LE MENTEUR

OPUSCULE DRAMATIQUE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


Texte établi par Paul FIEVRE, mai 2024.

publié par Paul FIEVRE, juin 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/05/2024 à 12:31:44.


De telles gens il est beaucoup

Qui prendroient Vaugirard pour Rome ;

Et qui, caquetant au plus dru,

Parlent de tout, et n'ont rien vu.

La Fontaine.


PERSONNAGES

LONGCOURS, Capitaine de Vaisseau.

VALÈRE.

LUCINDE.

ISABELLE, Soeur de Lucinde.

La Scène est à Paris.

Extrait de Claude-Louis-Michel de Sacy, "Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier", Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 371-384.


LE MENTEUR

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Capitaine, Lucinde.

Le Capitaine tient à la main un plan de Pondichéri, et fait remarquer à Lucinde les principaux édifices de la Ville.

LUCINDE.

Ainsi, Pondichéri est, si je vous en crois, une fort belle ville ? Pour moi, je pensais qu'il n'y avait au monde, que Paris, qui méritât d'être vu.

LE CAPITAINE.

Détrompez-vous, belle Lucinde ; Pondichéri ne serait point indigne de vos regards. Eh ! Que je serai heureux, si je puis jamais vous déterminer à faire ce voyage dans mon vaisseau !

LUCINDE.

Non, non, il y aurait plus d'un naufrage à craindre dans un trajet si long.

LE CAPITAINE.

Quoi ! L'espoir d'y rejoindre vos parents qui y jouissent d'une assez belle fortune ; le plaisir d'habiter une ville, dont les édifices réguliers offrent un aspect agréable, entourée d'une plaine riante et féconde, tout cela ne vous déterminerait pas ? Il ne manque qu'un ornement à Pondichéri, c'est de posséder une si belle citoyenne.

LUCINDE.

Vous êtes trop galant pour un marin... Mais ma soeur ne revient point ; elle est sortie avec ce fou de Valère.

LE CAPITAINE.

Quoi ! Ce jeune étourdi que j'ai entrevu tantôt ?

LUCINDE.

Lui-même ! Depuis qu'elle est veuve, des gens estimables ont recherché sa main, elle les a dédaignés. Depuis trois jours un fou lui parle au bal, et l'en voilà coiffée. Une jolie figure est tout son mérite ; babiller sans rien dire est son talent. Menteur intrépide, parlez lui d'un homme de qualité, il est de ses amis ; d'une jolie femme, elle fut sa conquête ; d'une ville étrangère, il y demeura ; il y fut adoré. À peine a-t-il vingt ans, et l'on ferait un volume in-folio de toutes les aventures merveilleuses, dont il embellit son histoire. Ah ! Capitaine, que vous nous rendriez un grand service, il vous pouviez dégoûter ma soeur de ce fat insupportable ! Elle ferme les yeux sur ses contradictions perpétuelles ; et les mensonges les plus grossiers, lorsqu'ils sortent de la bouche de cet étourdi, sont pour elle des vérités incontestables.

LE CAPITAINE.

Laissez faire ; je saurai le mettre en défaut...

LUCINDE.

Les voici. Admirez vous l'air conquérant de cet éventé ? Ah ! Ma soeur, ma soeur, que je vous plains !

SCÈNE II.
Le Capitaine, Valère, Lucinde, Isabelle.

LUCINDE.

Hé bien, ma soeur, comment vous trouvez-vous de votre promenade ?

ISABELLE.

Un peu fatiguée, et beaucoup plus effrayée.

LUCINDE.

Quoi donc ? Qu'est-il arrivé ?

ISABELLE.

Rien du tout. Mais peut-on guérir de la peur ? Vous savez combien je crains l'eau. Monsieur a voulu absolument passer la rivière : quand je me suis vue au milieu de cet océan, un tremblement subit m'a saisie ; et, si Valère ne m'eût retenue, je crois que la crainte de me noyer m'aurait fait tomber dans l'eau.

VALÈRE, riant.

