets d'orthographe ?
CRISPIN.
Oui. Mais voilà qui est fait, il n'est plus temps.
LE MARQUIS.
Ha, ha, ha, mon ami, les gens de ma qualité sont-ils sujets aux heures ? Ce n'est pas qu'il me faille trop de temps pour faire un sonnet en bout-rimé ; car, Dieu merci, une douzaine en un quart d 'heure ne me coûte rien. Mais c'est que la fantaisie vient de m'en prendre il n'y a qu'un moment.
À Du Rimet.
Tenez, bonhomme.
DU RIMET.
C'est lui qui a soin de les prendre, Monsieur, et moi de les examiner.
LE MARQUIS, en le donnant à Crispin.
Oh, pour l'examen de celui-ci, vous n'aurez pas de peine à le faire. Je vous le garantis le meilleur. Je pense que les gens comme moi ne travaillent guère sans être sûrs de leur fait. Et qu'est-ce que c'est ? On dit qu'il y a une fille.
À Crispin.
Est-elle jolie au moins ?
À du Rimet.
Est-ce pour le mariage ?
DU RIMET.
Oui.
CRISPIN.
Et comment donc ?
LE MARQUIS.
Ho, mais, comment faire ? Des gens comme moi. Une bourgeoise ! Il serait fort plaisant que je me fusse engagé par là à être votre gendre. Parbleu, qui se pourrait le mieux vanter de vous ou de moi d'avoir gagné le prix, bourgeois ? Si elle est jolie pourtant, elle vaut bien la peine. Cela m'embarrasse.
Il lui porte le sonnet.
Qu'avez-vous là ? De la musique ? Je la sais mieux que les maîtres. Ah, ah, de quoi diable on s'est avisé ! Je n'avais jamais vu un sonnet en musique. Et un bout-rimé encore. Voilà qui est plaisant. Il faut que je l'apprenne pour la rareté du fait. La peste ! Contre le mariage ! Celui-là n'aura pas le prix, puisque le prix est un mariage.
Il trouve ce sonnet.
Heureux qui sans besoin de savoir... l'orthographe
25 | Vit aux champs de ses fruits, fait l'amour sur le... foin, |
Parle de son hameau le simple... Baragouin,
Et n'a vu de ses jours notaire ni... Paraphe.
CRISPIN.
Voilà qui est mignon. Voilà qui est mignon !
LE MARQUIS, continue de chanter.
Pour moi qu'avec Iris en cour l'hymen... agrafe,
Moi pour qui près d'Iris tout visage était.. groin,
30 | Un triste ennui me ronge, et bientôt dans un... coin |
Tel, qui me croit content, lira mon... épitaphe.
CRISPIN.
Ah que voilà qui est mignon. Un sonnet à bouts-rimés en musique.
LE MARQUIS.
Hon, hon. N'est pas mal. Je ne saurais apprendre le reste. Je manquerais un rendez-vous, où des belles m'attendent. Adieu, bourgeois. Pour cette fille, il faudra voir comment nous nous accommoderons. Jugez toujours. Quand elle sera à moi, je saurai bien qu'en faire.
Il s'en va chantant les derniers mots.
SCÈNE XII.
Du Rimet, Valère, Crispin.
DU RIMET.
Voyez, voyez, quelles gens je fais travailler.
VALÈRE.
Eh quelles gens ? Parce que ce jeune extravagant est de la Cour, vous voulez que j'en estime davantage son esprit ? Mais vous-même, dans la vérité, seriez-vous bien aise d'avoir un gendre de la sorte, qui vous traite comme vous avez vu ?
DU RIMET.
Pourquoi non ? Serais-je le premier bourgeois qui aurait des gendres de qualité ? Et si c'est un esprit extravagant, il n'y a rien à craindre : il aura mal fait le bout-rimé. Voyons-le, Crispin.
CRISPIN.
Le voila.
DU RIMET, lit.
Sur les amants qui payent toujours les violons et ne dansent jamais.
