LE MYSTÉRIEUX

OPUSCULE DRAMATIQUE

C'est, de la tête aux pieds, un homme tout mystère.

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel de

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


publié par Paul FIEVRE, octobre 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:06.


PERSONNAGES

LISIMON, Père d'Angélique.

LE COMTE DE PLÉMONT.

PHILINTE.

ANGÉLIQUE.

NÉRINE.

DUMONT.

La Scène est dans le Château de Lisimon.

Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, La Rivalité inutile, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 233-262.


LE MYSTÉRIEUX

SCÈNE PREMIÈRE.
Nérine, Dumont.

NÉRINE.

Eh bien, as-tu fondé les replis de joli coeur ? As-tu enfin pénétré cet homme inexplicable ? Penses-tu, qu'en secret, il soit épris des charmes de ma maîtresse ?

DUMONT.

En vain je l'ai observé, en vain je lui ai fait mille questions insidieuses, je n'ai pu rien découvrir.

NÉRINE.

Quoi ! Tu ne peux pas lire dans les yeux de ton maître ? Tu ne peux pas interpréter un soupir ? Pour un valet, tu as bien peu d'expérience.

DUMONT.

Tu en as plus que moi, sans doute; et tu pourrais me donner des leçons. Mais je crois que le coeur de mon maître échapperait encore à ta pénétration. C'est l'homme le plus mystérieux que la nature ait fait. Renfermé dans lui-même, le sentiment qu'il fait paraître, n'est jamais celui qui l'agite : toujours observant, et craignant toujours d'être observé, un valet est pour lui un espion dangereux ; il regarde un ami même comme un témoin importun. Lors même qu'il est seul, ses yeux inquiets cherchent si l'on n'épie pas ses gestes. Il parle peu, et la plupart de ses réponses sont équivoques. Il a étudié l'art de se taire, comme d'autres étudient l'art de parler. Un de ses amis m'a dit même qu'il avait fait un gros livre sur la discrétion et le silence ; mais que poussant le mystère jusqu'au bout, il n'avait pas voulu le donner au Public, de peur de lui apprendre son secret.

NÉRINE.

Quoi ! Il n'a pas un seul Confident ?

DUMONT.

Pas un seul, si ce n'est lui ; et je ne répondrais pas qu'il ait pour ce confident-là une entière confiance, et qu'il ne craigne pas quelquefois d'être trahi par lui-même.

NÉRINE.

Tu ne peux nier cependant que je ne l'aie vu souvent te parler à l'oreille, te tirer à l'écart. Il t'a donc quelquefois confié des secrets ?

DUMONT.

Oh ! Des secrets très importants.

L'acteur doit ici copier le jeu de Philinte, amener l'actrice dans un coin du Théâtre, et lui parler du ton le plus mystérieux.

Il me prend par le bras, marche sur la pointe du pied, m'amène dans l'embrasure d'une croisée, regarde bien si on ne l'écoute pas, et parlant à voix basse, et du ton du mystère : « Dumont, me dit-il, je vais ce soir à la Comédie ; que ma voiture soit prête à cinq heures ». Ou bien : « Cet habit est trop chaud, je veux en changer ». Voilà les secrets d'État qu'il me confie, à moi, son premier Ministre. Enfin, l'habitude d'être mystérieux dans des affaires importantes, l'accoutume à l'être jusques dans des minuties. Un jour écrivant à son procureur, il se plaignait de la nécessité de mettre une adresse sur une lettre, et d'apprendre à un commissionnaire quelle est la personne à qui l'on écrit.

NÉRINE.

Je tremble pour Angélique. Que je la plains de s'être laissée enflammer pour cet homme ! Je me défie d'un pareil caractère. Celui qui se cache a intérêt de se cacher ; si son âme était belle, il ne craindrait pas de la montrer toute entière. Tout mystérieux est faux, et tout homme faux est méchant.

DUMONT.

