LA MÉDISANCE

OPUSCULE DRAMATIQUE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel de

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


publié par Paul FIEVRE, septembre 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:23.


PERSONNAGES

MADAME PRUDELLE.

COLETTE.

VALÈRE.

MADAME PERRIN.

MADAME ORGON.

MADAME RAISON.

MARTHE.

La scène est à Paris.

Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, La sympathie, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 377-416.


SCÈNE PREMIÈRE.
Valère, Colette.

COLETTE.

Nous sommes perdus, mon pauvre Valère, nous sommes perdus.

VALÈRE.

Que dites-vous ?

COLETTE.

Ma tante...

VALÈRE.

Eh bien, votre tante ?...

COLETTE.

Doit aujourd'hui vous défendre de me voir.

VALÈRE.

Quel mal lui ai-je donc fait ?

COLETTE.

Celui de me plaire.

VALÈRE.

Quoi ! Vous la croyez envieuse ?

COLETTE.

Peut-être même jalouse.

VALÈRE.

Et vous pensez qu'elle a des vues sur moi ?

COLETTE.

Je le crains.

VALÈRE.

Quoi ! Une Dévote, qui marche les yeux baissés, rougit à l'aspect d'un homme , ne s'occupe que d'exercices pieux et ne soupire que vers le Ciel, sentirait quelque affection terrestre, et songerait à prendre un mari ?

COLETTE.

Un mari est un être de plus à faire enrager ; et c'est ce que cherche sa charité.

VALÈRE.

Je n'ai jamais surpris d'elle un seul regard qui m'ait dit qu'elle m'aimait.

COLETTE.

Je suis plus clairvoyante que vous ; et je me fuis aperçue, plus d'une fois , que lorsqu'elle faisait semblant de lire, ses yeux se détournaient sur vous à la dérobée.

VALÈRE.

Je vous jure que je ne me suis jamais senti la moindre envie de la distraire, lorsqu'elle médite.

COLETTE.

Enfin, depuis quelque temps, elle semble négliger tous ses autres Patrons, pour ne fêter que celui qu'on invoque pour les mariages.

VALÈRE.

Je doute fort que ses voeux soient exaucés.

COLETTE.

Il faut cependant bien que quelqu'un me remplace auprès d'elle, et que, puisqu'elle se prive de moi, elle ait du moins un mari qu'elle puisse gronder, lorsqu'elle revient de l'église.

VALÈRE.

Vous la quittez, Colette ? Où allez-vous ?

COLETTE.

Au Couvent.

VALÈRE.

Ciel ! Qu'ai-je entendu?

COLETTE.

Une vérité bien cruelle pour tous deux.

VALÈRE.

Eh mais ! Gardez-vous bien de mettre le pied dans un cloître. Savez-vous bien qu'elle pourrait vous y laisser longtemps ?

COLETTE.

Elle veut que j'y reste toute ma vie, que je prenne le voile, et que je renonce au monde pour jamais. J'y renoncerais volontiers pour être à vous ; mais sans vous, cher Valère, quel exil ! Cependant elle le veut, elle l'ordonne...

VALÈRE.

Et vous obéirez ?

COLETTE.

Je résisterai jusqu'à la dernière extrémité.

VALÈRE.

Mais si elle persiste, vous céderez ?

COLETTE.

Non... Je n'aurai jamais le courage d'obéir.

VALÈRE.

Mais depuis quand cette cruelle extravagance est-elle entrée dans sa tête ?

COLETTE.

Depuis huit jours elle m'assure que j'ai une vocation décidée pour le cloître.

VALÈRE.

Et vous ne l'assurez pas du contraire ?

COLETTE.

En vain je lui répète que, loin d'avoir le moindre goût pour le cloître, l'idée seule d'une grille me fait frémir ; elle me répond qu'elle fait mieux que moi ce qui se passe au fond de mon âme.

VALÈRE.

La folle !

COLETTE.

Elle entend, dit-elle, chaque jour une voix céleste qui m'appelle du fond d'une cellule.   [ 1 Cellule : Petite chambre d'un religieux ou d'une religieuse. [L]]

VALÈRE.

Et vous ne réfutez pas ces visions ?

COLETTE.

Elle en a bien d'autres ! Cette nuit elle m'a vue toute rayonnante de gloire et de joie, le voile fur le front, entrer dans un couvent, d'un pas ferme et décidé. En vain je lui ai dit qu'un songe n'était qu'un songe ; elle veut le réaliser.