Ce sujet d'abord, cela n'est pas joli. Voilà ce qu'il y a de bon dans les bouts-rimés que j'ai donnés : je n'ai point fixé de sujet, et je me suis moqué des autres, qui en ont déterminé un.
VALÈRE.
Au moins devaient-ils garder quelque proportion entre les choses. Le sujet qu'ils ont pris est si grand et si élevé, que c'est tout ce que l'ode et le poème épique pourraient faire que d'en toucher légèrement quelque trait, et ils l'abaissent à des bouts-rimés, dont la plus illustre matière a été autrefois l'épitaphe d'un perroquet.
DU RIMET.
Je vous dis, ce sont des ignorants qui ne connaissent pas la nature des bouts-rimés. Il y a bien plus de plaisir à voir une infinité de choses différentes sur les mêmes rimes. Je veux que vous goûtiez ce plaisir tout à l'heure, pour vous faire voir une fois en ma vie que j'ai raison. Donne moi, Crispin, que je lise tous les titres, nous verrons toujours les sonnets.
Il lui rend celui qu'il tient.
CRISPIN.
Tenez. Vous pourrez même juger sur les titres pour avoir plutôt fait.
Il donne les sonnets et les reprend l'un après l'autre.
DU RIMET, lit.
Sur le malheur des femmes qui ont des maris trop amoureux d'elles.
CRISPIN.
Bon. Voilà qui me plaît.
DU RIMET lit.
Sur un mari et une femme qui se veulent séparer, parce qu'ils ne se trouvent pas faits l'un pour l'autre,
CRISPIN.
C'est à dire qu'il y a de part ou d'autre du trop ou du trop peu.
DU RIMET, lit.
Plainte des demoiselles de médiocre cruauté, sur la trop grande vertu des jeunes gens d'à présent.
CRISPIN.
Hélas ! Il n'y a jamais eu plainte plus mal fondée.
DU RIMET, lit.
Sur les chanteurs éternels des airs de l'Opéra.
CRISPIN.
Ah ! Que je suis aise qu'on en ait fait là-dessus. Je connais trois ou quatre servantes dans ce quartier qui me font enrager avec leur chantement perpétuel. Voilà toute leur conversation, et si on a un méchant demi-quart-d heure à leur parler sur une porte, cela se passe en chanterie.
DU RIMET, lit.
Sur la foison des carrosses à soufflet qu'on voit dans la ville et les faubourgs de Paris.
Cette diversité de sujets ! Cela est admirable. Sur ce que les bouts-rimés sont l'invention d'un esprit estropié, qui veut faire des invalides de tous les poètes.
Voilà un impertinent, celui-là...
Il déchire.
CRISPIN.
C'est cette diversité qui est admirable.
VALÈRE.
C'est peut-être là le plus raisonnable, car effectivement les vers ne peuvent être qu'estropiés dans ces manières extravagantes de les faire. Ils demandent une noble liberté pour être beaux...
DU RIMET.
Bon, bon.
Il lit.
Sur la magnificence des habits des procureuses du Châtelet.
CRISPIN.
Ha, le plaisant sujet pour un sonnet ! Et pourquoi du Châtelet ?
DU RIMET, lit.
Sur la multiplicité d'abbés sans bénéfice, d'avocats sans lettres, et de chevaliers sans croix.
CRISPIN.
Il est vrai qu'on ne voit autre chose, et si j'en étais crû on y mettrait ordre. Je voudrais, surtout, qu'on défendit les abbés.
DU RIMET lit.
Ce qu'une femme aime et souhaite le plus. ENIGME.
CRISPIN.
Je me doute bien de ce que ce peut être.
DU RIMET lit.
Congratulation à la Ville de Paris sur le peu de bigots qu'on y voit.
CRISPIN.
Ce sonnet a été fait par quelqu'un qui n'a jamais été à Paris.
DU RIMET lit.
