COMÉDIE EN TROIS ACTES, AVEC UN DIVERTISSEMENT.
Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre de la Comédie Italienne, le 5 Juillet 1743.
M. DCC. LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi
À PARIS. Chez la Veuve Duschesne, Libraire, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût.
Texte établi par Paul FIEVRE, mars 2018
publié par Paul FIEVRE, avril 2018
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:23.
Dans l'édition de mes Pièces de théâtre en quatre volumes, j'ai dit que celle-ci eut peu de succès dans sa nouveauté ; que le rôle de Félix fut joué par un des meilleurs acteurs, mais qu'il fallait dans ce rôle la figure, l'air et le ton ingénu d'un jeune homme de seize ans. Les Comédiens la redonnèrent à Paris et à la Cour à Fontainebleau, en 1764 ; jamais aucune de mes Comédies n'a fait plus de plaisir et n'a été plus généralement applaudie ; la figure, l'air et le ton de l'acteur qui jouait le rôle de Félix, y étaient assortis. La vivacité de Rosette contrastait avec le caractère doux et tendre de Léonor.
ACTEURS.
BÉATRIX, Dame Espagnole.
LÉONOR, fille de Béatrix.
ROSETTE, fille de Béatrix.
FÉLIX, jeune Espagnol.
OSMARIN, Sauvage noir.
DON GUSMAN, père de Félix, personnage muet.
TROUPE DE MATELOTS ESPAGNOLS.
La Scène est dans une l'Île Sauvage.
Le texte est tiré des Oeuvres complètes de M. de Saint-Foix, Tome premier, Chez La Veuve Duschesne, 1778, pp. 145-200
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
Léonor, Rosette, Félix.
LÉONOR.
Comment vous appelez-vous ?
FÉLIX.
Je m'appelle Félix.
LÉONOR.
Êtes-vous un homme ?
FÉLIX.
Oui.
ROSETTE, à Léonor.
Je ne crois pas ; car il ne ressemble en aucune manière à ce qu'on appelle des hommes dans cette île.
FÉLIX.
Vous ressemblez encore bien moins l'une et l'autre, aux femmes que je viens de quitter.
LÉONOR.
Sommes-nous plus à votre gré ?
FÉLIX.
Quelle comparaison ! Voici la première fois de ma vie que j'ai véritablement du plaisir à voir, à entendre ; je n'en connaissais point d'autre que la pêche et la chasse.
ROSETTE.
Quoi ? Dans votre île vous n'aviez point quelques jeunes personnes comme nous.
FÉLIX.
Vous êtes les premières blanches que j'aie jamais vues ; vous êtes les seuls objets qui m'aient enchanté ; je n'avais que des sauvages avec qui m'entretenir, des filles noires pour jouer avec moi, et mon père pour me gronder.
LÉONOR.
Oh ! Personne ici ne vous grondera.
FÉLIX.
Mon père est Espagnol.
ROSETTE, vivement.
Espagnol ! Notre mère est du même pays.
FÉLIX.
Je n'avais que quatre ans, lorsque nous fîmes naufrage.
ROSETTE.
C'est par un naufrage que nous nous trouvons parmi les sauvages ; et nous n'avions qu'à peu près cet âge-là, ma soeur et moi.
FÉLIX.
Quelle conformité dans nos aventures !
LÉONOR.
Ne vous fait-elle pas plaisir ?
FÉLIX.
Oui, en vérité. Allons, dites-moi donc aussi. Comment vous vous nommez ?
LÉONOR.
Je m'appelle Léonor.
ROSETTE.
Et moi, Rosette.
FÉLIX, les caressant.
Ma chère Léonor ! Ma belle Rosette ! Quelle différence de l'état ou je me trouve en cet instant, à celui où j'étais il y a une heure, lorsqu'un coup de vent a fait tourner la barque où je pêchais avec mon père. Ah, si je ne craignais pas pour lui, je serais bien aise à présent de mon accident !
ROSETTE.
Il faut espérer que par un bonheur pareil au vôtre, il aura aussi échappé à la tempête.
FÉLIX.
Plût au Ciel ! Je voudrais en être sûr, mais cependant sans l'aller retrouver ; je ne veux plus sortir d'ici.
LÉONOR.
Vous êtes donc bien content avec nous ?
FÉLIX.
Oh ! Si content, que je ne puis l'exprimer... Je voudrais vous embrasser.
LÉONOR.
Nous embrasser ! L'embrasserons nous, ma soeur ?
ROSETTE, vivement.
Eh pourquoi non, ma soeur ?
FÉLIX, les embrassant.
Ah, que cela est délicieux ! Ah, que je sais bon gré à la tempête !
LÉONOR.
Laquelle aimez-vous le mieux de Rosette ou de moi ?
FÉLIX.
Oh ! Je n'ai pas le temps de choisir ; je n'ai que celui de vous aimer toutes deux.
LÉONOR.
Félix est honnête.
FÉLIX.
Non, je parle naturellement. Il faut désormais ne nous plus quitter ; et si mon père, ayant aussi échappé à la tempête, comme je l'espère, vient à savoir que je suis ici, et veut m'obliger de retourner dans notre île, vous viendrez toutes deux avec moi.
ROSETTE.
Félix, cela n'est pas possible ; nous sommes au près d'une mère que nous aimons tendrement, et que nous serions bien fâchées d'abandonner ; nos jours et les siens ont été conservés par la protection d'un sauvage qui nous a prises en amitié et qui nous sert de père.
FÉLIX.
Votre mère est donc cette blanche qui m'a secouru dans mon évanouissement ?
ROSETTE.
Oui ; et cet homme noir qui était avec elle, est le sauvage dont nous vous parlons.
LÉONOR.
Nous soupirons depuis dix ans après le passage de quelque vaisseau qui puisse nous rendre à notre patrie ; seules dans cette île, vous pouvez juger de notre impatience ; mais je sens que je vais désormais attendre plus tranquillement. En tout cas, Rosette, nous emmènerions Félix avec nous ; ma mère n'aurait pas la barbarie de le laisser ici.
