COMÉDIE VAUDEVILLLE EN UN ACTE
Représentée pour la première fois, a paris, sur le Théatre du Gymnase-dramatique, le 28 novembre 1838.
1838.
De M. de ROUGEMONT
PARIS.- IMPRIMERIE DE Mme V° DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-dramatique, le 28 novembre 1838.
publié par Paul FIEVRE septembre 2017
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:59:57.
PERSONNAGES. ACTEURS.
MONSIEUR DE COURCELLES, procureur du roi. M. FERVILLE.
ALPHONSE, jeune fashionable, cousin d'Eugénie. M. H. TISSERANT.
GERVAIS, valet de chambre. M. BORDIER.
EUGÉNIE, femme de M. de Courcelles. Mlle E. SAUVAGE.
La scène se passe à Chantilly, en 1838.
LE DISCOURS DE RENTREE
Le théâtre représente un petit salon ouvert sur le jardin. À droite, deux portes conduisant, l'une au cabinet de M. de Courcelles, l'autre au cabinet de toilette de Madame. Une petite table carrée à côté de cette dernière porte. À gauche, une cheminée garnie d'une pendule et de deux vases ; une petite table à ouvrage à côté de la cheminée. Dans le fond, près de la porte, une table qui sert à faire le partage des fleurs, et sur laquelle on place le déjeuner.
SCÈNE PREMIÈRE.
ALPHONSE, entrant et se parlant à lui-même.
Oui, c'est un parti pris, j'y suis bien décidé ; il faut qu'Eugénie s'explique aujourd'hui même : c'est trop attendre, trop souffrir ; on ne m'ôtera pas de l'idée que ma cousine pense encore à moi ! Un premier amour, une femme y pense toute la vie ; à moins qu'un second ne vienne l'effacer... mais le second amour de ma cousine serait son mari ; et, malgré la modestie dont je suis atteint, il est impossible que le second ait fait oublier le premier. Comme ils se sont empressés de la sacrifier pendant mon voyage en Angleterre ! La forcer d'épouser un homme qui jouit d'une belle fortune, d'une grande considération ; mais qui a vingt ans de plus qu'elle ! Les parents d'aujourd'hui sont singuliers ! Ils font épouser à leurs filles des hommes riches, considérés ; ils n'entendent rien au bonheur de leurs enfants ! Enfin hier au soir j'ai profité d'un moment où Monsieur de Courcelles reconduisait le maire de Chantilly, pour prévenir ma cousine que ce matin je déposerais un billet sous un de ces vases. De l'accueil qu'elle fera à ce billet dépend tout mon avenir !
Il regarde.
Personne.
Il tire de sa poche un papier plié, s'avance avec précaution près de la cheminée, et regarde encore.
Bon !
Il leve le vase à gauche et glisse la lettre dessous.
MONSIEUR DE COURCELLES, dans la coulisse.
Soyez tranquille, mon voisin, je le guette depuis que je suis ici, il ne m'échappera pas.
ALPHONSE.
Qu'est-ce qu'il dit donc ?
Monsieur de Courcelles entre ; il est en costume de chasseur.
SCÈNE II.
Monsieur de Courcelles, Alphonse.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ah ! Te voilà, Alphonse ! J'étais sûr de te trouver ici !
ALPHONSE.
Je ne fais que d'arriver.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Au petit jour, moi, j'étais sur pied : c'est un plaisir si vif que celui de la chasse ! Et puis on a une vieille réputation à soutenir ! J'ai toujours passé pour un des meilleurs chasseurs du parquet, et je tiens à honneur de ne pas déchoir.
ALPHONSE.
Mais vous êtes encore fort adroit.
MONSIEUR DE COURCELLES, avec bonhomie.
Oh ! Ce n'est pas l'adresse qui me manque !
À part en allant déposer son fusil.
Et pourtant je ne peux pas l'attraper, ce diable de...
Revenant à Alphonse.
Mais la vue n'est plus ce qu'elle était ; l'oeil se fatigue à lire des dossiers indéchiffrables, et la justice finit par y voir trouble.
ALPHONSE.
On n'est pas procureur du roi pour son plaisir.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ni pour celui des autres ; mais enfin c'est une carrière... Nous avons en perspective la cour de cassation et la Légion-d'Honneur, et un ruban rouge fait toujours bien sur un habit noir.
ALPHONSE.
Oh ! La croix vous tombera d'un moment à l'autre...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tout en chassant ce matin, je me suis encore occupé de ce diable de discours de rentrée !
ALPHONSE.
Eh bien ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je suis dans mes jours de malheur !
AIR : De sommeiller encor, ma chère.
À mon discours dès que je pense,
J'aperçois un lièvre qui part.
Surpris par cette circonstance,
J'ajuste et je tire au hasard.
5 | En agissant de cette sorte, |
Je manque tout, perdrix et plaidoyer,
Et tour à tour le vent emporte
Mon éloquence et mon gibier.
ALPHONSE.
À votre place, je me renfermerais dans mon cabinet une journée entière s'il le fallait.
MONSIEUR DE COURCELLES.
J'en ai essayé, cela ne m'a pas réussi ; je n'ai pas d'idées quand je suis seul, il me faut le grand air, la société... avec ma femme, j'en ai beaucoup !
Il s'est débarrassé de son attirail de chasse.
À propos, je ne suis pas fâché que nous soyons seuls ; j'ai à causer avec toi.
ALPHONSE.
Avec moi !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, et sérieusement.
ALPHONSE.
C'est une plaisanterie.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tu as vingt-cinq ans, avec l'éducation que tu as reçue, tu trouveras facilement à te caser. Mais avant tout, mon ami, il faut renoncer à la vie de garçon. Un homme marié offre plus de garanties à la société : le mariage, c'est un cautionnement moral. Madame Ducray, cette bonne vieille Madame Ducray, ta tante et celle de ma femme, veut avant de mourir te voir établi. Elle t'a trouvé un excellent parti : bonne famille, belle fortune, la jeune fille très-bien élevée... deux cent mille francs de dot !
ALPHONSE.
Et vous croyez que cela me tente ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
On te trouvera une belle place.
ALPHONSE.
Je n'en ai pas besoin.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Raison de plus : il n'y a que ceux qui n'en ont pas besoin qui en obtiennent.
ALPHONSE.
D'ailleurs je ne me sens aucun goût pour le mariage.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tant pis, il faut se marier jeune. C'est un grand avantage de vieillir ensemble, les goûts, les humeurs continuent de s'accorder. Si tu attends trop tard pour te marier, tu seras exposé à bien des chances ! Si tu savais comme l'emploi de vieux mari est triste à exercer ! Au surplus, tiens, prends ; lis la lettre de ta tante,
Il la lui donne.
... et consulte-toi bien avant de me donner ta réponse.
ALPHONSE.
Elle sera constamment la même ; dans dix ans je ne dis pas... mais voici ma cousine.
SCÈNE III.
Les mêmes, Eugénie.
EUGÉNIE.
Ah ! Déjà de retour de la chasse ?
MONSIEUR DE COURCELLES, souriant.
Déjà !... Comment, ma chère amie, est-ce que mon retour vous contrarierait ? Ma présence dérangerait-elle quelque projet, quelque partie de plaisir ?
EUGÉNIE.
Vous savez bien, mon ami, que je ne forme point de projets sans vous, et que je n'ai de plaisirs que les vôtres.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ceci souffre des exceptions : j'ai été ce matin en chasse tout seul ; avant-hier vous êtes allée au bal sans moi.
