ou LA PRINCESSE MALHEUREUSE
TRAGÉDIE EN PROSE
PREMIÈRE JOURNÉE
[PAR PUGET DE LA SERRE. 16.. ]
publié par Paul FIEVRE, novembre 2016.
publié par Paul FIEVRE, novembre 2016.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2023 à 19:22:07.
À URANIE
Je vous dédie cet ouvrage, chaste Uranie, sous ce beau nom emprunté ; afin qu'après avoir publié vos perfections, tout le monde vous adresse ses voeux, comme à la déesse inconnue. Mais que dirai-je pour vous louer. Vos cheveux noirs, portant toujours le deuil de la mort de leurs esclaves, sont autant de liens qui enchaînent ma plume, aussi bien que ma franchise, toutes les fois que je veux dépeindre le sombre éclat de leurs merveilles animées. Votre front où la Jeunesse tient sa Cour pour le défendre des rides, a tant de Majesté que mon imagination n'en saurait retenir les idées ; comme beaucoup plus parfaites que sa puissance. Vos yeux sont des Cieux ouverts, d'où sortent mille charmes, et autant d'esprits amoureux, qui ravissent le mien d'amour, après l'avoir ébloui de leurs brillants appas. Je n'ose jamais penser à la grande perfection de petitesse de votre bouche ; de peur que la Justice et la Raison, qui prononcent leurs arrêts sur son trône de Perles à deux sièges, ne condamnent ma témérité. Les mignardises de votre menton fourchu sont d'une nature si délicate, qu'elles ne sauraient souffrir les louanges d'elles-mêmes. D'admirer seulement les Lys, et les Roses de votre teint, j'appréhende que mes regards, comme trop profanes, ne hâlent sa beauté, de même que les rayons du Soleil. Pour votre sein que je suis contraint de comparer à deux petites montagnes de neige ; parce qu'elles couvrent un coeur de glace, je n'en ai jamais vu que la moitié au travers des grilles d'une prison de toile transparente, où il soupirait à intervalle de sa captivité. Je vous laisse à penser maintenant, si pour l'avoir vu à demi, j'en ai été charmé tout à fait ; en quel degré de ravissement je serais élevé le voyant tout entier sans obstacle. Le reste de votre corps est une huitième merveille, dont on ne parle point ; parce qu'elle n'a point de nom propre. Votre bel esprit n'a que ce seul défaut de ne pouvoir connaître sa perfection. Et toutefois cette impuissance le rend si parfait, qu'on est forcé de croire que ses mérites sont sans nombre, aussi bien que sans limites. Je veux louer encore vos vertus, quoiqu'elles soient ennemies de mes passions en publiant par tout le monde qu'il est rempli du bruit de votre gloire. Comme étant la plus chaste de votre sexe, la plus belle de notre siècle, et la plus généreuse qui fut jamais. Voilà toutes vos qualités, chère Uranie, et voici tous mes titres.
Votre très humble, très obéissant
et très fidèle serviteur,
P. D.
AU LECTEUR.
Il y a certains esprits follets qui en veulent à mon ombre, n'osant regarder mon corps qu'en relief, ou qu'en peinture. Et quoique ces Ixions n'embrassent jamais que des nues, je suis jaloux que ma gloire leur serve de Junon ; d'autant que leur puissance servile n'a nulle sorte de rapport avec un objet si relevé. Ce n'est pas que je sois amoureux de moi-même. Mon miroir ne flatte point. Mais je suis fort aise qu'on me paye si peu qu'on me doit ; que si par envie mes créanciers font banqueroute, je suis assez satisfait de ce qu'ils me demeurent redevables. La tyrannie du siècle a beau assujettir la réputation des hommes sous l'Empire de l'opinion, la mienne ne relève que de la vérité ; et comme j'attends d'elle seule ma récompense, mes plaisirs naissent de mes travaux. D'ailleurs les louanges sont si communes aujourd'hui en la bouche des hommes que l'intérêt et la flatterie les distribue prodigalement à tout le monde. Et de moi je suis si délicat, que si la raison ne me les donne j'en refuse les présents. Adieu, je conjure pourtant ton bon Génie de m'être favorable.
ARGUMENT DE LA PREMIÈRE JOURNÉE.
Agatocles, Roi de Sicile, étant venu visiter le Roi Pandoste, nouvellement marié, pour renouveler les protestations de leur ancienne amitié. Son bel esprit et sa bonne mine, également admirables rendent son hôte si jaloux, qu'il se résout de le faire empoisonner le croyant convaincu en effet, comme il l'était dans son imagination, du crime d'adultère avec la Reine Belaire son épouse. Celui à qui il avait communiqué son pernicieux dessein en décèle le secret au Roi Agatocles, et tous deux ensemble cherchent leur abri dans leur fuite. Pandoste fortifié dans sa jalouse opinion, par leur départ inespéré fait emprisonner la Reine, quoiqu'elle fut enceinte, et dès lors qu'elle fut accouchée d'une fille, il la fait exposer à la merci des ondes dans un petit esquif, sans voile et sans pilote. Toutefois le Ciel en voulut faire l'office ; car cet esquif aborde heureusement le rivage, et un Paysan prend à protection cette jeune Princesse richement emmaillotée, et portant pendu au col une bague de grand prix. Le Roi Pandoste cependant étant contraint, par maxime d'État, de faire consulter l'Oracle sur une affaire de telle importance. Par sa réponse, la Reine Belaire est déclarée innocente. Et à même temps les nouvelles de la mort de son fils unique, donnent fin également, et à ses malheurs, et à sa vie. Vous lire les adieux qu'elle fait en mourant à son époux, et les regrets dont il est atteint, pour une si grande perte.
ARGUMENT DE LA SECONDE JOURNÉE.
Doraste fils unique du Roi Agatocles devient amoureux de Fauvye fille du Roi Pandoste, faisant toutefois la profession de Bergère, comme nourrie et élevée sous la protection du Berger qui l'avait trouvée sur le rivage de la mer. L'amour de ce Prince devient si extrême, qu'il se résout de l'enlever ; et du dessein, venant aux effets, après s'être promis réciproquement mariage, ils s'embarquent sur mer et font voile, du côté que le vent de leur fortune les pousse. Ils amenaient avec eux le Père nourricier de Fauvye ; de peur qu'il ne décelât par ses plaintes, le sujet de leur fuite. L'orage et la tempête, dont ils sont accueillis les jettent au port de la principale ville du Royaume de Pandoste, et comme la beauté de Fauvye attirait les regards en foule de tout le monde. Les nouvelles de leur arrivée viennent jusques aux oreilles du Roi, qui fut curieux de voir cette belle étrangère. Sa curiosité lui coûte cher : car il devient passionné jusques au point d'employer tous les efforts de son esprit et tous les charmes de sa grandeur, pour tenter sa pudicité, mais ses soins sont inutiles. Ce qui le porte à rechercher un autre moyen, faisant emprisonner son époux et condamner à mort, pour obliger Fauvye en lui demandant sa grâce, de lui accorder celle qu'il désire. Il était en attente de ce contentement ; quand les Ambassadeurs du Roi Agatocles lui demandent de sa part, l'élargissement de Doraste son fils, et la punition de Fauvye bergère, comme complice de sa fuite. Doraste sort de prison, et Fauvye est reconnue pour fille du Roi Pandoste, par la déclaration de son père nourricier, qui pour sauver sa vie décèle la vérité, dont la bague qu'il présente au Roi sert de preuve. Vous verrez le mariage de Doraste avec Fauvye, et la réjouissance publique et réciproque de leurs parents.