Tu te trompes, Nérine. Cette règle n'est point générale ; le mystère n'est point un vice dans mon maître, mais seulement un ridicule. En imposer aux hommes, leur donner le change, est pour lui une jouissance. Lorsqu'en faisant une démarche, il a su m'en faire soupçonner une autre, il se réjouit avec lui-même de son succès, il s'en fait compliment. Son grand plaisir est de tourmenter la curiosité.

NÉRINE.

Mais sa fortune est-elle aussi belle que tu le soupçonnes ? Il n'a pas du moins l'extérieur de l'opulence.

DUMONT.

Si tu le vois vêtu simplement, s'il n'affecte aucun faste, c'est, qu'en amitié, comme en amour, il veut être aimé pour lui-même. Du reste, il est libéral, mais c'est en secret qu'il donne, il est mystérieux jusques dans ses bienfaits.

NÉRINE.

J'entends ma maîtresse ; rentre, vas attendre ton maître, épier ses gestes, ses regards : tâche enfin de deviner s'il aime.

SCÈNE II.
Nérine, Angélique.

ANGÉLIQUE.

Eh bien, Nérine, que t'a dit Dumont ? Que dois-je craindre ? Que dois-je espérer ?

NÉRINE.

Croyez-moi, Mademoiselle, tâchez d'éteindre l'amour que vous avez pour ce mystérieux. Et quels plaisirs pourriez-vous vous promettre avec un homme dont le coeur ne s'ouvre jamais dans la société, et qui craint jusqu'aux regards de l'amitié même ?

ANGÉLIQUE.

Eh ! Nérine, c'est précisément ce qui flatterait mon amour. Quel plaisir d'être seule dépositaire des secrets de son époux, de lire seule dans ce coeur inconnu au reste du monde, de ne point partager, avec ce qui nous environs, ses intimes confidences, de posséder seule enfin un trésor envié par cent rivales !... Mais cependant mon père me presse de me marier ; mon mariage importe, dit-il, au bien de ses affaires. Il veut m'unir avec ce Comte de Piémont, cet homme ennuyeux, maussade, honnête cependant, qui depuis deux ans me fait sa cour. Je sais bien que si Philinte demandait ma main, et que mon père devinat ce qui se passe dans mon coeur, Philinte serait préféré. Car mon père est bon, il aime fa fille, il veut son bonheur, mais pressé par des arrangements de famille, il veut au plutôt conclure une affaire qui mérite qu'on y réfléchisse plus d'un jour. Le voici qui revient de la chasse avec ses amis, et ce Comte que je ne puis souffrir.

SCÈNE III.
Lisimon, Le Comte, Plusieurs chasseurs, Angélique, Nérine.

LISIMON.

Ma fille, félicite ton père ; nous avons fait la plus belle chasse ! Ma foi, quand je serais un Prince, mon gibier ne serait pas mieux conservé. Des nuées de perdrix, des troupeaux de lièvres ; il faut avouer que mes Gardes sont des gens uniques. Ton prétendu a fait des merveilles.

LE COMTE.

Mademoiselle, j'aurai l'honneur de vous présenter deux tourterelles...

NÉRINE.

Que vous avez eu la barbarie de tuer ? C'est bien faire fa cour à une âme aussi tendre que celle de Madame ; vous lui donnez une étrange idée de votre sensibilité.

LISIMON.

Eh ! Laisse-là ta tendresse, ta sensibilité, et tous les propos dont tu me fatigues les oreilles, depuis que ta maîtresse et des Romans... Mais où donc est Philinte ? Il m'avait promis d'être de la chasse, il m'a manqué de parole... Ah ! Ma foi, le voici.

SCÈNE IV.
Lisimon, Philinte, Le Comte, Angélique, Nérine, Plusieurs Chasseurs.

Philinte entre marchant à petit bruit, et regardant toujours si on ne l'observe pas.

LISIMON.

Monsieur Philinte, convient-il de faire attendre ainsi les gens ? Manquer à un rendez-vous galant, passe encore ; mais morbleu manquer à un rendez-vous de chasse ! Cela n'est point pardonnable ! Et quelle affaire si pressante vous a retenu ?