Eugénie fait un mouvement.
Mon Dieu ! Mais c'est tout naturel ! Les plaisirs d'un vieux mari ne s'accordent pas toujours avec les désirs d'une jeune femme. Heureusement que le cousin est un sigisbée donné par la nature, qui s'exerce aux fonctions conjugales dans le ménage d'autrui, et nous en possédons un dont la complaisance est inépuisable ! [ 1 Sigisbé : Homme, dit aussi cavalier servant, qui fréquente assidûment une maison et se montre très empressé auprès de la maîtresse. [L]]
EUGÉNIE.
Mais, mon ami, c'est vous qui avez exigé que j'allasse à ce bal avec mon cousin.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Certainement, je ne suis point assez égoïste pour vous priver d'un plaisir que je ne puis pas partager !...
Gaiement.
Qu'avons-nous fait ce matin ?
EUGÉNIE.
J'ai achevé ce roman de Michel Masson, qu'Alphonse m'avait apporté l'autre jour ; puis, en vous attendant, j'ai fait un tour sur la terrasse du clos. J'y voulais cueillir quelques fleurs, je n'en ai pas trouvé.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Vous vouliez des fleurs !... Mais ce n'est pas vers la terrasse qu'il fallait vous diriger ; je sais un endroit du jardin où il y en a de superbes ! Dignes de vous être offertes. Alphonse ?
ALPHONSE.
Plaît-il ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tu déjeunes avec nous !
ALPHONSE.
Oui, monsieur.
MONSIEUR DE COURCELLES.
En attendant, viens avec moi au jardin.
ALPHONSE.
Pourquoi faire ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tu le sauras en m'accompagnant.
À Eugénie.
Pardon, ma bonne amie, si je vous l'enlève ; la privation ne sera pas longue... Je vous le ramène dans l'instant.
II sort avec Alphonse.
SCÈNE IV.
EUGÉNIE, seule.
Toujours ce ton ironique qui me fait mal !... Ah ! Depuis quelques jours le caractère de mon mari est bien changé !... Mon Dieu, se douterait-il donc qu'Alphonse a eu l'imprudence de me reparler de son amour ?... Il y a des moments où je le crois ; les expressions de Monsieur de Courcelles sont quelque fois si singulières, qu'il me semble y découvrir une allusion secrète, un reproche indirect.... Ah ! Sans doute j'aurais dû imposer silence à Alphonse, ne pas souffrir qu'il vint me rappeler un temps...
Soupirant.
que je n'ai peut-être pas tout-à-fait oublié.
AIR : Plaisirs si purs que je regrette.
Eh ! Qui n'eut point au sortir de l'enfance
De ces amours timides et discrets,
Dont jamais rien n'a trahi l'existence
Et dont Dieu seul connaissait les secrets ?
5 | Rêves d'un jour, espérance illusoire, |
Projets détruits aussitôt que conçus,
Et dont l'esprit garde encor la mémoire,
Quand le coeur ne s'en souvient plus !
Se remettant.
J'espère au moins que mon cousin n'aura pas été assez imprudent pour tenir sa parole.
Elle va à la cheminée, soulève le vase à droite.
Rien...il a voulu me faire peur !
Elle soulève l'autre vase et prend le billet.
Ah ! Mon Dieu ! Si... mais que peut-il me vouloir ? Pourquoi m'écrire ?... Encore des reproches ! Encore quelque exigence nouvelle ?
Elle froisse la lettre, la décachète, l'ouvre machinalement, et lit.
« Ma chère Eugénie, il est indispensable que je vous voie.»
Il me voit tous les jours.
Elle lit.
« Que je vous voie seule.»
S'interrompant.
Ah !...
Lisant.
« J'ai mille choses à vous dire que je n'ose confier au papier ; soyez assez bonne pour vous rendre ce soir au petit pavillon. »
S'interrompant.
Non, non, mon cher cousin, je ne m'y rendrai pas.
Lisant.
« C'est pour moi... pour nous, de la dernière importance. »
S'interrompant.
Pour nous !
Lisant.
« Je ne vous demande point de réponse.»
S'interrompant et souriant.
Je n'en aurais pas fait.
Lisant.
« Laissez seulement tomber votre mouchoir, et ce signal favorable...»
Elle entend du bruit.
Ah ! ...
Elle serre précipitamment sa lettre.
SCÈNE V.
Eugénie, Monsieur de Courcelles, Alphonse.
Courcelles tient une brassée de fleurs, Alphonse n'a qu'une rose à la main.
EUGÉNIE.
Ah ! Mon ami, vous aviez raison ; que de fleurs ! Et comme elles sont belles !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Si j'avais écouté Alphonse, je n'en aurais pas cueilli la moitié.
ALPHONSE.
Les fleurs ont leur danger ; elles portent à la tête.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Bah ! Bah !... Quand celles-ci seront dans ces deux vases...
ALPHONSE, à part.
Voilà ce que je craignais!...
À Monsieur de Courcelles.
Mais rien de plus fâcheux pour les nerfs.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ta cousine n'en a pas.
EUGÉNIE.
Rassurez-vous, Alphonse ; j'adore les fleurs !
Alphonse lui donne la rose qu'il tient à la main.
Merci.
MONSIEUR DE COURCELLES, à Alphonse.
Partageons.
Il lui remet une partie de ses fleurs.
Tiens, mets celles-ci dans ce vase ;
Il indique le vase à droite.
Moi, je placerai le reste dans l'autre.
Alphonse va de suite au vase à gauche, il le soulève, et se rassure en voyant qu'il n'y a rien.
Eh bien, que fais-tu donc ?... À droite... À droite.
ALPHONSE.
M'y voici, m'y voici.
EUGÉNIE, à part.
Mon Dieu ! S'il avait eu cette idée quelques instans plus tôt.
MONSIEUR DE COURCELLES, se reculant pour regarder.
C'est d'un effet charmant ! J'en appelle à ma femme.
EUGÉNIE.
Oui, mon ami, ces fleurs font très bien.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Cependant il faut convenir que lorsqu'on a faim, leur parfum ne vaut pas celui d'une côtelette.
Eugénie sonne, et Germain paraît.
EUGÉNIE.
Le déjeuner ?
GERMAIN.
Il est prêt. J'attendais l'ordre de madame pour servir.
EUGÉNIE.
Servez.
Germain va vers la coulisse, fait un signe. Deux domestiques entrent avec un plateau qu'ils dressent.
MONSIEUR DE COURCELLES, à Germain.
Le notaire n'est pas venu ?
GERMAIN.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE COURCELLES.
C'est singulier.
EUGÉNIE.
Vous l'attendiez, mon ami ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, j'avais un acte à lui faire faire... au surplus, il n'est pas encore onze heures.
GERMAIN.
Il est bien possible qu'il ne vienne pas du tout.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Bah ! Pourquoi ?
Aux autres.
Mettons-nous toujours à table.
GERMAIN.
Monsieur ne sait donc pas qu'il est arrivé un malheur ce matin ?
TOUS TROIS.
Ce matin !
GERMAIN.
Monsieur connaît bien Monsieur Duchâtel ?
EUGÉNIE.
À qui appartient cette belle propriété au bout du village ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
J'ai tué plus d'un lièvre dans son parc.
GERMAIN.
Oui, madame.
ALPHONSE.
Qui a une jeune femme fort jolie ?
GERMAIN.
