OPUSCULE DRAMATIQUE
M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.
De SACY, Claude-Louis-Michel de
À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.
publié par Paul FIEVRE, juillet 2017.
publié par Paul FIEVRE, juillet 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:22:31.
PERSONNAGES
MONSIEUR SERINGUET, Apothicaire.
MADAME SERINGUET.
UN ABBÉ.
UNE DAME.
La Scène est à Paris.
Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Un Gascon à Paris, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 79-94.
LE GASCON JOUÉ
SCÈNE PREMIÈRE.
MADAME SERINGUET.
Mon mari va revenir, et l'Abbé n'est point venu ! Le petit fripon ! Me laisser seule quand mon mari n'est pas à la maison : cela est abominable. En vérité il n'y a plus de moeurs : nous vivons dans un siècle affreux. Je parie que ce Gascon que je déteste, ce Gascon qui me vante sans cesse des bonnes fortunes qu'il n'a pas eues, des exploits qu'il n'a pas faits ; je parie qu'il viendra lui, parce que je ne l'attends pas. C'est un espion clairvoyant, importun. Il faut l'exclure ; oui : c'est un parti pris, il faut l'exclure. J'ai, pour y réussir, une Comédie toute préparée... Mais quoi ! Mon mari revient déjà !
SCÈNE II.
Monsieur Seringuet, Madame Seringuet.
MADAME SERINGUET.
Eh bien ! Mon petit coeur, vous voilà revenu ? Comme vous êtes échauffé ! Vous vous êtes trop pressé ; vous vous rendrez malade, mon bon ami. Vous suez, mon chou, souffrez que je vous essuie. Quand vous revenez à la maison, ne courez donc pas si vite. Eh bien, mon petit homme, qu'est-ce que les commissaires ont dit de votre mémoire ? L'ont-ils réduit de beaucoup ?
MONSIEUR SERINGUET.
De trois cents livres. Ce n'est pas trop pour un mémoire d'Apothicaire.
MADAME SERINGUET.
Et à combien l'aviez-vous porté ?
MONSIEUR SERINGUET.
À quatre cents livres.
MADAME SERINGUET.
Comment ! Ils l'ont réduit des trois quarts ! Ah ! Les gens détestables !
MONSIEUR SERINGUET.
Ne t'affliges pas, ma chère moitié, ne t'affliges pas. Sur les cent francs que leur décision nous laisse, nous avons encore cinquante-une livres dix sols neuf deniers de gain clair et net.
MADAME SERINGUET.
C'est du moins une consolation... J'oubliais de te dire que, pendant ton absence, on est venu chercher les drogues en question pour...
MONSIEUR SERINGUET.
Paix, ne le nomme pas : ces gens-là paient ma discrétion.
MADAME SERINGUET.
Il vaudrait mieux leur faire payer la mienne. La discrétion d'une femme doit être mise à plus haut prix que celle d'un homme.
MONSIEUR SERINGUET.
Et notre Chirurgien Gascon, Forfantas, n'est point encore arrivé ? Il tarde bien à venir.
MADAME SERINGUET.
Plût à Dieu qu'il ne vînt jamais !
MONSIEUR SERINGUET.
Pourquoi donc ? Ses saillies m'amusent beaucoup.
MADAME SERINGUET.
Si vous soupçonniez le but de ses visites, elles ne vous amuseraient pas tant. Jusqu'à ce jour j'ai gardé le silence ; mais enfin il faut parler. Sachez, mon coeur, que cet effronté Gascon en veut à mon honneur et au vôtre, et que, toutes les fois que vous n'y êtes pas, il me persécute ....
MONSIEUR SERINGUET.
Ah ! Le petit scélérat ! Qui l'aurait cru ? Que je suis heureux d'avoir une femme si fidèle ! Combien d'autres, à sa place !...
MADAME SERINGUET.
Il faut dès aujourd'hui lui fermer la porte pour jamais. Ce n'est pas que je craigne le danger ; mais il est des moments...
MONSIEUR SERINGUET.
Tu doutes de ta vertu, ma poule ; ce doute même est une nouvelle preuve de ta vertu.
MADAME SERINGUET.
Écoute, il va venir ; cache-toi ici près. Il me pressera, il se jettera à mes genoux : alors je frapperai un coup de pied, et tu entreras. Le garçon que j'ai prévenu te mettra au fait. Cache-toi vite, j'entends Forfantas.
MONSIEUR SERINGUET, s'en allant.
Mais n'oublie pas de frapper le coup de pied bien à propos, et n'attends pas...
MADAME SERINGUET.
Ne crains rien, cache-toi au plutôt.
SCÈNE III.
Forfantas, Madame Seringuet.
FORFANTAS, à part.
Sandis, j'en veux bien à la nature de m'a voir fait si beau garçon. Se voir ainsi persécuté par toutes les Belles ; bourgeoises, marquises, prudes, coquettes, je ne sais à qui entendre. Eh ! Mesdames, un peu de compassion ; les plus grands conquérants font des suspensions d'armes quelquefois. Ce n'est pas une paix perpétuelle que je vous demande, c'est une trêve de quelque temps.
