LA DÉFENSE

OPUSCULE DRAMATIQUE

Le meilleur Fruit, c'est le Fruit défendu.

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel de

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


publié par Paul FIEVRE, juin 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:09.


PERSONNAGES

LE COMTE DE CHAMPFLEUR.

CÉPHISE.

NÉRINE, Suivante de Céphise.

VALENTIN, valet du Comte.

Le Théâtre représente une campagne, D'un côté, sont des allées d'arbres régulières ; de l'autre, est un bosquet planté au hasard sur un coteau hérissé de rochers. Entre le bosquet et les allées, on voit quelques bornes qui indiquent la séparation de deux Terres contigües. Dans le fond, on aperçoit un Château.

Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Le Retour du distrait, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 263-278.


LA DÉFENSE

SCÈNE PREMIÈRE.
Céphise, Nérine.

CÉPHISE, sortant d'une allée.

Arrêtons-nous ici ; ne passons point au-delà de ces bornes. C'est là que commence cette Terre de Champfleur, qui fut, tu le sais, enlevée à mon père par le père du Comte. L'arrêt, qui la donna à notre persécuteur m'enleva les deux tiers de mon patrimoine.

NÉRINE.

Convenez aussi, Madame, que Monsieur votre père était un plaideur bien maladroit. Il ne portait chez ses Juges que l'équité de sa cause. Oh ! Cet homme-là ne savait pas solliciter.

CÉPHISE.

Mon père jugeait des autres par lui-même ; il aurait cru insulter un juge, si...

NÉRINE.

Oh ! Rien n'est plus clément que ces messieurs : ils pardonnent généreusement ces sortes d'offenses.

CÉPHISE.

Quoi qu'il en soit, mon père m'a laissé la Terre de Ronville. Elle suffirait à mes désirs, si, des fenêtres de mon Château, et de tous les lieux de mon Domaine, je n'avais pas le chagrin de voir ce séjour, qui dut être mon héritage , habité par le fils de mon plus mortel ennemi.

NÉRINE.

Mais, si ce chagrin est si cuisant, dites-moi, s'il vous plaît, pourquoi vos promenades s'adressent presque toujours vers les bornes de la Terre de Champfleur. Ce n'est pas que je soupçonne là-dedans aucun dessein de rencontrer le Comte : je fais que vous le haïssez, que vous le détestez.

CÉPHISE.

Oui, sans doute, je le déteste. N'as-tu pas vu toi-même , lorsque nous le rencontrâmes il y a huit jours, comme je détournai la tête, comme je passai fièrement sans le regarder ? Je crus remarquer cependant qu'il avait la démarche noble, l'air assez doux, le maintien honnête, et le regard spirituel.

NÉRINE.

Et vous avez vu tout cela, Madame, en détournant la tête, et en passant fièrement sans regarder le Comte ?

CÉPHISE.

Je me suis informée de lui, dans l'espérance de trouver de nouveaux motifs à ma haine. Mais la voix publique le peint comme un homme vrai dans ses discours, grand dans ses procédés, et charmant dans la société. Je ne l'en hais pas moins ; je te défends de me parler de lui, et surtout d'avoir jamais la moindre liaison avec son Valentin.

NÉRINE.

Je vous obéirai, Madame ; j'ai cru remarquer, il est vrai, que ce Valentin est un gaillard assez bien fait, que sa figure inspire la gaieté. J'ai vu tout cela du coin de l'oeil ; en passant fièrement, sans le regarder. Je sais d'ailleurs qu'il a des talents, qu'il est quelque fois le conseil de son maître, et qu'avec sa première femme, il était d'une douceur d'une complaisance !... Enfin, c'est un homme impayable !

CÉPHISE.

Eh ! Qui t'en a tant appris ?

NÉRINE.

La voix publique, Madame.

CÉPHISE.

Je n'aurais jamais cru que la renommée s'occupât de Monsieur Valentin.

NÉRINE.

Ce ne serait pas le premier faquin que sa trompette aurait célébré en France... Mais, Madame, je l'aperçois qui s'avance avec le Comte à travers ce bosquet.

CÉPHISE.

Tu ne l'as vu qu'une seule fois du coin de l'oeil, et tu le reconnais de si loin ?

NÉRINE.

Eh ! Madame, j'ai le coup-d'oeil d'une justesse étonnante.

CÉPHISE.

Éloignons-nous, Nérine : aussi bien ce lieu n'a rien d'attrayant ; ce bosquet, qui appartient au Comte, n'a qu'un aspect maussade, des buissons hideux, des arbres mal plantés, des rochers arides ; il l'a cependant fait entourer d'un fossé, et en a fait défendre l'entrée par une barrière, comme s'il avait craint que je ne fusse tentée d'y entrer. Ah ! Qu'il soit tranquille ; cet endroit n'est pas assez agréable pour m'attirer.

NÉRINE.

Hâtons-nous de fuir, Madame. Le Comté approche avec Valentin ; rentrons au Château.

CÉPHISE.