Oui, monsieur.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Sa femme l'aurait quitté ?...
GERMAIN.
Ça ne serait rien, monsieur ; on en revient de ça... mais c'est fini pour lui... il n'est plus de ce monde.
EUGÉNIE.
Comment ! Plus de ce monde ?
GERMAIN.
Non, madame... Il s'est tué...
TOUS LES TROIS.
Tué !
EUGÉNIE.
Lui !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Et sait-on la cause ?
GERMAIN.
Ah ! Dam ! On fait courir bien des bruits ; mais il paraît que c'est une affaire de ménage.
MONSIEUR DE COURCELLES.
On se tue aujourd'hui avec une facilité... Au fait, quand on n'a pas le courage de sa position !...
ALPHONSE.
Ah ! Monsieur de Courcelles... y pensez-vous, se tuer est une lâcheté.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Pas toujours.
ALPHONSE.
AIR : [...]
Ah ! C'est toujours un acte de faiblesse
10 | Que de creuser soi-même son tombeau. |
MONSIEUR DE COURCELLES.
Combien de gens plongés dans la tristesse,
Pour qui la vie est un bien lourd fardeau !
ALPHONSE.
Quand nous ployons sous le faix du bagage,
On a cent fois plus de courage humain
15 | À le porter jusqu'au bout du voyage |
Qu'à le jeter au milieu du chemin.
MONSIEUR DE COURCELLES.
C'est singulier ; je n'ai pas connu d'homme plus gai que ce pauvre Duchâtel... et finir aussi tristement !... Il règne je ne sais quoi dans l'air... Le suicide est devenu une épidémie.
ALPHONSE.
Dont nous nous garantirons, je l'espère.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ma foi, on ne peut plus répondre de soi.
EUGÉNIE.
Ah ! Mon ami, que dites-vous là ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Après un exemple pareil !... Quatre-vingt mille livres de rente, soixante ans, une belle santé... de la considération... une femme jeune et jolie... ni pair de France, ni député... L'homme le plus heureux !... On n'y conçoit rien.
GERMAIN, apportant la table au milieu de la scène.
Il laisse une belle fortune à sa veuve !...
Entre ses dents.
Ça fera le bonheur d'un jeune.
On se place.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Allons, c'est un mal sans remède... Toutes nos doléances n'y feront rien... Le plus sage est de n'y pas penser.
Au domestique, tendant son verre.
J'ai une soif... un appétit... de chasseur malheureux.
EUGÉNIE.
Vous avez donc bien couru ce matin ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Moi !
AIR du vaudeville de l'Avare.
À cinq heures j'étais en plaine,
Et, malgré mes efforts constants,
Je n'ai fait qu'une course vaine,
20 | J'ai perdu ma poudre et mon temps ; |
Bis.
Je n'ai rien pris dans ma tournée.
ALPHONSE.
Rien pris !... Vous conviendrez, je crois,
Que pour un procureur du roi
C'est mal commencer la journée.
MONSIEUR DE COURCELLES.
On se rattrapera, monsieur le faiseur d'épigrammes ; et pour commencer, je te mets en accusation devant ta cousine. [ 2 Épigramme : Courte pièce de vers qui se termine par un mot ou par un trait piquant. [L]]
ALPHONSE.
Moi !
EUGÉNIE, contrainte.
En accusation devant moi !
MONSIEUR DE COURCELLES.
L'affaire est de votre ressort et rentre parfaitement dans vos attributions.
ALPHONSE.
J'espère que ma cousine aura plus d'indulgence que vous.
EUGÉNIE.
Vous savez donc de quoi vous êtes accusé ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
S'il le sait !
ALPHONSE.
Imaginez-vous, ma cousine, qu'il est passé par la tête de ma tante Ducray l'idée la plus folle, la plus extravagante... Elle veut me marier.
EUGÉNIE.
Vous marier !
ALPHONSE.
À une personne que je connais à peine.
MONSIEUR DE COURCELLES.
À Mademoiselle Lefèvre, la fille de l'avoué d'appel chez lequel nous avons été en soirée l'hiver dernier... Une jeune personne pleine de talents, qui chante admirablement le petit François... le premier avoué de Paris... pour la fortune.
EUGÉNIE.
Et vous refusez ?
ALPHONSE.
Quand elle aurait un million ! Du reste, elle n'est pas jolie.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je comprends, il te faudrait une femme comme la mienne, par exemple; attends qu'elle soit veuve.
ALPHONSE.
Je ne suis pas disposé à me marier maintenant.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Alors, il y a quelque amourette sous jeu.
ALPHONSE.
Dites un amour profond, véritable.
EUGÉNIE, cherchant à l'excuser.
Ah ! S'il est vrai que mon cousin...
MONSIEUR DE COURCELLES, à sa femme.
Est-ce que vous croyez cela ? S'il éprouve un amour profond, véritable, ce doit être pour une personne libre et digne de cet amour-là... Eh bien, qu'il la nomme ! Si elle est d'une bonne famille, n'eût-elle que vingt-cinq mille livres de rente, je me charge de la lui faire épouser.
ALPHONSE, souriant.
Pardon ; mais ce secret-là n'est pas le mien.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Alors je reviens à ma première idée ; c'est un caprice, une amourette, une de ces passions de vingt ans, dont on rougit à vingt-cinq.
ALPHONSE.
Ah ! Monsieur !...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tout le monde a eu de ces malheurs-là une fois dans sa vie... Elles sont quelquefois si séduisantes !
ALPHONSE.
La femme que j'aime est digne des hommages...
MONSIEUR DE COURCELLES.
De l'univers ; c'est passé en proverbe.
ALPHONSE.
Jamais on n'eut plus d'attraits, d'esprit, de grâces... Oh ! Ma vie, ma vie ! Elle me la demanderait, et je lui dirais : Prenez-la !
On se lève.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Et c'est pourtant avec ces grands mots qu'on leur tourne la tête,
À sa femme.
Prenez garde, Eugénie, vous laissez tomber votre mouchoir.
EUGÉNIE, troublée.
Ah ! Monsieur !
Regardant Alphonse.
C'est bien sans le vouloir.
MONSIEUR DE COURCELLES.
C'est une chose toute simple quand on n'y fait pas attention... Eh bien ! J'ai vu dans le monde plus d'une femme se servir de ce moyen-là pour donner un rendez-vous.
ALPHONSE.
Vraiment !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Vous ne concevez pas cela, vous autres ! Surtout Eugénie... Eh bien, encore aujourd'hui, les ruses les plus simples sont celles qui réussissent le mieux ! ... Comment voulez-vous qu'un pauvre diable de mari aille s'imaginer qu'un mouchoir qu'on laisse tomber, là, devant lui, veut dire : Oui, j'irai, ou, je n'irai pas ? On serait depuis vingt ans de l'Académie des sciences morales qu'on ne se douterait pas du sens caché de ce mouvement télégraphique ! Mais nous autres, procureurs du roi, nous attachons une pensée, une pensée criminelle aux actions les plus insignifiantes, c'est notre état, et voilà pourquoi nous arrivons quelquefois à découvrir les secrets les moins extraordinaires.
À Alphonse.
Je ne te demande pas le tien, entêté, mais je le saurais bientôt si je voulais m'en donner la peine.
ALPHONSE, souriant.
Mais vous ne chercherez pas à le savoir.
MONSIEUR DE COURCELLES.
À condition que tu le diras à ma femme.
EUGÉNIE.
À moi !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, ma bonne amie.
