L'AMOUR PLATONIQUE

DIALOGUE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel de

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2017.

publié par Paul FIEVRE, juin 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:08.


PERSONNAGES

THOMASSINE SPINOLA.

GABRIELLE D'ESTRÉES.

La Scène est aux Enfers.

Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Le Retour du distrait, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 153-166.


L'AMOUR PLATONIQUE

DIALOGUE.

GABRIELLE.

Ainsi vous prétendez me persuader que votre amour pour Louis XII n'était qu'un amour platonique, et que vous vous borniez tous deux à l'union des âmes ?   [ 1 Gabrielle d'Estrées (1573-1599) : Maîtresse de Henri IV de 1591 à sa mort, elle eut du Roi trois enfants.]

THOMASSINE.

Oui, sans doute ; et la flamme dont je brûlai pour lui là-haut, fut aussi chaste, aussi pure, aussi peu matérielle, que celle dont je brûle ici-bas.   [ 2 Thomassine Spinola : Aristocrate gênoise, elle éprouvât un inextinguible amour platonique pour le roi Luis XII. Elle mourut de chagrin huit jours auprès le roi du Roi de France. Elle écrivit des poèmes. ]

GABRIELLE.

Vous aviez affaire à un Roi, et les Rois ne s'en tiennent pas au métaphysique de l'amour. Mon Henri IV ne s'en serait pas contenté ; et je crois que Louis XII, qui lui ressemblait par sa bonté, par son courage, dut lui ressembler aussi par sa manière d'aimer.

THOMASSINE.

Vous vous trompez ; cette manière d'aimer dont Henri IV usait avec vous, Louis XII la réservait pour la Reine : il n'avait pour son amante qu'un penchant tout spirituel.

GABRIELLE.

Voilà un partage bien singulier !

THOMASSINE.

Le lot de la maîtresse n'est pas celui que vous auriez préféré ?

GABRIELLE.

Je sais du moins que la plupart des maris font un partage tout contraire.

THOMASSINE.

Je le sais comme vous ; mais Louis XII était trop au-dessus des autres hommes, pour suivre leur exemple.

GABRIELLE.

Cet éloge de votre Héros ne prouve rien. L'amour que Henri IV avait pour moi est dans la Nature, et celui que vous prétendez avoir eu l'un pour l'autre n'exista jamais que dans les Romans.

THOMASSINE.

Mais l'Histoire parle en termes très exprès de mon union intellectuelle avec Louis XII.

GABRIELLE.

Voilà précisément ce que je vous disais ; cette union des âmes ne ne trouve que dans les Romans.

THOMASSINE.

Quoi ! L'Historien Jean d'Authon est un Romancier ?   [ 3 Jeahan d'Authon (1466-1528) : Historiographe, chroniquer de Louis XII, on a de lui Les "Annales du roi Louis XII".]

GABRIELLE.

Sans doute ; il fut le menteur du Roi et le vôtre.

THOMASSINE.

Voilà une étrange calomnie !

GABRIELLE.

Ce Jean d'Authon était-il présent à vos entretiens secrets ?

THOMASSINE.

Non, sans doute ; et l'amour platonique ne serzit pas moins gêné que l'autre par la présence d'un tiers.

GABRIELLE.

Quelle preuve cet Historien pouvait-il donc avoir de votre chasteté mutuelle ?

THOMASSINE.

Quelle preuve ? La parole de Louis XII. Vous est-elle suspecte ?

GABRIELLE.

Autant que la vôtre, dans cette matière.

THOMASSINE.

Quoi ! Vous accuseriez d'un mensonge un Prince dont la foi était plus respectée dans l'Europe, que les traités les plus solennels ?

GABRIELLE.

Celle de Henri IV ne l'était pas moins ; et s'il eût voulu persuader à la France, qu'entre lui et Gabrielle, il n'y avait que l'union des âmes, personne ne l'aurait cru. En vain aurait-il pensionné les plus intrépides Historiens pour le dire ; on aurait donné un démenti en face à Péréfixe lui-même, sans respect pour sa mitre.

THOMASSINE.

