OPUSCULE DRAMATIQUE
M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.
De SACY, Claude-Louis-Michel de
À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.
publié par Paul FIEVRE, juin 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:09:54.
PERSONNAGES
DAMON.
LUCINDE.
MERLIN.
La scène est dans le salon de Damon, près des Tuileries.
Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Le Retour du distrait, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 73-90.
LE RETOUR DU DISTRAIT
SCÈNE PREMIÈRE.
DAMON, seul.
Il entre d'un air distrait, et frappe à la porte d'un Cabinet qui donne dans le salon.
Je frappe en vain, on ne m'entend pas ; Dieu me damne, ces gens-là sont sourds... Frappons encore... On n'ouvre point... Merlin !
SCÈNE II.
Damon, Merlin.
DAMON.
Il y a une heure que je frappe à cette porte ; crois-moi donc pourquoi on ne m'ouvre pas. On ne daigne seulement pas me répondre.
MERLIN.
II est étonnant qu'on ne vous réponde pas dans un cabinet où il n'y a personne, où personne n'entre que vous, et dont vous seul avez la clef.
DAMON.
Pour cette fois-ci j'ai tort, j'en conviens.
MERLIN.
Ainsi vous frappiez à la porte de votre cabinet, pour savoir si vous n'étiez pas dedans. Je vous pardonnerais cette distraction si elle était nouvelle. Mais vous m'avez déjà donné cinq ou six représentations de cette Comédie, sans parler de mille autres si originales, que lorsque je les raconte, on ne veut pas me croire, moi qui ne mens jamais.
DAMON.
Allons, trêve de remontrances.
MERLIN.
Non, parbleu, je ne suis encore qu'à l'exorde de mon sermon. Voilà donc l'éclatante conversion que j'attendais de la Comédie : et puis l'on me dira encore que le théâtre corrige les ridicules !
DAMON.
Où tend ce discours inintelligible ? Que veux-tu dire avec ton théâtre ?
MERLIN.
Vous ne vous souvenez donc plus d'où vous venez ?
DAMON.
D'où je viens ?... Je viens... du spectacle.
MERLIN.
Comment ! Vous ne l'avez pas encore oublié ? Et quelle pièce jouait-on ?
DAMON.
Quelle pièce ?... C'était... C'était... une comédie.
MERLIN.
Fort bien : et quelle comédie ?
DAMON.
Ah ! Tes questions me fatiguent.
MERLIN.
Allons. Je vois bien qu'il faut aider un peu votre mémoire défaillante. On jouait le Distrait. [ 1 Le Distrait (1697) est une comédie Jean-François Regnard.]
DAMON.
C'était le Distrait ?... En effet, je me le rappelle... L'Acteur jette sa montre par terre, trempe sa plume dans le poudrier, brûle son doigt au lieu d'un bâton de cire... Je me suis bien douté qu'il y avait un peu de distraction là-dedans.
MERLIN.
Vous vous en êtes douté ! Vous êtes sorcier, Monsieur.
DAMON.
Il y a dans cette pièce un rôle qui m'a déplu ; c'est un impertinent valet qui s'avise de donner des leçons à son maître.
MERLIN.
Vous avez vos raisons pour critiquer ce rôle. Je soutiens, moi, qu'il est le plus important de la pièce.
DAMON.
Ma foi, on achète bien cher le plaisir du spectacle ; rester là debout pendant trois heures, cela est fatigant ! Quand nous donnera-t-on des banquettes au parterre ?
MERLIN.