GERMAIN, entrant.
Monsieur, le maçon est là, qui dit que monsieur lui a donné rendez-vous.
MONSIEUR DE COURCELLES, regardant sa femme.
C'est vrai, qu'il attende.
Germain sort ; Courcelles continue à sa femme.
Écoutez : vous avez de l'amitié pour Alphonse, c'est tout naturel entre jeunes parents, et dans cette occasion vos conseils peuvent lui être fort utiles ; tâchez de lui faire entendre raison ; moi, je vous tiendrai compte de tout ce que vous aurez fait pour le guérir d'un caprice qui lui ferait manquer un mariage superbe.
À Alphonse.
J'espère que je te livre à un juge d'instruction dont la sévérité n'est pas à craindre ; les nôtres ne sont pas si aimables.
Il sort.
SCÈNE VI.
Eugénie, Alphonse.
EUGÉNIE, vivement.
D'abord, Alphonse, je dois vous prévenir que ce que vous avez pu prendre pour un consentement tacite est l'effet d'un hasard, d'une maladresse, et non de ma volonté.
ALPHONSE.
Vous refuseriez de m'entendre !
EUGÉNIE.
Je suis fort en colère contre vous... J'espère, mon cousin, que ce sera la dernière fois que vous aurez l'imprudence de m'écrire, je n'ai point autorisé une correspondance.
ALPHONSE.
Et qu'a-t-elle donc de si coupable, cette correspondance ?
EUGÉNIE.
Il faut bien qu'elle le soit, puisque je n'oserais la montrer à mon mari.
ALPHONSE.
Votre mari !... Quand j'entends prononcer ce mot-là j'ai de l'humeur pour toute la journée ! Et encore, là, tout-à-l'heure, devant moi, vous aviez pour lui des attentions ; il ne vous manquait plus que de l'embrasser.
EUGÉNIE.
C'est ce que j'aurais fait s'il me l'avait demandé.
ALPHONSE.
Mais vous voulez donc me faire mourir ?
EUGÉNIE.
Je veux que vous soyez raisonnable, et que vous cessiez de me tourmenter.
ALPHONSE.
Pourquoi ne pas dire tout de suite que vous me haïssez, que vous me détestez ?
EUGÉNIE.
Vous savez bien le contraire.
ALPHONSE.
Si je le savais !...
EUGÉNIE.
Quand ai-je manqué d'amitié pour vous ? Vous seriez fort embarrassé de le dire, et peut-être ai-je à me reprocher de vous avoir témoigné trop d'intérêt.
ALPHONSE.
À moi ?
EUGÉNIE.
D'avoir eu la faiblesse d'écouter des paroles que je ne devais pas entendre, d'encourager par mon silence des sentiments que je ne puis partager.
ALPHONSE.
Il y a six mois, vous parliez différemment.
EUGÉNIE.
Il y a six mois, il entrait dans les projets de ma mère de vous nommer son fils.
ALPHONSE.
Et vous n'avez pas eu de peine à changer comme elle !
EUGÉNIE.
J'ai dû lui obéir.
ALPHONSE.
Et moi, je suis resté fidèle à un amour que vous avez oublié, trahi...
EUGÉNIE, avec douceur.
Tenez, mon cousin, je vous en conjure, ne revenons plus sur le passé : il n'est pas en notre pouvoir de rien changer à ce qui existe ; des circonstances que vous ne jugeriez pas avec impartialité ont décidé ma famille à accepter ce mariage ; n'oubliez donc plus que votre cousine se nomme maintenant Madame de Courcelles, et que ce nom lui impose des devoirs.
ALPHONSE.
Vous n'étiez pas libre quand vous avez contracté ce mariage : c'est malgré vous que vous avez épousé Monsieur de Courcelles : vous n'avez pas pu lui promettre de l'aimer.
EUGÉNIE.
Si.
ALPHONSE.
Eh bien ! Cette promesse...
EUGÉNIE.
Je la tiendrai, monsieur.
ALPHONSE.
Mais songez donc que je refuse tous les partis qui me sont offerts.
EUGÉNIE, avec bonté.
Pourquoi ?... Puisque mon sort est fixé ?
ALPHONSE.
Pourquoi ? Parce que je vous aime, parce que je suis sûr qu'au fond du coeur vous êtes plus touchée de ma tendresse que vous ne voulez le paraître.
EUGÉNIE.
Oh ! Que j'ai donc eu tort d'avoir cédé aux instances de Monsieur de Courcelles ! Car c'est lui qui m'a pressée de vous écrire pour que vous vinssiez passer les vacances avec nous... Moi, je m'y étais opposée : je craignais de vous revoir, je tremblais que votre vue ne réveillât en moi des souvenirs...
ALPHONSE.
Ah ! Vous ne les avez point oubliés !
EUGÉNIE, avec abandon.
Alphonse, je ne m'appartiens plus, contentez vous de mon amitié.
ALPHONSE.
Votre amitié... quand mon amour pour vous est plus violent, plus sincère que jamais !... Oh ! Non, vous n'avez pu bannir de votre pensée ces jours de notre enfance, où, destinés l'un à l'autre, nous échangions des noms si doux ; où, dans la confiance la plus intime, nous rêvions ensemble un avenir de paix et de bonheur... alors vous ne sépariez pas votre existence de la mienne... vo tre coeur partageait toutes mes espérances ; assise à mes côtés, vous vous unissiez à mes projets, vous en formiez vous-même...
EUGÉNIE, émue, voulant l'arrêter.
Alphonse, mon ami...
ALPHONSE.
Ah ! Que de fois vous l'avez prononcé, ce mot qui m'enivrait des plus douces illusions ; que de fois j'ai pressé dans la mienne cette main qui devait un jour m'appartenir...
EUGÉNIE, encore plus émue.
Ah ! Taisez-vous, taisez-vous de grâce !... Si l'on vous entendait...
ALPHONSE.
Eh bien ! Oui, oui, je me tairai... Promettez de m'écouter ce soir.
EUGÉNIE.
Mais c'est ma perte que vous me demandez !
ALPHONSE.
Votre perte ! Moi qui vous respecte autant que je vous aime ! Qui donnerais ma vie pour vous épargner un chagrin, Eugénie... Eh ! Ne savez vous pas que le mystère le plus profond enveloppera cette entrevue... qu'un secret inviolable, que personne au monde ne pourra soupçonner...
Avec passion.
Eugénie...
EUGÉNIE, à demi-vaincue.
Eh bien ?
ALPHONSE, la pressant.
Eh bien !...
Au moment où l'on voit qu'elle va dire : J'irai, arrive Monsieur de Courcelles.
SCÈNE VII.
Les mêmes, Monsieur de Courcelles.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ah ! Ah ! Vous êtes bien amoureux, monsieur ! Je vous conseille de faire encore le discret.
ALPHONSE.
Comment !... Qu'est-ce à dire ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je sais tout.
EUGÉNIE, à part.
Ah ! Mon Dieu !
ALPHONSE.
Vous ne savez rien.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je sais tout, vous dis-je, et par vous-même... Où sont vos tablettes, tête sans cervelle ?
ALPHONSE, se fouillant.
Je les aurai perdues !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Au jardin.
ALPHONSE.
Au jardin !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Et c'est moi qui les ai trouvées !
ALPHONSE.
Vous !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, Monsieur ; sur le banc, auprès du petit pavillon que j'étais allé voir... elles étaient ouvertes ; j'ai reconnu votre écriture.