Non : je ne veux pas tant m'éloigner, je Veux faire quelques tours dans ces allées. Si je disparaissais tout-à-coup, ce serait lui montrer de la haine ; en nous promenant ici près, sans le regarder, c'est lui montrer du mépris, et le mépris est bien plus offensant que la haine. Éloignons-nous, mais en marchant doucement, sans paraître ni le voir, ni le craindre.

SCÈNE II.
Le Comte, Valentin.

LE COMTE, à Valentin.

Hâte-toi d'ouvrir la barriere.

Tandis que Valentin ouvre la barrière, le Comte s'avance à grands pas vers Céphise qui s'en va.

Madame, ... deux mots..., je vous en conjure, et je vous délivre d'un aspect qui vous est odieux. J'étais dans ce bosquet ; j'ai cru que vous désiriez d'y entrer : je suis accouru pour vous en ouvrir la barrière, et me retirer aussitôt ; c'est le seul motif de ma démarche... Vous ne répondez rien... Vous me fuyez... Que vous êtes injuste !

VALENTIN.

Voilà des femmes bien taciturnes ! Mais, Monsieur, pourquoi vous obstiner à poursuivre une veuve qui vous fuit, qui vous hait ? Il y en a tant d'autres qui ne font pas si sévères !

LE COMTE.

Ne t'en prends qu'à ma destinée, Valentin : le sort a voulu que je fusse amoureux de la seule femme qui a le droit de me haïr. Depuis l'instant où je la rencontrai, je ne respire que pour elle, et rien ne peut bannir son image de mon coeur.

VALENTIN.

Puisque vous êtes sans détour avec moi ; je serai franc avec vous ; et je vous avouerai que cette Nérine, compagne inséparable de Céphise, a mis toute ma raison en déroute. Depuis la mort de ma pauvre femme, que j'ai tant pleurée, et que je vous ai vu pleurer si amèrement que j'ai cru, à vous dire vrai, que vous en étiez un peu veuf aussi, je n'ai point encore vu de minois qui ait fait autant d'impression sur moi que celui de Nérine. Elle me donne des distractions, dont vous pouvez vous apercevoir. Vous me grondâtes l'autre jour, parce que votre garde-robe était en désordre ; c'était Nérine qui en était cause. Hier je vous présentai à boire, lorsque vous me demandiez votre chapeau ; c'est que je revois à Nérine. Ce matin, dans le mémoire que je vous ai présenté vous avez trouvé une erreur de cinquante écus à mon avantage ; c'est encore une distraction que Nérine m'a causée.

LE COMTE.

Je te les pardonne toutes, si tu peux me ménager une entrevue avec Céphise... Rêve, imagine, et vois par quel moyen...

VALENTIN.

J'en connais un... qui pourrait réussir... Permettez-moi seulement d'arracher ce poteau que vous voyez là-bas.

LE COMTE.

Je te permets tout : mais je ne puis deviner ce que ce poteau peut avoir de commun avec un rendez- vous.

VALENTIN.

Je vous expliquerai tout cela.

Il veut arracher le poteau.

C'est le diable qui l'a planté là : on ne peut pas l'arracher. Venez donc m'aider, Monsieur.

Le Comte accourt, et lui prête la main.

Allons, du courage..., encore un effort !... Ah ! Nous l'avons enfin.

LE COMTE.

Eh bien ! Que prétends-tu en faire ?

VALENTIN.

Je veux le planter à l'entrée de ce bosquet ; dont nous laisserons la barrière ouverte.

LE COMTE.

Eh ! Pourquoi, quel est ton but ?

VALENTIN.

Lisez ce qui est écrit sur ce poteau : Défense d'entrer ici, sous peine d'amende.

LE COMTE.

J'ai beau rêver, je ne vois pas ton dessein.

VALENTIN.

Vous connaissez bien peu les femmes ! Vous avez offert à Céphise l'entrée du bosquet, elle l'a refusée ; rien de plus naturel : mais quand elle viendra ici avec sa Nérine, et qu'elles liront cette défense d'aller plus avant, je vous réponds que la tentation d'y entrer les prendra aussitôt. Nous nous tiendrons cachés derrière ces arbres, et nous leur ferons payer l'amende. C'est bien dommage que l'on n'ait pas mis, sous peine de punition corporelle. Mais, si vous voulez, je ferai votre Receveur des amendes. Hâtons-nous de nous cacher ; je les aperçois qui reviennent qur leurs pas.

LE COMTE.

Ton idée ne me paraît pas mauvaise. Mais, si elle réussissait, cela montrerait dans Céphise une femme qui ne rendrait pas mon sort bien doux, si je parvenais à l'épouser.

VALENTIN.

Rien n'est si aisé, Monsieur, que de mener une femme qui se plaît à contredire ; il faut paraître avec elle toujours dasirer le contraire de ce qu'on désire, et vouloir ce qu'on ne veut pas. C'est le moyen d'obtenir ce qu'on veut. Ce poteau en fera la preuve : cachons-nous au plus vite.

