OPUSCULE DRAMATIQUE
M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.
De SACY, Claude-Louis-Michel de
À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.
publié par Paul FIEVRE, juin 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:05.
PERSONNAGES
MONSIEUR DE FOLLEVILLE, jeune Conseiller dans un Conseil Supérieur de Province.
GRUGEON, Secrétaire de Monsieur de Folleville.
PERSAC, plaideur.
FRIPONNEAU, procureur.
FRIPONNEAU, Valet de Grugeon.
La Scène est dans une Ville de Province.
Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Le Retour du distrait, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 279-296.
LE SECRÉTAIRE
SCENE PREMIÈRE.
Persac, La Fleur.
PERSAC.
Mon cher La Fleur, Monsieur Grugeon est-il ici ?
LA FLEUR, durement.
Non, Monsieur.
PERSAC.
Vous savez, mon bon ami, que je suis déjà venu cinq fois sans pouvoir lui parler.
LA FLEUR.
Tant pis pour vous, il n'est point au logis.
PERSAC.
Quoi ! Mon cher la Fleur, tu ne pourrais pas faire en sorte qu'il y soit ?
LA FLEUR.
Je vous ai déjà dit qu'il était sorti.
Persac met la main dam sa poche.
Du moins il me semble l'avoir vu sortir.
Persac tire sa bourse.
Attendez... Je crois que je l'ai vu rentrer.
Persac lui donne un écu.
Je n'en suis pas encore bien sûr : il pourrait bien n'y pas être ; car il entre, il sort...
Persac lui donne un autre écu.
Ah ! Je vois fa canne et son chapeau. Je suis maintenant très certain qu'il est ici : attendez , je vais l'avertir.
SCÈNE II.
PERSAC, seul.
Que d'argent il faut semer pour obtenir justice ! Échappé des mains de mon Procureur, je tombe entre celles du portier, du valet-de-chambre, du secrétaire de mon Juge ! Tous me dépouillent en détail : et quel est mon espoir ? Que puis-je attendre d'un tribunal nouveau, formé à la hâte ? Quel est mon rapporteur ? Un jeune étourdi, à peine sorti du collège, qui disait l'autre joue que, dans ma cause, il allait faire, comme les médecins , experimentum in anima vili ! Je sais bien que ce n'est pas lui qui jugera ; c'est son secrétaire. Mais que ce maudit homme vend cher le suffrage de son maître ! Il a eu l'adresse de me faire savoir que mes adversaires lui ont donné cinquante louis : ma cause est perdue, si je ne les efface pas en générosité. Cependant faut-il que je me laisse enlever un bien que ma famille possède depuis si longtemps ? Allons, faisons un dernier effort... J'entends quelqu'un ; c'est Monsieur Grugeon lui-même.
SCÈNE III.
Grugeon, Persac.
GRUGEON.
Eh bien, Monsieur, de quoi s'agit-il ? Soyez clair, soyez court. J'ai ici des familles opprimées qui attendent justice ; et chaque moment, que je vous donne, est un larcin que je leur fais.
PERSAC.
Il s'agit du fief de Roseville, que mes aïeux et moi nous possédons depuis trois cents ans, et dont on veut me dépouiller.
GRUGEON.
Vos adversaires vous opposent des titres incontestables.
PERSAC.
Je soutiens que ces titres sont douteux, et mon antique possession ne l'est pas.
GRUGEON.
Vous n'avez encore fait aucune objection qui puisse infirmer leur validité.
PERSAC.
Monsieur, en voici une assez forte.
Il met sur la table un rouleau de vingt-cinq louis.
Premièrement, ces titres que l'on prétend être anciens, ne portent aucun caractère de vétusté.
GRUGEON.
Ils ne portent aucun caractère de vétusté !
Il pèse le rouleau dans ses mains.
Cette objection en effet est de quelque poids. Mais vos adversaires l'ont prévue ; ils y ont répondu d'avance, et d'une manière qui paraît victorieuse.
PERSAC.
Je le fais : mais je crois que la seconde objection que je vais faire pourra balancer leurs raisons.
Il met encore un rouleau de vingt-cinq louis sur la table.