À sa femme.
Devinez un peu ce que renferment les tablettes de votre cousin ?
EUGÉNIE.
Mon ami, j'ignore...
MONSIEUR DE COURCELLES.
D'abord, faites-lui votre compliment.
EUGÉNIE.
Moi ! Et pourquoi ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Il possède un talent dont je ne me doutais pas.
ALPHONSE.
Une mystification ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Monsieur s'est avisé de faire dans ces tablettes le portrait de la femme qu'il aime.
EUGÉNIE, troublée.
Comment, Alphonse, vous avez fait le portrait...
ALPHONSE.
Mais non, ma cousine.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Pourquoi t'en défendre ?
ALPHONSE.
Parce que ce n'est pas vrai.
MONSIEUR DE COURCELLES, tirant les tablettes.
Portrait de la femme que j'aime... en vers de dix syllabes.
EUGÉNIE, rassurée.
Ah ! C'est en vers.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, nous avons un homme d'esprit dans la famille.
Lisant :
25 | D'un vieux mari jeune et charmante épouse |
Dont la jeunesse embellit les attraits,
Toi, que l'amour....
EUGÉNIE, l'interrompant, et souriant.
Pardon, mon ami ; mais il ne m'appartient pas de pénétrer les secrets d'Alphonse.... je serai plus discrète que lui.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Rassurez-vous, le nom n'y est pas ; mais il pouvait y être.
ALPHONSE.
Enfin il n'y est pas.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Confiez-vous donc à ces étourdis : voilà le secret d'une femme bien assuré... Qui sait ! Il y a peut être là-dedans quelques échantillons du style de l'imprudente ?... Je l'ignore... mais cela pouvait tomber entre les mains d'un frère, d'un mari qui, ne reconnaissant pas l'écriture de monsieur, aurait eu besoin de tout examiner pour connaître le nom du propriétaire; et Dieu sait ce qu'il aurait lu !
ALPHONSE.
Oh ! L'investigation la plus minutieuse n'aurait rien découvert, il n'y a rien.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Que l'élégie amoureuse. [ 3 Élégie : Aujourd'hui, petit poème dont le sujet est triste ou tendre. [L]]
EUGÉNIE, faisant une révérence.
Dont vous me permettrez de ne pas enténdre la lecture.
Elle sort.
SCÈNE VIII.
Alphonse, Monsieur de Courcelles.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Voilà donc, mauvais sujet, pourquoi vous refusiez tantôt les propositions de Madame Ducray ! Comme cousin, j'avoue que tes vers sont bien tournés ; mais comme procureur du roi, je te dirai qu'ils sont parfaitement immoraux.
ALPHONSE.
Les vers les plus innocents du monde.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ce n'en sont pas moins des vers adultérins. Cette poésie-lâ est du ressort de la sixième chambre, article 338 du Code.
ALPHONSE.
Ces vers-là ne s'adressent à personne; c'est une fiction.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Ce vieux mari dont tu parles...
ALPHONSE.
N'existe que sur le papier.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tant mieux pour lui, et pour toi aussi ; car, vois-tu, Alphonse, séduire une femme mariée... C'est outrager la morale dans ce qu'elle a de plus sacré... C'est blesser la société dans une de ses institutions les plus respectables, c'est...
S'arrêtant.
Ah ! Je le tiens !
ALPHONSE.
Quoi donc ?
MONSIEUR DE COURCELLES, à part.
Les idées m'arrivent en foule : la politique, matière usée, bonne tout au plus pour un substitut ; mais l'adultère est palpitant d'intérêt d'actualité, et puis c'est à la portée de tout le monde.
ALPHONSE.
Qu'a-t-il donc ? Qu'est-ce qui lui prend ?
MONSIEUR DE COURCELLES, à Alphonse.
Sujet magnifique, fécond en aperçus ingénieux, en développements dramatiques. Il n'y a pas de mal à ce que les magistrats fassent de temps en temps un peu de littérature et d'esprit... cela repose.
À Alphonse.
Reste ici.
ALPHONSE.
Moi ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui.
ALPHONSE.
Pourquoi faire ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je suis en verve, je suis inspiré ; je vais jeter sur le papier quelques idées, et je reviens te les soumettre.
ALPHONSE.
À moi ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Oui, une répétition à huis clos.
Appelant.
Germain ! Ma robe de chambre.
À Alphonse en sortant.
Et tu auras ta part dans ce discours-là.
SCÈNE IX.
ALPHONSE, seul.
Moi ! Qu'est-ce qu'il a donc ? Est-ce que par hasard il se douterait... lui ! Non, il ne se doute de rien. C'est positif, rien n'est changé dans ses manières avec moi, son ton est franc, sa parole amicale... Ah ! Ces procureurs du roi ont une habitude de dissimulation ! J'ai toujours été bien inspiré ! Pas la plus petite initiale, rien qui ait pu le mettre sur la voie. Pauvre Eugénie ! Comme elle tremblait ! Comme elle pâlissait pendant les ridicules plaisanteries de son mari ; car ils sont d'un ridicule, ces maris, quand ils plaisantent !
SCÈNE X.
Alphonse, Eugénie.
EUGÉNIE, trés agitée.
Alphonse !
ALPHONSE.
Qu'avez-vous, Eugénie ?
EUGÉNIE.
Il se passe dans l'esprit de mon mari quelque chose d'extraordinaire.
ALPHONSE.
Vous venez de le voir ?
EUGÉNIE.
Non ; mais j'apprends par Germain que son maître a donné l'ordre de démolir le petit pavillon.
ALPHONSE.
Quand ?
EUGÉNIE.
Il y a une heure environ.
ALPHONSE.
Une heure !
EUGÉNIE.
Aussitôt après le déjeuner, il est allé dans le jardin avec le maçon, qu'il avait fait appeler, et la démolition a commencé sous ses yeux. Vous aurez beau dire, cette conduite n'est pas naturelle.
ALPHONSE, gaiement.
Oui, oui, le moment est assez singulièrement choisi.
EUGÉNIE.
Le jour même où vous avez eu l'imprudence de me désigner cet endroit pour m'y confier vos secrets ! Tenez, mon cousin, on ne m'ôtera pas de l'idée que mon mari a des soupçons.
ALPHONSE.
Mais non, non, ma cousine, vous vous alarmez à tort, votre imagination vous abuse.
EUGÉNIE.
Expliquez donc cette démolition ; moi, je m'y perds.
ALPHONSE.
C'est un caprice !
EUGÉNIE.
Oh ! Non, Monsieur de Courcelles ne fait rien sans motif, et je tremble de deviner celui qui le fait agir. Ah ! Je n'oserai plus lever les yeux sur lui.
SCÈNE XI.
Les mêmes, Monsieur de Courcelles.
MONSIEUR DE COURCELLES, de son cabinet.
Ne t'impatiente pas, Alphonse, me voici.
Il entre et aperçoit sa femme.
Ah ! Je suis enchanté de vous trouver ensemble, deux avis valent mieux qu'un.
EUGÉNIE.
Des avis ! Et sur quoi ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Sur mon discours de rentrée.
EUGÉNIE.
Vous l'avez terminé ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je l'ai ébauché en grande partie, et vous allez me faire public.
ALPHONSE, souriant.
Pour écouter un sermon.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Qui vient fort à propos pour toi, mauvais sujet, car je n'ai pas grande confiance en tes dénégations.
On se place ; déclamant.