PHILINTE, bas à l'oreille de Lisimon.

Je vais vous le dire.

LISIMON.

Eh ! Parbleu, parlez haut ; ces gens-ci sont tous mes amis.

PHILINTE.

Qu'importe ? Faut-il tout dire à ses amis ?

Il amène Lisimon dans un coin du Théâtre, regarde si on ne l'écoute pas.

Ce maraud de Dumont m'a réveillé trop tard ; voilà pourquoi j'ai manqué au rendez-vous.

LISIMON.

Et c'est-là ce grand secret que vous craignez de révéler à vos amis ?

ANGÉLIQUE, à Nérine.

Qu'a-t-il donc de si secret à dire à mon père ?

NÉRINE, à Angélique.

Qui sait, s'il ne lui fait pas l'aveu de sa passion pour vous ?

PHILINTE, s'apercevant que Nérine l'écoute, amène Lisimon de l'autre côté du Théâtre, et lui dit à voix basse.

Avez-vous tué bien du gibier ?

LISIMON.

Oui, la chasse a été des plus heureuses, et vingt chasseurs comme nous détruiraient tous les lièvres du canton.

PHILINTE.

Parlez donc un peu plus bas.

LISIMON.

Eh ! Pourquoi craindrais-je de parler haut ? Suis-je donc un braconnier ? Mes lièvres ne sont-ils pas à moi ? Pourquoi ce mystère ? Le plaisir d'avoir tué du gibier ne vaut pas le plaisir de le dire.

PHILINTE, à part.

Quel homme ! Comment peut-on vivre avec des indiscrets ?

LISIMON.

Vous avez manqué à la chasse aujourd'hui, je vous le pardonne ; mais à condition que vous ne manquerez pas à une fête à laquelle je vous invite. Je marie ma fille.

PHILINTE, à part.

Angélique ! Juste Ciel ! Qu'entends-je... Remettons-nous, et cachons notre embarras.

Il affecte un air satisfait.

NÉRINE, à Angélique.

Il s'est troublé, Madame, il s'est troublé, observons-le ; son coeur va se trahir.

PHILINTE, à Lisimon.

Puis-je savoir quel est l'époux que vous destinez à Mademoiselle ?

LISIMON.

Eh ! Parbleu, le voilà ; c'est le Comte lui-même. J'ai longtemps balancé à lui donner ma fille. J'avais peur qu'un mari de cinquante ans ne lui fit peur. Mais je l'ai vu aujourd'hui tirer avec tant d'adresse, chasser avec tant d'ardeur, qu'il m'a enchanté.

ANGÉLIQUE, à part.

Juste Ciel ! Quoi ! Je serais au Comte !

NÉRINE, bas à Angélique.

Ne craignez rien, Mademoiselle ; Monsieur votre père ne veut pas faire votre malheur ; et quand il saura vos sentiments...

PHILINTE, amenant le Comte à l'écart.

Monsieur, je vous félicite ; vous allez être le plus heureux des hommes.

NÉRINE, à Angélique.

Madame, il l'amène à l'écart. Sans doute il le menace d'un cartel, s'il ne renonce pas à votre main.

ANGÉLIQUE.

Tu crois toujours que Philinte m'aime, et rien ne peut te détromper.

LISIMON, à Philinte.

Puis-je savoir ce que vous dites à mon gendre avec tant de mystère ? Au reste, je fais que vos secrets ne sont pas toujours fort importants.

PHILINTE.

Je le félicitais sur le bien inestimable qu'il va posséder.

ANGÉLIQUE, à Nérine.

Il le félicitait ! Eh bien, l'entends-tu, Nérine ?

NÉRINE, à Angélique.

Je l'entends, Mademoiselle, et je ne le crois pas. Sa joie est feinte ; feignez vous-même de consentir à tout, et bientôt il se déclarera.

LISIMON, au Comte.

Entrons,et allons spéculer nos arrangements.

PHILINTE.