NOM DES ACTEURS.
LE ROI PANDOSTE.
LA REINE BELAIRE, son épouse.
LE ROI AGATOCLES [ROI DE SICILE].
FRAVION, Domestique de Pandoste.
LA NOBLESSE DU ROI PANDOSTE.
SES CONSEILLERS.
SON AMBASSADEUR.
LES AMBASSADEURS DU ROI AGATOCLES.
[CLÉANTE], Messager du Roi Agatocles.
LE PRÉVOT.
CONFIDENTE DE LA REINE.
PAYSAN.
LE GRAND PRÊTRE.
LE PAGE.
ACTE I
PREMIÈRE JOURNÉE.
[SCÈNE I.
]
PANDOSTE[, seul].
Je suis-je pas heureux de ne savoir que souhaiter. Il n'est point d'objet dans les grandeurs qui puisse tenter mon ambition, et les plus doux plaisirs qui se goûtent ici-bas, sont les mets ordinaires de ma table. Véritablement mes félicités sont sans nombre, aussi bien que sans exemple, et si je voulais leur donner un nom, je ne saurais les appeler autrement. Ma chère Épouse, unique en beauté, de même qu'en vertu, partage avec moi cette grande fortune. Et toutefois la part qu'elle y a, me la fait posséder toute entière ; d'autant que comme l'amour la lui donne, le même amour me la rend : de sorte que tout contribue à mon repos. Le Ciel ne verse sur ma tête que des bénignes influences. La Terre ne fait naître sous mes pieds que des fleurs. Mes voisins m'aiment, mes ennemis me redoutent, et tous les peuples du monde s'étonnent dans leur admiration au bruit de ma valeur, et pour un comble de prospérité, j'ai un héritier qui comme un jeune Atlas, commence déjà à porter le Ciel de mon Empire sur ses épaules. Ce qui me rend envieux contre moi-même de l'excès de ce bonheur, me voyant élevé si haut, que je ne me souviens plus de l'origine de mes misères. Ô Fortune ! Quand changeras-tu de visage, tes ris continuels me donnent envie de pleurer, et si tu ne mêles quelques soucis parmi les fleurs, dont tu me fais des bouquets tous les jours, j'en refuserai à la fin les présents. Tes faveurs me désobligent, et tes bienfaits m'engagent à une ingratitude nécessaire ; afin de te forcer à m'en être plus avare. Je vois encore assez clair dans l'aveuglement où tu m'as réduit, pour considérer que le calme de mes félicités, prédit quelque orage de malheur, et que tôt ou tard, la tristesse me fera payer les intérêts de la joie que tu me donnes. Ah ! Que c'est être misérable d'être toujours content. Quand nous goûtons les douceurs toutes pures, le fiel et l'amertume que le sort nous présente, sont de même nature. Les grands plaisirs produisent les extrêmes douleurs, et d'un trône bien élevé, on ne peut faire une petite chute. Quoi, le Soleil sera sujet aux éclipses, et le flambeau de ma vie luira toujours d'un pareil éclat ! La Lune aura ses vicissitudes continuelles, et mon humeur ne sera jamais altérée. Enfin les saisons, les jours, les nuits et tout ce qui est en la nature, s'enfuira comme l'onde, et je demeurerai sur le rivage avec la fermeté d'un rocher, sans recevoir quelque atteinte d'inquiétude. Les rochers même que j'ai pris pour exemple, seront enfin dévorés par le temps, et je resterai invincible sur la terre ; comme si je n'étais pas de terre, la tromperie en est trop apparente. Je m'ennuie d'être heureux, je me lasse d'être en repos. Ô Dieux donnez-moi la mort, ou une vie moins douce et plus assurée.
[SCÈNE II].
[Pandoste, Belaire].
Belaire son épouse sort toute triste.
PANDOSTE.
L'ennui de votre visage, décèle la tristesse de votre coeur, ne me détenez pas au moins la part que j'y prétends.
BELAIRE.
Il me serait impossible de vous cacher ce que j'ai dans le coeur, puisque vous le possédez, souffrez que je vous fasse le récit de l'affliction qui m'est venue accueillir. Représentez-vous que la nuit passée, j'ai eu l'esprit agité d'un effroyable songe, qui me faisait voir dans les agonies où il me réduisait, notre cher nourrisson abandonné à la merci des ondes, et que toute éplorée j'employais les derniers cris de ma voix mourante, pour conjurer le Ciel de le sauver en me perdant, et de lâcher tous les traits de sa colère sur mon âme criminelle, plutôt que sur son corps innocent. Mais il semblait que la mort donnait fin à mes plaintes plutôt qu'à mes malheurs, dont ce songe vous faisait complice. Jugez s'il n'a pas assez d'horreur pour troubler mon repos.
PANDOSTE.
Vous ne pouvez vous plaindre qu'en dormant au Dieu de la nuit, du mal qu'il vous a fait durant votre sommeil. Ce serait prendre trop d'avantage de lui reprocher en effet, la tyrannie que vous n'avez ressentie qu'en idée. D'ailleurs votre imagination est plus coupable que lui, puisque que d'un objet faux, elle en a retenu des espèces véritables, dont l'image vous afflige maintenant. Votre rêverie ne peur subsister avec votre raison.
BELAIRE.
Les songes nous prédisent souvent les infortunes qui nous doivent arriver, et les Dieux toujours pitoyables, nous en donnent la prévoyance durant le sommeil ; afin qu'étant éveillés, nous soyons en garde pour en éviter le coup.
PANDOSTE.
Vous êtes trop ingénieuse à vous tourmenter. Vos malheurs imaginaires sont encore à venir, et vous leur allez au devant, comme si vous aviez de l'impatience en leur attente. Donnez-moi la moitié de votre crainte, et vous serez à demi soulagée.
BELAIRE.
Il faudrait avoir le coeur de roche, pour n'être pas émue d'un songe si effroyable, où vous faisiez l'office de bourreau, contre ceux dont vous êtes, et l'époux et le père, j'en frémis encore d'horreur.
PANDOSTE.
De même que la clarté du jour chasse les ombres de la nuit, ainsi la lumière de votre raison doit dissiper tous les faux objets qui troublent votre fantaisie. On jugerait à vos discours que vous rêvez encore, et que votre esprit assoupi n'est pas bien éveillé. Changez de discours et de visage : voici le Roi Agatocles qui me vient visiter pour renouveler notre ancienne amitié. Je vous laisse le soin de l'accueillir de bonne grâce. Le bruit des trompettes m'annonce son arrivée.
[SCÈNE III].
[Pandoste, Belaire, Agatocles].
PANDOSTE.
À la vue d'Agatocles il continue à parler.
Hé, Sire, d'où me vient un si grand bonheur que de revoir encore votre Majesté, lorsque je le désirais le plus, et que je l'attendais le moins.
AGATOCLES.
Ne savez-vous pas que je dois ce devoir de visite à notre amitié. Recevez-le du même coeur que je vous le rends.
Il parle à la Reine après l'avoir saluée.
Je viens ici, Madame, pour admirer votre félicité, ayant l'honneur de posséder un si grand Roi, mais sa gloire n'est pas moindre, puisque la qualité qu'il porte de votre époux, joint à son Empire celui de toute la terre.
BELAIRE.