Un si petit trajet vous épouvante ! Que serait-ce donc, si, comme moi, vous aviez été à Pondichéri, s'il vous avait fallu passer six grands mois sur des mers orageuses ?

ISABELLE.

Quoi, Monsieur, vous avez été aux Indes ?

VALÈRE.

Oui, Madame ; si je ne vous l'ai pas dit encore, c'est que depuis que je vous connais, occupé de vous seule, je n'ai pas encore songé un moment à vous parler de moi. Mais rien n'est plus vrai que ce voyage. Je suis revenu sur le vaisseau Le Menteur, monté de deux cents pièces de canon, sans compter les pierriers.

LUCINDE, au Capitaine.

Je suis étonnée qu'on ne l'ait pas fait Capitaine d'un vaisseau qui porte un si beau nom !

LE CAPITAINE.

Ah ! Monsieur, que je suis enchanté de rencontrer un voyageur. N'ayant jamais osé voyager moi-même, j'interroge avec avidité tous ceux qui ont couru le monde. Dites-moi, Monsieur, tout ce que j'ai entendu raconter de Pondichéri est-il vrai ? Cette Ville est-elle si mal bâtie qu'on le prétend ? Les rues y font-elles si malpropres ? Les montagnes qui l'entourent sont-elles si hautes ?

VALÈRE.

Il est difficile de s'en faire une idée. Peignez-vous un demi-cercle formé par six montagnes énormes, perpétuellement couvertes de neiges, et dont la cime se perd dans les nuages.

LUCINDE, à part.

Voilà mon menteur en bon train.

VALÈRE.

Des torrents, causés par la fonte des neiges, roulent avec fracas de leur sommet, entraînent les terres dans leur cours, et inondent Pondichéri d'un déluge de boue. Ajoutez à cela des maisons couvertes de chaume, et si mal bâties, que je ne voudrais pas faire mon écurie du Palais du Gouverneur.

LUCINDE, au Capitaine.

Courage !... Cela va bien, Capitaine, appuyez.

LE CAPITAINE.

Mais, Monsieur, quel plaisir peut donc attirer tant de Français dans une ville si désagréable ?

VALÈRE.

C'est le plaisir des parties sur l'eau ; la mer y est calme en tout temps, comme ici la Seine auprès du Pont-Royal : des gondoles légères, sculptées avec goût, promènent sur les ondes les amants fortunés. Oh ! Quelque jour, charmante Isabelle, il faut que je vous y régale d'une collation ; car je m'entends à ordonner ces repas galants. Vous dirai-je une aventure ?... Mais non, ce serait être indiscret ... : au reste, cette femme est à six mille lieues d'ici... D'ailleurs je ne la nommerai pas... Mais, Isabelle, me pardonnerez-vous cette infidélité ! Je ne vous connaissais point encore ; il vous était réservé de fixer ce coeur volage.

LE CAPITAINE.

Venons à l'aventure.

VALÈRE.

La femme d'un négociant, jeune et jolie, se prit de belle passion pour moi. Son mari s'appelait... attendez ... Il y a tant d'autres maris dont j'ai oublié le nom, et qui devraient bien se souvenir du mien.

LE CAPITAINE.

Il me semble qu'un Voyageur m'a raconté cette anecdote. Ce Négociant ne s'appelait-il pas Décan ?

VALÈRE.

Justement. Rendez-vous donné sur une gondole... La belle arrive, nous partons ? On eût dit que l'Amour, du vent de ses ailes, enflait nos voiles de soie.

LE CAPITAINE.

Hé bien... Poursuivez.

VALÈRE.

Oh ! Parbleu, le reste se devine assez. Vous me pardonnez cette licence, Madame : mais puisque j'ai commencé à vous faire l'aveu de mes folies, il faut que je vous en conte une aune ; car je suis franc, moi, je suis modeste, et je conviens de mes fautes sans effort .... Il ne s'agit plus d'une simple bourgeoise : c'était parbleu la Princesse Almanza, fille d'un petit souverain du pays ; car les Princesses de ce pays-là s'estiment fort heureuses, quand un Français veut bien jeter sur elles un regard passionné. Celle-ci ne voulait pas moins que partager avec moi son patrimoine : mais elle était trop brune ; je ne voulus ni d'elle, ni de ses États.