Sur un mari qui n'oserait mettre sa femme dans un couvent, peur du bruit.
CRISPIN.
Ho ! Quand le mari le sait, tout le bruit est fait. Ceux qui les y mettent ne risquent rien du côté de la réputation ; elle est déjà flambée.
DU RIMET, lit.
Portrait de Messieurs de Trois Étoilles !
De qui est-ce ? Voyons.
Se voir juges des mots, censeurs de l'...orthographe,
Décider de quel ton il faut prononcer... Foin,
Être en guerre éternelle avec le... Baragouin.
Ha, j'entends. Ce sont gens pour qui j'ai beaucoup d'estime, et avec qui j'ai quelque relation. Je les veux prendre pour juges des premiers bouts-rimés que je proposerai. Si ce sonnet parle contre eux, il n'aura pas le prix.
Il passe aux autres.
Sur les réflexions d'une fille la veille de son mariage. À la louange de l'illustre Monsieur du Rimet.
Ha, ha, en voici un qui est beau.
CRISPIN.
Est-ce que vous l'avez lu ?
DU RIMET.
Non. Mais il est si bien écrit. Ah ! Il le faut lire.
Il lit.
À la louange de l'illustre Monsieur Du Rimet.
Sonnet.
35 | Parlez à Du Rimet de chiffre, d'...Orthographe, |
Parlez-lui de Paris, des champs, de blé, de... Foin,
Parlez-lui bon Français, parlez-lui... Baragouin,
Parlez-lui de sergent, parlez-lui de... Paraphe.
Vous voyez, notre ami, que tout le monde ne se moque pas de moi.
VALÈRE.
Si vous...
DU RIMET.
Laissez, laissez moi lire.
Parlez-lui de bouton on parlez-lui d'...Agrafe,
40 | Parlez-lui de museau, nez, gueule, bouche ou... Groin. |
Parlez-lui de la hache, ou parlez-lui du... coin,
Parlez-lui de tombeau, parlez-lui l'Épitaphe.
Voilà qui est beau.
CRISPIN.
Vous disiez que cela ne valait rien, de mettre toujours la même pensée dans le sonnet : Ce qu'est.
DU RIMET.
Ho ! Ici c'est une figure des plus belles, qui s'appelle répétition. Ceci est beau, diable !
Parlez-lui de cheval, parlez-lui de... Jument,
Parlez-lui d'espagnol, parlez-lui d'...Allemand,
45 | Parlez-lui de tirer, ou parlez-lui de... Courre. |
CRISPIN.
Mais qui veut-il qui vous parle de tout cela ?
DU RIMET.
Hé, tais-toi, ignorant. Ce sont des manières fines.
CRISPIN.
Oui. C'est que vous vous efforcez tant que vous pouvez à le trouver beau.
DU RIMET.
Point du tout. Cela vient naturellement.
VALÈRE.
Ho, il n'est rien de plus naturel que de trouver beau ce qui nous loue.
DU RIMET lit.
Parlez-lui de savant, de sages ou de... fous,
Parlez-lui de filets, de grilles, ou de... trous,
Du Rimet ne répond non plus qu'un... tire-bourre.
CRISPIN.
Vous avez bien voulu lire celui-là tout du long. Vous voilà payé de votre curiosité.
DU RIMET.
Comment ?
CRISPIN.
Et il Se moque de vous.
DU RIMET.
Ah ! Esprit bouché, il te faudrait un tire-bourre à toi pour te faire comprendre la finesse de cette pensée. C'est dommage qu'un sonnet soit si court. Il avait pris là un tour à remplir sans peine les bouts-rimés d'un poème de douze mille vers, et il était en beau train pour s'étendre sur mes louanges.
VALÈRE.
Et à quoi connaissez-vous que cela vous loue ? Vous ne répondez, dit-il, à rien. Est-ce que le silence ?...
DU RIMET.