Je vous permets d'admirer mes félicités, puisque leur objet les rend incomparables. Et pour celles du Roi, je veux croire que votre arrivée les rendra dignes d'envie.
AGATOCLES.
Le Roi votre époux ne se peut réjouir de mon arrivée, que pour le contentement qu'il a de voir un de ses meilleurs amis, et un de vos plus fidèles serviteurs, et cette vérité peut donner l'envie de ce plaisir, à ceux qui sont capables d'en connaître la grandeur.
BELAIRE.
Des compliments de l'amitié vous passez à ceux de la courtoisie, je ne saurais me défendre contre vos civilités, qu'avec mes respects ordinaires, vous assurant toutefois qui si vous êtes mon serviteur de parole, je suis votre servante en effet.
AGATOCLES.
Je m'étonne, Madame, comme ce mot de servante peut sortir de votre bouche ; puisque vous n'êtes née que pour me commander, ou plutôt pour faire la loi à tout le monde ensemble. Demandez pardon à vos perfections de les avoir profanées.
PANDOSTE.
Je vous réponds pour ma Maîtresse, qu'elle ne saurait plus vous répondre, elle vous quitte le prix de l'éloquence, et ne prétend qu'à celui de chasteté. Il est tantôt temps de souper, qu'on couvre la table, allons noyer dans les coupes, les fatigues de votre long voyage.
AGATOCLES.
Il est croyable que la Reine votre épouse, n'est pas moins éloquente que chaste, puisque son esprit est aussi admirable que sa vertu. Et changeant de discours, je vous dirai que mon voyage ne m'a été ennuyeux que pour la longue durée, dans l'impatience où j'étais de revoir votre Majesté ; afin de lui renouveler les voeux de mon amitié et de mon obéissance.
PANDOSTE.
Vous me rendrez à la fin ingrat à force de m'obliger, par l'excès de votre courtoisie. Votre Majesté me connaîtra dans les occasions, mon coeur me sert de langue, et les effets sont mes paroles.
AGATOCLES.
Je n'ai jamais douté de votre bonne volonté en mon endroit, mais bien de mon bonheur à le reconnaître, toutefois il dépend de vos commandements, et j'en souhaite la gloire avec passion.
PANDOSTE.
Trêves de compliment, je me rends pour vous vaincre, le souper nous attend.
ACTE II
[SCÈNE I].
FRAVION, seul.
De toutes les passions qui maîtrisent nos âmes, celle de la jalousie est la plus violente. C'est une fureur qui troublent tellement, et nos sens et nos esprits, qu'en vain nous nous cherchons dans nous-mêmes. Le Roi mon Maître en est atteint, et je crains que de cette maladie, le sang de la chaste Épouse n'en soit l'unique remède. J'ai pris garde que d'un oeil jaloux, il accompagne tous ses regards, et qu'il est toujours aux aguets, et aux écoutes, pour découvrir un crime qui ne se commet que dans son imagination. Son humeur triste, son visage pâle, et ses discours mal suivis témoignent l'accès de sa fièvre enragée ; et de son pouvoir absolu, son malheur tire sa force, car étant tout-puissant, personne n'ose lui résister. Sans mentir je voudrais acheter de ma mort, le repos de sa vie. Le voici qui vient m'accoster, j'appréhende son abord, ne pouvant m'imaginer ce qu'il a envie de me dire.
[SCÈNE II].
[Fravion, Pandoste].
PANDOSTE.
La connaissance que j'ai de ta fidélité, me rend plus hardi à te communiquer un secret, où mon honneur intéressé t'impose un éternel silence. Ce perfide Agatocles, sous prétexte de renouveler par ses visites, les protestations de notre ancienne amitié, en a contracté un adultère avec la Reine, et quoique je sois témoin, comme spectateur de leur réciproque trahison, ils ne laissent pas d'assouvir de mille regards impudiques, et d'autant de soupirs criminels, l'appétit de leur brutalité, croyant que leur bandeau me rend aveugle. Je te fais juge de mon ressentiment, et après t'en avoir donné la compassion, je t'en demande la vengeance. Tu peux noyer à ce soir la vie de ce déloyal, dans un verre de poison.
FRAVION.
Sire, vos discours m'étonnent si fort que je ne suis point capable d'y répondre : mon jugement troublé et mon esprit confus m'ôtent la liberté de raisonner sur un prodige si étrange. Toutefois avec le peu de lumière qui me reste, j'y vois assez clair pour m'éloigner du précipice où en tombant j'entraînerais votre Majesté. Je la supplie donc très humblement de ne me rendre point complice de sa perte, ou un funeste instrument de son repentir. La vertu de la Reine a été toujours si admirable, et votre amitié envers Agatocles si célèbre, que votre Majesté ne peut penser trop longtemps au dessein de leur ruine, puisque la sienne en dépend.
PANDOSTE.
Insensé ; ne sais-tu pas que c'est avoir beaucoup de raison de ne raisonner point contre son souverain. Mon commandement absolu justifie ton obéissance, tu veux couvrir ta lâcheté sous un prétexte d'affection. Je te demande secours, plutôt que conseil.
FRAVION.
Sire, il me semble que ce n'est pas une lâcheté de résister à commettre un crime le plus énorme, et le plus détestable qui fut jamais, et où l'hospitalité violée, noircit d'infamie votre Majesté. Je ne crains que pour elle. Commandez-moi de m'empoisonner moi-même, et vous verrez si je n'ai pas le courage de mourir pour votre contentement, de même que l'inclination de vivre pour votre service.
PANDOSTE.
Tu veux donc être témoin de la perte de mon honneur, et après t'avoir dit le nom de celui qui l'ensevelit dans sa couche, tu souffriras que la terre le porte, que le Soleil l'éclaire, et que je serve d'objet à sa trahison.
FRAVION.
Sire, encore faut-il considérer l'importance d'un dessein, où le repentir inutile sera accompagné d'un mal incurable. Je crains que les armes de votre fureur ne soient destinées au sacrifice de vous-même, et que votre injuste jalousie n'en dresse l'autel. Cherchez la vérité, et vous trouverez votre repos.
PANDOSTE.
Qu'elle impudence de démentir mon esprits et mes sens ? Me crois-tu si cruel à moi-même, que je voulusse m'arracher le coeur du sein, pour en repaître mes envieux ? Je n'aimais rien au monde à l'égal de ma Maîtresse, il est vrai ; et sa mort sera sans doute complice de mon trépas, mais je suis résolu de perdre la vie pour sauver mon honneur, et si tu ne veux servir d'instrument à mon dessein, tu serviras de but à ma colère.
FRAVION.
Pardon, Sire, je me rends à vos désirs, que si j'y ai apporté quelque résistance mon affection l'a faite. Ce perfide en mourra, puisque votre Majesté en a prononcé j'attends l'heure de l'exécution avec impatience.
PANDOSTE.
Ah ! Que je t'ai d'obligation, ton dernier zèle excuse ton premier refus, soulage promptement mes maux, et je te comblerai de biens. La foi que je te laisse te servira de gage, comme la parole que tu me donnes me servira de consolation.
[SCÈNE III.
]
FRAVION[, seul].
Ô pauvre Prince que ton sort est malheureux. Tu voudrais que je fusse l'instrument de ta fureur pour m'accabler sous ses ruines. Encore que je sois né ton sujet, ma raison ne relève point de ton Empire, si tu m'imposais de plus justes lois je continuerais à te servir. Mais ta cruauté et ta perfidie me forcent de violer le voeu que j'en avais fait. Et touché de compassion pour cette victime, dont je t'avais promis le sacrifice, je lui veux déceler la résolution qui en était prise. Je dois cela à ma conscience, et à son mérite, puisqu'il est innocent.