Je serais de trop dans cet entretien. Souffrez que je reste ici.

Il regarde Angélique d'un air inquiet.

SCÈNE V.

PHILINTE, seul.

Non, plus j'y pense, moins je puis croire qu'Angélique approuve un choix si bizarre. Le Comte ! Un homme de cinquante ans, épouser Angélique ! C'est une ruse imaginée pour arracher le secret de mon coeur ; et je soupçonne le Comte lui-même d'être du complot. Oui, Angélique, je vous adore : mais avant de vous le dire, je veux avoir le temps d'étudier votre caractère, de connaître les petits défauts que le voile de la modestie peut cacher. Je ne veux pas vous donner sur moi un empire précoce. Vos yeux, plus sincères que les miens, m'ont laissé entrevoir votre flamme ; mon indifférence apparente l'accroîtra davantage. Si les hommes savaient ce qu'ils hasardent en disant, je vous aime, et que, dès cet instant, ils sont enchaînés, ils seraient plus discrets. L'art d'enflammer une femme est moins celui de lui plaire, que celui de paraître la fuir. Un coeur offert trop tôt est bientôt dédaigné. Non, Angélique, ce ne fera qu'à l'instant d'aller à l'autel que vous saurez que je vous aime. Mais que dis-je ? En cet instant peut-être on conclut cette affaire ! Peut-être Angélique elle-même... Non, encore une fois, c'est une ruse : Lisimon aime trop sa fille pour la donner au Comte.

SCÈNE VI.
Philinte, Angélique.

PHILINTE, à part.

La voici ; tenons-nous en garde contre ses pièges...

À Angélique.

Hé bien, Madame, s'accorde-t-on sur les intérêts ? La dot, le douaire n'ont-ils point fait naître de débats ?

ANGÉLIQUE.

Le seul qui se soit élevé, c'est que mon père et moi nous ne pouvons arrêter la générosité du Comte.

PHILINTE.

Oh ! L'on ne sera point embarrassé, pour apaiser une querelle de cette nature. Et à quand le mariage ?

ANGÉLIQUE.

Au plutôt.

PHILINTE.

Et c'est une résolution bien arrêtée ?

ANGÉLIQUE.

Oui, sans doute.

PHILINTE.

Ainsi, la plus belle, la plus aimable personne va épouser un homme de cinquante ans, sans esprit, sans talents, et dont tout le mérite est dans son coffre-fort ? Est-ce votre coeur qui l'a choisi ?

ANGÉLIQUE.

Si ce n'est mon coeur, c'est du moins ma raison.

PHILINTE.

C'est penser solidement. J'admire comme à votre âge vous préférez la fortune aux plaisirs.

ANGÉLIQUE, d'un ton piqué.

La fortune, Monsieur ! Me supposez-vous une âme vile et intéressée ?

PHILINTE.

Si ce ne font pas les trésors du Comte que vous cherchez, dites-moi, s'il vous plaît, ce que vous aimez en lui ?

ANGÉLIQUE.

Ainsi, vous n'approuvez pas mon choix !

PHILINTE.

Pardonnez-moi, Madame, je l'approuve ; je vous en félicite. Je ferai enchanté de vous voir dans la plus haute fortune ; car votre bonheur...

D'un ton affectueux.

Oui, votre bonheur, adorable Angélique...

À part.

J'allais me trahir...

Froidement.

Oui, je serai charmé de vous voir heureuse.

ANGÉLIQUE, tendrement.

Et ce mariage projeté ne vous fait aucune peine ?

PHILINTE, troublé.

Aucune, Madame, absolument aucune.

ANGÉLIQUE.

Et vous me conduirez gaiement à l'autel ? Car c'est vous que l'on a choisi pour me donner la main.

PHILINTE.

Madame, vous ne partez pas encore ?...

À part.

Oh ! C'est une feinte... Cependant, si je me trompais...

SCÈNE VII.
Philinte, Angélique, Nérine.

NÉRINE.