Est-ce ma faute à moi si vous êtes resté debout ? Rappelez-vous toute ma conduite depuis ce matin. Vous m'envoyez porter une lettre au nouvel objet de vos amours, à la coquette Lucinde ? J'aperçois en passant l'affiche de la Comédie, et j'y lis en gros caractères : LE DISTRAIT. J'avais entendu dire à ce petit abbé qui vient si souvent dîner chez vous, que la Comédie est beaucoup plus utile que le Sermon, et qu'elle fait plus de conversions que l'éloquence de la chaire : Bon ! m'écriai-je , je mènerai mon maître voir Le Distrait, et il reviendra corrigé. Je vous y mène ; je prends pour vous un billet de Premières. Je sais que vous aimez à être assis ; je vous place au premier rang ; j'abaisse la banquette derrière vous ; je vous prie de vous asseoir, et vous n'en faites rien. Pour moi, je reste dans le corridor à la porte de votre loge, et la Garde veut bien m'y souffrir. Des Dames arrivent. Non-content de les laisser derrière vous, vous restez debout, vous les masquez de toute votre stature, puis vous leur demandez si elles voient bien. Ces Dames croient que vous les badinez ; je vous excuse comme je puis. Le Parterre se mutine, et crie : à bas, à bas. Vous demandez quelle peut être la cause de ce tumulte ? Les cris redoublent, à bas , à bas ; toute la salle en retentit : pour vous, très persuadé que vous êtes au parterre, vous vous mettez à crier aussi avec le public : à bas , à bas. Enfin ces Dames sortent indignées, passent dans une autre Loge ; la pièce commence et finit sans que vous vous soyez aperçu que vous êtes aux loges. J'ai donc eu aujourd'hui le déplaisir de vous voir sifflé, hué par le Parterre, ou plutôt de l'être moi-même ; car enfin je suis votre garde, votre Mentor, et s'il faut parler franchement, vous ne me faites point honneur.
DAMON.
Quelle heure est-il ?
MERLIN.
Bel effet de mes discours ! Ils réussissent autant que la Comédie.
DAMON.
Réponds donc, bourreau, quelle heure est-il ?
MERLIN.
Il est huit heures et demie.
DAMON.
Je n'ai point de temps à perdre : j'ai promis à Lucinde d'aller la prendre quelque part, et de lui donner la main ; et tu m'accuseras encore de manquer de mémoire !
MERLIN.
Voilà un prodige de mémoire en effet ! Se souvenir d'un rendez- vous ? Au fond, cette petite intrigue ne durera pas longtemps, et quelque bonne distraction vous vaudra votre congé.
DAMON.
Comment ! Que dis-tu là ?
MERLIN.
Lucinde est une jeune coquette qui a eu l'ambition de captiver un coeur absolument novice. Vous lui avez juré que le vôtre n'avait jamais été engagé. Vous avez cet air de bonne foi qui persuade ; elle vous a cru, prête à vous quitter, si elle découvre que vous ayez eu le moindre engagement. Je crains bien que, dans vos distractions, vous ne lui parliez de la Marquise qui vous congédia, pour avoir, par excès de présence d'esprit, mis l'adresse de son mari sur un poulet que vous lui écriviez ; de la Présidente qui rompit avec vous, parce que vous lui aviez fait passer deux heures sur son balcon à vous attendre, tandis qu'oubliant le rendez-vous, vous dormiez tranquillement dans votre lit ; enfin de la jeune Adélaïde qui mourut l'an passé, et dont vous portez sans cesse le portrait dans vos poches. Je tremble à chaque instant que ce maudit portrait ne vous trahisse, et que vous ne le montriez à Lucinde elle-même.
DAMON.
Quoiqu'infidèle à la mémoire d'Adélaïde, j'aime à me retracer les traits qui m'avaient charmé. D'ailleurs ce portrait est un chef d'oeuvre d'un peintre que j'estimais. C'est un présent de l'amour façonné par les mains de l'amitié. Mais ne crains rien, jamais Lucinde ne le verra.
MERLIN.
De peur de quelque distraction, confiez-moi le ; souffrez que je le cache.
DAMON.
Que je te remette le portrait d'une femme que j'adorai !
MERLIN.
Eh bien, partageons ; gardez la peinture et donnez-moi l'entourage.
DAMON.
Monsieur Merlin, vous n'avez pas de distractions, vous. Mais l'heure se passe, il faut que j'aille chercher Lucinde.
MERLIN.
Vous accompagnerai-je ?
DAMON.
Sans doute.
MERLIN.
Et, où allons-nous ?
DAMON.
Où nous allons ?... Peste soit du Valet... Avec ta comédie, ton portrait, tu m'as tout fait oublier !... Ah ! Je me le rappelle, c'est aux Tuileries.
MERLIN.
