OPUSCULE DRAMATIQUE
M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.
De SACY, Claude-Louis-Michel de
À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.
publié par Paul FIEVRE, octobre 2016.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:20:29.
PERSONNAGES
ORGON, père de Lucette.
LUCETTE.
DAMON, amant de Lucette.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE, Bas-Normand, allongeant les finales.
MONSIEUR DE CURSAC, Gascon, parlant bref.
La scène est à Paris.
Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, La Rivalité inutile, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 183-200.
LA RIVALITÉ INUTILE
SCÈNE PREMIÈRE.
Orgon, Lucette, Damon.
ORGON, à Lucette.
Eh ! Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plutôt ? Peste soit des filles, tour-à-tour discrètes et babillardes, qui taisent ce qu'il faut dire, et ne disent que ce qu'il faut taire !
LUCETTE.
Mon père, je craignais que mon penchant pour Damon ne vous déplût.
ORGON.
Tu craignais de me déplaire, en choisissant pour époux un homme que j'aurais moi-même choisi pour gendre ! Dis plutôt que le mystère et la désobéissance faisaient en partie le charme de cette petite intrigue.
DAMON.
Ah ! Monsieur, pensez-vous que le plaisir cesse de l'être, dès qu'il devient un devoir, et que les contradictions soient absolument nécessaires au bonheur des amants ?
ORGON.
Je ne le croyais pas, mais vous me l'avez fait croire. Car enfin, pourquoi toutes les fois que je disais à Lucette : « Ma chère enfant, tu es rêveuse, l'amour te tient au coeur, je le vois. ? Non, mon père, je vous assure que mon coeur est tranquille. ? Ainsi, Lucette, ton coeur n'étant à personne, je puis te guider dans le choix d'un époux ? ? Mon père, je ferai mon bonheur de suivre vos conseils... » Et puis on rougissait, on se troublait, on baissait les yeux, on pleurait, et moi j'attribuais tout cela à la pudeur alarmée du nom d'époux. Voilà comme nos enfants se conduisent. En les mariant, on croit suivre leur inclination ; ils nous trompent, par complaisance pour nous, et le lendemain de la noce, on nous traite de tyrans.
LUCETTE.
Ah ! Mon père, jamais un pareil nom ne sortira de ma bouche.
ORGON.
Je te crois bien ; je te donne un époux que tu aimes, et dont tu es aimé. Je ferai le cher petit papa ; on me caressera, on m'embrassera. Mais si je ne vous avais pas mis tous deux à la question pour vous arracher cet aveu, si j'avais accepté l'un des deux partis qui se présentent aujourd'hui pour Lucette...
LUCETTE.
Quoi ! Mon père, il se présente encore deux partis pour moi ?
ORGON.
Eh ! Oui, grâce à ta maudite discrétion. J'attends aujourd'hui deux gendres, sans parler de Damon ; ainsi tu ne manqueras point de maris. Voyez cependant l'embarras où vous me mettez. Un de mes amis me parle d'un Gascon, à qui tout ce qu'il a entendu dire de ta beauté, de ton esprit, peut-être aussi de ma fortune, inspire le dessein de venir à Paris, résolu de t'épouser, s'il peut réussir à te plaire. Je réponds qu'il peut venir. Dans le même temps, ma femme, aussi mystérieuse que toi, donne presque sa parole à un Bas-Normand ; et j'apprends par des lettres que je viens de recevoir, qu'ils seront peut-être ici dans une heure.
DAMON.
Ah ! Monsieur, comment ferai-je pour triompher de tant de concurrents ?
ORGON.
Il n'y aura point de concurrence, mon ami, il n'y en aura point. Laissez-moi seulement le temps d'éconduire ces Messieurs de la manière la plus honnête. J'entends du bruit ; je crois distinguer la voix d'un Gascon : re tirez- vous.
SCÈNE II.
Orgon, Cursac.
CURSAC.