VALÈRE.

Et ne voyez-vous pas que cette fausse dévote ne veut vous précipiter dans un cloître, que pour s'emparer de votre bien ?

COLETTE.

Ou plutôt de mon amant.

VALÈRE.

Oh ! Parbleu, je l'en défie.

COLETTE.

Elle doit aujourd'hui vous prier de ne revenir au logis, que lorsque je n'y ferai plus.

VALÈRE.

Appas bien puissant pour m'y attirer alors !

COLETTE.

Mais ma résolution est prise ; et quelque chose qu'elle puisse faire, je n'irai point m'ensevelir dans un cloître. J'aurai recours aux Magistrats, s'il le faut... Cependant, je ne vous verrai plus ; et sans vous, cette maison sera pour moi un séjour aussi triste qu'un couvent.

VALÈRE.

Mais si vous pouviez me faire avertir, lorsque votre tante est à l'église ?...

COLETTE.

Eh ! À qui puis-je me fier ? Sa vieille Marthe est une hypocrite, qui flatte ses goûts, ses caprices, et qui lui fait sa cour en égayant sa charité par le récit de toutes les anecdotes scandaleuses dont elle s'informe avec foin. L'espoir certain d'un legs considérable, lui fait rapporter les humeurs de ma tante.

SCÈNE II.
Valère, Colette, Marthe.

Marthe s'avance fur la pointe des pieds, se cache derrière un paravent, et écoute.

MARTHE.

Je suis donc une hypocrite à leur compte !

VALÈRE.

Quoi ! Vous pensez qu'avec quelques pistoles, il ne serait pas possible de la gagner ?   [ 2 Pistole : Pièce d'or qui n'était point battue au coin de France et qui valait onze livres et quelques sous. [L]]

COLETTE.

Elle prendrait l'argent pour satisfaire son avarice, et nous trahirait pour acquitter sa conscience.

VALÈRE.

Allons, n'y pensons plus... Mais ne pourrions-nous pas convenir d'un signal ?

MARTHE.

Écoutons ; ceci est important...

COLETTE.

Eh ! Quel signal voulez-vous que je vous donne ?

VALÈRE.

Il en est mille. Par exemple, aussitôt que votre tante et Marthe seront sorties, descendez, entrouvrez la porte, et tracez-y votre chiffre et le mien. Je passerai : si j'aperçois le signal, j'entrerai ; si je ne le vois pas, je continuerai ma route.   [ 3 Chiffre : Entrelacement des lettres initiales. [L]]

COLETTE.

Oui, ce signal est praticable ; il faut nous y tenir.

VALÈRE.

Ainsi nous n'aurons pas besoin de cette détestable vieille, dont l'âme est aussi hideuse que la figure.

MARTHE, à part.

Comme ils me traitent ! Je leur pardonne ; et comme il faut rendre le bien pour le mal, je vais prendre soin de leur salut, en rompant de très dangereuses entrevues, et rendre compte de tout à Madame.

Elle disparaît un moment.

SCÈNE III.
Valère, Colette.

VALÈRE.

Parbleu, si elle était cachée quelque part, et qu'elle pût nous entendre, sa modestie souffrirait beaucoup.

COLETTE.

Nous préserve le Ciel d'un tel malheur ! Elle gouverne ma tante, et saurait se venger.

VALÈRE.

J'entends du bruit : on vient.

COLETTE.

Fuyez, c'est ma tante !... Fuyez !

VALÈRE.

Pourquoi fuir ? Elle ne m'a point encore congédié ; ma fuite autoriserait d'injustes soupçons.

SCENE IV.
Madame Prudelle, Valère, Colette, Marthe.

Madame Prudelle et Marthe se parlent quelque-temps à l'oreille.

MADAME PRUDELLE, haut.

J'entends... Il suffit.

MARTHE.

Madame n'a rien à m'ordonner pour exercer mon obéissance ou ma charité ?

MADAME PRUDELLE.

Non... Eh mais, où allez-vous ? Revenez ... Vous êtes toujours prête à vous enfuir, comme si ma présence vous fatiguait... Avez-vous été avertir la vieille Émilie, que sa fille, à son insu, a été Vendredi dernier à l'Opéra ?

MARTHE.

Oui, Madame.

MADAME PRUDELLE.

Avez-vous été dire au Chanoine Rondon que nous avons surpris sa nièce lisant un roman ?