Que vous connaissiez peu le vrai bonheur ! Si vous saviez quels plaisirs on goûte dans l'union des âmes ! Plaisirs purs, la jouissance ne vous épuise point ; l'absence même ne vous altère pas : les âmes, pour vous goûter, et pour se réunir, franchissent l'espace des temps et des lieux ; vous survivez à la destruction de tout ce qui est mortel dans l'homme : en mourant, il ne change point d'état, parce qu'aux Enfers il brûle toujours du même amour, et que cet amour est sa vie.

GABRIELLE.

Voilà bien des mots, ma chère Thomassine.

THOMASSINE.

Ils sont inintelligibles pour vous, Gabrielle ; mais, croyez moi, si le bonheur de votre amant vous eût été cher, vous l'auriez forcé à se borner avec vous à l'amour platonique.

GABRIELLE.

Vraiment, vous me donnez-là un bon conseil. Henri IV eût été longtemps mon amant, si je l'avais réduit à ce régime métaphysique de l'union des âmes ! Une résistance, bien ménagée , enflamme l'amour en l'irritant ; mais une résistance trop longue, ne tarde pas à l'éteindre. Et comment avez-vous pu espérer de captiver longtemps un amant couronné, sans lui accorder quelques faveurs ?

THOMASSINE.

Je voulus être digne de lui. L'âme de Louis XII était si grande, si sublime, que j'aurais cru l'outrager, si j'avais aimé dans lui autre chose qu'elle. Je m'enflammai sans l'avoir vu, sans même avoir vu son portrait.

GABRIELLE.

Voilà certainement une flamme toute spirituelle. Mais suivons ses progrès, et nous la verrons peut-être se matérialiser un peu.

THOMASSINE.

La renommée publiait partout sa bonté, sa justice, sa bonne foi, sa bravoure.

GABRIELLE.

Et ne parlait-elle pas aussi de sa taille majestueuse, de ses grâces naturelles, de ses regards animés d'un feu tout céleste ?

THOMASSINE.

Je ne m'en informai jamais. Le tableau seul de ses vertus fit naître dans mon coeur une flamme douce et pure.

GABRIELLE.

Vous vous trompiez vous-même ; et, dans cette flamme, je ne vois que de l'estime et de l'admiration qui n'ont rien de brûlant.

THOMASSINE.

Enfin on annonça que Louis XII allait faire son entrée dans Gênes.

GABRIELLE.

Et votre coeur vola non au-devant de sa personne, mais au-devant de sa vertu ?

THOMASSINE.

Les Dames Génoises avaient épuisé toutes les ressources de l'art pour leur parure.

GABRIELLE.

Vous n'aviez pas négligé la vôtre ?

THOMASSINE.

Non, sans doute. Le respect me faisait un devoir de la soigner. Me serais-je montrée en simple négligé devant le plus grand Roi du monde ?

GABRIELLE.

J'entends ; la parure du corps est aussi un peu nécessaire à l'union des âmes.

THOMASSINE.

Les rues étaient jonchées de fleurs ; des pyramides, élevées de distance en distance, étaient surchargées des trophées du Héros ; les enseignes qu'il avait enlevées aux Vénitiens flottaient dans les airs ; le bruit des fanfares se mêlait aux acclamations d'un peuple ivre de joie.

GABRIELLE.

Au fait, au fait. Qu'importe toute cette pompe à l'union des âmes ?

THOMASSINE.

Enfin sous un arc de triomphe je vis s'avancer le Héros.

GABRIELLE.

C'est où je vous attends.

THOMASSINE.

Il était tel que mon imagination me l'avait peint. Son port était noble, ses gestes cieux, mais point étudiés ; la douceur de ses regards tempérait leur ardeur martiale ; son sourire était celui de l'innocence ennobli par la majesté.

GABRIELLE.

De sorte que son port, ses grâces, ses regards, son sourire, ne refroidirent point la flamme que sa vertu avait allumée ?

THOMASSINE.

Non. Mais ils ne la rendirent pas plus brûlante ; et je vous assure que je ne vis, que je n'aimai en lui, que le père de la France, le vainqueur de Venise, et le protecteur de ma Patrie.

GABRIELLE.

Mais si ce Héros avait été bossu, borgne ou boiteux ; s'il avait eu, par exemple, la figure de cet Ésope, qui, malgré la beauté de son âme, ne put trouver, dans toute la Grèce , une Thomassine Spinola, parlez sincèrement, l'auriez-vous autant aimé ?