ROSETTE.
Non, certainement ; ma mère ne cherche que ce qui peut nous faire plaisir.
FÉLIX.
Dans mon île, j'attendais aussi toujours un vaisseau ; mais je m'en passerai bien volontiers désormais. Ne suis-je pas au comble du bonheur, puisque je ne dois plus vous quitter ?
LÉONOR.
J'aperçois ma mère et Osmarin qui viennent de ce côté ; éloignons-nous.
ROSETTE.
Pourquoi ? Allons leur faire part de la joie que nous ressentons.
LÉONOR.
Tu as raison... Cependant... Attends... Il me semble que la présence de ma mère nous gênerait sur bien de petites questions que nous avons encore à faire à Félix ; éloignons-nous, te dis-je ; si ma mère a besoin de nous, elle nous appellera.
SCÈNE II.
Béatrix, Osmarin.
OSMARIN.
Non, Madame, non, je ne saurais trop vous le répéter ; nous ferons les victimes de la complaisance que j'ai eue pour vous, d'arracher ce jeune blanc à la mort ; il causera notre perte.
BÉATRIX.
Pouvions-nous laisser périr cet infortuné fous nos yeux ? C'est un mouvement d'humanité que je n'ai pas du combattre un seul instant.
OSMARIN.
Mais, songez donc aux lois de cette île : on y éprouva longtemps les fureurs et la tyrannie des blancs : depuis que nous avons secoué leur joug, plus de grâce à espérer pour eux ; nous tâchâmes d'en exterminer la race ; nous préserve le Ciel d'en voir renaître une nouvelle ! Lorsque vous fûtes jetée sur cette côte, souvenez-vous qu'on allait vous immoler, vous et vos filles, et combien j'eus de peine à inspirer de la pitié pour votre sexe... Madame, nous ferons impitoyablement massacrés, si l'on découvre que nous avons reçu et conservé un blanc parmi nous.
BÈATRIX.
Mais, Osmarin, ce n'est que la crainte de voir s'élever une nouvelle race de blancs, qui rend les sauvages si barbares : pensez-vous qu'un inconnu, un malheureux, pour qui la feule compassion m'intéresse, puisse être un objet digne de mon alliance, et que j'aie jamais le dessein d'unir ce jeune homme à l'une de mes filles ?
OSMARIN.
Eh ! Madame, il les épousera, peut-être toutes deux : trêve de vanité dans une île sauvage; il n'y a point ici d'inégalité de rang ; le penchant, les désirs forment toute la convenance de nos mariages ; et l'amour en a bientôt réglé les cérémonies.
BÉATRIX.
En vérité, Osmarin.
OSMARIN.
En vérité, Madame, il fallait, par pitié pour vous, pour vos filles, pour moi, pour lui-même, le laisser périr, et ne pas nous exposer tous à des supplices cruels et inévitables, si nous sommes découverts.
BÉATRIX.
C'est un danger de peu de jours. Nous savons déjà que l'île qu'il habite, n'est éloignée de celle-ci que de quelques lieues. On viendra sans doute s'informer de lui ; en attendant, il nous est aisé de le cacher ; notre habitation est écartée ; les sauvages y viennent rarement...
OSMARIN.
Mais, en attendant, s'il aime vos filles ? S'il s'en fait aimer ?
BÉATRIX.
Oh ! Bannissez cette crainte, mon cher Osmarin ; je réponds de mes filles ; elles font trop bien nées...
OSMARIN.
Voilà une expression que je n'entends pas.
BÉATRIX.
Je suis sûre qu'elles ne se livreront point à des désirs, dont il m'est aisé de leur faire sentir toute la honte.
OSMARIN.
Peut-être n'est-il déjà plus temps de leur parler.
BÉATRIX.
Je ne me suis occupée que de leur éducation.
OSMARIN.
Je vais encore vous répondre en sauvage ; je n'ai pas une grande confiance en toute cette belle éducation. Ces enfants sont aimables ; ils se font vus ; ils se verront. Ils étaient ensemble, quand nous sommes arrivés en cet endroit ; ils ont fui à notre approche. Chez nous, il ne faut qu'un moment pour s'aimer : dans votre pays, je doute que toute la morale qu'on y débite, triomphe de ce moment-là.
BÉATRIX.
Allez, Osmarin ; fiez-vous à moi, vous dis-je, et soyez tranquille ; parcourez la côte ; quelque barque viendra sans doute réclamer ce jeune homme. Je vais cependant entretenir mes filles ; et vous verrez, par leur conduite, quelle est parmi nous la force de l'honneur et de cette éducation dont vous faites si peu de cas.
OSMARIN, en s'en allant.
Eh bien, Madame, nous verrons ; je souhaite ; plus que je ne l'espère, que mes craintes soient mal fondées.
SCÈNE III.
BÉATRIX, seule.
Le pauvre Osmarin raisonne en sauvage qui ne connaît que la Nature ; faisons venir mes filles. Une défense sévère de parler à ce jeune homme, serait ici d'une exécution impossible ; je me conduirai avec elles, suivant les découvertes que je ferai dans leur coeur.
Elle appelle.
Léonor ?... Rosette ?...
SCÈNE IV.
Béatrix, Léonor, Rosette, Félix.
LÉONOR et ROSETTE, accourant.
Ma mère ?
BÉATRIX.
Mes enfants, j'ai à vous parler ; Félix, éloignez-vous.
LÉONOR, vivement.
Eh ! Ma mère, pourquoi voulez- vous qu'il s'éloigne ?
ROSETTE.
Qu'avez-vous à nous dire où il puisse être de trop ?
FÉLIX.
Je ne saurais quitter mes bonnes amies.
BÉATRIX.
Allez, Félix... Allez, vous dis-je, obéissez.
SCÈNE V.
Béatrix, Léonor, Rosette.
BÉATRIX.
Je remarque avec chagrin, mes enfants, l'impression que fait sur vous ce jeune étranger ; vous n'êtes occupées que de lui ; vous avez de la peine à le quitter un instant.
ROSETTE.