MARTHE.

Oui, Madame.

MADAME PRUDELLE.

Et qu'a-t-il dit ?

MARTHE.

Qu'il s'en inquiétait fort peu, et que vous Vous chargiez d'un soin qui ne vous regardait pas.

MADAME PRUDELLE, en colère.

Insolente ! Le salut de mon prochain ne me regarde pas ?

MARTHE.

Eh ! Madame, ce n'est pas moi, c'est le chanoine...   [ 4 Chanoine : Clerc séculier, membre d'un corps dit chapitre qui, attaché à une église cathédrale ou collégiale, sert de conseil à l'évêque. [L]]

MADAME PRUDELLE.

Enfin, nous avons rempli notre devoir ; tant pis pour lui, s'il ne remplit pas le sien... Est-ce tout ?

MARTHE.

J'ai encore prévenu Madame Gertrude que sa fille, lorsqu'elle sort sans elle, met du rouge, et qu'elle l'ôte avant de rentrer à la maison.

MADAME PRUDELLE.

Je ne vous avais point donné cette commission-là.

MARTHE.

Non, Madame, je l'ai faite de mon chef.

MADAME PRUDELLE.

De quoi vous chargez-vous ?

MARTHE.

Du salut de mon prochain.

MADAME PRUDELLE.

Écoutez, Marthe. Je suis loin de blâmer une action si louable : mais comme je vous donne part au mérite de mes bonnes oeuvres, en vous chargeant de les exécuter, vous devez me donner part aux vôtres, en me consultant, avant de les entreprendre.

MARTHE.

Cela est juste.

MADAME PRUDELLE.

Tenez, voilà un billet doux que j'ai trouvé dans l'église ; tâchez de savoir quelle est la femme à qui il s'adresse, quel est son galant, et remettez fidèlement la lettre au mari.

MARTHE.

J'y cours.

MADAME PRUDELLE.

Et où allez-vous si vite ? Vous ne vous corrigerez jamais de cette pétulance ? Quelle tête qu'on ne peut gouverner ! Allez trouver de ma part la Supérieure du Couvent où je fus hier ; dites-lui qu'un jeune homme qui se donnait pour le frère de la petite Lise, a baisé, à travers la grille, la main de cette pensionnaire... Eh bien, vous ne partez pas ? Que faites-vous-là ? Vous êtes d'une lenteur !   [ 5 Pétulance : Vivacité impétueuse. [L]]

MARTHE.

Eh mais, Madame, si je pars, vous me grondez ; si je reste, vous me grondez encore ! Que voulez-vous donc que je fafle ?

MADAME PRUDELLE.

Que vous vous taisiez.

MARTHE.

Allons... Il faut souffrir.

MADAME PRUDELLE.

Avec vos sots raisonnements, vous alliez me faire oublier la commission la plus importante... Allez porter cet argent que j'ai recueilli dans la bourse de mes amis, pour ces malheureux qui ont imploré ma pitié. Ce sont des Nobles ruinés. Faites-leur bien sentir que c'est leur faute qui les a mis en cet état, que leur orgueil les a perdus, et que s'ils m'avaient pris pour modèle, le Ciel les aurait fait prospérer.

MARTHE.

Faut-il rester ou partir, Madame ?

MADAME PRUDELLE.

Ah ! Partez , et ne m'impatientez pas... Cette fille-là m'a fait commettre aujourd'hui vingt fois le péché de la colère ! Heureusement le reste du jour a été employé en oeuvres méritoires.

SCÈNE V.
Madame Prudelle, Valère, Colette.

MADAME PRUDELLE.

Monsieur, ma nièce a dû vous dire qu'elle avait choisi un couvent pour asile.

COLETTE.

Je l'ai choisi, moi, ma tante ?

MADAME PRUDELLE.

Oui, Mademoiselle, votre vocation n'est pas équivoque.

VALÈRE.

Non, certes ; car elle en a une très décidée pour le mariage.

MADAME PRUDELLE.

Oui, lorsqu'elle est avec vous ; mais lorsqu'elle sera au couvent, alors la grâce parlera. Au reste , ma nièce, vous avez entendu ma volonté ; je n'en ai d'autre que celle du Ciel : obéissez, allez dans votre chambre, lisez , et lisez avec fruit le livre que je vous ai prêté sur l'excellence de la retraite... Pour moi, j'irai dans un moment à l'église prier le Ciel de vous appeler à la vie religieuse, d'une manière qui ne laisse plus de doute dans votre esprit.