[SCÈNE IV.
] Agatocles, Belaire.
AGATOCLES.
Sans mentir, Madame, les félicités de votre Hyménée sont dignes d'envie, mais leur excès m'en ôte l'espérance.
BELAIRE.
Votre mérite et votre qualité, également puissants vous peuvent donner une espérance assurée, aussi bien qu'un juste désir de posséder le même contentement quand vous voudrez.
AGATOCLES.
La Fortune est si avare de cette sorte de biens, qu'elle ne les départ qu'à ses favoris ; encore est-ce fort rarement.
BELAIRE.
Ces biens ne dépendent pas absolument de la Fortune, une longue recherche vous en peut donner la conquête, sans employer d'autres armes que celles de votre jugement, qui ne se trompe jamais.
AGATOCLES.
Ah ! Madame, croyez-vous que la Nature fasse tous les jours des chefs d'oeuvres qui vous ressemblent, le moule en est rompu. Si vous ne produisez vous-même votre semblable, on verra ensevelir dans votre tombeau, et routes les grâces et toutes les beautés.
BELAIRE.
Je ne prétends point d'autre beauté que celle de la vertu, et comme c'est la plus parfaite, je pourrais tirer quelque vanité de vos discours, si j'étais seule à posséder ces avantages, mais le nombre en est infini.
AGATOCLES.
Je sais bien que les qualités de votre âme sont aussi admirables que celles de votre corps ; et que si celles-ci méritent des autels, on doit rendre à celles-là des sacrifices ; et où pourrais-je trouver hors de votre Majesté tant de perfections unies ensemble.
BELAIRE.
Je n'ai point d'autre perfection que celle de connaître vos mérites et mes défauts. Ce qui me fait croire que vous trouverez des sujets, non pas dignes de vous véritablement, mais capables de vous contenter dans votre humilité.
AGATOCLES.
Que puis-je mériter, Madame, que l'honneur de vos commandements. Encore me serait-ce trop de vanité d'y prétendre, n'ayant point de respects assez humbles pour offrir à votre Majesté, dont les qualités toutes divines affranchissent les mortels du voeu de leur servitude, pour asservir à même temps les Dieux sous le doux Empire de vos lois. Ce qui me fait renoncer aux prétentions d'une fortune pareille à celle que vous possédez, puisqu'elle peut rendre Junon même jalouse.
BELAIRE.
Votre Majesté me donne toutes les louanges qui lui sont dues ; mais si sa courtoisie en est prodigue, mon devoir en est avare, ne sachant comment dire, pour la louer dignement.
AGATOCLES.
Prenez la peine de dire que je suis le plus obéissant, et le plus fidèle de vos serviteurs, puisqu'en ces deux qualités gît le comble de ma gloire.
BELAIRE.
Un grand Roi comme vous ne sait que commander, votre humilité en vous rabaissant vous érige des nouveaux trônes.
AGATOCLES.
Si elle m'érige des trônes ce n'est que pour les offrir à votre Majesté ; afin qu'elle y soit adorée, non seulement comme Reine des Épirotes, mais de tous les mortels ensemble, puisque d'un seul regard de vos yeux, vous pouvez assujettir tout le monde.
[SCÈNE V].
Agatocles, Belaire, Pandoste.
PANDOSTE.
Je suis fort aise que l'entretien de la Reine serve de divertissement ordinaire à votre Majesté. C'est le moyen de passer le temps, attendant l'heure du berger. Je n'en suis point jaloux : mais je crains qu'en riant, l'amour ne vous pince.
AGATOCLES.
Quoique la Reine votre Épouse soit parfaitement belle, ses grâces sont si divines, et ses douceurs si chastes qu'on craint même en les adorant de les offenser, mais puisque vous les possédez, je vous en laisse la connaissance, et m'en réserve l'admiration.
PANDOSTE.
Voilà comme il faut dire pour ravir les coeurs par les oreilles, mais sur quels discours en étiez-vous ?
BELAIRE.
Sa Majesté m'entretenait du dessein qu'elle a de chercher le repos de la vie dans les félicités du Mariage, jugeant à notre exemple, qu'il serait fort heureux.
PANDOSTE.
Les discours en sont agréables et dignes de remarque. J'ai pris autrefois de pareilles leçons dans l'école d'amour pour m'en servir en de pareilles rencontres. Ah ! Mon Prince que vous êtes savant.
AGATOCLES.
Je suis savant à connaître votre méfiance. Il semble que vos discours m'accusent de perfidie. Mais ce sont des témoins jaloux, dont l'aveuglement me sert déjà de reproche. Ils peuvent bien m'accuser, mais non pas me convaincre.
PANDOSTE.
Je ne sais pas si mes discours vous ont offensé ; mais je sais bien que mes pensées ne sont point complices de ce crime ; quel sens mystérieux peut tirer votre Majesté d'une parole de raillerie ?
AGATOCLES.
On ne raille jamais sur un sujet qui nous touche de si près. L'honneur est si délicat, qu'il ne peut souffrir le vent des paroles.
PANDOSTE.
Le Temps vous fera connaître mon humeur toute contraire à l'opinion que vous en avez conçue. Et si je suis jaloux, c'est de ma bonne fortune, jouissant de l'honneur de votre présence, comme d'un bien qui m'est extrêmement cher. L'heure du festin s'approche j'attendrai votre Majesté dans la salle, et ses commandements tout ensemble pour faire couvrir les tables.
AGATOCLES.
Je vous obéirai partout, mais donnez-moi la liberté de disposer d'un quart d 'heure pour entretenir mes pensées.
PANDOSTE.
Il semble que votre Majesté aie oublié le pouvoir qu'elle a acquis sur mes volontés. Vous êtes plus absolu dans mon Palais que dans votre Royaume.
Pandoste s'en va[, ainsi que Belaire].
AGATOCLES.
Cet esprit méfiant forge les armes, dont il se blessera lui-même. Je tire l'argument de ses malheurs de l'excès de sa bonne fortune. Chose étrange dès lors que nous cessons d'espérer nous commençons à craindre, et n'ayant plus d'ennemis, nos passions nous font la guerre. Ah Pandoste que tes félicités te coûteront de larmes. Ton bonheur est grand, je le confesse, mais ta jalousie en fera bientôt la comparaison aves tes infortunes. Car le chemin que tu tiens se termine à un effroyable précipice. Voici un de ses principaux officiers qui me vient accoster ; ô Dieux si vous ne dissiper l'orage que je prévois, mon naufrage est inévitable.
[SCÈNE VI].
[Fravion, Agatocles.
]
FRAVION.
Sire, il est temps de partir, l'heure de votre mort sonnera bientôt, si votre fuite n'en retarde l'horloge. Le Roi mon Maître a conjuré votre ruine. Sa jalousie en est la cause et j'en dois être l'instrument, selon la parole que je lui en ai donnée. Mais je crois que c'est être fidèle de trahir un perfide. J'en ai reçu le commandement pour le déceler, plutôt que pour l'exécuter. Votre prudence maintenant me servira de guide.
AGATOCLES.
Quel bruit de tonnerre est plus effroyable que ces discours. N'ajoutes-tu rien au rapport de ces funestes nouvelles.
FRAVION.