Est-ce que cela peut vous fâcher, Madame ? Entourées sans cesse de ces vilains noirs, la rencontre de ce jeune blanc est un plaisir si nouveau, si charmant pour nous.
BÉATRIX.
Je fais que tout ce qui est nouveau, est en droit d'exciter votre curiosité ; mais cette curiosité satisfaite, il faut bannir toute familiarité entre vous et ce jeune homme, reprendre les occupations que je vous ai prescrites pour votre journée, ne le voir qu'aux heures où il pourra vous servir ; enfin ne le regarder que comme quelqu'un fait pour être votre domestique, et non pour être votre compagnie.
LÉONOR, vivement.
Mais, ma mère, je voudrais qu'il ne me servît qu'à être ma compagnie : sa figure, le son de sa voix, sa conversation, en lui tout me plaît, tout m'enchante.
BÉATRIX.
Léonor, votre vivacité m'effraye. Ma fille, ma chère fille, à quels chagrins, à quels malheurs vous vois-je prête à vous livrer ?
LÉONOR.
Moi, Madame ! Qu'ai-je à craindre ?
BÉATRIX.
La plus funeste de toutes les passions ; l'Amour.
LÉONOR.
L'Amour,une passion funeste ? Hélas ! Depuis que je suis née, je n'ai connu d'autre plaisir que de vous aimer, vous et ma soeur.
BÉATRIX.
Il n'est pas question de cette tendresse si légitime, de ce sentiment si pur que la Nature inspire, que le devoir entretient, que l'âge et la raison augmentent dans les coeurs vertueux, qui est le charme de la vie et le lien de toute société ; je vous parle, ma fille, de cet attrait honteux, où les faibles coeurs se laissent surprendre à la vue des hommes ; de cette inclination, de ce penchant fatal dont notre sexe ne saurait trop se défendre et qu'il semble que Félix commence à vous inspirer.
LÉONOR, timidement.
Il m'a plu, je l'avoue ; et je sens qu'après ma mère et ma soeur, il me ferait...
BÉATRIX.
Eh ! Vous voilà sur le bord du précipice ! Élevée dans ce désert, trompée par votre sensibilité naturelle et votre innocence, vous confondez l'amour et l'amitié ; vous ne distinguez pas les mouvements qu'il faut suivre, d'avec ceux qu'il faut rejeter ; Félix, votre soeur et moi, occupons également votre coeur ; mais, songez donc que ce Félix, étranger, inconnu, n'est peut-être qu'un vil esclave. Filles d'un des plus grands Seigneurs d'Espagne, vous êtes destinées, si nous revoyons jamais notre patrie, à des époux du rang le plus distingué. Quelle honte pour vous, pour moi, si l'éducation que je vous ai donnée, si le noble orgueil que tant d'illustres ancêtres doivent avoir transmis dans votre âme, ne vous défendaient pas contre une indigne passion ! D'ailleurs, sachez, mes enfants, qu'il n'est plus de bonheur, plus de joie, plus de repos pour un coeur dont l'amour s'est emparé ; les chagrins, le trouble, les remords le déchirent. Voilà ce que j'avais à vous dire pour prévenir les dangers où votre ignorance pouvait vous exposer ; je vous laisse y réfléchir. Puissions-nous enfin voir un terme à nos malheurs !
Elle sort.
SCÈNE VI.
Léonor, Rosette.
LÉONOR.
Rosette, je suis accablée de ce que je viens d'entendre ; mille idées confuses me troublent, m'agitent, se combattent, me désolent.
ROSETTE.
Quant à ces malheurs prétendus que l'amour cause, ma mère nous trompe certainement; je ne me suis jamais sentie si contente, si gaie, que depuis l'arrivée de Félix ; j'imagine mille plaisirs que sa compagnie nous procurera ; cette île si triste, si déserte, où je me trouvais si désoccupée, me paraît, depuis ce matin, peuplée, animée; il me semble que la verdure en est plus riante, et que dézormais j'aurai toujours quelque chose à faire.
LÉONOR.
J'éprouve tout ce que tu dis ; mais je sens encore. Tiens, Rosette ; ma mère n'a pas tant de tort sur le désordre que l'amour cause en nous, supposé que j'aie de l'amour ; car quoique je trouve, ainsi que toi, tout embelli dans cette île depuis que Félix y est ; quoique je goûte un plaisir inexprimable à le voir, à l'entendre, cependant toute ma gaieté ne m'invite point à rire ; je suis rêveuse malgré moi ; si je m'éloigne de lui un instant, je désire quelque chose; je viens le retrouver ; et je crois d'abord que c'est cela que je désirais ; mais quand je suis avec lui, que je le regarde, que je lui parle et que je lui fais bien des amitiés, je désire encore ; et alors j'ai beau chercher , m'interroger sur ce que je veux, je ne l'imagine point ; et cela me fait tomber dans une mélancolie... Entends-tu ce que je veux dire ?
ROSETTE.
Non... Pas trop bien ; mais parlons de ce que j'imagine. Tu vois avec quelle sévérité, quelle chaleur, ma mère nous a parlé sur le malheur d'aimer ; elle nous en a beaucoup plus dit qu'il n'y en a ; et je crois que j'en devine le motif. Tu sais, qu'elle nous entretient sans cesse de la différence prodigieuse que la naissance met entre les hommes ; qu'en Europe on ne vit qu'avec les personnes de sa sorte.
LÉONOR.
Il est vrai qu'elle nous le redit souvent.
ROSETTE.
Eh bien, toute sa crainte est que Félix ne soit de ces espèces de gens qu'on y appelle des gens de rien.
LÉONOR.
Oui, Rosette, voilà sans doute ce qui l'a engagée à nous faire tant de peur ; mais à quoi tout cela se réduit-il ? À savoir au plutôt quelle est la condition de Félix ; il y a plus à parier qu'il nous vaut bien, qu'à le croire indigne de nous par sa naissance : allons le chercher ; allons vite éclaircir un fait si important à notre bonheur.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
Béatrix, Osmarin.
OSMARIN.