VALÈRE, bas à Colette qui s'en va.

Elle va sortir : songez au signal, dès qu'elle aura mis le pied hors de la maison.

SCÈNE VI.
Madame Prudelle, Valère.

MADAME PRUDELLE.

Où allez-vous, Valère ?

VALÈRE.

Je vais faire aussi quelque lecture morale.

MADAME PRUDELLE.

Demeurez, ma conversation vaut bien une lecture.

VALÈRE.

Mais je suis peut-être un obstacle à votre salut : peut-être, sans ma présence, sentiriez-vous quelque vocation pour le couvent.

MADAME PRUDELLE.

Le Ciel ne m'a point fait cette faveur ; il m'en a jugée indigne. C'est à ma nièce qu'il la réservait. Pour moi, dont la faiblesse ne peut aspirer à ce haut point de perfection, il a voulu que je reste dans le monde.

VALÈRE, à part.

Pour le faire enrager.

MADAME PRUDELLE.

Il veut aussi que vous y demeuriez, Valère.

VALÈRE.

Oh ! je le crois ; à cet égard, ma vocation n'est pas douteuse.

MADAME PRUDELLE.

Mais, le connaissez-vous, ce monde ou vous vivez ?

VALÈRE.

Je suis trop jeune encore pour le connaître, mais je l'étudie.

MADAME PRUDELLE.

Vous ignorez de combien d'écueils est semée cette mer fameuse en naufrages.

VALÈRE.

J'en ai déjà rencontré plusieurs, soit bonheur, soit prudence, je les ai évités.

MADAME PRUDELLE.

Si vous saviez à combien de périls, la jeunesse est exposée, combien de pièges on tend à son innocence !...

VALÈRE.

Des pièges, Madame ! Je ne me flatte pas de les éviter tous. Mais il en est dans lesquels je ne donnerai pas, je vous en réponds.

MADAME PRUDELLE.

Quel siècle que celui où la séduction est un art, et presque un mérite ! Je tremble pour vous, Valère, je tremble pour vous. Vous êtes jeune.

VALÈRE.

J'ai ce malheur, il est vrai ; et telle qui m'en plaint, me l'envie peut-être.

MADAME PRUDELLE.

Vous êtes sensible.

VALÈRE.

Colette me l'a appris.

MADAME PRUDELLE.

Vous êtes sans expérience.

VALÈRE.

J'ai celle qu'on peut avoir à mon âge.

MADAME PRUDELLE.

Ah ! Si une âme aussi belle que la vôtre allait se perdre, j'en serais inconsolable. Vous ne voyez pas le précipice ; les bords en sont couverts de fleurs ! Vous êtes perdu, si une main charitable et sûre ne vous guide à travers tant de périls.

VALÈRE.

Mes guides font ma raison et ma conscience.

MADAME PRUDELLE.

Ils font bien trompeur ?

VALÈRE.

Quel autre voulez-vous donc que je choisisse ?

MADAME PRUDELLE.

Une compagne sage, pieuse...

VALÈRE.

Eh bien, mariez-moi avec Colette.

MADAME PRUDELLE.

Et quels conseils, quels secours pouvez-vous attendre d'une jeune étourdie, dont l'inexpérience rendrait votre perte infaillible ?

VALÈRE.

J'entends : c'est pour le salut de mon âme, que vous mettez votre nièce au couvent ?

MADAME PRUDELLE.

Il vous faut une femme d'un âge mûr, qui ait beaucoup d'expérience.

VALÈRE.

Vous en avez beaucoup, je n'en doute pas.

MADAME PRUDELLE.

Qui ait un grand fonds de patience, pour supporter vos petits défauts.

VALÈRE, à part.

Et un grand fonds de méchanceté, pour s'exercer ma patience.

MADAME PRUDELLE.

Une femme enfin d'une piété éclairée, d'une vertu à toute épreuve,

VALÈRE.

Et cette Compagne que vous me proposez, c'est vous-même ?

MADAME PRUDELLE.

Après la mort de mon époux, je m'étais bien promis de ne pas m'engager dans de nouveaux liens...

VALÈRE.

Tenez-vous parole, Madame, tenez-vous parole.

MADAME PRUDELLE.

Mais pour vous préserver des dangers qui vous environnent...

VALÈRE.