Eh ! Bonjour, beau-père, comment va la santé ? Où donc est la future ? À quand la noce ? Je suis d'une impatience qui ne se conçoit pas.
ORGON.
Modérez-la un peu. Des affaires de cette nature ne se concluent pas sans préliminaires.
CURSAC.
Oh ! Les préliminaires ne sont jamais longs avec moi. J'ai du mérite, vous avez du goût ; je suis bien fait, votre fille a des yeux. Que faut-il de plus ?
ORGON.
De la fortune. Touchons un peu cet article. Quelle profession comptez-vous embrasser ?
CURSAC.
Celle des armes. En est-il quelqu'autre qui soit digne d'un Cursac ? Ne sera-t-il pas bien glorieux pour vous d'être un jour beau-père d'un Lieutenant-Général.
ORGON.
D'un Lieutenant-Général ! Comment, à votre âge, pouvez-vous être si avancé ?
CURSAC.
Je ne le suis pas encore, mais ma marche sera rapide. Je ne suis pas encore Lieutenant-Général ; mais je fuis Lieutenant , c'en est déjà la moitié. À la première affaire j'enlève un drapeau, me voilà Capitaine et Chevalier de Saint-Louis ; à la seconde, je prends un Général ennemi, me voilà Colonel et Brigadier. Au premier siège j'emporte un bastion, et je su[i]s Maréchal de Camp. À quelques pas de-là, avec un camp volant, je défis toute une armée. Le Roi est juste, il n'oubliera pas des exploits de cette importance.
ORGON.
Non, sans doute, rien de plus rapide, et surtout rien de plus certain qu'un pareil avancement ; et à ce compte, je ne m'étonnerais pas d'entendre un jour appeler Lucette Madame la Maréchale. Parlons maintenant de votre patrimoine ; est-il aussi beau que votre fortune militaire ? Est-il aussi solide ? Vous m'avez parlé dans vos lettres de vos droits sur plusieurs Terres ; commençons par celle de Fumillac.
CURSAC.
C'est une Terre que nous engageâmes pour aller à la seconde Croisade.
ORGON.
Et celle des Brouillards ?
CURSAC.
C'est un Comté que nous engageâmes pour servir dans la guerre de Raymond, Comte de Toulouse. Il était un peu notre cousin ; il faut bien secourir ses parents.
ORGON.
Et le Marquisat de Guenillac ?
CURSAC.
Nous venons de rengager tout récemment pour l'expédition de Naples sous Charles VIII.
ORGON.
Et le fief de Mentiret ? Vos aïeux l'ont engagé pour obtenir une place dans l'arche, et se sauver du déluge ? Voilà une fortune très solidement établie.
CURSAC.
Vous voyez que mes aïeux n'ont pas vendu un pouce de terre ; mais ils en ont un peu engagé. Il ne s'agirait, beau-père, que de me donner quelqu'argent pour retirer tous ces biens, et votre fille serait la plus haute et puissante Dame de toute la Gascogne.
ORGON.
C'est ce dont je vais m'occuper. Allez vous reposer.
CURSAC.
Quelle est cette figure de Bas-Normand que j'aperçois ? On m'a fait entendre que j'avais un rival ; ne serait-ce pas lui ? Sendis, il ne fera pas dit qu'un Bas-Normand ait coupé l'herbe sous le pied d'un Gascon ? [ 1 Sendis : ou Sandis, Juron Gascon.]
ORGON.
Laissez-moi avec lui, je saurai vous délivrer de ce concurrent.
CURSAC.
Vous ferez bien : dites-lui que s'il s'obstinait dans sa poursuite, nous nous verrions de près.
ORGON.
Soyez persuadé, quelque brave qu'il puisse être, qu'il n'oserait se mesurer avec un Lieutenant-Général, qui a pris des drapeaux, emporté des bastions, et défait des armées.
SCÈNE III.