Vous m'avez dit, Madame, que vous parleriez à vos filles, et que vous préviendriez, par vos avis et vos précautions, les malheurs que je ne cesse point de vous prédire.
BÉATRIX.
Je leur ai parlé, mon cher Osmarin ; je les ai instruites de la honte où les exposerait un malheureux penchant ; et je me flatte d'avoir écarté ces dangers qui vous paraissaient presque inévitables.
OSMARIN.
Pour étouffer leur inclination naissance, leur avez-vous dit, Madame, de donner à ce jeune blanc les témoignages de la plus vive tendresse ? Je viens de les surprendre au bord de la mer, tressant ses cheveux, les ornant de fleurs qu'elles arrachaient de leur propre parure, l'embrassant.
BÉATRIX.
Osmarin, qu'entends-je !... Mais c'est ma faute ; je ne leur en ai pas dit assez ; j'ai craint de les instruire p0ar mes remontrances mêmes, et de perdre leur précieuse innocence, par trop de précautions ; je leur ai permis de s'intéresser à des malheurs semblables aux nôtres ; elles ne comprennent pas la conséquence de ces caresses dont vous avez été le témoin.
OSMARIN.
Fort bien, et tout innocemment, sans y rien comprendre, leur petite inclination ira son train.
BÉATRIX.
Ah, de grâce ! N'achevez point de m'accabler.
OSMARIN.
Eh, de grâce ! Madame, ne différons donc plus ; et cédons à la nécessité. J'ai parcouru deux fois la côte ; j'espérais ; comme vous, que de l'île voisine on viendrait s'informer si ce jeune blanc n'était point sauvé, et qu'on nous délivrerait de ce malheureux auteur de toutes nos alarmes ; mais notre attente est vaine. Il faut un prompt remède à des maux qui nous menacent de si près ; il faut que l'Étranger périsse : je dois me charger de ce soin cruel ; préparez-y vos filles ; et défaites-vous vous-même d'une dangereuse pitié.
BÉATRIX.
Osmarin, vous me faites frémir ! Non, je ne souscrirai point à ce barbare sacrifice ; mais construisez au plutôt une barque où nous abandonnerons cette innocente victime aux caprices de la fortune et de la mer. N'est-ce pas être assez barbare ? Cependant pour empêcher que mes filles, dans ce court intervalle, n'achèvent de se livrer à un amour qui leur serait à jamais funeste, je vais, au lieu de remontrances et de préceptes, leur faire part du danger que nous courons ; je vais leur présenter leur mort, et celle de ce jeune homme, dans toute son horreur.
SCÈNE II.
Béatrix, Osmarin, Léonor, Rosette.
ROSETTE, vivement.
Vraiment, Madame, Félix n'est point du tout indigne de votre alliance ; vous en aviez jugé bien vite.
BÉATRIX.
Ma fille, il ne faut plus penser à Félix.
ROSETTE.
N'y plus penser ? Mais, Madame.
BÉATRIX.
Mais,voyons, que vous a-t-il donc dit ?
ROSETTE.
Il nous a positivement dit qu'il ne savait pas qui il était.
BÉATRIX.
Et c'est sur ce qu'il vous a assuré qu'il ignorait qui il était, que vous décidez.
ROSETTE.
Sans doute nous décidons, et nous devons décider qu'il sort d'un sang très noble. Oh ! Comptez que nous l'avons bien interrogé, et qu'à chaque mot nous réfléchissions mûrement ma soeur et moi.
BÉATRIX.
En vérité, ma fille.
ROSETTE.
De la patience et de la vertu, voilà ce que son père lui recommandait chaque jour. Or, vous voyez bien, Madame, que pour lui inspirer de la patience, il ne fallait pas l'instruire de la noblesse de son origine, et des avantages et des plaisirs qu'il devait espérer en Espagne : ces idées n'auraient servi qu'à le rendre encore plus malheureux dans une île sauvage, et plus impatient de revoir sa patrie. Voilà sans doute pourquoi son père lui a toujours caché l'éclat de sa naissance. D'ailleurs à un homme de rien, né pour servir, et : pour ne faire que les volontés des autres, à quoi bon tant recommander la vertu, une chose si belle ? On lui recommanderait de s'accoutumer au travail, à la fatigue. Il me semble que ce que nous vous disons, c'est raisonner.
BÉATRIX.
Non, mes filles, c'est aimer. Ah ! Mes enfants, combattez, étouffez un amour trop funeste. La malheureuse pitié qui m'a engagée à sauver les jours de Félix, nous expose à chaque instant aux plus cruels dangers. Telle est la haine, telle est l'horreur des Sauvages pour les peuples d'Europe, que s'ils découvraient ici un Espagnol, ils le massacreraient impitoyablement, et nous avec lui pour l'avoir sauvé. Je dois aux bontés d'Osmarin, que j'ai eu bien de la peine à fléchir, le seul choix qui soit permis à ma compassion. Il faut voir immoler Félix à nos yeux, ou l'abandonner demain à la merci des flots : jugez à présent de la douleur que votre amour doit me causer. Allons, Osmarin ; venez construire la barque ; et vous, mes enfants, ne vous écartez pas de notre habitation ; dites à Félix de se tenir caché; et redoutez la moindre approche des Sauvages.
Elle sort avec Osmarin.
SCÈNE III.
Léonor, Rosette.
ROSETTE.
C'est pour le coup qu'un vaisseau passerait bien à propos pour nous tirer d'embarras.
LÉONOR.
Demain nous ne verrions plus Félix ! Ah, Rosette !
ROSETTE.
Écoute ; Félix est fort joli ; mais il est fort vilain d'avoir toujours la mort devant les yeux.
LÉONOR.
Que tu as le coeur insensible !
ROSETTE.
Non, et si je voyais quelque moyen...
LÉONOR.
Il me vient une idée.
ROSETTE.
Eh ! Quelle ?
LÉONOR.
Tu connais cette grotte écartée où nous allons quelquefois prendre le frais ; menons-y Félix.
ROSETTE.
Tu as raison.
LÉONOR.
Nous lui préparerons une demeure tranquille dans les détours obscurs de la grotte.