Autre esprit bouché !... Et ne voyez-vous pas qu'un tire-bourre... Il ne dit mot... Mais il va au fond des choses... Il fouille partout... Ainsi moi... Je parle peu... Mais je ne laisse pas de pénétrer... Les plus grandes difficultés... Voilà ce que cela veut dire. En fait de bouts-rimés, il faut entendre à demi-mot. On ne s'explique pas comme l'on veut. Souvenez-vous que c'est là un beau sonnet. Ah le beau sonnet ! Je veux qu'il ait le prix. Voilà le sonnet qui aura le prix. Déchire, déchire tous les autres, Crispin, brûle, emporte ; je n'en veux plus voir. Le voila celui qui aura le prix.
Il jette tous les autres.
CRISPIN.
Est-ce pour rire ? Et s'il y en a un de meilleur parmi tant qu'en voilà ?
DU RIMET.
Quand ils seraient tous cent fois meilleurs. Voilà le sonnet qui aura le prix. Il ne peut point y en avoir de meilleur. Et, quand il y en aurait, cela est fait, l'arrêt est prononcé.
SCÈNE XIII.
Le Gascon, Du Rimet, Crispin, Valère.
LE GASCON.
Et donc ce prix ? Beut-on faire attendre cent ansse le monde ? Hem ?
DU RIMET.
Elle est donnée, Monsieur, la sentence, puisque vous appelez cela une sentence.
LE GASCON.
Et qui bous parle de sentence ? Je bous dis cela moi ? Je n'y songe pas seulement. Je bous demande si on beut donner ce prix abant la fin du monde.
DU RIMET.
Hé, il ne faut pas se plaindre : on n'a pris du temps que pour lire les sonnets.
CRISPIN.
C'est que Monsieur est peut-être pressé de quelque nécessité urgente, pour laquelle les dix mille écus feraient de quelque usage.
LE GASCON.
Mogrédi le vadin ! Je me soucie des dix mille écus comme de la voue de mes fouliers ; et si j'y ai pensé seulement, je beux que le diable me coupe le bout des doigts. Allez, allez, fi je fuis preffé, ce n'est que de l'embie d'acquérir gloire.
DU RIMET.
Et bien, Monsieur, cela est fait. Le sonnet qui doit avoir le prix est choisi.
LE GASCON.
Ha, cela est fait donc. Or sus, je m'en bas donques chercher un portefaix. En faudra-t-il deux ? L'argent est-il en or ? Hein ? [ 2 Portefaix : Homme dont le métier est de porter des fardeaux. [L]]
VALÈRE.
Comment ? Est-ce que c'est Monsieur qui a fait ce sonnet ?
LE GASCON.
Velle demande ! Je bois bien que bous ne me connaissez pas. Tenez. Sans boir. Le sonnet qui a gagné le prix est le portrait d'un galant homme. Je pensais à moi-même quand je l'ai fait. Il commence, Aboir lu les Roumans, entendre l'Ouftougraphe. Non point ?
DU RIMET.
Point du tout, ce n'est pas celui-là qui a eu le prix.
LE GASCON.
Prenez y vien garde. Il faut que bous bous manquiez ; je sais vien ce que je dis.
DU RIMET.
Je ne saurais me tromper, car je l'ai là.
LE GASCON.
Et que j'aurai travaillé pour le prix, moi ; et je ne l'aurai pas gagné ? Hé cadédis ! Que je me surprends de cela ! Et qui est lou fat de juge qui a choisi ? Hem ?
CRISPIN, montrant Du Rimet.
C'est Monsieur.
LE GASCON.
Et je n'ai pas eu le prix? Hem ?
DU RIMET.
Vous voyez.
LE GASCON.