À Madame Seringuet.
Ah ! Vous voilà, ma charmante : Eh bien ! Comment vont les plaisirs ? Vous me paraissez avoir un peu d'humeur ; j'en soupçonne la cause, c'est que je suis venu trop tard : mais que voulez-vous ? On se bat, on se tue pour m'avoir.
MADAME SERINGUET.
Hélas !
FORFANTAS.
Vous soupirez ! D'amour, sans doute ? Mais consolez-vous, mignonne ; on n'a pas un coeur de roc, et je me surprends aussi à soupirer quelquefois.
MADAME SERINGUET.
Si je soupire, ce n'est point d'amour, mais de douleur. Ah ! L'abominable homme que ce Monsieur Seringuet ; croiriez-vous qu'il a poussé la cruauté jusqu'à me battre ?
FORFANTAS.
Ah ! Le barbare ! Où étais-tu, Forfantas ?
Mais je saurai venger Inès, n'ayant pu la défendre. [ 1 Citation du vers 796 de "Inès de Castro" de La Motte (1723) : "J'irais venger Inès, n'ayant pu la défendre ;"]
Si votre mari était un homme d'épée, il mordrait déjà la poussière : mais j'ai une méthode plus douce pour venger une jolie femme outragée par une tête à perruque. Informez-vous de moi à toutes les femmes battues, elles vous en rendront bon compte ; je suis le vengeur général du beau sexe outragé par les maris. Seriez-vous la seule que je ne vengerais pas ?
MADAME SERINGUET.
Hélas !
FORFANTAS.
Faut-il que je doive ce soupir plutôt à la haine que vous avez conçue contre Monsieur Seringuet, qu'à l'amour que vous avez pour moi ?
MADAME SERINGUET.
Oui, je hais beaucoup ce Monsieur Seringuet. Mais...
FORFANTAS.
Mais vous m'aimez plus encore, n'est ce pas ? J'entends à demi mot. Eh bien ! Ma chère, pourquoi différez-vous mon bonheur ? Quelle crainte peut vous retenir ? Ah ! Par cette belle main que je serre contre mon coeur qui palpite, par ces beaux yeux qui m'ont enflamme, par ces genoux que j'embrasse...
Il se met à genoux.
SCÈNE III.
Forfantas, Monsieur Seringuet, Madame Seringuet.
MONSIEUR SERINGUET.
Comment ! Forfantas aux genoux de ma femme ! Ah ! Scélérat ! Et toi, perfide...
MADAME SERINGUET.
Mon bon ami, ne nous condamnez pas sans nous entendre. Monsieur s'est trouvé... surpris tout-à-coup... d'une colique des plus violentes : il est tombé ; et moi, je faisais effort pour le relever.
À Forfantas.
Grimacez, tordez-vous, comme si vous aviez la colique.
FORFANTAS, se jetant dans un fauteuil.
Ah ! Je me meurs, je n'en puis plus ! À mon secours, Monsieur Seringuet, à mon secours.
MONSIEUR SERINGUET.
Pardon, ma femme, pardon, Monsieur, si je vous ai soupçonnés. Que je fuis malheureux ! Vite un lavement pour Monsieur, vite un lavement. Heureusement il y en a un tout préparé là-bas.
FORFANTAS.
Le nom seul de lavement a fait effet. Je sens ma colique qui s'apaise.
MADAME SERINGUET, bas à Forfantas.
Si vous ne soutenez pas votre rôle, il va s'apercevoir que c'est une feinte.
MONSIEUR SERINGUET, d'un ton ferme.
Cette colique-là se calme bien vite !
FORFANTAS.
Ah ! Je la sens qui redouble.
MONSIEUR SERINGUET.
Eh bien ! Monsieur, prenez donc ce lavement.
FORFANTAS.
Pour vous épargner cet embarras, si vous voulez, j'emporterai ce remède, et le prendrai chez moi.
MADAME SERINGUET, bas à Forfantas.
Prenez-le ici pour l'amour de moi. Si vous ne le prenez pas, il va tout découvrir. Songez que c'est le plus soupçonneux et le plus vindicatif de tous les hommes.
FORFANTAS, bas à Madame Seringuet.
Eh bien ! Je vais le prendre. Mais consultez votre conscience, et jugez ce que vaut un pareil sacrifice. [ J'ai cru que la scène des Apothicaires dans Pourceaugnac, celle du Malade imaginaire, celle du Légataire, pouvaient autoriser celle-ci, qui d'ailleurs n'est faire que pour être jouée en société. [NdA]]
À Monsieur Seringuet.
Monsieur, je suis à vos ordres.
SCÈNE V.
MADAME SERINGUET, seule.
J'espère qu'après cette aventure je serai délivré de ce maudit Gascon ; il n'est pas encore au bout de l'aventure, et je veux jouir un moment de son embarras. Je parle qu'en sortant d'ici, il ira publier que j'ai été battue, et que je l'ai choisi pour mon vengeur.