ROSETTE.
Fort bien.
LÉONOR.
Nous lui ferons un lit.
ROSETTE.
Oui ; un lit.
LÉONOR.
Nous ornerons sa chambre de fleurs, de coquillages ; nous lui porterons à manger.
ROSETTE.
À merveille.
LÉONOR.
Nous passerons-là, avec lui, les moments les plus délicieux.
ROSETTE.
Certainement.
LÉONOR.
Cet asile sera impénétrable aux Sauvages : nous y serons à l'abri de toute crainte ; nous pourrons même quelquefois, les soirs, l'amener promener dans ces sombres et jolis bocages qui joignent notre habitation : une de nous fera sentinelle pour avertir au moindre bruit.
ROSETTE.
Je me fais de tout cela une idée fort agréable.
LÉONOR.
Tu approuves donc mon projet ? Que je t'aime ! Allons, allons vite le chercher. Mais le voici.
SCÈNE IV.
Léonor, Rosette, Félix.
LÉONOR.
Félix, savez-vous tous les dangers que nous courons pour l'amour de vous ?
FÉLIX.
Votre mère vient de m'en instruire. Serait-il possible que mon arrivée dans cette île, qui semblait m'annoncer de si beaux jours, attirât de si grands malheurs ?
LÉONOR.
Nous avons tout à craindre ; mais cependant, par les mesures que nous allons prendre, j'espère que nous serons tous en sûreté, sans qu'il soit besoin de vous éloigner de nous.
ROSETTE, à Félix.
Il faudra que vous nous amusiez bien, pour reconnaître toutes les obligations que vous nous aurez.
FÉLIX.
Si vous vous plaisez toujours, l'une et l'autre a rendre quelqu'un parfaitement heureux, ce plaisir, le seul que je puisse vous procurer, ne vous manquera jamais.
LÉONOR.
Félix, apprenez que votre reconnaissance ne doit pas être si égale entre nous : c'est moi qui ai imaginé le moyen de vous garder ici ; Rosette ne trouvait d'autre remède à nos craintes, que le passage d'un vaisseau qui nous remenat tous en Espagne.
ROSETTE.
Sans doute ; et Rosette pense encore qu'il n'y a véritablement que celui-là de sûr. D'ailleurs, je l'avoue, Félix m'a donné une envie de voir l'Espagne, que tous les regrets et les pompeuses descriptions de ma mère, ne m'avaient jamais inspirée.
LÉONOR.
Félix produit en moi un effet tout contraire. L'Espagne, qui jusqu'à ce jour a été l'objet de tous mes désirs , me devient indifférente ; et je sens que ma patrie sera désormais partout où je le verrai.
ROSETTE, d'un ton dédaigneux.
Il faut que vous ne le trouviez guère aimable ; pour ne pas souhaiter d'être dans des climats où tout le monde lui ressemble ?
LÉONOR, du même ton.
Il faut que vous l'aimiez bien peu, puisqu'il ne remplit pas seul tous vos souhaits.
ROSETTE, même ton.
Félix me plaît beaucoup ; et je crois qu'il doit m'avoir obligation de l'envie qu'il me donne de voir son pays.
LÉONOR, du même ton.
Il doit donc me savoir bien mauvais gré ; car je pense tout différemment... En vérité, ma soeur, vous avez des raisonnements...
ROSETTE.
Qui valent bien les vôtres.
FÉLIX.
Voilà une belle dispute ! Vous êtes toutes deux d'accord, si vous m'aimez.
LÉONOR, d'un ton piqué.
Vous êtes content de tout. Vous nous aimez donc bien également ?... Eh bien ! Félix, il faut choisir.
FÉLIX.
Pourquoi choisir, lorsque vous me plaisez l'une de l'autre, et que cependant mes sentiments ne sont pas les mêmes ?
LÉONOR.
Expliquez-vous ; je ne vous entends pas.
FÉLIX.
Comment me faire entendre ? Ai-je eu le temps de m'expliquer à moi-même des sentiments tout nouveaux pour moi ? Sûrement, à vous deux, vous occupez tout mon coeur ; mais c'est d'une manière différente : l'une enchante mon âme ; l'autre y porte la gaieté, l'enjouement ; je voudrais toujours rencontrer Rosette, et ne quitter jamais Léonor.
ROSETTE.
Je suis assez contente de mon partage.
LÉONOR.
Je ne le suis pas du mien. En un mot, Félix, si Rosette et moi partions chacune de notre côté, laquelle suivriez-vous ?
FÉLIX.
Ah ! J'irais, sans balancer, avec vous. passer notre vie à regretter Rosette.
LÉONOR.
Ses réponses me désolent ; et je ne saurais m'en fâcher.
ROSETTE.
Comment ? Vous voudriez qu'il eût de la haine pour moi ?
LÉONOR, avec impatience.
De la haine ? Mais, ma soeur, je ne sais à qui vous en avez aujourd'hui ; vous êtes d'une humeur que je ne vous ai jamais vue.
FÉLIX.
Ah ! Léonor, ne vous chagrinez pas !... Je vous aime... de préférence à tout.
LÉONOR, gaiement.
Voilà répondre. Rosette, je te demande pardon ; allons, ma petite soeur, allons tout préparer pour l'exécution de notre projet.
ROSETTE.
Oh ! Puisqu'il vous aime de préférence à tout, et que vous êtes si fâchée qu'il ait la moindre amitié pour moi, c'est à vous seule à le cacher : je serais bien sotte d'exposer ma vie pour des gens qui ne m'aiment pas.
FÉLIX.
Rosette, en vous aimant moins que Léonor, je puis vous aimer encore bien tendrement.
LÉONOR, la caressant.
Ma chère Rosette, aurais-tu le coeur assez dur pour voir partir Félix, faute de m'aider ? Dès qu'il me consulte pour t'aimer, je veux désormais qu'il t'aime à la folie.
ROSETTE.
Je suis trop bonne ; je me sens attendrir, je ne sais comment, sans être persuadée ; car songes donc que nous manquons peut-être à l'honneur, que nous risquons notre vie.