Vous consentiriez à m'épouser, si je vous en pressais ?... Madame, je vois maintenant de quelle nature est la vocation de votre nièce pour le cloître... Tout eft éclairci... Mais retenez bien ce que je vais vous dire. Ces temps de tyrannie sont passés, où des parents avides, guidés par des motifs plus ou moins criminels, pouvaient ensevelir dans un cloître une fille innocente à qui ce tombeau faisait horreur. Il est des magistrats , conservateurs de la liberté et du patrimoine des orphelins. Les Mineurs sont sous la garde des lois... Je ne vous en dis pas davantage... Adieu.

SCÈNE VII.

MADAME PRUDELLE, seule.

L'impertinent ! Le fat ! Oh ! Je saurai me venger. L'intérêt du Ciel se joint au mien dans cette affaire. Car enfin c'est lui enlever une âme, que de fermer à ma nièce l'entrée du couvent. Ah ! Monsieur Valère, vous me menacez de l'autorité des magistrats ? Eh bien, je saurai faire en forte que ces magistrats mêmes me prêteront leur autorité pour faire enfermer Colette. Marthe !... Marthe !...

SCÈNE VIII.
Madame Prudelle, Marthe.

MADAME PRUDELLE.

Marthe !... C'est la plus indocile créature.

MARTHE.

Madame...

MADAME PRUDELLE.

Être incorrigible, ne perdrez-vous pas l'habitude de crier si haut ?

MARTHE.

Mais, Madame...

MADAME PRUDELLE.

Allez-vous encore vous justifier ? Eh ! Pourquoi n'êtes-vous pas en course ? Pourquoi n'êtes-vous pas allée faire les commissions dont je vous ai chargée.

MARTHE.

J'attendais que...

MADAME PRUDELLE.

Vous n'avez nul zèle, nulle charité, et votre tiédeur s'accroît tous les jours.

MARTHE.

J'allais partir, lorsque ces Dames sont arrivées. Vous étiez tête à tête avec Valère ; je ne voulais pas les faire entrer. Qui fait ce qu'elles auraient pendé de cet entretien !

MADAME PRUDELLE.

Écoutez... Et faites ponctuellement ce que je vais vous dire.

MARTHE.

Vous ferez satisfaite de mon exactitude.

MADAME PRUDELLE.

Ah ! Vous m'interrompez toujours... Faites entrer ces dames ; et dès qu'elles seront assemblées, allez tracer sur la porte. que vous laisserez entrouverte, le signal dont Valère et Colette sont convenus ensemble.

MARTHE.

J'entends... Ah ! Madame, l'heureux stratagème que le Ciel vous a suggéré-là ?

SCÈNE IX.

MADAME PRUDELLE, seule.

Le Ciel, pour mes péchés, m'a donné à gouverner cette indocile créature. En vérité, et dans l'un et dans l'autre sexe, j'aperçois tant de défauts, tant de caprices, que je ne vois que moi dont l'humeur soit égale et douce. J'en rends grâces au Ciel ; car je sais bien que ce n'est qu'à lui que j'en fuis redevable.

SCÈNE X.
Madame Prudelle, Madame Orgon, Madame Perrin, Marthe.

MADAME PRUDELLE.

Ah ! Mesdames, je loue le Ciel qui vous conduit ici pour m'aider à vaincre l'opiniâtreté de ma nièce.

MADAME ORGON.

Si une personne aussi sage que vous n'a pu y réussir, nous devons attendre peu de succès de nos foins.

MADAME PRUDELLE, à Marthe.

Eh ! Donnez donc des sièges !... Faut-il vous le répéter vingt fois ?

MARTHE.

Vous ne me l'avez pas encore dit, Madame !

MADAME PRUDELLE.

Eh ! Faut-il vous le dire ? Marthe, lorsque vous ne manquez qu'à moi, jamais je ne m'en plains, jamais je ne vous gronde, vous le savez. Mais ne manquez pas à mes amies, car je ne vous le pardonnerais pas... Mesdames, ne soyez pas étonnées si j'ai une servante si maladroite ; je l'ai choisie ainsi pour exercer ma patience.

MADAME PERRIN.

Ah ! Je réponds que ma Lison l'emporte en maladresse, en lenteur sur votre Marthe. C'est une petite malheureuse, à qui j'ai donné un asile par charité ; et, pour la tirer des dangers auxquels la jeunesse est exposée dans le monde, je me fuis condamnée au supplice d'être servie par elle.