LE CAPITAINE.

Vous retournerez sans doute aux Indes ?

VALÈRE.

Non, parbleu. Quand on a le bonheur de connaître Isabelle, on oublie le reste du monde...

LE CAPITAINE.

Quoi ! Vous n'aurez pas pitié de la Princesse Almanza, qui languit, qui se dessèche sur son trône, en attendant que les vents lui ramènent l'aimable ingrat, dont elle pleure l'absence ?

LUCINDE.

Peut-être qu'en ce moment même, errante sur le rivage, les cheveux épars, le désespoir dans le coeur, elle fixe sur la mer ses yeux mouillés de larmes, tressaillant de joie. Dès qu'elle aperçoit une voile, et prenant chaque Vaisseau qui paraît, pour le vôtre. Quoi ! Vous n'aurez pas compassion de ses tourments, coeur farouche ?

VALÈRE.

Ah ! S'il fallait consoler toutes les femmes affligées de nous perdre, on aurait trop à faire.

LE CAPITAINE.

À votre place je retournerais du moins aux Indes, pour voir les révolutions prodigieuses, qui ont changé la face de cette contrée. Je les ai vues ; je viens d'arriver sur la Frégate La Vérité que j'ai commandée.

VALÈRE, troublé.

Quoi ! Vous revenez de Pondichéri ?... Mesdames, je vous fais mes excuses ; il est six heures, je cours à l'Opéra.

LE CAPITAINE.

Un instant, de grâce, un instant.

VALÈRE.

L'Auteur du nouvel Opéra est de mes amis. Je lui ai promis de contribuer au succès de son ouvrage. Je suis un des Oracles du Parterre, et le plus infaillible, et le plus consulté ; et vous voyez que ce serait manquer à l'amitié...

LE CAPITAINE, le retenant.

L'intérêt que vous prenez à cet Opéra le cède à celui que vous devez prendre à un pays où vous avez goûté tant de plaisirs... Ah ! Monsieur, qu'il arrive d'étranges révolutions dans la Nature ! Ces montagnes que vous avez vues, se sont enfoncées dans les entrailles de la terre ; et, à l'instant où je vous parle, Pondichéri est dans une plaine.

VALÈRE.

Monsieur, laissez-moi donc partir : la toile est levée ; j'arriverai trop tard.

LE CAPITAINE, se retenant toujours.

Par une espèce d'enchantement, les chaumières ont disparu ; et tout à coup on a vu ; s'élever une Ville bâtie avec autant d'élégance que de régularité. Vous ne verrez point dans votre nouvel Opéra de changements de décoration aussi étonnants. Enfin la mer voyant que tout changeait sur la terre, a voulu changer aussi. Cette mer autrefois plus calme que la Seine, cette mer qui s'aplanissait pour favoriser vos plaisirs, est devenue très orageuse. Mais voici une métamorphose qui vous surprendra davantage, et auprès de laquelle toutes les métamorphoses d'Ovide ne font rien ; ce Monsieur Décan, ce négociant dont la femme eut le bonheur de vous plaire ... Eh bien !... C'est maintenant une vaste province. Avouez que voilà des changements qui tiennent du prodige, et qui méritent bien que vous fassiez une seconde fois le voyage.

VALÈRE.

Il est vrai : mais l'heure me talonne. Adieu ; je pars toujours plein de mon amour.

ISABELLE.

Je n'y crois plus, vous avez un peu trop voyagé ; je serais votre dupe. Je m'exposerais à avoir le sort de la Princesse Almanza. Peut-être après l'avoir quittée pour moi, me quitteriez-vous pour elle. D'ailleurs, quand vous nous avez parlé de Madame Décan, j'ai cru entrevoir dans votre coeur quelque étincelle d'un amour mal éteint. Enfin je me défie des gens qui ont été aux Indes : À beau mentir qui vient de loin.

 



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