Sire, votre grandeur et ma bassesse sont des objets assez puissants pour représenter à votre Majesté que je suis exempt de feintise ; que peut-elle craindre, puisque volontairement je cours le hasard de me perdre pour la sauver.
AGATOCLES.
Mon innocence ne veut pas que j'ajoute foi à tes discours : car pour être puni, il faut que le crime devance la peine ; ne sais-tu point le nom de celui qu'on m'impose.
FRAVION.
On l'appelle adultère et la Reine complice doit subir les lois d'un même sort.
AGATOCLES.
Ô infortunée Princesse ! Tes beautés sans nombre attireront donc sur ta tête des malheurs sans exemple ; et comme si la grandeur de tes mérites, ne pouvait avoir d'autre rapport, qu'avec celle de tes misères : la nature ne t'aura comblée de toute sorte de biens, que pour te faire ressentir toute sorte de maux ; ah ! Que ne puis-je servir de but à tous les traits que ce perfide décochera contre toi. Mais dis-moi je te prie, à quel sorte de trépas m'avait-il destiné, pour assouvie sa rage.
FRAVION.
Un verre de poison devait être la mer et l'écueil de votre naufrage.
AGATOCLES.
Ô Dieux pour quels crimes réservez-vous vos foudres. Souffrirez-vous que la chasteté trahie soit couronnée de Cyprès, et l'hospitalité violée de Lauriers, et de Palmes. Souffrirez-vous, dis-je, que deux âmes innocentes servent de proie à un coeur déloyal. Je me mets sous votre protection puisque la fidélité ne se trouve plus parmi les hommes. Cher ami à quoi faut-il se résoudre.
FRAVION.
À un prompt départ.
AGATOCLES.
Montre-moi le chemin : car dans le labyrinthe où mon esprit confus me tient engagé, il faut que ta conduite soit mon Ariane.
FRAVION.
Je donnerai ordre qu'on nous tienne un vaisseau prêt dans deux heures, où votre Majesté déguisée pourra entrer sans être reconnue. Qu'elle me laisse aussi le soin d'avertir tous ses gens, ma diligence égalera ma fidélité.
AGATOCLES.
Je t'offre déjà mon coeur pour récompense, juge de la grandeur de ta fortune, par la grandeur de ce présent. Adieu, puisqu'on a mis ma vie entre tes mains, je l'y laisse encore, fais-en bonne garde.
FRAVION.
Je l'ai toujours préférée à la mienne, et je mourrai avec cette volonté.
ACTE III
[SCÈNE I.
] Pandoste, avec ses Conseillers et sa Noblesse[, et la Troupe].
PANDOSTE.
Comment pourrai-je ouvrir la bouche pour vous prier d'assister aux funérailles de mon honneur. Ce perfide étranger me l'a ravi, et pour un dernier malheur je souffrirai dans mon impuissance cette infamie, ne pouvant me venger que sur moi-même, de cette trahison. Toutefois j'éteindrai le feu de ma juste colère, dans le sang criminel de sa compagne impudique, et d'un même coup de vengeance j'ensevelirai dans son tombeau tous ces avortons de ma couche souillée. On dirait que le Ciel, la terre, la mer, les vents, et toute la nature ensemble, aient conjuré ma ruine, car le Ciel éclaire de ses flambeaux ce perfide. La terre l'a porté, la mer à son tour lui prête le char toujours roulant de ses ondes, dont les vents sont les cochers. Que me reste-t-il pour mon secours, que la rage, le désespoir, et la honte d'un affront si infâme, où je rencontre mille morts sans pouvoir mourir.
CONSEILLER.
Sire, véritablement il faudrait avoir le coeur de bronze pour être insensible à ces coups d'infamie. Mais puisque l'honneur, et le repos de votre Majesté sont attachés à ce malheur, elle en doit sonder les abîmes ; afin d'en connaître la vérité. On ne bronche jamais deux fois dans un chemin si périlleux.
PANDOSTE.
Quels témoins plus fidèles que mes yeux, et mes oreilles, veux-tu que je recherche ? Que n'ai-je pas vu ? Que n'ai-je pas ouï ? Le crime est trop apparent, et l'on n'en peut douter, sans se rendre coupable.
LA NOBLESSE.
La vertu de la Reine est si grande en la bouche de tous, que l'envie même, dresse des autels à sa gloire. Les douceurs naturelles de ses regards peuvent être criminelles, dans l'aveugle passion, dont votre Majesté est possédée aussi bien que les appas de ses discours : mais si elle prend la peine d'en déchirer le bandeau, elle connaîtra, comme elle a autrefois ressenti, que ses yeux font du mal, sans malice : car encore qu'ils soient aimables et qu'ils se fassent aimer, ils ne savent que c'est que d'amour. Ce sont deux nouveaux Soleils, qui comme le Soleil, se font admirer de tout le monde, sans se pouvoir admirer eux-mêmes, et ses discours animés d'une chaste éloquence peuvent bien charmer les oreilles, mais non pas ravir les coeurs, parce que d'un charme muet ils prêchent le mépris de leur conquête. Sire ramantez-vous, s'il vous plaît, toutes ces vérités, et si vous en avez perdu la connaissance, rappelez-en le souvenir.
PANDOSTE.
Vous voulez donc me persuader que la chasteté loge dans un coeur impudique, et que toutes les vertus ensemble ont fait une étroite alliance avec le vice. Puisque vous appelez ses yeux des Soleils, je vous en ferai voir l'éclipse, et ses discours que vous tenez si chastes, vous annoncent déjà les nouvelles de sa mort.
TROUPE.
Ah ! Sire, vous n'êtes tout-puissant en cela que pour vous détruire vous-mêmes ; comment pourriez-vous vivre et sans coeur, et sans âme, si votre chaste Épouse est tous les deux ensemble. Quand vous nous annoncez les nouvelles de sa mort, vous nous prédisez à même temps le malheur de votre trépas.
PANDOSTE.
Il semble que vous vouliez faire la loi à votre souverain. Commandez-moi donc pour assouvir votre tyrannie d'aller offrir des Couronnes au voleur de ma réputation, et d'ériger des autels à cette louve, toute noire d'infamie. Ô Ciel, ne suis-je pas assez coupable pour attirer tes foudres sur ma tête. Terre, ne suis-pas assez malheureux pour être enseveli dans tes abîmes.
CONSEILLER.
Sire, nous sommes tous vos sujets de naissance, et vos esclaves d'inclination. Nos vies et nos biens ne relèvent que de votre autorité, et votre bouche rend tous les oracles de notre destinée. Nous résistons contre la fureur qui vous domine, plutôt que contre votre Majesté. Et la passion que nous avons pour son service, nous en donne le courage. Arrachez-nous le coeur du sein, si vous voulez nous ôter le sentiment des malheurs où vous vous allez précipiter.
PANDOSTE.
Que faut-il que je fasse ? Quel chemin me faut-il tenir pour trouver l'honneur que j'ai perdu, ou la mort que je souhaite ? Dans la résolution que vous êtes de me servir, servez-moi ou de médecin, ou de bourreau ; et si vous ne pouvez me guérir, ne permettez point que mille morts m'arrachent peu à peu mille soupirs des entrailles, avant que jeter le dernier. En exerçant sur moi toutes sortes de cruautés vous me serez pitoyable.
LA NOBLESSE.