Orgon, Monsieur de la Taupinière.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Notre cher et féal beau-père, salut. Vous savez le sujet qui me fait comparaître par devant vous. Je viens faire chez vous élection de domicile, à la fin de me conjoindre avec Mademoiselle Lucette.
ORGON.
Soyez le bienvenu : vous avez le propos très galant, et je ne doute pas que, dès le premier abord, vous ne plaisiez à ma fille.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Oh ! Je suis bien sûr que, quand je lui demanderai son coeur, je ne serai pas débouté de ma demande, et que j'aurai gain de cause sur la première instance.
ORGON.
Oh ! Sans doute. Mais l'esprit ne suffit pas ; s'il n'est encore embelli par les talents. Vous en avez sans doute : par exemple, vous savez la Musique ?
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Non, mais j'ai un mien cousin qui a la plus belle voix de toute la Généralité. Il est Huissier-Audiencier. Il faut l'entendre crier : paix-là, Messieurs, paix-là. Quand vous viendrez en Normandie, je vous mènerai l'entendre, je vous régalerai de ce plaisir-là ; car, voyez-vous, je suis tout de coeur avec mes amis. Et puis, c'est une bonne protection que celle de ce cousin-là. Quand mon avocat parle, il a soin de faire faire silence ; et quand l'autre avocat répond, il laisse ba biller tout le public, afin que les Juges n'entendent pas les raisons de mon adverse partie.
ORGON.
Eh ! La danse ? Avez-vous aussi quelque cousin qui ait la plus belle jambe de la Généralité ? [ 2 Généralité : Nom d'une certaine division du royaume de France, établie pour faciliter la levée des impôts et de tout ce qui avait rapport aux finances. Chaque généralité était subdivisée en élections, et avait un tribunal dit bureau des finances. [L]]
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Oui, sans doute : comme je ne danse pas, j'ai amené un mien parent pour danser le premier menuet avec la mariée.
ORGON.
Je loue votre prévoyance ; mais la noce n'est pas encore faite : peut-être se fera t-elle. Cependant...
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Quoi ! Beau père , est-ce que vous balanceriez ? J'ai compté sur ce mariage comme sur une cause jugée. J'ai même déjà transporté une partie de mon commerce à Paris.
ORGON.
Quel commerce faites-vous, s'il vous plaît ? Je vous croyais Gentilhomme.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
C'est un commerce que la Noblesse peut faire sans déroger. J'achète des procès ; et quand je doute du succès, je les vends, mais jamais à perte, et sur le prix, je gagne au moins six pour cent.
ORGON.
Voilà un commerce fort lucratif, et que je n'aurais pas soupçonné !
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Lucratif ! Oui, sans doute. L'an passé j'achetai pour trois mille francs un procès dont le fond était de cinquante mille écus. Je l'ai gagné.
ORGON.
Quoi ! Vous avez gagné cinquante mille écus !
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Non : tous frais payés , il ne m'est revenu que quatre mille francs de gain clair et net. Mais aussi j'ai réduit ma partie adverse à la mendicité, et j'ai fait vendre jusqu'à son lit.
ORGON.
Un pareil triomphe est bien doux pour une âme sensible.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Oh ! Je suis redouté dans toute la Province. Mais mes voisins vont avoir du repos : car j'ai vendu la plupart des procès que j'avais dans ce pays-là, pour en venir acheter à Paris. Beau-père, n'en aurez-vous pas quelqu'un à me vendre ?
ORGON.
Non.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Eh bien ! Voulez-vous en acheter ? Il m'en reste encore cinq ou six petits : je vous en ferai bon marché.
ORGON.
Je n'entends point ce commerce-là, Monsieur de la Taupinière ; attendez un moment, je vais faire descendre ma fille.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Moi, je m'en vais méditer le petit compliment que je lui ferai, quand elle paraîtra.
ORGON.