Messieurs, la solennité de ce jour...
L'exorde obligé, puis vient l'article nécrologique :
Avec emphase.
Nous avons perdu cette année les juges les plus intègres, les orateurs les plus éloquents.
ALPHONSE.
C'est flatteur pour ceux qui restent.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Patience, ils auront leur tour ; on en fera des d'Aguesseaux quand ils seront morts. J'arrive à la partie pathétique. Attention.
Déclamant.
Serait il donc vrai, messieurs, que la corruption des moeurs fût inséparable des progrès de la civilisation ? Que la sainteté du mariage ne fût plus qu'un objet de dérision pour la génération qui s'élève ! Ah ! Que de fois, dans cette enceinte, vos esprits ont été affligés du spectacle effrayant de l'immoralité ! Que de fois vous vous êtes élevés contre l'adultère, ce crime le plus grand de tous !
ALPHONSE.
Comment, choisir un pareil sujet !
MONSIEUR DE COURCELLES.
L'auditoire n'a pas la parole.
ALPHONSE, à part.
Et devant elle encore !
MONSIEUR DE COURCELLES, reprenant sa déclamation.
Le plus grand de tous, qui conduit du duel à l'assassinat, de l'assassinat à l'échafaud !... Ah ! Si vous pénétriez un instant avec moi dans l'intérieur des familles ; si vos regards pouvaient embrasser les résultats funestes de cette passion coupable, que le monde traite avec une indulgence plus criminelle encore...
Prenant le ton naturel.
Donne-moi une prise.
Déclamant.
Cette jeune femme naguère si belle, dont les traits amaigris révèlent la douleur, qui, triste et pâle, se flétrit de jour en jour... Elle meurt de honte et de repentir... Eh ! Plus malheureux encore cet époux trahi dans ses plus chères affections, qui, témoin des désordres de sa femme, ne peut arracher de son coeur l'amour qu'il a pour elle, qui gémit et s'indigne de sa faiblesse sans pouvoir la vaincre ; trop fier pour descendre à la plainte, trop généreux pour recourir au scandale des tribunaux, me pouvant supporter sa honte ni cesser d'aimer l'ingrate qui le trompe.
Les regardant, à part.
Ils s'attendrissent.
Déclamant.
L'infortuné pré fère se donner la mort plutôt que de déshonorer la mère de ses enfants.
EUGÉNIE.
Ah ! Mon ami, quelle idée !
MONSIEUR DE COURCELLES, naturellement.
Ici, je prends mon verre d'eau sucrée, et je promène un regard modeste sur mes auditeurs.
À sa femme.
Eh bien, qu'en dites-vous ?
EUGÉNIE.
Moi... je dis...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Je tiens à avoir votre opinion : nous avons des femmes, et de fort jolies femmes à nos séances : les tribunaux, c'est le drame, la comédie du matin ; nous avons des billets de faveur, des places numérotées comme aux théâtres... Au surplus, sans vanité, je crois que je produirai de l'effet, j'en ai produit sur vous, sur lui ; j'ai captivé votre attention, vous avez été émue, frappée de ce pas sage : L'infortuné préfère se donner la mort.
ALPHONSE.
Poésie de tribunal.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Non, monsieur ; et sans aller bien loin, sans sortir de Chantilly, je connais des esprits assez faibles.... Savez-vous à quoi l'on attribue le suicide de Duchâtel ?
EUGÉNIE, vivement.
Comment, mon ami, on penserait...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Madame Duchâtel est jeune, jolie, un peu légère... Lui, il était vieux, jaloux !...
Sa femme fait un mouvement d'incrédulité.
Oh ! Il faisait tous ses efforts pour qu'on ne s'en aperçût pas, et il avait raison : c'est peut-être là la cause de cette grande gaieté qu'il affectait à tout propos.
ALPHONSE.
À soixante ans, on raisonne.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Va faire entendre raison à un jaloux : quand la passion s'empare de nous, c'est elle seule qui nous gouverne, ce qui est cause que les trois quarts du temps on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait. J'ai vu des gens déclamant contre le duel se disputer et sortir pour s'aller battre. Duchâtel s'est élevé vingt fois avec indignation contre le suicide, et il finit... les plus sages deviennent quelquefois les plus fous.
SCÈNE XII.
Les mêmes, Germain.
GERMAIN.
Monsieur, voilà votre notaire qui vient, le ferai-je entrer ici ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Non, non, dans mon cabinet, tête-à-tête.
ALPHONSE.
Est-ce que vous allez faire quelque acquisition ?
MONSIEUR DE COURCELLES, gaiement.
Mieux que cela, je vais faire mon testament.
EUGÉNIE.
Votre testament !
MONSIEUR DE COURCELLES.
C'est une fantaisie qui m'a passé par la tête.
EUGÉNIE.
Mais, mon ami, une semblable idée...
MONSIEUR DE COURCELLES, souriant.
N'a rien d'effrayant... Tous les jours, ma bonne amie, on nous dépose au parquet des testaments qui ont vingt-cinq ans, trente ans de date ; un testament, c'est un brevet de santé !... Mon frère ainé a fait le sien le lendemain de la mort de sa femme, et il se porte beaucoup mieux depuis ce temps-là.
ALPHONSE.
Singulière précaution !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Un magistrat doit donner l'exemple de l'ordre.
Au domestique.
Je vous suis, Germain, faites entrer Monsieur Blondeau dans mon cabinet.
Germain sort.
À sa femme.
Allons, voyons : si je mourais d'une mort subite... C'est la mort du juste... Je ne veux pas laisser une succession embrouillée, ni que l'avidité de mes collatéraux vienne élever des prétentions sur mes biens, sur votre héritage : je connais la justice, je ne veux pas que vous ayez affaire à elle... Allons, allons, ne me boudez pas...
ENSEMBLE.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Rassurez-vous, ma chère,
Je m'en vais fort gaîment,
30 | A notre vieux notaire |
Dicter mon testament.
ALPHONSE.
L'idée est singulière ;
Il s'en va fort gaîment
A monsieur son notaire
35 | Dicter son testament. |
EUGÉNIE.
L'idée est singulière ;
Choisir un tel moment
Pour aller au notaire
Dicter son testament !
SCÈNE XIII.
Alphonse, Eugénie.
ALPHONSE, riant.
Son testament !...
EUGÉNIE.
Croyez-vous maintenant qu'il ne se doute de rien ?
ALPHONSE, légèrement.
Certainement, je le crois toujours.
EUGÉNIE.
Ah ! Que de peines, que de tourments j'éprouve depuis quinze jours que vous êtes ici ! Je ne puis faire un pas, dire une parole, sans être inquiète.
ALPHONSE, légèrement.
C'est de l'enfantillage !
EUGÉNIE.
Eh bien, Alphonse, c'est plus fort que moi : je ne vis pas, la moindre chose me cause un trouble que je n'ai pas souvent l'adresse de dissimuler... Si Monsieur de Courcelles a de l'humeur, je tremble d'en être cause ; s'il plaisante, je crois qu'il se moque de moi; quand il tarde à rentrer, je m'imagine qu'il est retenu par des gens qui lui par lent de vous, de moi : que sais-je ? si au contraire, il rentre plus tôt que je ne l'attendais, je me mets dans la tête qu'il n'a pressé son retour que dans l'intention de me surprendre ; a-t-il une lettre à la main, la lit-il en cachette, oh ! Je me crois perdue, c'est une lettre anonyme !... Il y a des mots, des noms, que je ne puis prononcer ni en tendre sans tressaillir... Enfin, depuis qu'un jour il m'a dit que je parlais en rêvant, j'ai une peur de mon sommeil...