Madame, le Notaire est arrivé ; on n'attend plus que vous pour signer, et l'on prie Monsieur de signer aussi comme témoin.

PHILINTE, embarrassé.

Quoi ! Sérieusement ! Le Notaire.

NÉRINE, bas à Angélique.

La ruse réussit, appuyez.

Haut.

Madame, dépêchez-vous ; Monsieur votre père s'impatiente.

ANGÉLIQUE, à Philinte.

Entrons, donnez-moi la main, et venez.

PHILINTE.

Ah ! Madame, de grâce, un moment.

ANGÉLIQUE.

Monsieur, songez donc à ce que dit Nérine ; chez mon père, il n'y a pas loin de l'impatience à la colère, et vous ne voulez pas m'exposer...

PHILINTE.

Ah ! Madame, je vous en conjure, souffrez que je vous dise deux mots.

ANGÉLIQUE.

Rentre , Nénne,'et tâche de m'excuser au près de mon père.

NÉRINE, bas à Angélique.

Nous le tenons, Madame, nous le tenons.

SCÈNE VIII.
Philinte, ANGÉLIQUE.

PHILINTE.

Eh bien, Madame, il est donc vrai que vous épousez le Comte ? Cela est bien vrai ?

ANGÉLIQUE.

En doutez-vous, après m'avoir félicitée vous-même sur mon choix !

PHILINTE.

Je vous avoue que j'avais pris tout ceci pour un badinage. Quoi, Madame, encore une fois, cela est sérieux ?

ANGÉLIQUE.

Très sérieux, Monsieur.

PHILINTE.

S'il est ainsi, adieu, belle Angélique, adieu ; vous ne me verrez plus.

ANGÉLIQUE, avec un étonnement affecté.

Eh quoi !

PHILINTE.

Non, je n'y pourrai survivre. Ah ! Chère Angélique, si vous aviez su ce qui se passait dans mon coeur, vous auriez pris quelque pitié de l'amant le plus tendre.

ANGÉLIQUE.

Eh ! Comment pouvais-je le savoir ?

PHILINTE.

J'ai tort, j'en conviens, j'ai tort ; et j'en fuis la victime. Je n'aurais pas dû rougir de vous avouer la flamme la plus pure. Né mystérieux et défiant, ce défaut peut être excusable dans un homme qui a été souvent trahi ; cette ridicule manie va causer tous mes malheurs... Mais, Madame, ne serait-il pas possible au moins de différer de quelques jours cet hymen, dont l'idée seule me fait frémir ?

ANGÉLIQUE, en riant.

Vous n'en mourrez pas, Philinte. Je voulais savoir si vous m'aimiez ; pour arracher le secret d'un mystérieux, il faut le tromper. Votre cachotterie m'a forcée à des stratagèmes indignes de moi. Non, je n'ai point encore donné mon consentement à mon mariage avec le Comte ; je ne le donnerai jamais. Lisimon est le meilleur des pères ; et dès qu'il saura que vous m'aimez, que je puis être heureuse avec vous...

PHILINTE.

Eh quoi ! Il faudra qu'il en soit instruit ?

ANGÉLIQUE.

Que dites-vous ? Prétendriez-vous m'épouser à l'insu de mon père ? Cela est-il honnête ? Cela est-il possible ?

PHILINTE.

Non : je le sais, nos lois exigent que nous mettions nos parents dans notre confidence ; il est bien dur cependant d'être obligé de dire à toute une famille : j'aime Angélique, je l'adore.

ANGÉLIQUE.

Eh ! Ne faudra-t il pas que le Public même en soit informé ?

PHILINTE.

Quoi ! Le Public, Madame, le Public ! Ah ! De grâce, épargnez-moi ce supplice, et que notre mariage soit ignoré.

ANGÉLIQUE.

Cette proposition m'étonne autant qu'elle m'outrage. Suis-je donc d'une naissance inférieure à la vôtre ? Avez-vous à rougir de vous allier à ma famille ?

PHILINTE.