MADAME PRUDELLE, bas à Marthe,

Allez faire ce que je vous ai ordonné , et tenez-vous en embuscade près de la porte.

SCÈNE XI.
Madame Prudelle, Madame Orgon, Madame Perrin.

MADAME PRUDELLE.

Vous m'aviez promis d'amener avec vous Madame Raison ; pourquoi n'est-elle pas venue ?

MADAME ORGON.

Elle est sans doute avec son Directeur : il lui fait de fréquentes visites.

MADAME PERRIN.

La charité nous ordonne de tirer le voile sur ces mystères. Mais ce Directeur est bien jeune, et leurs entretiens font bien longs.

MADAME ORGON.

Pour moi, je romprai bientôt avec elle. Connaissez-vous une prude plus insupportable que celle-là ?

MADAME PRUDELLE.

C'est un censeur éternel, qui ose traiter de médisances les entretiens que nous avons sur les défauts du prochain dans la seule vue de les corriger.

MADAME ORGON.

Tout en criant contre la médisance, on entrevoit qu'elle a du plaisir à l'entendre.

MADAME PERRIN.

Je ne sais, mais sa vertu m'est bien suspecte. Croiriez-vous qu'elle a prononcé deux fois devant moi le mot de tolérance, que nous avons banni de la conversation ?

MADAME ORGON.

Le mot de tolérance !

MADAME PRUDELLE.

Elle l'a prononcé ?

MADAME PERRIN.

Deux fois.

MADAME ORGON.

On m'a cité d'elle un trait bien plus affreux. Mais j'ai refusé de le croire ; je ne me hâte, jamais de condamner mon prochain.

MADAME PERRIN.

Eh ! Que vous a-t-on dit ?

MADAME PRUDELLE.

Vous ne pouvez nous le taire en conscience.

MADAME ORGON.

On m'a dit qu'elle avait distribué des aumônes à des Protestants, qui étaient tombés dans l'indigence.

MADAME PRUDELLE.

À des Protestants ?

MADAME PERRIN.

Cela est-il possible ?

MADAME ORGON.

Rien n'est plus vrai. Et vous sentez qu'en rapprochant cette action et le mot de tolérance, on pourrait en conclure...

MADAME PRUDELLE.

Paix, La voici qui arrive.

SCÈNE XII.
Madame Orgon, Madame Perrin, Madame Prudelle, Madame Raison.

MADAME RAISON.

Vous m'avez attendue, Mesdames ?

MADAME PRUDELLE.

Avec impatience, et je vous en voudrais si j'avais la force de vous en vouloir.

MADAME RAISON.

Ce n'est point à moi qu'il faut vous en prendre ; c'est à Madame Argant, qui m'a arrêtée une heure dans la rue.

MADAME PERRIN.

Oh ! Je devine ce qu'elle vous a dit.

MADAME PRUDELLE.

Quelque médisance certainement ?

MADAME ORGON.

Médisance ! Le terme est modeste ; et lorsqu'elle ne va point jusqu'à la calomnie, elle est fort satisfaite de sa charité.

MADAME PRUDELLE.

C'est la langue la plus méchante !

MADAME PERRIN.

Je parie qu'elle vous a parlé de l'aventure de sa petite cousine ? Car elle la conte à qui veut l'entendre, et toujours sous la loi du secret. Enfin cette anecdote est de la nuit dernière ; et ce matin , ayant passé la nuit en prières, j'avais à peine fermé les yeux qu'elle est venue me réveiller pour me la dire.

MADAME RAISON.

Puisque vous la savez, laissez-lui le soin de la répandre, et n'ajoutez pas votre indiscrétion à la sienne.

MADAME PRUDELLE.

Quelle aventure ? De quoi s'agit-il ?

MADAME ORGON.

Et quelle est l'héroïne de l'aventure ?

MADAME PERRIN.

C'est la petite Victorine.

MADAME PRUDELLE.

Quoi ! Cette petite fille si modeste, si sage ?

MADAME PERRIN.

Si sage ! Vous allez voir jusqu'où va sa sagesse. Cette nuit un homme avait appliqué une échelle pour monter à sa fenêtre : la Garde a paru ; le Galant s'est enfui, mais l'échelle est restée.

MADAME RAISON.

Et comment pouvez-vous assurer que ce n'était pas un voleur qui voulait entrer dans la maison pour la piller ?

MADAME PERRIN.