ALPHONSE.
Ah ! Ces craintes-là me disent que vous m'aimez encore.
EUGÉNIE, effrayée.
Non, non, je ne vous aime plus, je ne veux plus vous aimer.
Elle va pour sortir.
ALPHONSE.
Et où allez-vous ?
EUGÉNIE.
Mettre une barrière entre vous et moi, trouver Monsieur de Courcelles, lui ouvrir mon coeur, lui découvrir mes plus secrètes pensées... Grâce au ciel, je puis encore tout lui dire.
ALPHONSE.
Qu'allez-vous faire ? Blesser l'amour-propre d'un homme que son âge ne rend déjà que trop susceptible.
EUGÉNIE.
Il me protégera contre moi-même.
ALPHONSE.
Et qu'avez-vous donc à lui dire ? Si je suis par venu à ramener votre pensée vers d'anciens souvenirs ; si j'ai cherché à reprendre dans votre coeur la place que j'y occupais, et dont il ne m'avait pas entièrement chassé, je n'ai fait qu'essayer de ressaisir mes anciens droits... Mais vous, Eugénie, vous n'êtes point responsable de mes actions, vous n'êtes point coupable.
EUGÉNIE, l'interrompant.
Et pourquoi donc ne suis-je plus ce que j'étais autrefois ? Pourquoi mes jours sont-ils tourmentés ? Pourquoi mes nuits sont-elles sans repos, parce que vous êtes venu me rappeler les joies, les espérances d'un passé qui ne peut plus revenir ? Avant que vous vinssiez ici, j'étais tranquille : si je pensais aux jours de mon enfance, aux plaisirs de ma jeunesse, c'était avec calme et sans effroi ; votre image m'apparaissait sans me causer de trouble ; votre nom se plaçait sur mes lèvres sans que la rougeur vint colorer mon front ; ma journée s'écoulait paisible au milieu des plaisirs et des devoirs de ma position ; j'accueillais le retour de mon mari avec contentement ; ses soins tendres et bienveillants excitaient en moi la plus vive reconnaissance... Je l'aimais, oui , Alphonse, je l'aimais » non pas avec cette ardeur irréfléchie qui souvent n'en est que moins durable, mais avec calme, et de cette amitié si tendre que le coeur éprouve pour un homme qu'on révère, qu'on estime ; je jouis sais avec orgueil du respect qu'il inspire, de la considération qui l'entoure : j'étais enfin ce qu'on appelle dans le monde une femme heureuse, car toutes mes amies enviaient mon bonheur.
ALPHONSE.
Vous voilà bien à plaindre, parce que je vous aime !
EUGÉNIE, vivement.
Alphonse, donnez-moi une preuve de cet amour.
ALPHONSE.
Parlez.
EUGÉNIE.
Rendez-moi par votre absence la tranquillité dont je jouissais avant de vous avoir revu.
ALPHONSE.
Mais, ma chère Eugénie, un départ aussi brusque, sans cause apparente, serait de nature à provoquer des soupçons.
EUGÉNIE.
Alors ce sera moi qui partirai.
ALPHONSE.
Vous !
EUGÉNIE.
Moi, je le veux sur-le-champ ; c'est un caprice, une fantaisie, une bizarrerie... Donnez à ma volonté tous les noms qu'il vous plaira, je ne l'exécuterai pas moins.
Elle sonne.
ALPHONSE, à part.
Allons, allons, ce n'est pas le moment de la contredire, de
SCÈNE XIV.
Les mêmes, Germain.
EUGÉNIE.
Où est monsieur ?
GERMAIN.
Monsieur !... Madame, il est sorti par la petite porte.
EUGÉNIE, contrariée.
Sorti ?
GERMAIN.
Oui, Madame, il est allé reconduire le notaire avec son fusil.
ALPHONSE.
Singulière politesse !
EUGÉNIE.
Mais pourquoi faire son fusil ?
GERMAIN.
C'est bien ce que je me suis permis de lui dire, Madame ; mais j'ai eu beau faire observer à mon sieur que le temps était mauvais, que le baromètre était à la pluie ; il n'en a pas tenu compte ; il m'a dit avec un ricanement à faire trembler : Que veux-tu, mon pauvre Germain, c'est mon dernier jour.
EUGÉNIE, effrayée.
Son...
Se remettant.
Et de quel côté est-il allé ?
GERMAIN.
Près du petit bois où Monsieur Alphonse et madame vont si souvent se promener ensemble.
EUGÉNIE, le congédiant.
C'est bien, cela suffit.
Germain sort. À Alphonse.
Alphonse, mon ami, je vous en prie, volez sur ses pas ! Germain vous a indiqué le lieu vers lequel il s'est dirigé ; oh ! De grâce, ramenez-le.
ALPHONSE.
Qui, moi ! Que j'aille... mais, ma chère Eugénie, il n'y a pas le moindre danger.
EUGÉNIE.
Oh ! Courez, courez vite, je vous en prie.
ALPHONSE.
Vous le voulez ? Allons, j'obéis, pour vous faire plaisir.
Il sort.
SCÈNE XV.
EUGÉNIE, seule.
Pourvu qu'il le rencontre !...
Cherchant à se rassurer.
Mais cela n'a pas le sens commun !... Mais je suis folle de prêter une pareille idée à mon mari !... Ah ! Quand la conscience n'est pas tranquille, quand on a quelque chose à se reprocher, c'est plus fort que soi, on y pense sans cesse.
Revenant à elle.
Germain aura mal vu, mal entendu, et je suis sûre, si je le rappelais, si je le questionnais de nouveau... oui...
Elle se trouve près du ruban, à la cheminée, elle sonne.
Cachons-lui bien mon trouble.
SCÈNE XVI.
Eugénie, Germain.
GERMAIN.
Madame désire quelque chose ?
EUGÉNIE.
Oui, Germain ; j'ai oublié de vous demander si Monsieur de Courcelles devait accompagner son notaire jusqu'à son étude.
GERMAIN.
Non, madame, en sortant d'ici, le notaire doit apposer les scellés chez ce pauvre Monsieur Duchâtel.
EUGÉNIE, à elle-même.
C'est vrai ; en voilà pourtant un qui s'est tué !
GERMAIN.
Tenez, Madame, voulez-vous que je vous dise ?
EUGÉNIE.
Dites.
GERMAIN.
On ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a quelque chose.
EUGÉNIE.
Est-ce que Monsieur de Courcelles vous aurait dit...
GERMAIN.
À moi, Madame ? Monsieur ne me fait l'honneur de me parler que pour me commander ; mais quelquefois j'entends ce qu'on ne me dit pas.
EUGÉNIE.
Et vous avez entendu ?
GERMAIN.
C'était l'autre semaine, le jour que Monsieur Alphonse avait fait une si belle chasse et qu'il vous a apporté une demi-douzaine de perdreaux rouges, monsieur était d'une humeur, d'une colère !... Il disait : Il faut que cela finisse.
EUGÉNIE.
Finisse... mais quoi ?
GERMAIN.
Mais quoi ? Je ne le lui ai pas demandé... puis il se promenait les bras croisés en marronnant : À Paris, ils vont faire des gorges chaudes, je serai déshonoré aux yeux de mes collègues.
EUGÉNIE.
Déshonoré !