Avant que penser aux moyens de recouvrer votre honneur, il faut que la perte en soit assurée, et quels témoins en a votre Majesté que ceux de ses imaginations et de ses pensées tous également reprochables : car la jalousie qui les produit, est juge et partie tout ensemble. Si la Reins est coupable faires-la punir : mais si elle est innocente, pourquoi lui refuserez-vous la justice que vous rendez à tout le monde ?
PANDOSTE.
Je veux vous donner cette triste satisfaction d'ouïr une dernière fois le récit de mes misères ; qu'on la fasse venir ; mais comment pourrai-je jeter les yeux sur un objet si effroyable, et qui porte sur le front, les marques sanglantes de mon infamie ?
[SCÈNE II].
Pandoste, Belaire, avec ses Conseillers et sa Noblesse, et la Troupe.
PANDOSTE.
Traînes-tu encore sur la terre le fumier de ton corps, pour en infecter tout le monde. Déloyale, impudique, tu t'es donc vautrée à loisir, et à ton aise, dans le bourbier de ta lubricité, mais je veux qu'en expiation de ton crime, on épuise goutte à goutte le sang de tes veines, et qu'on t'arrache à intervalle la vie du sein, non pas par le glaive : car son tranchant est trop doux ; non pas par le feu : car son ardeur est trop lente ; non pas par le poison, car ton coeur envenimé y pourrait résister ; mais par un nouveau supplice, où le fer, la flamme, le venin, et mille autres instruments seront mis en emploi. Parle infâme, mais parle de loin, de peur que le vent de ton haleine ne m'empoisonne.
BELAIRE.
Quel orage d'infortune me vient tout à coup accueillir ? Si un seul éclair de vos yeux me réduit aux abois ; pourquoi vous servez-vous des foudres de votre colère ? Il vous serait bien malaisé d'épuiser le sang de mes veines, l'horreur, et l'effroi de vos paroles l'ont déjà fait geler. Tellement que si vous en voulez à ma vie je n'y ai plus d'intérêt, puisque je ne vis que pour vous. Et pourquoi employer le fer, la flamme, et le poison, contre un coeur tout couvert des plaies de votre amour, et tout embrasé du même feu. Je mourrai pourtant si vous voulez, mais je mourrai malheureuse, et non pas criminelle.
PANDOSTE.
Ah ! Que tu as mauvaise grâce à prêcher ton innocence, n'ayant plus d'honneur, tu n'as plus de honte. C'est pourquoi tu pâlis de crainte. Tu devais garder tes larmes pour éteindre tes feux impudiques, ceux de ma colère accroissent leur ardeur au vent de tes soupirs. Confesse ton crime, afin que ton repentir épure les cendres de ton coeur.
BELAIRE.
Si mon visage pâlit, c'est de la crainte de perdre mon honneur, et non pas du regret de l'avoir perdu, vous voyant déterminé à conjuré sa ruine. Et si je pleure c'est pour émouvoir les Dieux à compassion ; afin qu'ils l'exercent en votre endroit : car dans mon innocence j'aime mieux qu'ils soient justes, que pitoyables.
PANDOSTE.
Tu as beau pallier ton impudicité par tes belles paroles. Je sais bien que ta langue n'a garde de publier le crime qu'elle a commis. Et comme tes yeux, et ton coeur en ont été complices. Les uns pleurent, et l'autre soupire pour me tromper encore une fois. Change de visage, de voix, et d'action, tes ruses sont découvertes, et donne ces pleurs, ces soupirs, et ces sanglots à ta mémoire pour honorer tes funérailles, j'y consens.
BELAIRE.
Mes pleurs, mes soupirs, et mes sanglots ne sauraient éterniser le renom de ma mémoire, j'en laisse le soin à la vertu ; comme ayant toujours fait profession de la suivre, et pour les funérailles de mon corps, c'est un devoir qui vous touche, je ne pense qu'à mourir dans l'innocence que j'ai vécu.
PANDOSTE.
Hypocrite tu ne parles jamais que de ton innocence ; et ne te souviens-tu pas que j'ai été mille fois témoin de ta lubricité, accompagnant de mes regards les tiens impudiques pour les pouvoir convaincre en les accusant. Combien de fois encore t'ai-je surprise en l'entretien secret de ce perfide étranger, à qui tu as vendu mon honneur, et sans y penser ta vie même. Peux-tu nier cette vérité plus claire que le jour, ou pour mieux dire plus noire que la nuit, puisqu'elle porte le deuil de mon infamie.
BELAIRE.
Si j'ai entretenu diverses fois ce Prince étranger, votre Majesté me l'a commandé ; mais ce n'a jamais été secrètement : car je n'avais rien de secret à lui dire. Son mérite m'obligeait à l'honorer, et si j'ai failli en cela, votre exemple autorise ma faute.
PANDOSTE.
Loue-le toujours, aime-le encore, je te le permets n'ayant plus le pouvoir de te le défendre. Je t'avais bien commandé de lui parler, mais non pas d'amour. Tu t'es servie de la liberté que je t'avais donnée pour lui ravir la sienne. Ah ! Perfide que n'as-tu mille vies, afin de te faire souffrir mille morts.
BELAIRE.
Je ne loue de ce Prince que la vertu, et n'aime rien en lui, qu'elle même. Et pour les discours que je lui ai tenus, il me suffit que les Dieux les aient écoutés, que puis-je craindre s'ils sont mes juges. Vous me menacez de la mort, et je vous défie de m'ôter la vie. Car ce m'est un fardeau si pesant, que je cherche de tous côtés un tombeau, pour y ensevelir ses misères.
PANDOSTE.
Une mort ne suffit pas pour punir tant de crimes. Mais pour rendre en quelque façon son énormité égale au supplice. Je veux te faire arracher les entrailles, sans te faire mourir, immolant toute ta race à ma juste fureur. Et tes yeux impudiques seront les funestes flambeaux de leurs funérailles, ou plutôt les Phares trompeurs de leur naufrage.
BELAIRE.
Quoique votre colère n'en veuille qu'aux innocents, ne soyez pas bourreau de ces pauvres créatures dont vous êtes le père. Et puisque votre seule jalousie m'accuse, me convainc, me condamne, et me punit encore, sans autre témoin que son aveuglement, qu'elle limite au moins sa vengeance de ma sépulture. Toute la grâce que je vous demande, c'est de ne m'en faire point ; pourvu que ces déplorables reliques de notre amour ne servent pas de proie à votre cruauté.
PANDOSTE.
Je ne veux point laisser sur la terre ces portraits animés de mon infamie. Ils sont déjà deux fois coupables, puisque ta lubricité les a conçues et enfantés criminels. Je suis altéré de leur sang, et affamé de leurs cendres il faut que j'assouvisse mon appétit de leur vie, prépare-toi à leur faire les derniers adieux.
BELAIRE.
Elle se met à genoux.
Ah cruel arrêt ! Hé ! Sauvez, sauvez de mon naufrage, ces misérables restes de mes félicités passées. J'abandonne mon corps à votre fureur, et mon coeur à votre rage. Et si vous voulez que j'endure un nombre infini de tourments pour un seul crime imaginaire, laissez, laissez-moi la vie après m'avoir ôté vos bonnes grâces, et vous verrez, de combien de sorte de morts je mourrai tous les jours.
PANDOSTE.
Je ne suis plus capable ni d'amour, ni de pitié. Je me baigne de joie dans l'eau de tes larmes, et le vent de tes sanglots me sert de Zéphyr. Qu'on la traîne dans une noire prison, tandis qu'on prépare son dernier supplice, la vue de ce basilic est contagieuse.