Il est vrai ; c'est vous qui m'honorez en me donnant la main. Je m'en vanterais, si la vanité pouvait rendre un homme heureux. Mais le mystère, Angélique, le mystère est si doux ! Si vous connaissiez tous les charmes du mystère, si vous saviez qu'il double les plaisirs de l'amour, combien il plaît aux âmes délicates...

ANGÉLIQUE.

Mon âme, Monsieur, est aussi délicate que la vôtre. Et c'est pour cela même que j'exige que notre union soit publique et solennelle.

PHILINTE.

Ah ! Madame, il n'est point d'homme qui craigne autant que moi les regards du Public... Le Public !... Ce mot seul me fait trembler.

ANGÉLIQUE.

Les regards du Public sont à craindre ; Monsieur, quand on brûle d'une flamme criminelle. Mais quand l'amour est fondé sur l'estime, quand la vertu conduit deux amants à l'autel de l'Hymen, celui qui veut cacher son bonheur n'est pas digne d'être heureux.

SCÈNE IX.
Philinte, Angélique, Nérine, Dumont.

NÉRINE.

Eh bien ! Madame, faut-il renvoyer le Notaire ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Nérine ; j'espère que mon père le renverra, mais qu'il le rappellera bientôt, pour marquer du sceau des lois un choix plus digne de tous deux : Philinte m'aime...

PHILINTE.

Eh quoi ! Madame, il faut que votre suivante soit aussi informée de mes sentiments pour vous !

ANGÉLIQUE.

Mais, Monsieur, puis-je être à vous, sans que mes domestiques en soient instruits ?

PHILINTE, à part.

Quelle indiscrétion ! Quel supplice pour moi !

DUMONT, à Philinte.

Monsieur !...

PHILINTE.

Parle bas ; éloignons-nous... Viens donc... Sommes-nous assez loin, ne nous entendra-t-on pas ?

DUMONT.

Non, Monsieur ; et quand on nous entendrait, qu'importe ?

PHILINTE, lui mettant la main sur la bouche.

Qu'importe, misérable ?

DUMONT.

Parbleu, il n'y a rien de sort secret en tout ceci. Vous m'avez demandé combien coûtait la Berline qu'on vous a livrée hier. Voilà le mémoire de votre carrossier que je vouai apporte.   [ 1 Berline : Carrosse suspendu et fermé, à deux fonds et à quatre roues. [L]]

PHILINTE.

Donne... Que tu es maladroit ! Ne pouvais-tu pas te tourner de manière qu'on ne vît pas que tu me remettais un papier ? Ne vois-tu pas qu'on nous observe ? Je ne réussirai jamais à te former.

NÉRINE, bas à Angélique.

Dumont vient de lui rendre une lettre ; il l'a cachée avec tant de soin, que je soupçonne qu'elle vient d'une rivale.

ANGÉLIQUE, à Nérine.

Peux-tu croire qu'à l'instant où il vient de me déclarer sa passion, il soit épris d'autres charmes ?

NÉRINE.

Je ne sais, Madame ; mais les hommes sont bien fourbes.

ANGÉLIQUE, à Nérine.

Puis-je savoir, Monsieur, de qui vient la lettre que vous venez de recevoir ?

PHILINTE.

Eh quoi ! Déjà des questions indiscrètes ! Déjà une curiosité impérieuse !

ANGÉLIQUE.

J'avais cru, Monsieur, que deux amants n'avaient point de secrets l'un pour l'autre.

PHILINTE.

Il est vrai ; mais faut-il qu'en présence de Nérine, je vous confie ?...

NÉRINE, à part.

Ah ! je fuis de trop ! On me soupçonne d'être indiscrète ! Monsieur le mystérieux, cet affront ne restera pas impuni, je vous Je jure ; et si je puis connaître la femme qui vient de vous écrire, vous verrez beau jeu.

Pendant que Nérine dit ces mots, Philinte tire de sa poche le papier que Dumont lui a apporté, pour le mettre dans son perte-feuille : mais en se pressant trop, il le laisse tomber. Nérine le prend ; Philinte veut le lui arracher : mais elle lui échappe, et s'empare du papier.