Ces titres sont d'un style très pur ; l'orthographe en est moderne ; et l'on n'écrivait point ainsi dans le temps où ils veulent que le Fief de Roseville leur ait été légué.
GRUGEON.
Ce que vous me dites
Il prend le rouleau.
me paraît convaincant. Mais il faut plus d'une objection de cette farce-là, pour détruire de pareils titres. D'un côté, une antique possession ; de l'autre, des titres au moins très apparents ; un droit égal des deux côtés, des deux côtés une égale probité, la même bonne foi. Je balance, j'hésite, je ne sais à quoi me décider. Avouez, Monsieur, que la conscience d'un juge, et surtout celle de son secrétaire, est bien embarrassée en pareil pas.
PERSAC, à part.
Je le crois bien : mes adversaires t'ont donné cinquante louis, je t'en donne cinquante ; il est évident que le bon droit est égal de part et d'autre. Bientôt il ne le sera plus.
Au Secrétaire.
Monsieur, le fief dont il s'agit, n'est point celui dont il est question dans les titres ; et voilà ma dernière batterie. Vous connaissez la carte du fief d'après les titres ; je vais vous la faire d'après le terrier de Roseville, et vous jugerez vous-même de la différence.
Il ouvre une bourse, et marque sur la table avec des louis tous les objets qu'il indique dans la carte.
Voici d'abord trois bornes vers l'Orient, qui forment un triangle. Ici est une colline, que je représente par ce petit monceau de louis.
GRUGEON.
Fort bien, j'entends cela, je le vois ; je la touche au doigt et à l'oeil, et la description faite dans les titres était d'une obscurité impénétrable. La colline, dont il y est parlé, ne ressemblait pas à celle-là : il s'en faut bien... Poursuivez.
PERSAC.
Du pied de cette colline part un ruisseau qui borne tout le Nord, et que j'indique assez par ces quinze louis qui vont en serpentant.
GRUGEON, à part.
Ce ruisseau-là est un pactole. [ 1 Pactole : Petite rivière de Lydie, sortait du mont Tmolus. Elle chariait beaucoup de paillettes d'or. Suivant la fable, elle possédait cette propriété depuis que Midas, qui transformait tout ce qu'il touchait en or, s'était baigné dedans. [B]]
À Persac.
En vérité, Monsieur, le plus habile feudiste, après vingt ans d'exercice, ne ferait pas mieux la description d'un dief ; vous m'étonnez ; vous me persuadez. Continuez... [ 2 Faudiste : Homme versé dans la matière des fiefs. [L]]
PERSAC.
Ce ruisseau va se jeter dans un étang, qui forme un losange, qui couvre l'Occident, et que je marque par ces trente louis.
GRUGEON.
Bien, très bien. Un Géometre n'aurait pas mieux fait un losange... Mais il me semble que votre fief est à-peu-près carré, et que ce losange qui correspond à l'Orient doit être un peu plus long.
PERSAC.
Vous avez raison : ces quatre louis que j'ajoute, lui donneront l'étendue qu'il doit avoir.
GRUGEON.
En vérité, vous êtes le premier ingénieur de France.
PERSAC.
D'après cette description, je raisonne ainsi. Si le fief, dont il est question dans les titres de mes adversaires, était le même fief que je possède...
GRUGEON.
Mais, Monsieur, il me semble que votre description n'est point achevée ; il faut de l'exactitude dans une carte : vous avez oublié le Midi.
PERSAC.
Quand on s'est épuisé l'imagination à faire trois côtés d'une carte, il n'est pas étonnant qu'on oublie le quatrième.
GRUGEON.
Vous n'avez point l'imagination épuisée. Vous avez des ressources, Monsieur, vous avez des ressources.
PERSAC.
Au Midi sont huit bornes.
GRUGEON.
Il n'y en a que huit ? Votre bornage n'est pas assez serré.
PERSAC.
Je dis huit grandes bornes, que j'indique par ces doubles louis.
GRUGEON.
J'entends ; et la maison Seigneuriale, où est-elle ?
PERSAC.
La voici.
Il la figure avec des louis.
GRUGEON.