On la mène en prison.
CONSEILLER.
Sire, il n'appartient proprement qu'aux Dieux de punir les mortels des crimes qu'ils ont commis, d'autant que la Justice leur est essentielle ; mais dans notre faiblesse nous ne sommes point capables de donner des arrêts sans appel, parce que nos passions servent de sujet de reproche aux coupables, pour nous en ôter la souveraineté. Que votre Majesté consulte donc l'oracle de leurs volontés, on ne peut jamais faillir avec eux.
PANDOSTE.
Les Dieux m'inspirent tout ce que je fais, je ne suis que l'instrument de la justice qu'ils veulent exercer contre les coupables. Il n'est pas besoin d'informer l'oracle sur un crime, où mes propres yeux ont été témoins, et ce qu'on appelle en moi jalousie n'est qu'un généreux ressentiment de la perte de mon honneur. Tellement que je ne me venge pas comme passionné, mais comme offensé et c'est la raison, plutôt que la colère qui m'a fait prendre les armes.
ACTE IV
[SCÈNE I].
Agatocles, Fravion.
AGATOCLES.
Que je m'estime malheureux d'avoir évité mon naufrage ayant abandonné à la merci des tempêtes, et des écueils, la personne du monde que j'honorais le plus ; et de qui la vertu mérite beaucoup plus de couronnes, qu'il n'y a d'Empires sur la terre. Ah ! Que le souvenir de ses infortunes me coûte de soupirs. Grands Dieux, si les innocents sont à l'abri de vos foudres que n'en éteignez-vous les flammes, qui menacent d'embrasement la plus parfaite Princesse du monde. Ou bien que n'accroissez-vous leur ardeur pour réduire en cendres ce cruel jaloux, qui en veut injustement et à son honneur, et à sa vie. Il ne s'agit en sa cause que de l'intérêt de votre gloire, puisque vous êtes obligés à soutenir la vérité.
FRAVION.
Sire, il est croyable que les Dieux s'armeront pour la défense d'une Reine si vertueuse. D'ailleurs toutes sortes de passions se détruisent d'elles-mêmes dans leur violence. La jalousie de son époux s'évanouira peu à peu ; de même qu'un torrent débordé qui ne trouve point de résistance, et comme cette maladie procède d'amour, l'amour même en sera le remède.
AGATOCLES.
Il est vrai que cette passion de jalousie se peut modérer avec le temps, mais durant son règne à quelles extrémités ne porte-t-elle pas une âme empoisonnée de son venin ? Cette Reine des Reines ne vit plus, je dois plutôt célébrer ses funérailles de mes regrets, qu'importuner les Dieux de prolonger sa vie.
FRAVION.
Encore que les Rois soient tout-puissants dans leur colère ils en modèrent les efforts, lorsqu'il y va de l'intérêt de leur honneur, et de leur vie. Le trépas précipité de la Reine mettrait en branle tout son Empire. S'il la croit coupable il lui est bien permis de l'accuser, mais non pas de la punir, et les juges qui seront arbitres de sa passion, en calmeront sans doute l'orage par leur prudence.
AGATOCLES.
Tous les juges sont hommes, et conséquemment capables de crainte ; qui aurait le courage de résister contre un Roi, dont la puissance absolue serait encore animée de fureur, et de rage. Cette Reine ne loge plus ici-bas, aussi véritablement le monde était un séjour trop profane pour tant de perfections. Le Ciel l'a voulu ravir à la terre pour la combler des félicités qu'elle méritait.
[SCÈNE II].
[Cléante, Agatocles, Ambassadeur].
CLÉANTE.
Sire, je suis porteur de mauvaises nouvelles. La Reine Belaire détenue prisonnière, court fortune de sa vie, puisque sa seule grossesse en prolonge les jours. La Noblesse toutefois, s'opposant au dessein de Pandoste, on attend de jour à autre la réponse de l'Oracle, qu'on a consulté sur ce sujet.
AGATOCLES.
Ah ! Que ne puis-je encourir mille morts pour sauver la vie à une si chaste Princesse. Je compatis tellement à sa douleur que tous ses maux rejaillissent dans mon sein, et comme si j'étais esclave dans sa prison, il me semble que je traîne les fers d'une dure servitude ; ne suis-je pas malheureux d'avoir attiré tant d'infortunes sur sa tête ? Mais quoi, le chemin d'une vie vertueuse est toujours parsemé d'épines, son innocence lui doit servir de consolation, et à moi de soulagement. Il faut subir de bonne grâce les lois du sort, où l'on est destiné.
AMBASSADEUR.
Votre Majesté sera avertie de l'arrivée de la Reine votre future épouse, et à même temps de l'heureux succès de son voyage, dont on doit des remerciements au Dieu Hyménée.
AGATOCLES.
Ces nouvelles modèrent la violence de mes ennuis ; mais, chose étrange ! Que nous soyons sans cesse agités dans ce monde par un flux et reflux continuel de joie, et de tristesse, de plaisir, et de peine : car les biens et les maux s'entresuivent toujours, et sont alliés ensemble, avec la même affinité que l'ombre l'est avec le corps. D'une oreille, je n'entends que le récit d'un nombre infini de funestes malheurs, dont je suis la cause. Et de l'autre mille amoureuses félicités me font ouïr autant de cris d'allégresse. Celui qui nous a comparés à des navires flottants avait beaucoup de raison, puisque nos coeurs sont des voiles à tous vents. Je prendrai donc le temps, comme il vient, et si l'amour console mes ennuis, je me servirai de son bandeau pour essuyer mes larmes.
[SCÈNE III].
Pandoste, la Noblesse, [Belaire, Conseiller].
PANDOSTE.
C'est un arrêt sans appel, je veux voir l'embrasement et du fruit, et de l'arbre, pour en dépeupler la terre, qu'on ne m'en parle plus.
LA NOBLESSE.
Que votre Majesté jette les yeux sur le visage de cette petite créature qui vient de naître, avant que la condamner, puisque tous ses traits sont autant de témoins irréprochables de son innocence. Que si vous ne voulez pas admirer ses douceurs, et ses grâces, qui vous demandent grâce, comme à leur Père, écoutez au moins les tristes accents de ses cris, qui en leur langage, vous prient de lui faire justice. Quoi les Ours, et les Tigres qui n'ont rien de propre que la cruauté, vous prêcheront l'amour de vous-même. Que dira la postérité de votre fureur, et de votre rage, si l'on n'en peut trouver la comparaison parmi les bêtes les plus féroces.
PANDOSTE.
Puisque ma fureur et ma rage sont si extrêmes que vous dites, prenez garde que vos têtes n'en soient le but et l'objet. Ce que vous appelez cruauté n'est que vengeance ; et comme elle est juste, tous ceux qui s'y opposeront seront criminels ; ne me sera-t-il pas permis de me sacrifier moi-même, à la satisfaction de moi-même. Que si mes actions sanglantes étonnent et choquent également, et vos sens, et vos esprits, dans leur faiblesse. Il est juste que vous portiez la peine de vos erreurs. Si je suis coupable, les Dieux sont complices de mon crime.
LA NOBLESSE.