SCÈNE III.
Céphise, Nérine.

CÉPHISE.

Ils se sont retirés... As-tu vu quelle fierté j'ai mise dans mon silence, lorsqu'il m'a offert l'entrée de son bosquet ; je n'ai pas même daigné lui prononcer un refus.

NÉRINE.

Et que dites-vous de mon indifférence ? Je n'ai pas même tourné la tête pour regarder Valentin... Mais que vois-je ? Défense d'entrer ici, sous peine d'amende ? Ce poteau-là n'était point ici, il n'y a qu'un instant,

CÉPHISE.

Quel orgueil ! Il l'a mis là lui-même tout exprès pour se venger de mon indifférence, et me faire sentir qu'il est le maître de mon patrimoine.

NÉRINE.

Allons, Madame, éloignons-nous. Ce bosquet n'a qu'un aspect maussade, des arbres mal plantés, des rochers affreux.

CÉPHISE.

Mais non... Je n'en avais pas encore bien examiné le local. Si ce lieu n'avait pas quel que beau coté, il ne nous en aurait pas défendu l'entrée. Plus je le regarde, moins il me déplaît : la nature y est belle dans son horreur. Ces rochers font un assez bel effet. Ces bouquets d'arbres n'ont point l'ennuyeuse symétrie d'un parc ; je ne sais, mais il me semble que l'air, qu'on respire dans ce bosquet, doit être délicieux.

NÉRINE.

Il me le semble aussi, Madame ; j'aime jusqu'à ces buissons, que je ne voyais qu'avec dégoût, il y à un moment. Si vous vouliez m'en croire, nous entrerions ici, ne fût ce que pour montrer au Comte le peu de cas que nous faisons de sa défense.

CÉPHISE.

J'en suis tentée de même : mais qui fait, si cette démarche n'est pas dangereuse ; et si le Comte n'est pas dans ce bosquet ?

NÉRINE.

Que craignez-vous, Madame ? Votre Garde-chasse est à deux pas d'ici ; votre fermier fait labourer ce champ voisin. Le plus grand risque que nous courions, c'est de payer l'amende. Venez, Madame.

Elles entrent.

CÉPHISE.

Reposons-nous sur ce gazon. En effet, cet ombrage est d'une fraîcheur délicieuse : que cet air est pur !... Mais j'entends du bruit dans ces buissons.

NÉRINE.

Ce n'est rien, Madame, c'est quelque lièvre que nous aurons fait lever.

CÉPHISE.

Ce bruit m'inquiète...

NÉRINE.

Quoi ! Madame, un lièvre vous fait peur ? Pour moi, au fond du bois le plus épais, je ne tremblerais pas.

SCÈNE IV.
Le Comte, Céphise, Nérine, Valentin.

LE COMTE, paraissant tout- à-coup.

Eh bien, Madame, j'ai donc obtenu par ma défense, ce que vous aviez refusé à mes prières ; et vous avez enfin daigné mettre le pied sur ma Terre ?

CÉPHISE, fièrement.

Sur votre Terre, Monsieur !

LE COMTE.

Je sais, Madame, que le procès était des plus obscurs, que les avis des Jurisconsultes étaient partagés, et que, dans une affaire si embrouillée, les Juges ont pu prendre la vraisemblance pour la vérité. Mais, Madame, s'ils se sont trompés, il serait un moyen de réparer leur erreur. Vous voyez à vos pieds l'amant le plus tendre, qui deviendrait l'époux le plus fidèle, si vous vouliez accepter, sa main, son coeur et son bien.

CÉPHISE.

Nous unir, Monsieur ! Avez-vous pu concevoir un tel dessein ? Savez-vous que j'ai juré à mon père de vous haïr toute ma vie.

LE COMTE.

J'en ai juré autant au mien et je fais gloire d'être parjure. Cessez, belle Céphise, de me voir avec les yeux de la haine. Ne refusez pas de rentrer dans vos biens. Mon coeur en est un qui peut-être n'est pas indigne de vous.

CÉPHISE.

Hé bien ! Nérine...

NÉRINE.

Hé bien ! Madame.

CÉPHISE.

Qu'en dis-tu ?

NÉRINE.

Qu'à votre place, un château..., un Comté..., de gros biens,...

CÉPHISE.

Non : ce n'est pas là ce qui me touche, Comte, je reçois l'offre de votre main. Mais gardez tous vos biens, ma fortune me suffit.

VALENTIN.

Nous oublions, Monsieur, qu'il y a des amendes à recevoir. Faites payer Madame ; je me charge de Nérine.

Il l'embrasse.

Ne fais point la sévère. Ta maîtresse épouse mon maître malgré un ancien procès. Tes aïeux et les miens n'eurent jamais de procès ensemble ; il serait ridicule de n'en pas faire autant.

NÉRINE.

Allons, il faut céder.

VALENTIN.

Je savais bien, moi, que ce poteau réussirait, et que le meilleur fruit, c'est le fruit défendu.

 



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