Voilà le plus beau plan que j'aie jamais vu... Eh bien ! On nous blâme de voir les clients, de converser avec eux. Vous voyez cependant que cela est nécessaire, et que si je ne vous avais pas vu, je n'aurais pas acquis tant de lumières.
SCÈNE IV.
Grugeon, Persac, Friponneau.
PERSAC.
Ah ! Voilà mon procureur.
À Friponneau.
Vous arrivez bien tard : vous m'aviez promis de m'accompagner, et de faire sentir à Monsieur la bonté de mes raisons.
FRIPONNEAU.
Vous êtes assez éloquent, pour n'avoir pas besoin d'un secours étranger.
PERSAC.
Un compliment n'est point une excuse ; Monsieur ; et je ne vous pardonne pas d'être venu si tard.
FRIPONNEAU.
Je n'ai pu quitter plutôt l'étude du Notaire. J'étais avec des malheureux qui réclamaient une succession qui leur était due. Ce sont des laboureurs, des hommes utiles, des hommes chers à la Patrie. Vous en auriez été attendri : le coeur m'en saigne encore. Un père, une mère, quatre enfants... Quel spectacle, Monsieur ! Un homme injuste et puissant s'était emparé de leur patrimoine. Ils étaient pauvres ; j'ai embrassé leur défense : ils n'avaient pas de quoi faire les avances ; je les ai faites : j'ai gagné leur procès. J'ai tressailli de joie, lorsque j'ai entendu leur arrêt. Mais les frais étaient compensés. Les leurs excédaient la valeur du bien contesté ; j'aurais pu leur faire manger le double encore, en les poursuivant juridiquement. J'ai mieux aimé terminer la chose à l'amiable. Je les ai menés chez un notaire : là ils m'ont fait une cession du bien qui leur est adjugé. ; et moi je leur ai fait remise de dix-huit livres sept fols neuf deniers, qui m'étaient dûs par delà... Ah ! J'en ai le coeur encore ému.
GRUGEON.
Monsieur Friponneau est le plus honnête procureur qu'il y ait dans cette ville. Voyez avec quelle honnêteté il a cédé le surplus de ses avances.
PERSAC, à Grugeon.
Je vous quitte, Monsieur ; je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Vous m'avez dit qu'une famille opprimée réclamait vos soins ; car vous avez aussi l'âme honnête et sensible... Allons, Monsieur Friponneau, suivez-moi, s'il vous plaît.
FRIPONNEAU.
Je vous rejoindrai dans mon étude ; j'ai deux mots à dire à Monsieur. Il s'agit d'une affaire importante.
SCÈNE V.
Grugeon, Friponneau.
FRIPONNEAU.
Eh bien ! Êtes-vous content ?
GRUGEON.
Oui, il a fait les choses de bonne grâce. C'est un homme qui fait les usages.
FRIPONNEAU.
C'est moi qui les lui ai appris.
GRUGEON.
Faites entendre au procureur de la Partie adverse qu'il devrait aussi engager ses clients à me rendre une seconde visite. Quand le vôtre perdrait sa cause, vous ne craignez rien pour les frais ?
FRIPONNEAU.
Non, il est riche... Mais vous vous rappelez nos conditions ?
GRUGEON.
Oui, sans doute : je suis homme d'honneur, et incapable de manquer à ma parole.
FRIPONNEAU.
La carte du fief part d'ici : c'est moi qui lui ai donné cette idée-là.
GRUGEON.
Il est bien juste que je paie l'invention. Tenez, voilà le ruisseau.
Il lui donne la quinze louis.
Je garde pour moi l'étang, la colline et les bornes. Cela est juste.
FRIPONNEAU.
Oh ! Très juste.
GRUGEON.
Adieu, Monsieur Friponneau. Continuons à nous entendre, et à mettre dans nos procédés toute la candeur, toute la bonne foi de l'amitié.
FRIPONNEAU.
Comptez sur mon zèle.
GRUGEON.
Et vous, sur ma reconnaissance. J'entends Monsieur de Folleville ; sortez vite. Il est étourdi, ignorant, indiscret ; mais au fond il a certains préjugés, que l'expérience des affaires n'a point encore détruits. Notre intelligence pourrait lui déplaire.
Friponneau s'en va, et Grugeon cache à la hâte l'argent répandu sur la table.