Un voleur ! Un voleur ! Vous me la donnez belle. Le Galant est connu, c'est le fils de Lisimon.

MADAME ORGON.

De ce marchand, que des pertes imprévues ont forcé à faire banqueroute ?

MADAME PRUDELLE.

Des pertes imprévues ! Vous croyez à ces malheurs-là ? Je vous assure, moi, que c'est une banqueroute frauduleuse.

MADAME PERRIN.

Afin de persuader à ses créanciers qu'il était sans ressource, il s'est retiré chez son neveu le Prieur de Prénille.   [ 6 Prieur : Prieur conventuel régulier, ou, simplement, prieur, celui qui régit des religieux en communauté ; il est opposé à prieur conventuel séculier et commendataire ; il ne diffère de l'abbé que de nom ; il en a toute l'autorité. [L]]

MADAME ORGON.

Celui à qui l'Abbé Harpon a vendu son prieuré ?

MADAME PRUDELLE.

Pourquoi ne l'aurait-il pas vendu ? Il l'avait acheté.

MADAME PERRIN.

Je m'en souviens : il l'avait eu par l'entremise de cette femme de chambre qui faisait commerce de bénéfices, et qui vient d'acheter la Terre du jeune Philinte.

MADAME ORGON.

Quoi ! Le jeune Philinte a vendu sa Terre ? Il n'y a pas six mois que son père la lui a laissée.

MADAME PERRIN.

Faut-il s'en étonner ? C'était un joueur.

MADAME PRUDELLE.

Heureux, s'il n'avait que ce défaut-là : mais il n'est point de vices dont son âme ne soit souillée.

MADAME ORGON.

N'est-ce pas lui qui eut cette aventure au bal avec la femme de ce Magistrat intègre, qui jamais n'a reçu de présents ?

MADAME PRUDELLE.

Il les refusait, il est vrai ; mais son Secrétaire les recevait, et ils partageaient ensemble.

MADAME RAISON.

Avez-vous été l'arbitre du partage, Madame ?

MADAME PRUDELLE.

Eh ! Qui ne fait pas cela ? Fallait-il y être présente, pour en être sûre.

MADAME RAISON.

Madame, vous m'avez appelée pour me consulter sur la vocation de votre nièce, et vous oubliez le sujet de ma visite.

MADAME PRUDELLE.

Vous consulter ? À quoi bon ! Sa vocation est claire.

MADAME RAISON.

Pourquoi donc m'avez-vous invitée à me rendre ici ?

MADAME PRUDELLE.

Pour m'aider à vaincre l'horreur que Colette a pour le couvent.

MADAME RAISON.

Elle a le couvent en horreur, et elle y est appelée ! Voilà une singulière vocation !

SCÈNE XIII.
Madame Prudelle, Madame ORGON, Madame Perrin, Madame Raison, Colette.

COLETTE, à Madame Raison.

Ah ! Madame, secourez une orpheline infortunée, qu'on veut ensevelir malgré elle dans un cloître. Tenez-moi lieu et de père et de mère. Je n'espère qu'en vous, daignez embrasser ma défense.

MADAME PERRIN.

Vous êtes belle, Colette ; mais sous le voile, vous feriez cent fois plus charmante.

MADAME ORGON.

Oui ; le voile donnerait un nouvel éclat à vos attraits.

MADAME PERRIN, à Madame Orgon.

Flattons son amour-propre, c'est le moyen de réussir.

MADAME RAISON.

Après ce que Colette vient de dire, je m'étonne que vous délibériez encore. Dieu veut des serviteurs, et non pas des esclaves. Il faut, pour lui plaire, que le sacrifice de la liberté même soit libre. Lorsqu'il appelle les âmes à la retrait , il les y entraîne par un penchant décidé. Si le monde a ses périls, pensez-vous que le cloître n'ait pas les liens pour une infortunée qui haïra des devoirs qu'elle n'a pas choisis, qui maudira dans son désespoir sa main tyrannique qui enchaîna les siennes ?

SCÈNE XIV.
Madame Orgon, Madame Perrin, Madame Prudelle, Madame Raison, Colette, Marthe.

MARTHE, bas à Madame Pruddle.

Madame, tout est prêt, le signal est donné.

MADAME PRUDELLE.

Et Valère ?

MARTHE.

Il vient d'entrer.

MADAME PRUDELLE.

Fort bien...

Haut.

Éloignez ces flambeaux, ils me font mal aux yeux.

