L'ÎLE DÉSERTE OU LE NAUFRAGE

OPUSCULE DRAMATIQUE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


Texte établi par Paul Fièvre, mai 2024.

Publié par Paul FIEVRE, juin 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/05/2024 à 12:31:48.


PERSONNAGES

UN CAPITAINE.

UNE DAME.

UN PÉDANT.

UN ABBÉ.

UN MUSICIEN.

UN ARCHITECTE.

UN SCULPTEUR.

UN PEINTRE.

UN NOTAIRE.

UN MATELOT.

La Scène est dans une île déserte.

Extrait de Claude-Louis-Michel de Sacy, " Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier", Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 443-454.


L'ÎLE DÉSERTE, OU LE...

LE CAPITAINE.

Enfin, mes amis, nous voilà échappés au naufrage ; le soleil reparaît, sa chaleur va sécher nos habits et ranimer nos forces défaillantes. Heureusement je n'ai perdu aucun des Passagers, et, ce qui m'est plus cher encore, aucun de mes matelots. Cette île où la tempête nous a jetés, est déserte ; mais elle paraît fertile. On peut en faire l'asile du bonheur et de la vertu. Élevons des cabanes ; cultivons la terre ; nous avons dérobé aux flots assez de froment pour ensemencer une partie de cette île. Commençons par nous loger et nous nourrir ; nous songerons au reste après. J'espère que les Passagers aideront les Matelots ; ne perdons point le temps en vains discours, et travaillons.

LE PÉDANT.

..... Teucer Salamina patremque

Cum fugeret.....

Nous voici précisément dans la même situation dont Horace fait une peinture si éloquente, lorsqu'il parle des malheurs de Teucer. Mais Teucer buvait du vin avec ses compagnons : nous n'avons que de l'eau, encore n'est-elle pas bonne.

LE CAPITAINE.

Eh ! Monsieur, il s'agit bien ici d'Horace et de Teucer ; attelez-vous à l'ouvrage ; travaillez, Monsieur, travaillez.

LE PÉDANT.

Comment voulez-vous que je travaille ? Je n'ai point de matériaux.

LE CAPITAINE.

Voilà du moellon, du bois, du fer ; que vous faut-il de plus ?

LE PÉDANT.

Ce n'est pas de ces vils matériaux que je parle ; il me faut des livres. Vous savez que je ne fais que des compilations.

LE CAPITAINE.

Pourquoi ai-je admis dans mon Vaisseau cet homme inutile ? Toi, mon fils, tu es jeune ; mais je t'ai donné du courage et des forces. Mets-toi à la tête de mes matelots ; anime-les par ton exemple ; ne rougis point d'être utile : c'est la véritable noblesse.

LE PÉDANT.

Non, Monsieur, je ne souffrirai point que mon élève me quitte, avant que je lui aie expliqué la description terrible que Virgile fait d'une tempête ; il n'en sentira jamais mieux les beautés que dans ce moment-ci.

LE MUSICIEN.

Je doute fort que cette description soit aussi belle qu'un morceau de musique que je viens de composer sur le même sujet. Vous y distinguerez le sifflement des vents, les cris des matelots, le bruit des vagues, le battement des voiles, le craquement du Vaisseau. Écoutez, je vais vous le chanter.

LE CAPITAINE.

Eh ! Monsieur, s'agit-il ici de faire des chansons ?

LE MUSICIEN.

Quoi ! Monsieur, vous osez appeler chanson un morceau de musique dans le genre le plus sublime ! Vous blasphémez contre l'harmonie. Sachez qu'un homme tel que moi est nécessaire dans un État. Lisez l'histoire, et vous saurez que les Républiques les plus sages ont entretenu des Musiciens. Vous voulez fonder ici une République, et vous ignorez qu'un musicien est la seconde personne de l'État !

LE PÉDANT.

Il a raison. Amphion, aux sons de sa lyre, attirait les rochers. C'est ainsi que les murs de Thèbes s'élevèrent. Si Monsieur le Musicien n'avait pas perdu fa harpe dans le naufrage, vous verriez sur ces bords les mêmes prodiges s'opérer ; une seconde Thèbes s'élèverait sur ce rivage, sans que personne y mît la main. Rien ne serait plus commode.

LE CAPITAINE.

Ces gens-là me feront perdre patience. Contenons-la cependant. Si jamais j'en eus besoin, c'est aujourd'hui. Messieurs, de grâce, oubliez vos talents ; je les respecte : mais ne faites usage en ce moment que des bras que la Nature vous a donnés.

LE PÉDANT.

Je ne refuse point de concourir au bien public ; et pour vous montrer combien je m'en occupe, je vais réfléchir sur la forme de gouvernement que nous donnerons à cet État. Sera-ce une Monarchie ? Une Démocratie ? Une Aristocratie ! Quelle loi suivrons-nous ?

LE CAPITAINE.

La loi de la nature.

LE PÉDANT.

Encore une question, s'il vous plaît ; où comptez-vous placer votre imprimerie ?

UNE DAME, au Pédant.