Vous n'avez pas besoin de méditer ; les jolies choses vous viennent naturellement.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Il est vrai que je suis d'une fécondité étonnante. J'ai une fois dicté un à-venir à mon Procureur, sans être préparé.
SCÈNE IV.
Cursac, Monsieur de la Taupinière.
CURSAC, enfonçant son chapeau.
C'est donc vous, Monsieur, qui prétendez m'enlever le coeur, et, qui pis est, la dot de Mademoiselle Lucette ?
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE, à part.
Oh ! Je ne savais pas que je trouverais ici une partie adverse qui formerait opposition.
CURSAC.
Savez-vous bien que vous avez un rival capable de vous envoyer faire le galant dans l'autre monde ?
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Un petit moment : ne nous échauffons point ; mettons la chose en délibéré.
CURSAC.
Je ne délibère point, quand il s'agit de me couper la gorge avec un homme d'honneur.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Attendez, je m'en vais vous proposer une voie d'accommodement ; car je suis homme de bon accord.
CURSAC.
Et quelle est cette voie d'accommodement ?
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Au lieu de nous battre, voulez- vous plaider ?
CURSAC.
Je ne fais point me servir d'une plume, mais je fais manier une épée, et je vais vous le faire voir. En garde, Monsieur.
Tous deux tirent l'épée, et ferraillent en se tenant fort éloignés.
SCÈNE V.
Cursac, Monsieur de la Taupinière, Orgon, Lucette, Damon.
LUCETTE.
Ah ! Mon père, on s'égorge chez vous : Messieurs , de grâce...
CURSAC.
Mademoiselle, il faut prononcer, et dire lequel de nous deux sera votre époux.
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Mademoiselle, le procès est pendant par devant vous, il faut le juger en dernier ressort.
LUCETTE.
Messieurs, mon père m'a permis de faire un choix : il est fait , et voilà mon époux
En montrant Damon.
ORGON.
Messieurs, remettez vos épées, calmez-vous, et écoutez un petit apologue que je tiens d'un vieux Militaire. Deux Grenadiers, pendant une belle nuit, se promenaient sur un rempart. L'un d'eux dit à son camarade : « Si j'avais une prairie aussi grande que le ciel ! ? Et moi, si j'avais autant de moutons qu'il y a d'étoiles là-haut ! ? Qu'est ferais-tu ? ? Je les mènerais paître dans ton pré. ? Je saurais bien t'en empêcher. ? Toi ? ? Moi-même. ? C'est ce qu'il faudrait voir ; et mon sabre. ? Ton sabre ! Je ne le crains pas plus que tes moutons ». Là-dessus, nos deux braves se battent d'estoc et de taille pour une prairie imaginaire. Les deux Grenadiers, Messieurs, c'est vous, au courage près ; la prairie disputée, c'est Lucette. Rentrons, Damon , et toi, ma fille ; et allons signer le contrat.
SCENE VI.
Cursac, Monsieur de la Taupiniere.
CURSAC.
Faut-il qu'une si belle prairie soit fauchée par un autre que moi ?... Encore, si ce faquin de beau-père m'avait invité du moins au repas de la noce ! Mais me renvoyer sans dîner !
MONSIEUR DE LA TAUPINIÈRE.
Encore, s'il m'avait payé mon transport de Falaise à Paris ! Mais ne m'accorder aucune indemnité ! cela est injuste.
CURSAC.
Monsieur de la Taupiniere , réconcilions-nous, touchez-là. Je fais que vous achetez des procès, je vous en vendrai. J'en dois avoir quelques-uns pour des Terres engagées. Venez sans façon dîner avec moi... À votre auberge, nous conclurons cette affaire le verre à la main.
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Notes
[1] Sendis : ou Sandis, Juron Gascon.
[2] Généralité : Nom d'une certaine division du royaume de France, établie pour faciliter la levée des impôts et de tout ce qui avait rapport aux finances. Chaque généralité était subdivisée en élections, et avait un tribunal dit bureau des finances. [L]