Quoi ! Lucinde est à la promenade ? Elle aura eu le temps de pester contre vous.
DAMON.
Pourquoi donc ?
MERLIN.
Depuis un quart d 'heure il fait un temps affreux, une pluie !... Ou plutôt un déluge.
DAMON.
Comment, il pleut ! Courons vite ! Donne-moi un parapluie.
Il le lui donne.
Lucinde sera dans la grande allée; je vais la mettre à couvert : toi, tu nous attendras dans la cour des Feuillants.
MERLIN.
Ma foi, nous n'aurons pas la peine de courir, car voici Lucinde elle-même.
SCÈNE III.
Damon, Merlin, Lucinde.
LUCINDE.
3En vérité, Monsieur, vous êtes un homme affreux ; me laisser un quart-d'heure, au milieu d'un jardin, exposée à la pluie !
DAMON.
Pardon, Madame, je vais vous en garantir.
Il ouvre son parapluie, le met sur la tête de Lucinde, et la conduit ainsi jusques sur le devant du théâtre.
MERLIN.
Oh ! L'admirable tête ! Il défend sa Maîtresse contre les injures du temps dans son appartement, et l'y laisse exposée au milieu d'une promenade.
LUCINDE.
Ne me sachez aucun gré de ma visite. Si j'avais trouvé un asile plus voisin des Tuileries, je ne serais pas entrée chez vous. La pluie a fait couler tout mon rouge ; la garniture de ma robe est toute chiffonnée : je ne vous le pardonnerai jamais. Vous êtes un homme abominable... Eh ! Que faites-vous de ce grand parapluie que vous tenez sur ma tête ? Il est bien nécessaire maintenant.
DAMON.
Ah ! Je n'y songeais pas ! Je fuis si troublé de votre accident.
Il ferme le parapluie, et en le fermant, il dérange la coiffure de Lucinde.
LUCINDE.
Ah ! Que vous êtes maladroit ! Une boucle tombée, deux plumes cassées, tous mes cheveux dérangés. Il semble que les déments et les hommes, tout conspire aujourd'hui contre ma parure... Ah ! Je n'en puis plus , je respire à peine. Merlin, un fauteuil.
Elle s'assied.
Apporte-moi un verre d'eau.
DAMON.
Vous êtes échauffée, Madame, et l'eau fraîche est dangereuse en pareil cas. Un verre de vin vaudrait beaucoup mieux. Le vin entretient la transpiration ; l'eau fraîche l'arrête tout-à-coup. De là les rhumes, les pleurésies.
Merlin apporte un verre d'eau pour Lucinde, Damon le prend et le boit.
LUCINDE, à part.
Voilà un homme bien maussade. La gloire d'asservir ce coeur novice n'en vaut ma foi pas la peine.
DAMON.
Oui, Madame, je soutiens que c'est du vin qu'il faut boire lorsqu'on a chaud. Boerhaave est de mon avis. Aussi je vais boire un verre de vin, car j'ai eu si chaud aujourd'hui dans ce parterre. [ 2 BOERHAAVE, Herman, ou Boerhaaven (1668-1738) : botaniste, médecin et chimiste originaire des Pays-Bas. Il fut célèbre mondialement.]
Merlin apporte un verre de vin et le boit lui-même.
Eh bien, que fais-tu là ?
MERLIN.
C'est que je suis de l'avis de Boerhaave. Au reste, c'est ma première distraction, pardonnez-moi la.
DAMON.
Eh bien, Madame, la promenade était elle brillante ? J'aime assez les Tuileries ; la majesté de ce Château, ces statues, cette place, tout cela forme un ensemble qui m'enchante.
LUCINDE.
Me parler de jardins et de statues ! Voilà comme il s'occupe de moi ?
MERLIN.
Il songe tant à vous quand vous n'y êtes pas, qu'il faut bien lui pardonner de n'y pas songer, lorsque vous y êtes.
DAMON.
Que dites-vous, Madame, de ce groupe d'Enée et Anchise ? N'est-il pas vrai que cela est admirable ? Pour moi , j'ai toujours eu le goût des Arts, surtout celui de la peinture. Oh ! Parbleu, il faut que je vous montre un portrait ; ce n'est qu'une miniature, mais je ne le donnerais pas pour le plus grand tableau d'histoire.