SCÈNE VI.
Folleville, Grugeon.
GRUGEON.
Monsieur, vous arrivez à propos. Vous devez parler demain dans deux causes intéressantes.
FOLLEVILLE.
Parler demain matin ! Et je vais cette nuit au bal ! Quelle profession que celle qu'on m'a fait embrasser ! On n'a pas un instant de repos... Eh ! Vous dites que ce sont deux causes intéressantes ?
GRUGEON.
Oui, Monsieur.
FOLLEVILLE.
Mais je vous avais dit de placer cette glace autrement ; on n'est point au jour. Quand j'arrive, je ne puis me regarder. Je suis dans un désordre !
GRUGEON.
Monsieur, je la changerai de place. Mais il est bon que je vous rende compte de ce que j'ai fait aujourd'hui.
FOLLEVILLE.
Ce que vous avez fait aujourd'hui ? Vous avez vu Bridet, le Marchand de chevaux ? Eh bien, cet attelage anglais me le donnera-t-il bientôt ? Voyez un peu la ridicule manie de ma mère, qui veut que je me serve de chevaux normands : des chevaux si lourds sont bien faits pour un magistrat !
GRUGEON.
Vous aurez ce soir l'attelage Anglais... Mais il s'agit d'autre chose.
FOLLEVILLE.
Mon habit est d'un bon goût, n'est-ce pas ? Ce tailleur est un habile homme ! J'en suis fou de ce drôle-là ; je voudrais qu'il eût une cause à mon rapport.
GRUGEON.
Voici le résumé des Mémoires pour et contre dans l'affaire de ce fief contesté.
FOLLEVILLE.
Ce fief contesté ? Et cela se juge demain ?
GRUGEON.
On juge aussi ce procès où il s'agit d'un testament fait par un vieillard en démence. Aurez-vous la patience de m'écouter.
FOLLEVILLE.
Allons, je vous écoute.
Il s'assied.
Je sens bien que ma robe m'impose des devoirs, qu'il faut que je m'instruise, que je m'occupe. Allons, c'est un parti pris : je vais passer la soirée avec vous. J'étais cependant retenu pour une partie délicieuse : mais je sacrifie tout au bien des clients.
GRUGEON.
Par où commencerons-nous ?
FOLLEVILLE.
Ne m'avez-vous pas parlé d'un testament ? Hé bien oui, commençons par le testament ; cela doit être amusant.
GRUGEON.
Monsieur, voici l'état de la question. Faites-moi la grâce de m'entendre jusqu'au bout, car l'affaire est fort compliquée.
FOLLEVILLE.
Je ne vous interromprai point, parlez.
GRUGEON.
Le légataire à qui ce vieillard a laissé sa Terre de...
FOLLEVILLE.
Le Légataire ! Eh ! Mais cela me rappelle que les Comédiens donnent aujourd'hui le Légataire de Regnard, il est essentiel que j'y aille. [ 3 Le Légataire universel de Jean-François Regnard, comédie de 1704. ]
GRUGEON.
Monsieur, il serait plus essentiel que vous me fissiez l'honneur de m'écouter.
FOLLEVILLE.
Comment ! Je joue dans huit jours chez la Marquise le Crispin du Légataire : on dit que l'acteur qui le joue aujourd'hui est un excellent valet ; il faut absolument que je l'aille voir pour me former.
GRUGEON.
Mais, comment vous mettrai-je au fait de ce que vous devez dire demain ?
FOLLEVILLE.
Faites copier tout votre verbiage bien lisiblement... Au reste, venez me trouver au foyer après la Comédie : nous en raisonnerons ensemble.
GRUGEON.
Monsieur, Monsieur, on s'est trop hâté de vous faire magistrat ; vous êtes bien jeune.
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Notes
[1] Pactole : Petite rivière de Lydie, sortait du mont Tmolus. Elle chariait beaucoup de paillettes d'or. Suivant la fable, elle possédait cette propriété depuis que Midas, qui transformait tout ce qu'il touchait en or, s'était baigné dedans. [B]
[2] Faudiste : Homme versé dans la matière des fiefs. [L]
[3] Le Légataire universel de Jean-François Regnard, comédie de 1704.