À Angélique.

Nous allons découvrir toute la noirceur de son âme. La voici, cette lettre qu'il cachait avec tant de soin. Nous allons voir enfin du style de votre rivale. Monsieur avait ses raisons pour ne pas me mettre dans la confidence. Il me connaît ; il fait que je ne souffrirais pas qu'on trahisse ma maîtresse. Lisons.

PHILINTE.

Eh quoi ! Madame , vous souffrirez que votre suivante s'empare de mes secrets ?

NÉRINE.

Si Madame est trop confiante, il est juste que je fois soupçonneuse pour elle. Lisons : « Mémoire des ouvrages fournis à Monsieur Philinte, par moi Jacques Timon, Maître Carrossier. Pour une Berline garnie en velours d'Utrecht... «

ANGÉLIQUE.

Eh quoi ! Monsieur, c'est-là ce papier que vous cachiez avec tant de soin ? Ce sont-là ces secrets que vous craignez de me confier devant une suivante ? Quel plaisir trouvez vous à m'inquiéter, à me forcer à vous soupçonner d'être infidèle ?

PHILINTE.

Oui, je m'aperçois, je confesse que je suis un peu trop mystérieux : mais que voulez-vous ?... L'habitude est formée. Au reste, quel défaut ne pourrait être corrigé par le pouvoir de vos charmes ! Oui : je vous jure qu'à l'avenir je veux que ma conduite, mes sentiments soient ouverts à tous les yeux. Eh ! Que craint-on de se dévoiler, quand on est honnête ? C'est aux coupables de se cacher... Ciel ! J'entends votre père... Angélique, je vous en conjure..., n'allez pas sur le champ lui dévoiler nos secrets.

ANGÉLIQUE.

Vous êtes bien corrigé !

SCÈNE X.
Lisimon, Angélique, Philinte, Nérine.

LISIMON.

Tu me vois affligé, ma fille : ce Comte qui montrait tant d'impatience de s'unir à toi, s'est avisé de réfléchir sur son âge ; il prétend qu'un garçon de cinquante ans ne peut pas se marier sans se donner un ridicule ; il balance, il hésite... Au reste, tu ne manqueras pas de maris ; tu es jeune, belle, sage : il est peut-être, malgré la corruption du siècle, quelqu'époux digne de toi.

NÉRINE, à Philinte.

Parlez donc : voilà le moment favorable, ne le laissez pas échapper. Parlez donc.

PHILINTE.

Eh quoi ! Il faut que déjà j'aie pour confidents...

LISIMON.

Nérine, que te dit Philinte ?

NÉRINE.

Il me dit qu'il adore Angélique, qu'il serait au comble de ses voeux, si elle daignait accepter sa main, et si vous approuvez cette union ; mais que né timide, se défiant de lui-même, il n'osait vous avouer le désir qu'il a d'être votre gendre.

LISIMON.

Moi, je lui dis sans façon que je suis charmé de devenir son beau-père. Nous allons congédier le Comte. Ma fille, je lis dans tes yeux, que le nouvel époux qui se présente ne te déplaît pas. Dans peu tu feras heureuse : mais il faut observer les formes, et que les bans soient publiés trois fois.

PHILINTE.

Quoi ! Monsieur , il faut qu'ils soient publiés ?

LISIMON.

Oui, sans doute ; et je vous mènerai chaque fois au Prône, pour les entendre publier ; vous-même.   [ 2 Prône : Instruction chrétienne faite chaque dimanche à la messe paroissiale. Fig. et familièrement. Remontrances, observations. [L]]

PHILINTE.

Angélique, vous me tiendrez compte d'un pareil sacrifice.

 



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Notes

[1] Berline : Carrosse suspendu et fermé, à deux fonds et à quatre roues. [L]

[2] Prône : Instruction chrétienne faite chaque dimanche à la messe paroissiale. Fig. et familièrement. Remontrances, observations. [L]

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