MERLIN.
Eh ! Monsieur, qu'allez-vous faire ?
À Lucinde.
Madame, c'est une figure purement idéale, dont un peintre de ses amis lui a fait présent.
DAMON, lui montrant le portrait.
Que dites-vous de ces yeux ? Ne sont-ils pas bien animés, et cette bouche ne semble-t-elle pas appeler le baiser ?
LUCINDE.
Oui, je vois que vous n'êtes pas si novice que vous prétendiez l'être. M'exposer à la pluie, manquer au rendez-vous, déranger ma coiffure, me montrer le portrait de ma rivale, c'en est trop en un jour. Adieu.
MERLIN.
Mais, Madame, de grâce...
LUCINDE.
Laisse-moi, digne valet du plus perfide maître...
Elle s'en va.
SCÈNE IV.
Damon, Merlin.
Merlin s'assoit sur le fauteuil de Lucinde, et le recule un peu pour n'être pas aperçu de Damon, qui, pendant toute cette scène, a les yeux fixés sur le portrait.
DAMON.
La mort m'enleva le peintre et le modèle à la fleur de leur âge. Je perdis à la fois mon amante et mon ami.
MERLIN, imitant la voix de Lucinde.
Ce n'était donc pas un portrait purement idéal, comme Merlin me l'assurait ?
DAMON.
Non, Madame, c'était celui d'une femme que j'adorais. Il y a un an que je l'ai perdue, et cependant je la pleure encore tous les jours.
MERLIN, imitant toujours la voix de Lucinde.
Vous ne me croyez donc pas capable de vous la faire oublier ?
DAMON.
Pardonnez-moi Madame, mais je cherche partout à me distraire de ma douleur. C'est pour cela que j'ai été aujourd'hui à la comédie ; je n'en ai point été satisfait. Le caractère de ce distrait est tout-à-fait invraisemblable. Les ridicules qu'on lui prête ne font point dans la nature.
MERLIN.
Sans doute, on n'en a jamais vu d'exemple.
DAMON.
Peut-on concevoir que Léandre confonde à chaque instant Isabelle avec Clarice, qu'il croie parler à l'une et qu'il parle à l'autre ? Est-il possible qu'il prenne la main de son valet, croyant prendre la main de sa Maîtresse ?
MERLIN.
Sans doute, on ne verra jamais rien de semblable. Cependant avouez que, me montrer le portrait de ma rivale, c'est une distraction un peu forte.
DAMON.
Cela vous prouve au moins ma franchise.
MERLIN.
Non : mais votre étourderie. Au reste , je n'ai plus qu'un mot à vous dire ; ou faites-moi le sacrifice de ce portrait, ou renoncez à moi pour jamais.
DAMON.
Quoi, Madame, vous exigeriez que je vous donne le portrait d'une femme qui me fut si chère ?
MERLIN.
Je n'en abuserai point pour outrager sa mémoire. Vous m'avez entendue, il faut me le donner ou me perdre toujours.
DAMON.
À quelle extrémité vous me réduisez !... Allons, Madame, il faut obéir... Sachez-moi gré de ce sacrifice, il me coûte beaucoup.
MERLIN.
Je ne suis point ingrate ; comptez que mes plus tendres faveurs...
Il tend la main pour prendre le portrait ; Damon se retourne, et l'aperçoit.
DAMON.
Eh quoi ! C'est toi, maraud ?... Ah ! Monsieur le drôle, voilà donc de vos tours ? Et qu'est devenue Lucinde ? Elle s'est enfuie ! Tu l'auras fâchée par quelque impertinence. Il faut que je coure chez elle, et que j'aille lui demander pardon de toutes tes étourderies.
Il s'en va, Merlin marche à côté de lui.
MERLIN.
Vous oubliez, Monsieur, de me donner la main.
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Notes
[1] Le Distrait (1697) est une comédie Jean-François Regnard.
[2] BOERHAAVE, Herman, ou Boerhaaven (1668-1738) : botaniste, médecin et chimiste originaire des Pays-Bas. Il fut célèbre mondialement.