Je me pensais vien entre moi-même qu'il y aurait de la fabur. Le cur me le disait. Oh vien, boila la première fois depuis trois cents ans qu'une âme de notre race a trabaillé pour un prix sans l'aboir. J'ai un frère qui a eu tous trois les prix aux jus fluraux de la Maison de bile de Toulouse, et un autre qui a eu ici le prix de Monsieur de Valfac. Mon cousin, qui n'a pas tant d'esprit que moi, y a eu aussi le prix de poésie. Mon père abait eu le prix de Caen. Mon grand père abait eu le prix de Rouen. Pour mon trifayeul, c'était la terreur des prix. Il avait eu tous les prix de l'Europe : et le prix de l'arquevuse, et le prix de l'oie, enfin toutes sortes et manières de prix. Et quant est des prix des collèges, nous abons dans un petit cavinet que nous gardons comme un vijou une vibliothèque de plus de trente mille voulumes qui n'est compousée que de prix. Tous mes aïeux en ont eu, et je puis dire que je suis descendu de prix en prix. Comment me présenter à ma famille après aboir manqué le prix ! Que diable ! C'est un sujet légitime à ma mère de me déshériter, et je ne sais ce qui me tient, bilam bieillard...
DU RIMET.
Pourquoi s'en prendre à moi ? J'ai choisi le sonnet qui m'a paru le meilleur. Et quand vous voudrez, je vous ferai voir (sans vous fâcher) que j'ai rendu justice.
LE GASCON, se reculant et mettant la main à son nez.
Ha ! Cadédis ! Quand bous me boudrez barler d'affaire, il faudra prendre le rendez vous chez un parfumur. On n'y tient pas. Allez. Je respecte botre âge, bous pouvez bous banter qu'il n'y a que bous capable de me refuser le prix ; mais tant pis pour bous. Je m'en bas faire imprimer mon sonnet et l'afficher par tous les coins des rues, et l'enboyer par toute la terre ; bous berrez.
SCÈNE XIV.
Valère, De Rimet, Crispin.
VALÈRE.
Voyez quelles extravagances il vous faut essuyer. Si l'auteur de ce sonnet que vous tenez allait être de même...
DU RIMET.
Ho, je suis en sûreté de ce côté là. Quiconque a fait ce sonnet là doit être un hounête homme, et je suis bien content de mon gendre. Va, Crispin, va publier dans tous les carrefours le sonnet qui a eu le prix, afin que l'auteur se présente.
Crispin s'en va.
VALÈRE.
Et vous moquez vous ? Songez que Lisandre...
DU RIMET.
Non. Cela est impossible. Je suis homme d'honneur, et dussai-je m'en repentir, me voila engagé au public.
VALÈRE.
Et qu'est-ce qui vous engage ? Serez-vous le premier ?...
DU RIMET.
Quand il y irait de ma vie, vous dis-je. Tenez, entendez-vous ? Voilà Crispin qui publie partout.
On entend le tambour.
SCÈNE XV.
Angélique, Du Rimet, Lisette, Lisandre, Valère.
ANGELIQUE.
He quoi, mon père ! C'est tout de bon que vous voulez me marier d'une manière si bizarre ?
DU RIMET.
Qu'est-ce à dire bizarre, friponne ? Vous appeliez votre père bizarre ?
LISETTE.
Et n'avez-vous point de honte aussi d'aller faire tambouriner votre fille dans ces rues ?
DU RIMET.
Est-ce elle qu'on tambourine, sotte ? Ce n'est que le sonnet du mari qu'elle doit avoir. Je ne pourrai pas faire tambouriner un sonnet de mon gendre futur ?
LISANDRE.
Eh, Monsieur, je me jette à vos pieds : laissez vous toucher à mon amour pour Mademoiselle votre fille.
DU RIMET.
Je le voudrais ; mais je suis engagé. Que ne fassiez vous un Bout-Rimé ?
VALÈRE.
Mais tout le monde ne fait pas des Bouts-Rimés, et puis vous avez un peu usé de surprise, on n'a su que vous vouliez donner votre fille que lorsqu'il n'était plus temps d'en faire ; encore faut-il considérer toutes choses.
DU RIMET.
Je suis engagé.
LISANDRE.
Voulez-vous me mettre au désespoir ?