En vérité, Monsieur, vous devriez rougir d'interrompre le Capitaine par une question si frivole ? Je vais lui en faire une beaucoup plus importante. Comment ferez-vous pour nous procurer un Magasin de Modes ?

UN ABBÉ.

Oui, Madame a raison ; un Magasin de Modes est essentiel, c'est le premier objet dont il faut s'occuper. Sans les Modes, il n'est point de parure ; sans la parure, point de galanterie, et dès lors point de bonheur. J'aperçois sur ces rochers, des oiseaux dont les plumes orneraient bien la plus belle tête ; vous devriez les faire tuer : cette mer doit produire du corail ; vous devriez y faire descendre vos plongeurs pour le pêcher.

LE CAPITAINE.

Est-ce à vous, Monsieur l'Abbé, à donner tant d'importance à ces bagatelles ? Ne devriez-vous pas plutôt vous confondre parmi ces matelots, et travailler comme eux ?

L'ABBÉ.

Vous savez que ma profession m'interdit toute oeuvre servile. Mon travail à moi, c'est de prier le Ciel qu'il seconde le vôtre. Je n'ai qu'une seule chose à vous recommander, c'est de ne pas oublier dans le partage des terres la dîme pour l'Église.

LE CAPITAINE.

Laissons-là ces fainéants. Adressons-nous à un architecte ; c'est un homme, celui-là. Monsieur, allez diriger le travail des matelots, et tracer le plan des cabanes.

L'ARCHITECTE.

Vous plaisantez sans doute ? Pensez-vous qu'un artiste tel que moi, avilisse ses talents jusqu'à construire des cabanes ? Quand vous jouirez d'un rang et d'une opulence dignes de vous, quand vous serez le Doge de notre République, alors je vous bâtirai un Palais superbe, orné de colonnes corinthiennes.

UN SCULPTEUR.

Moi, je me charge de faire les statues dont il faudra le décorer.

LE CAPITAINE.

J'ai besoin d'hommes, et non pas de statues.

LE SCULPTEUR.

Je vais parcourir cette île, et tâcher d'y découvrir quelque veine de marbre.

LE CAPITAINE.

Si je parle à ce peintre, j'en recevrai probablement quelque réponse aussi ridicule. Voyons cependant, ne nous rebutons pas ; approchez, Monsieur, et venez nous aider.

LE PEINTRE, dessinant.

Ah ! Ne m'interrompez pas : je suis dans la chaleur du travail ; jamais on ne vit une esquisse plus brûlante ! Comme les flots se pressent, écument sous mon crayon ! Comme les attitudes de ces matelots sont variées ! Ces débris de Vaisseau épars sur la surface de la mer font un effet admirable. Et ce lointain, comme il est vaporeux ! Monsieur le Capitaine, placez-vous là, et restez immobile ; je vais vous dessiner ; vous servirez de repoussoir au tableau.

LE CAPITAINE.

N'aurai-je donc que des hommes en peinture ?

UN MATELOT.

Mon Capitaine, voici deux chaloupes que la tempête a jetées sur le rivage. On peut les amener sur la colline avec des rouleaux, les couvrir de quelques planches, et voilà des maisons toutes faites.

LE CAPITAINE.

C'est bien imaginé, mon ami, je vais vous aider ; travaillez, je suis à vous ; nous coucherons ensemble dans ces chaloupes. Quant au peintre, il s'amusera cette nuit à dessiner les étoiles, et l'architecte ira dormir sous ses colonnes Corinthiennes.

À la Dame.

Madame, quand on est belle comme vous, on ne doit point regretter toutes les Modes de Paris. Nous ne reverrons plus notre patrie ; il faut en trouver une dans cette île, et y fonder une Nation heureuse et honnête. Votre époux vous fut enlevé à la fleur de son âge. Si vous daignez accepter la main de mon fils, vous ferez un jour la mère et la Reine d'un peuple qui fera votre famille. Donner des citoyens à l'État, les former, les instruire, est le seul service qu'on puisse attendre ici de votre sexe.

L'ABBÉ.

J'applaudis fort à ce projet ; je me charge de présider à cet hyménée, il se fera sans pompe :

L'Hymen n'est pas toujours entouré de flambeaux.

Mais il ne faut pas tant de cérémonies pour unir l'amour et la beauté.

UN NOTAIRE.

Moi, je vais rédiger le plan du contrat ; et stipuler les articles.

LE CAPITAINE.

Nous n'avons pas besoin de vous.

LE NOTAIRE.

Vous n'avez pas besoin de moi ! Savez-vous, Monsieur, qu'un contrat de mariage bien fait est un des chef d 'oeuvres de l'esprit humain ? Je suis, sans me flatter, un jurisconsulte très profond, et j'espère bien tenir lieu d'un Sénat dans votre République.

LE CAPITAINE.

Où la Justice règne, on n'a pas besoin de ses Ministres. Mais je rougis de m'arrêter si longtemps avec ces gens-là, tandis que mes matelots sont à l'ouvrage. Je cours les aider. Mon fils, suis-moi ; viens mériter par tes services, et la main de Madame, et l'honneur de commander après moi à tes semblables.

 



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