GERMAIN.
C'est le mot, ça m'a frappé; aussi, je l'ai retenu.
EUGÉNIE.
Déshonoré !
GERMAIN.
Mon opinion, c'est qu'il a été vexé par une persomne.
EUGÉNIE, vivement.
Vous n'avez jamais entendu prononcer aucun nom ?
GERMAIN.
Du tout... si ce n'est celui de monsieur votre cousin.
EUGÉNIE.
D'Alphonse ?
GERMAIN.
Oh ! Monsieur n'en disait pas de mal, bien au contraire... En voilà un qui est heureux ! disait-il.
EUGÉNIE.
Heureux !...
GERMAIN.
Et puis, un moment après, la colère lui rêve nait au coeur... et le voilà qui arpentait sa chambre, son cabinet.... toujours son fusil... vous savez, son beau fusil de chasse à la main... et qui disait : Pour mon honneur, je le tuerai !
EUGÉNIE.
Assez... Assez !...
GERMAIN.
Vous êtes bien sûre que si monsieur trouve sa belle !... avec ça qu'il n'est pas maladroit... Il vous attrape un chevreuil comme un moineau !
EUGÉNIE.
Bien !... Bien !... Merci, Germain... et surtout, ne parlez à personne de ce que vous venez de me dire.
GERMAIN.
À personne.
Il sort.
SCÈNE XVII.
EUGÉNIE, seule.
Et moi qui ai forcé Alphonse d'aller à sa rencontre !... Ah ! S'ils se voient... S'ils se trouvent ! J'en frémis !... Alphonse est si vif !... Et lui !... Lui, s'il me croit coupable, dans son ressentiment, il n'écoutera rien !... Et pourtant, Dieu le sait, malgré les tourments que j'endure, je n'ai point trahi mes devoirs !... Ah ! Ce n'est pas vivre !... Ce n'est pas exister !...
SCÈNE XVIII.
Eugénie, Alphonse, essoufflé et s'essuyant le visage.
EUGÉNIE.
Eh bien ?...
ALPHONSE.
Je ne l'ai pas trouvé ; mais il peut se flatter de m'avoir fait faire une fameuse course !
EUGÉNIE.
Ah ! Tant mieux !
ALPHONSE, étonné.
Comment, tant mieux !
EUGÉNIE.
Je vous le disais bien tantôt ; il faut que vous partiez tout de suite.
ALPHONSE.
Mais encore...
EUGÉNIE.
Il n'y a plus à hésiter !... J'étais bien sûre que ce calme n'était qu'apparent, et qu'il cachait un ressentiment profond... Mon ami, laissez-moi seule affronter sa colère ; ne vous exposez point... Germain vient de me l'avouer.
ALPHONSE.
Vous l'avez revu pendant mon absence ?
EUGÉNIE.
Il médite des desseins affreux !... Il veut se venger de vous.
ALPHONSE.
De moi !
EUGÉNIE.
Votre refus d'épouser Mademoiselle Lefèvre lui aura fait soupçonner la vérité... Et ces mots dont il nous a poursuivis à déjeuner... Cette épreuve en nous débitant son discours... Ces femmes coupables qui s'éteignent dans les remords... Ces maris trahis qui se tuent de désespoir !... On entend un coup de fusil.
EUGÉNIE, tombant sur un fauteuil.
Ah !
ALPHONSE, à part.
Diable !
EUGÉNIE.
Je n'en puis plus !
ALPHONSE.
Si c'était vrai !
EUGÉNIE.
Oh ! mon Dieu! mon Dieu !... non... vous ne l'avez pas permis.
ALPHONSE.
Ah ! Je me reprocherais toute ma vie !... Maudit mariage !... Q u'il vive, et je le signerai de mon sang !
EUGÉNIE, se levant.
Ah ! Courons... Courons !... Peut-être en est-il temps encore... Venez, venez, Alphonse !...
Elle le prend par la main, ils se disposent à sortir, Monsieur de Courcelles paraît son fusil à la main. Les deux jeunes gens restent pétrifiés.
SCÈNE XIX.
Alphonse, Monsieur de Courcelles, Eugénie.
CHOEUR.
AIR de la Bourse de Pézenas.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Eh bien ! Qu'est-ce que vous avez donc, vous autres ?
EUGÉNIE, avec surprise et intérêt.
Comment !... Mon ami... Vous n'êtes pas blessé ?
MONSIEUR DE COURCELLES.
Pas le moins du monde.
EUGÉNIE.
Ah ! Si vous saviez combien ce coup de fusil m'a fait de mal !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Il en a fait bien davantage au renard que j'ai tué.
Surprise. Eugénie, tout-à-fait rassurée, devient calme et gaie ; Alphonse rit à part.
Voilà quinze jours que je le guette !... La cour rentre après-demain... C'était mon dernier jour de vacances... Heureusement je l'ai bien employé... Je disais bien, le coquin se rit de moi, il faut que je le tue... Autrement, moi qui ai toujours passé pour un excellent chasseur, je serais déshonoré, perdu de réputation.
EUGÉNIE, souriant.
Mon ami, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer; Alphonse accepte le mariage proposé par ma tante.
ALPHONSE, contrarié.
Mais, ma cousine...
EUGÉNIE.
Alphonse, vous l'avez dit ; et je suis trop heureuse de votre détermination pour que vous cherchiez à en changer.
MONSIEUR DE COURCELLES, avec bonhomie.
Tu vois, tu feras plaisir à ma femme.
ALPHONSE, avec un peu de dépit.
Puisque ma cousine m'assure que cela lui fera plaisir...
EUGÉNIE, avec abandon.
Oh ! Beaucoup.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Il ne faut jamais négliger ces occasions-là !... Avant-hier Eugénie se plaignait de ce que le petit pavillon lui cachait la vue du parc... Ce matin, je l'ai fait abattre.
EUGÉNIE, touchée.
Quoi... mon ami... c'était à mon intention...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Certainement.
EUGÉNIE, souriant.
Et moi qui croyais...
MONSIEUR DE COURCELLES.
Quoi donc ?
EUGÉNIE.
Rien...
À part.
Ah ! Que j'ai souffert ! Que serait-ce donc si j'étais coupable !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Un mari n'a qu'un seul moyen de captiver sa femme, c'est d'être sans cesse occupé d'elle pour qu'elle s'occupe un peu de lui. Une femme heureuse ne peut pas songer à être infidèle.
EUGÉNIE, se jetant dans ses bras.
Oh ! Jamais !... Jamais !
MONSIEUR DE COURCELLES.
Tu l'entends... Marie-toi vite ; et que ta femme t'en dise autant.
ALPHONSE.
40 | Oui, je vois qu'en ménage |
Le parti le plus sage
Est d'avoir constamment
Tous les soins d'un amant.
MONSIEUR DE COURCELLES.
Souviens-toi qu'en ménage
45 | Le parti le plus sage |
Est d'avoir constamment.
Son mari pour amant.
EUGÉNIE.
Oui, sans doute, en ménage
Le parti le plus sage
50 | Est d'avoir constamment |
Tous les soins d'un amant.
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606
Notes
[1] Sigisbé : Homme, dit aussi cavalier servant, qui fréquente assidûment une maison et se montre très empressé auprès de la maîtresse. [L]
[2] Épigramme : Courte pièce de vers qui se termine par un mot ou par un trait piquant. [L]
[3] Élégie : Aujourd'hui, petit poème dont le sujet est triste ou tendre. [L]