DU RIMET.
Je suis engagé. C'est une espèce de contrat. Je ne m'en puis dédire. Je n'en démordrai point.
SCÈNE XVI.
Crispin, Du Rimet, Valère, Lisandre, Angélique, Lisette.
CRISPIN, accourant.
Vraiment il y a bien des nouvelles : vous ne tenez rien pour votre prix.
DU RIMET.
Quoi ! Ce gendre futur qui m'a loué si agréablement...
CRISPIN.
Ce gendre futur est une femme.
VALÈRE.
Une femme !
LISANDRE.
Voici quelque espérance.
DU RIMET.
Que me dis-tu ?
CRISPIN.
Que c'est un bout-rimé femelle qui a eu le prix.
DU RIMET.
Je n'en voulais que de mâles.
CRISPIN.
Je me doutais bien que c'était une femme qui avait fait ce sonnet-là ; il y avait trop de parlez, parlez, parlez...
DU RIMET.
Ce n'est pas que si j'ai d'un côté du chagrin pour mon prix, j'ai de l'autre de quoi me consoler pour moi-même. Il m'est glorieux de me voir ainsi loué par le beau sexe.
CRISPIN.
Hé, ne vous radoucissez point tant. C'est une femme qui n'entend point raillerie, qui dit qu'elle veut absolument avoir le prix, et vous l'allez bientôt voir vous le demander.
DU RIMET.
Et comment faire ?
CRISPIN.
Tenez. Vous ai-je pas dit ? La voila.
SCÈNE DERNIÈRE.
Lisandre, Du Rimet, Madame Lisandre, Valère, Angélique, Crispin, Lisette.
LISANDRE.
C'est ma mère ! Ha, ma chère Angélique, je commence d'espérer.
DU RIMET.
C'est un grand honneur pour moi, Madame, d'avoir été loué de vous.
MADAME LISANDRE.
C'est un grand bonheur pour moi, Monsieur, que mes ouvrages vous aient su plaire jusqu'à mériter le prix, à votre jugement.
DU RIMET.
Mais ce m'est un déplaisir sensible de ne pouvoir vous le donner, ce prix.
MADAME LISANDRE.
Mais ce me ferait un chagrin mortel de ne l'avoir pas. Pour votre fille, je demeure d'accord que je ne puis pas vous la demander ; mais pour les dix mille écus...
DU RIMET.
Cela est inséparable.
MADAME LISANDRE.
Inséparable ! Il fallait donc le dire dans les imprimés qui ont couru de votre proposition. Pensez-vous qu'un particulier ait droit de tromper ainsi le public, et de faire travailler le monde pour rien ? Je m'en va[i]s vous faire un bon procès tout à l'heure pour me faire compter dix mille écus. Ma cause est bonne, Monsieur.
LISANDRE, la retenant.
Ah ! Ma mère, cela se peut terminer sans procès. Monsieur du Rimet est trop honnête homme pour en vouloir. Mais si Mademoiselle sa fille est inséparable des dix mille écus, cédez moi vos droits : je prendrai la fille, et je vous donnerai l'argent, si vous le voulez.
VALÈRE.
Allons, Madame, faites un coup de générosité pour un fils qui a autant de mérite que celui-là.
MADAME LISANDRE.
Je suis mère, et je l'aime assez pour ne pas lui refuser ce que je puis lui accorder.
À du Rimet.
Monsieur, je cède mes droits à mon fils. En êtes-vous content ?
DU RIMET.
Hé bien. Mais je voudrais donc au moins que la minute des articles fut dressée en bouts-rimés.
LISANDRE.
Oh à cela ne tienne, Monsieur : allons y travailler.
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606
Notes
[1] Tire-bourre : Partie du tire-balle qui sert à extraire le papier de la cartouche. Instrument monté sur une hampe qui sert à extraire la charge des bouches à feu.
[2] Portefaix : Homme dont le métier est de porter des fardeaux. [L]