THOMASSINE.

Oui.

GABRIELLE.

J'en doute.

THOMASSINE.

Au milieu de cette pompe triomphale, je m'étais placée sur un balcon...

GABRIELLE.

De manière que son âme pût apercevoir la vôtre ?

THOMASSINE.

Il daigna me remarquer, et laisser tomber sur moi un regard de bonté. Je rougis.

GABRIELLE.

L'amour métaphysique fait donc rougir aussi ? Avouez qu'il a bien des traits de ressemblance avec l'autre... Ensuite ?

THOMASSINE.

Je cherchai l'occasion de le voir, de lui parler. Le rang que tenait ma famille me la présenta.

GABRIELLE.

Ainsi les âmes qui franchissent l'espace des temps et des lieux, ont cependant besoin, pour converser ensemble, que les corps se rapprochent ?

THOMASSINE.

Notre union n'était pas encore formée. Il devinait mes sentiments, je devinais les siens ; mais il fallait une explication, et par conséquent une entrevue. Tout étant spirituel dans mon amour, comme dans le sien, je ne balançai point à me déclarer la première.

GABRIELLE.

Quoi ! Avec tant de décence et de vertu, vous fîtes des avances ?

THOMASSINE.

Oui. Dans l'amour matériel notre sexe doit bien se garder d'en faire : mais les âmes n'ont point de sexe, et les suites de leur union n'ont rien de dangereux. Il est donc indifférent que ce soit l'une ou l'autre qui fasse les avances.

GABRIELLE.

Voilà une recette excellente pour une coquette, à qui un amant timide et gauche n'oserait déclarer sa passion ! Elle n'a qu'à lui lui déclarer la sienne, en l'assurant qu'il ne s'agit que de l'union des âmes ; elle éludera ainsi les lois de la pudeur.

THOMASSINE.

Ces lois n'étaient point faites pour nous, puisque les sens n'avaient point de part à notre union, et qu'il n'y avait entre nous, comme dit mon cher Historien d'Authon, qu'une accointance honorable et aimable intelligence.

GABRIELLE.

Et cette accointance honorable, cette aimable intelligence, n'inquiétaient point votre époux ?

THOMASSINE.

Point du tout.

GABRIELLE.

Pour un Italien, c'était être bien peu jaloux. On n'accuse pas les maris de ce pays-là de croire beaucoup à l'amour métaphysique. Il en est peu qui eussent souffert l'accointance honorable de leur femme avec un amant. Mais on dit que dès l'instant où vous vîtes Louis XII, votre mari perdit tous ses droits sur vous ? C'était pousser la pudeur trop loin, et un mari qui cédait votre âme à ce Héros, méritait bien au moins que vous lui laissiez le reste... Et quelle sut la fin de ce beau roman.

THOMASSINE.

Un faux bruit de la mort de Louis XII se répandit en Italie ; je le crus, et j'en mourus de douleur.

GABRIELLE.

Et Louis XII n'en mourut pas lui-même, en apprenant votre mort ?

THOMASSINE.

Non, et j'en fus étonné ; mais il fit faire quatre poèmes à ma gloire.

GABRIELLE.

Vous n'eûtes pas du moins l'ennui de les lire , et c'est quelque chose... Ma chère Thomassine, vous m'avez vanté les douceurs de l'amour Platonique, leurs délices, leur durée ; je veux bien y croire par amitié pour vous. Mais je vous jure que, si nous pouvions, avec nos deux amants, revenir sur la terre, je ne troquerais pas mon Henri IV contre votre Louis XII.

 



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Notes

[1] Gabrielle d'Estrées (1573-1599) : Maîtresse de Henri IV de 1591 à sa mort, elle eut du Roi trois enfants.

[2] Thomassine Spinola : Aristocrate gênoise, elle éprouvât un inextinguible amour platonique pour le roi Luis XII. Elle mourut de chagrin huit jours auprès le roi du Roi de France. Elle écrivit des poèmes.

[3] Jeahan d'Authon (1466-1528) : Historiographe, chroniquer de Louis XII, on a de lui Les "Annales du roi Louis XII".

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