SCÈNE XV.
Madame Orgon, Madame Perrin, Madame Prudelle, Madame Raison, Valère, Colette.

La Scène se passe dans une demi-obscurité.

MADAME PRUDELLE.

Il me semble que j'entends quelqu'un vers cette porte ; viendrait-on nous écouter ?

VALÈRE entre, et se jette au cou de Madame Prudelle qu'il prend pour Colette.

Nous sommes donc seuls et libres, chère Amante...

Reconnaissant Madame Prudelle.

Ah Dieux, qu'ai-je fait ?

COLETTE.

Je suis perdue.

MADAME PRUDELLE, criant.

À moi ! Mesdames, à moi ! Secourez-moi contre un infâme ravisseur !

MADAME PERRIN, accourant.

Un homme ose vous faire chez vous une pareille insulte !

MADAME ORGON.

Un Commissaire ; vite , un Commissaire !

MADAME PRUDELLE, à Madame Perrin.

Soutenez-moi, ma bonne amie ; je succombe à mon saisissement.

COLETTE, bas à Valère.

Eh ! Pourquoi entrer, quand le lignai n'est pas donné ?

VALÈRE.

Il l'était.

COLETTE.

Par qui ?

VALÈRE.

Je ne sais.

COLETTE.

C'est cette coquine de Marthe qui nous aura trahis,

MADAME PRUDELLE.

Jugez de toute l'horreur de ma situation. J'avais juré à mon époux d'être fidèle à sa mémoire, et me voilà forcée, pour sauver mon honneur, d'épouser cet audacieux.

VALÈRE.

M'épouser, moi, Madame ?

MADAME PRUDELLE.

Mesdames, n'allez pas croire que, par la plus légère faveur, j'aie jamais autorisé l'outrage qu'il vient de me faire.

MADAME PERRIN.

Nous sommes loin d'avoir un pareil soupçon.

MADAME PRUDELLE.

Cher époux , il faudra donc que ta veuve trahisse les serments qu'elle t'avait faits ! Pardonne ; le soin de ma réputation m'impose cette dure loi. Mais je te jure, même en présence de cet audacieux, que, dans ses bras, je ne brûlerai que pour ta cendre.

VALÈRE.

Quoi ! Madame, vous croiriez que mon dessein était ?...

MADAME PRUDELLE.

Si cet outrage s'adressait à ma nièce, je dois la faire enfermer. S'il s'adressait à moi, les lois de l'honneur me forcent à vous épouser. Choisissez.

VALÈRE.

Cruelle alternative !

MADAME PRUDELLE.

Ah ! Dieux, quel préjugé fatal que celui qui nous force à prendre pour époux et pour maître celui qui nous outrage ?

MADAME RAISON.

Madame, il est clair que votre nièce était l'objet de la démarche imprudente de Valère. Vous ne pouvez sauver l'honneur de Colette ; qu'en les mariant. Si vous ne le faites pas, le Public dira qu'en secret éprise de Valère...

MADAME PRUDELLE.

Quoi ! Vous pourriez penser ?...

MADAME RAISON.

Je ne le crois pas, Madame, mais le Public le croira. Et pouvez-vous rejeter ce moyen honnête, de demeurer fidèle à la mémoire d'un époux qui vous est si cher encore ?

MADAME PERRIN.

En effet, je ne vois pas d'autre parti à prendre.

MADAME ORGON.

Il faut vous y résoudre.

MADAME PRUDELLE.

Eh bien, je m'y résous pour les faire enrager ; et j'espère qu'un jour Colette, en butte aux caprices de son mari, regrettera l'asile sacré que je voulais lui ouvrir.

 



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Notes

[1] Cellule : Petite chambre d'un religieux ou d'une religieuse. [L]

[2] Pistole : Pièce d'or qui n'était point battue au coin de France et qui valait onze livres et quelques sous. [L]

[3] Chiffre : Entrelacement des lettres initiales. [L]

[4] Chanoine : Clerc séculier, membre d'un corps dit chapitre qui, attaché à une église cathédrale ou collégiale, sert de conseil à l'évêque. [L]

[5] Pétulance : Vivacité impétueuse. [L]

[6] Prieur : Prieur conventuel régulier, ou, simplement, prieur, celui qui régit des religieux en communauté ; il est opposé à prieur conventuel séculier et commendataire ; il ne diffère de l'abbé que de nom ; il en a toute l'autorité. [L]

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