LÉONOR.
Oh ! Tu fais des réflexions à présent.
ROSETTE.
C'est peut-être une cruauté pour Félix même que de le retenir.
LÉONOR.
Félix, qu'en pensez-vous ?
FÉLIX.
Quels périls n'affronterais-je pas pour passer un instant de plus avec vous ?
LÉONOR, prenant Rosette sous un bras, et Félix sous l'autre.
Allons, allons, ma Rosette ; ne perdons pas des moments précieux.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
BÉATRIX, seule.
Demain la barque fera achevée ; demain nous abandonnerons Félix à la merci des flots ; mais en quel état cruel vont demeurer mes filles ! Léonor surtout, dont l'âme me paraît plus sensible mourra peut-être de douleur dans mes bras. Que faire, que lui dire encore pour calmer le désespoir dont elle sera saisie ? Il me reste une ressource dans cet amour propre si naturel à notre sexe ; l'ignorance et l'extrême simplicité de ces enfants m'en fournissent l'idée : séparées, presqu'en naissant, du reste de l'Univers, elles n'ont jamais vu que ce désert.... les voici ; employons cet utile et bizarre stratagème.
SCÈNE II.
Béatrix, Léonor, Rosette.
ROSETTE.
Je commence à croire qu'Osmarin est jaloux de Félix ; il travaille àvla barque avec une ardeur.
LÉONOR.
Ma mère, je vous aimerai ; je respecterai vos volontés jusqu'au dernier instant de ma vie ; mais c'est ordonner ma mort, que de vouloir me séparer de Félix. Depuis que vous nous avez instruites du danger que nous courons à cause de lui, nous lui avons préparé, ma soeur et moi, un asile impénétrable au fond d'une grotte ; d'ailleurs, vous savez que les Sauvages viennent rarement du côté de notre habitation ; de grâce, ma mère, laissez-vous fléchir.
BÉATRIX.
Non, ma fille, non ; l'arrêt est irrévocable ; Félix, partira demain.
Les regardant avec attention, et marquant quelque surprise.
Hélas ! Indépendamment du danger où nous serions sans cesse exposées, s'il restait ici, je vois déjà sur votre visage, à l'une et à l'autre, l'indispensable nécessité de presser son éloignement.
LÉONOR.
Sur notre visage !
ROSETTE.
Eh ! Qu'y voyez-vous ?
BÉATRIX.
La blancheur de votre teint commence à s'altérer ; et certainement je n'attendrai pas que des signes plus évidents annoncent le peu de fruit de mes remontrances.
LÉONOR.
Mais, que voulez-vous dire, ma mère ?
ROSETTE.
Vous m'effrayez !
BÉATRIX.
Ah ! Mes enfants, dans ces Sauvages, dont la figure vous paraît si étrange, vous voyez tous les jours les funestes effets du poison que l'amour veut vous présenter.
LÉONOR.
Comment ?
ROSETTE.
Quoi, ce serait l'amour qui les rendrait si noirs si laids ?
BÉATRIX.
Eh ! Qui pourrait causer en eux ce prodigieux changement, que la plus vive, la plus impérieuse et la plus dévorante de toutes les passions ? Apprenez que le feu que l'amour allume dans l'âme, est d'une telle ardeur, qu'il se manifeste bientôt au dehors.
LÉONOR.
Ô Ciel !
ROSETTE.
Ah, ma mère !
BÉATRIX.
Jugez tout ce que j'ai souffert, depuis que je vous vois sans cesse au moment d'y livrer votre coeur.
ROSETTE.
Le changement que vous remarquez en nous est-il déjà bien sensible, bien choquant ?
BÉATRIX.
Non, je ne veux point vous tromper ; il échapperait peut-être à des yeux moins intéressés que les miens ; mais, dès qu'il commence, le progrès en est rapide.
ROSETTE.
Un vrai repentir réparerait-il le désordre qui est déjà fait ?
BÉATRIX.
Oui, sans doute.
LÉONOR.
Mais, ma mère, ne nous avez-vous pas dit mille fois, qu'en Europe on était blanc ? Il n'y a donc point d'amour dans ce pays-là ?
BÉATRIX, embarrassée.
Il en est... peu d'exemples ; et il est... aisé de vous en rendre raison. Dans un pays policé en réfléchissant sur les inconvénients des passions, en s'affermissant de bonne heure dans des principes de vertu et de modestie, on parvient aisément à étouffer les mouvements déréglés du coeur ; d'ailleurs, une suite continuelle d'occupations toujours variées, des assemblées, des spectacles, de plaisirs de toute espèce, des objets nouveaux qui se succèdent à l'infini, n'y permettent guère de s'occuper longtemps et uniquement du même objet : on y jouit donc ordinairement toute la vie de la paix de l'âme et des avantages de la beauté ; au lieu que des Sauvages, noyés dans l'ennui, plongés dans les horreurs de la solitude, privés d'éducation, se livrent sans réflexion à l'instinct aveugle de la Nature.
ROSETTE.
Oh ! Que désormais je vais être bien en garde contre la moindre petite tentation !
BÉATRIX.
Heureusement, le sentiment que vous éprouvez pour Félix, ne tient qu'à la nouveauté, à la curiosité ; c'est ce qu'on appelle un goût passager ; mais, dans ce désert où vos n'avez rien qui puisse vous distraire, aucuns amusements, aucuns plaisirs, ce goût passager pourrait devenir une vraie passion, et toute aussi dangereuse, et toute aussi violente qu'elle l'est dans les Sauvages.
LÉONOR.
Madame, ce changement que l'amour cause ; est-il plus longtemps à paraître dans les hommes que dans nous ?
BÉATRIX, malignement et d'un ton ingénu.
C'est ordinairement par eux, comme de raison, qu'il commence ; il n'est point de femme assez mal née pour aimer la première ; j'ai été surprise de ne remarquer aucun changement dans Félix.
LÉONOR, avec dépit et douleur.
Il ne m'aimait point !...
BÉATRIX.