SCÈNE VI.
Monsieur Seringuet, Madame Seringuet, Forfantas.
MADAME SERINGUET.
Eh quoi ! C'est déjà fait ?
MONSIEUR SERINGUET.
Oui, ma femme, j'ai voulu le lui donner de main de maître ; je n'aurais pas confié à d'autres qu'à moi le soin de la santé du meilleur de mes amis.
FORFANTAS.
Ah ! Déjà je sens... Monsieur... Madame... Excusez... Je sens déjà que ce remède... Je me sauve.
SCÈNE VII.
Les Acteurs précédent, Une Dame.
LA DAME, arrêtant Forfantas.
Monsieur, où courez-vous donc si vite ? Est-ce moi qui vous fais fuir ?
FORFANTAS.
Non, Madame, j'ai des affaires très pressées.
LA DAME, l'arrêtant toujours.
Deux mots, je vous en conjure, deux mots seulement.
FORFANTAS.
Je n'ai pas le temps : je vous ai dit que j'ai des affaires très pressées.
LA DAME.
Quelque rendez-vous, sans doute ? Mais de quelle espèce ? Est-ce affaire de coeur ? Est-ce affaire d'honneur ?
FORFANTAS.
C'est bien pis que tout cela : je vous quitte.
LA DAME.
Non : je ne vous laisserai point aller, avant de vous avoir fait une confidence essentielle.
À Madame Seringuet.
Vous le permettez, Madame ?
Bas à Forfantas.
Depuis que vous n'êtes venu au logis, il s'est passé d'étranges scènes. Mon brutal de mari... Vous connaissez sa fureur... Eh bien, il a eu l'audace...
FORFANTAS.
De vous battre, n'est ce pas ? Et vous voudriez être vengée ? Mais je ne suis pas aujourd'hui dans mon jour de vengeance. A Diu fias.
SCÈNE VIII.
Les Acteurs précédents, Un Abbé.
L'ABBÉ, arrêtant encore Forfantas.
Ah ! Vous voilà, Monsieur Forfantas ! Que je suis enchanté d'une si heureuse rencontre !
FORFANTAS.
J'en suis charmé aussi : mais je cours où j'ai affaire. Adieu.
L'ABBÉ, l'arrêtant toujours.
Non pas, s'il vous plaît ; je vous tiens, et ne vous lâcherai pas, que je ne sache ce que vous penserez d'un petit Madrigal de ma composition. Madame en sera le sujet. [ 3 Madrigal : petite poésie amoureuse composée d'un petit nombre de vers libres inégaux, qui n'a ni la gêne d'un sonnet, ni la subtilité d'une épigramme, mais qui se contente d'une pensée tendre et agréable. [F]]
FORFANTAS.
Je ne me connais point en Madrigaux.
L'ABBÉ.
La modestie est toujours la preuve du mérite. On connaît votre goût, vos lumières.
FORFANTAS.
Eh bien ! Votre Madrigal est charmant ; laissez-moi partir.
L'ABBÉ.
Comment pouvez-vous le juger, ne l'ayant pas entendu ?
FORFANTAS.
Un de vos amis me l'a lu ce matin ; je l'ai trouvé délicieux.
L'ABBÉ.
Cela ne se peut pas, puisqu'il n'est point encore fait ; c'est un impromptu que je vais faire devant vous... Attendez.
FORFANTAS.
Je n'ai pas le temps d'attendre.
À part.
Tout ceci était un jeu préparé. Madame Seringuet, vous me le paierez. Je ne veux plus vous revoir.
L'ABBÉ.
Je ne suis pas long dans mes impromptus. Demandez à Madame ; ce n'est pas le premier que j'aie fait pour elle. Voyons... L'Amour... l'Amour...
MADAME SERINGUET.
Tous les Madrigaux que vous faites pour moi commencent par l'amour. Ce début est bien fade.
L'ABBÉ.
Madame, on ne peut pas faire l'éloge de la mère sans dire deux mots du fils... Continuons : L'Amour, l' Amour... Ah ! Je n'ai pas la mémoire heureuse aujourd'hui.
Forfantas se débarrasse des bras de l'Abbé, et s'enfuit.
MADAME SERINGUET.
Adieu donc, vengeur général du beau sexe outragé par les maris.
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Notes
[1] Citation du vers 796 de "Inès de Castro" de La Motte (1723) : "J'irais venger Inès, n'ayant pu la défendre ;"
[2] J'ai cru que la scène des Apothicaires dans Pourceaugnac, celle du Malade imaginaire, celle du Légataire, pouvaient autoriser celle-ci, qui d'ailleurs n'est faire que pour être jouée en société. [NdA]
[3] Madrigal : petite poésie amoureuse composée d'un petit nombre de vers libres inégaux, qui n'a ni la gêne d'un sonnet, ni la subtilité d'une épigramme, mais qui se contente d'une pensée tendre et agréable. [F]