Je vous laisse, mes enfants ; vos visages font encore assez jolis pour me rassurer contre les risques d'un seul jour. Je vais examiner sur la côte, s'il ne paraît point quelque barque ; j'espère toujours qu'on viendra réclamer ce jeune homme.
SCÈNE III.
Léonor, Rosette.
ROSETTE.
Me voilà bien corrigée de mon empressement à retenir Félix. Vous voyez, ma soeur, comme je me suis prêtée, en votre faveur et sans intérêt pour moi, à tout ce que vous avez voulu faire pour le garder avec nous, en dépit de ma mère ; mais ces jolis gens-là font trop dangereux ! Comment donc? Ils plaisent, ils amusent ; on prend du goût pour eux, on s'y livre ; et bientôt on devient noire, hideuse pour le reste de ses jours ; oh ; il peut partir.
LÉONOR.
Ah, Rosette, qu'il parte ! Je ne l'ai jamais vu si joli qu'au moment où je viens de le quitter, et où je le croyais le plus amoureux.
ROSETTE.
Pardi, nous l'avons échappé belle, si nous l'avons échappé ; car attends... Voyons... Tourne-toi... Regarde-moi bien... Je te parlerai vrai... Tu me sembles la même. Et moi, Léonor ? Parle-moi avec la même sincérité ; ne me trouve-tu rien, rien du tout d'extraordinaire ?
LÉONOR.
Non.
ROSETTE.
Tant mieux ; m'en voilà donc sauvée... Le voici ; je ne veux pas même hasarder de le regarder.
LÉÓNOR, d'un ton de dépit.
Oh ! Je le regarderai, moi ; et je t'assure qu'il n'y aura pas de risque, tandis qu'il fera aussi beau.
SCÈNE IV.
Félix, Léonor, Rosette.
FÉLIX.
Je viens de rencontrer votre mère : je me suis jeté à ses pieds ; je lui ai demandé la mort que je préfère à mon éloignement ; je l'obtiendrai d'Osmarin ; et je n'aurai du moins quitté cette île délicieuse qu'avec la vie.
LÉONOR, à part.
Quelle fausseté ! Il embellit à vue d'oeil. Ah ! Qu'il m'aurait touchée il n'y a qu'un instant !
ROSETTE.
Tenez, Félix ; vous êtes à présent bien affligé, je veux le croire ; mais c'est l'affaire de peu de jours ; la moindre dissipation vous consolera.
FÉLIX.
Rosette, que veut dire ce ton ironique ? Mais d'où vient la froideur de Léonor ? Ah ! Ma chère Léonor, comme vous me regardez ! Qu'ai-je donc fait ?
LÉONOR, d'un ton piqué.
Je ne vous reproche rien. Conservez, conservez votre jolie figure ; je tâcherai aussi que la mienne ne change pas ; je rougis du risque que j'ai couru ; et je veux du moins m'en garantir avant votre départ.
FÉLIX.
Que voulez-vous dire, Léonor ? Avec quelle aigreur vous parlez à Félix.
ROSETTE, vivement.
Je vais vous expliquer tout ceci ; car vous vous disputeriez quatre heures sans vous comprendre. Nous venons d'apprendre le secret de l'Amour, que nous ignorions ; quand on se cherche sans cesse et qu'on n'a de plaisir qu'à se voir, à se parler, à être ensemble, on a de l'amour ; or, quand on a de l'amour, on devient noir et tout-à-fait hideux ; voila pourquoi tout le monde est ici noir et vilain, parce que ce font des Sauvages grossiers ; mais en Europe, presque tout le monde est blanc et joli, parce qu'on a de la vertu et de l'éducation.
FÉLIX.
Quel conte ! Mon père ne m'a jamais dit un mot de cet étrange effet de l'Amour.
ROSETTE.
Vraiment, ma mère ne nous en avait aussi jamais parlé ; elle vient de nous l'apprendre par forme de conversation, et seulement à cause de l'occasion.
FÉLIX.
Comment le puis-je croire, si Léonor me trouve encore blanc ?
LÉONOR, d'un ton piqué.
Oh ! Félix, vous l'êtes.
ROSETTE.
Vous voyez à présent pourquoi ma soeur est fâchée ; plus vous lui dites que vous l'aimez, plus elle vous trouve joli ; et c'est une preuve que vous mentez.
LÉONOR.
Rosette, en voilà trop ; Félix part demain ; le plaisir d'avoir une figure charmante, le consolera sans doute ; et j'espère que je n'aurai pas la honte qu'il me voie enlaidie.
FÉLIX.
Léonor, vous êtes cent fois plus aimable que moi ; et je n'ai pas le courage de vous le reprocher. Mais quel est donc le sentiment qui donne la force de mourir plutôt que de vous quitter, et qui ne peut pas me rendre noir ?
ROSETTE.
C'est un goût passager.
FÉLIX.
Ce goût passager est bien vif. Quoi ? Léonor ; si je devenais comme ces Sauvages, vous m'en aimeriez davantage !
LÉONOR.
Ingrat, en pouvez-vous douter, puisque je vous aime encore, tout charmant que vous êtes ?
FÉLIX.
Eh, puis-je n'avoir pas tous les signes de l'amour, lorsque je le sens vivement dans mon coeur !... Béatrix vous trompe ; elle abuse de votre innocence.
ROSETTE.
Eh ! Mon Dieu, non ; car enfin ce n'est plus pour nous empêcher de vous aimer ; c'est au moment que vous allez partir, et que nous ne vous verrons plus, qu'elle nous parle de cet étrange effet de l'amour ; si ce n'était pas une expérience, serait-il naturel que ma mère ?...
LÉONOR.
Mais, Rosette, je fais une réflexion ma mère est blanche.
FÉLIX.
Et mon père est blanc.
LÉONOR.
Cependant ils ont été mariés.
ROSETTE.
Oui, vraiment... Cela se contredit... Mais, non ; vous verrez que c'est qu'elle n'a point eu d'amour pour son mari, non plus que le père de Félix pour sa femme.
LÉONOR.
Est-ce qu'on se marie sans s'aimer ?
ROSETTE.
Il faut bien que cela soit ; apparemment qu'il suffit d'un goût passager...
On entend beaucoup de bruit derrière le Théâtre.
Mais, qu'entends-je ? Quel bruit ?...
LÉONOR, effrayée.
Ô ciel ! Serait-ce les Sauvages ? Où cacher Félix ? Ils vont l'immoler a mes yeux !
SCÈNE V.
Béatrix, Léonor, Félix, Rosette.
BÉATRIX, dans les transports de la joie la plus vive, embrassant ses filles et Félix.
Félix !... Mes filles !... Mes enfants ! Mes chers enfants !... Tous nos malheurs sont finis ! Le ciel a surpassé mes voeux. Je me promenais sur le rivage ; j'aperçois une chaloupe ; elle aborde ; elle est remplie d'Espagnols ; le père de Félix est à leur tête.
FÉLIX.
Le ciel me rend mon père !
BÉATRIX, rapidement.
Oui, mon cher Félix ; et il semble que votre barque n'ait péri ce matin, que pour nous réunir tous. Jeté par les vagues sur un rocher, votre illustre père y succombait à sa douleur, lorsqu'il aperçoit un vaisseau ; il fait des signaux ; on envoie à son secours ; quelle heureuse surprise ! Ce vaisseau est Espagnol et ramène des Indes le Vice-roi qui lui avait succédé. Il se sert de la chaloupe pour venir à cette île ; il n'ose se livrer et ne peut se refuser à l'espoir de vous retrouver. Jugez de ma joie, de mon ravissement en reconnaissant en lui Don Gusman de Mendoce, un ancien ami, un parent. Je lui rends un fils ; je lui donne une fille ; car, mes enfants, vous pouvez désormais abandonner vos coeurs à tout leur penchant ; il est d'accord avec l'honneur ; Léonor est l'aînée; elle m'a paru la plus tendre.
FÉLIX.
Ah ! Madame, quoique mon coeur soit bien, éloigné d'être coupable, puis-je espérer que Léonor me pardonnera lorsque les apparences sont contre moi ?...
BÉATRIX.
Quelles apparences contre vous ? Quel pardon ? Que voulez-vous dire?
ROSETTE.
Eh ! Regardez-le ; vous voyez bien qu'il n'a pas le teint d'un homme amoureux. Ma soeur à qui vous avez dit qu'elle était déjà un peu changée, a-t-elle tort d'être honteuse de ses avances ?
BÉATRIX.
Pardonnez, mes enfants, une innocente tromperie dont ma tendresse ingénieuse s'est avisée pour intéresser votre amour-propre à l'éloignement de Félix.
LÉONOR.
Quoi, ma mère, vous nous trompiez ? On peut aimer sans devenir laide ?
BÉATRIX.
Un véritable et légitime amour ; loin de défigurer les traits, donne de nouvelles grâces à la beauté.
ROSETTE, à Béatrix.
L'Espagne m'offrira sans doute des partis dignes de votre approbation ; et puisqu'on peut aimer sans cesser d'être jolie, je sens que j'aimerai tout comme une autre.
SCÈNE VI ET DERNIÈRE.
Osmarin, Don Gusman, Béatrix, Léonor, Félix, Rosette, Troupe de matelots espagnols.
FÉLIX, courant à Don Gusman.
Ah, mon père !
DON GUSMAN, l'embrassant.
Mon fils ! Mon cher fils !...
À Béatrix qui lui présente ses filles.
Madame, quels heureux moments ! Osions-nous les espérer !
OSMARIN.
Vous aurez tout le temps de vous féliciter dans le vaisseau. Ces Matelots, avant de vous embarquer, veulent célébrer par une petite fête cet heureux événement. Allons, mes amis, commencez ; rions, chantons, dansons, divertissons nous.
DIVERTISSEMENT.
DUO.
AIR : en Duo.
Rien n'est si trompeur
Que l'extérieur :
Quel bonheur,
Si la malice et la candeur
5 | Avaient chacune sa couleur ! |
Si la noirceur
Du coeur
Passait sur les visages
Ah ! que de laids personnages
10 | On trouverait à tous instants ! |
Cinquante noirs contre deux blancs.
VAUDEVILLE.
CHANTEURS DU VAUDEVILLE.
Du bel esprit au vrai génie,
Du tintamarre à l'harmonie,
De la suffisance au savoir,
15 | Quoique la brigue emporte la balance, |
C'est la différence
Du blanc au noir.
Pendant le jour, la jeune Lise
Pleure un mari comme Artémise ;
20 | Mais, vers le soir, un tendre amant, |
De sa contrainte en tapinois la venge ;
Et la veuve change
Du noir au blanc.
Près d'une Agnès qu'il veut surprendre
25 | Un Petit-Maître est soumis, tendre ; |
D'un rien il se fait un devoir :
La pauvre dupe est-elle en sa puissance ?
C'est la différence
Du blanc au noir.
30 | Quand j'aperçois venir ma mère, |
Je prends un air froid et sévère ;
Du doigt j'impose à mon amant :
Sommes-nous seuls ? L'Amour se récompense ;
C'est la différence
35 | Du noir au blanc. |
Climène a fini sa toilette ;
Elle est d'une beauté parfaite ;
Et quitte à regret son miroir :
Qu'on la surprenne avant sa prévoyance ;
40 | C'est la différence |
Du blanc au noir.
Des agréments de l'hyménée
Les filles se font une idée
Qui les prévient d'un grand espoir :
45 | Combien diront, après l'expérience. |
C'est la différence
Du blanc au noir !
Une blonde avait mon suffrage ;
Mais de ses fers je me dégage ;
50 | Une brune obtient le mouchoir : |
50 | Qui m'a conduit à pareille inconstance ? |
C'est la différence
Du blanc au noir.
À nos jeux ; la sombre Critique
Vient pour fronder pièce et musique ;
55 | L'Auteur, l'Acteur, tout s'en ressent ; |
Mais du Public, la flatteuse indulgence
Fait tourner la chance
Du noir au blanc.
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