Quelle apparence, Sire, que les Dieux autorisent une cruauté dont les siècles passés ne nous sauraient donner d'exemple. Il semble que vous ne soyez tout-puissant que pour vous nuire, et que votre autorité ne soit absolue que pour nous ôter la hardiesse de résister. Mais puisque nos vies relèvent de votre Majesté, nous ne saurions les hasarder plus utilement, ni plus glorieusement, que pour la conservation de la sienne. Ce qui nous donne et la liberté et le courage de nous opposer à l'exécution de vos funestes desseins, voyant couper les branches de l'arbre, dont nous sommes les feuilles.
PANDOSTE.
Toutes vos persuasions ne font qu'animer ma juste colère ; ne savez-vous pas, que mes commandements sont des lois inviolables.
LA NOBLESSE.
Hé, Sire, adoucissez un peu ce cruel arrêt de mort dont le repentir vous fera un jour porter la peine, et éteignez dans les ondes, le feu de votre colère, leur donnant en proie cette infortunée créature animée de pitié, et d'amour. Vous avez beau la désavouer pour votre fille, elle vous appelle toujours papa, en son langage, honorez-la d'un de vos regards, elle ne prétend point d'autre richesse, ni d'autre faveur ; comme portant sur le front les marques de son innocence, qui sont autant de témoins de la chasteté de sa Mère.
PANDOSTE.
Il m'est indifférent que le fer, le feu, ou l'onde en fasse le sacrifice j'en donne le choix à votre importunité, mais résolvez-vous à mourir ou à m'obéir.
Ils rentrent.
[SCÈNE IV].
Sacrificateur, Ambassadeur.
Le Sacrificateur avec l'Ambassadeur consultent l'Oracle à genoux, après avoir fait les cérémonies.
LE SACRIFICATEUR.
Ô grand Dieu, tout rayonnant de gloire, et de merveille, à qui le ciel, la terre, et les enfers rendent hommage, fais-nous voir la vérité que nous cherchons et dis-nous si cette Reine accusée, peut-être justement convaincue du crime d'adultère qu'on lui impose. Les soupirs et les larmes de ses sujets, sont autant de prières qui s'adressent à ta clémence pour faire exaucer nos voeux.
L'ORACLE.
Cette Princesse aussi chaste qu'infortunée doit perdre la vie, après avoir recouvré l'honneur, mourant dans son innocence de la dernière atteinte de ses malheurs, limités du trépas de son fils unique.
LE SACRIFICATEUR.
Nous n'avons rien à t'offrir pour remerciement ; ô adorable Apollon puisque nos biens, et nos vies relèvent de ton Empire. Reçois donc le regret de notre impuissance pour satisfaction.
[SCÈNE V].
Belaire et sa Fille, Confidente, le Prévôt.
BELAIRE.
En prison.
À quels malheurs me réserve encore le Ciel ? De quels nouveaux tourments peut-il accroître mes misères ? Celui que j'aime mille fois plus que ma vie en est le Tyran, et le Bourreau ; et comme si mes affections étaient autant de crimes il exerce toute sorte de cruauté contre le même coeur, qui n'a jamais soupiré que de son amour et qui dans ses abois même, n'est point capable d'autre exercice. On me menace du trépas et mon impatience en son attente, est le plus grand de mes supplices. Ce n'est pas que je ne meure mille fois en un moment, de la seule envie que j'en ai. Mais on dirait que mes peines prolongent mes jours, et que la force de mes tourments donne de la vigueur à ma vie pour me faire endurer un nombre infini de morts, sans pouvoir jamais mourir.
CONFIDENTE.
Madame, c'est à ce coup que votre Majesté peut faire paraître la grandeur de sa constance, par celle de ses malheurs. Il n'appartient qu'à une âme royale et généreuse comme la vôtre, de résister contre toutes ces atteintes d'infamie, dont on veut ternir l'éclat, et le lustre de votre réputation. Que pouvez-vous craindre, Madame, si la vérité et la vertu, sont obligées également à tenir votre parti.
BELAIRE.
Ne me prêche plus la constance, ce serait une lâcheté de résister aux ennuis qui me dévorent, pour me donner en proie aux supplices qu'on m'a destinés. Tu devrais tirer ta consolation de l'excès de mes peines, puisque leurs efforts t'invitent déjà à mes funérailles. Ne m'ôte pas ce seul contentement qui me reste de me sentir mourir. Ne sais-tu pas que mon repos gît dans la sépulture. Et si mes maux te donnent de la pitié donne-moi en revanche des voeux pour accroître leur violence, afin qu'à force de souffrir, je cesse d'endurer. Mais voici l'arbitre qui doit terminer nos différents. Approchez hardiment et prononcer-moi l'arrêt de mort, j'ai assez de courage pour l'exécuter moi-même.
LE PREVOT.
Madame je n'ose parler, et si je ne puis me taire. Toutefois la crainte de la mort me dénoue la langue et me donne le courage de demander à votre Majesté votre cher nourrisson qui vient de naître, pour l'exposer à la merci des ondes selon le commandement du Roi. Ce sont des lois inviolables. Il en faut porter la peine, et subir la tyrannie.
BELAIRE.
Que je vous donne ma fille pour être abandonnée à la fureur des flots. Il vous sera bien plus aisé de m'arracher le coeur du sein que de m'ôter ce doux objet de mes félicités passées. J'emploierai tous les efforts de ma mourante vie, à la conservation de la sienne ; et si ma résistance est inutile, j'en mourrai de regret.
LE PREVOT.
Madame votre refus prépare son tombeau dans son sang. Les ondes seront plus pitoyables que le coeur de son père, mettez-la à l'abri de sa cruauté, les Dieux lui serviront de Pilote.
BELAIRE.
Elle se met à genoux.
Hé, cher ami, laisse-toi toucher à la pitié de mes souffrances, et fais-moi cette faveur d'exposer à sa place quelque enfant nouveau-né. Et de ce bienfait, la mère et la fille s'en revancheront un jour si prodigalement, que si on peut un jour mourir de joie, tu ne dois point appréhender d'autre trépas. Donne-moi la mort, ou ce contentement. Je t'en conjure par tous les sentiments d'amour dont la nature t'a rendu capable. Car comme père, tu peux savoir ce que je souffre.
LE PREVOT.
À genoux.
Madame, mon impuissance vous doit servir d'excuse. Je voudrais avoir un fils de cet âge pour l'immoler à votre satisfaction. Il faut obéir aux Destins, et souffrir de bonne grâce les maux qu'on ne peut éviter.
BELAIRE.
Parlant à sa confidente. Qu'on m'apporte donc cette créature infortunée, sa ruine est inévitable, si l'on en veut aux innocents.
Elle parle à sa fille.
Que ne te puis-je cacher dans mon coeur, où tu as pris ton origine ; hélas ! Faut-il que pour te sauver je consente à ta perte, et que pour te garantir de la mort, je te livre moi-même entre ses bras. En quel malheur es-tu réduite de n'avoir point de plus grand ennemi que celui qui t'as fait naître. On te veut exposer à la merci de la mer ; ne suis-je pas moi-même une mer d'ennuis, dont mes malheurs sont les orages, mes soupirs les vents, et mes larmes les ondes ; que je te noie donc dedans, à force de pleurer, et que de la sorte ta vie fasse naufrage contre les écueils de ma mort. Hélas que ne peux-tu marcher pour t'aller jeter aux pieds de ton cruel Papa, et lui demander pardon de ton innocence, puisque c'est le plus grand de tes crimes. Mais le malheur ne t'a fait naître au monde que pour t'en faire ressentir les misères ; et comme j'en suis la source, je ne m'étonne pas si le ruisseau en est infecté. Il faut, il faut que je te quitte, chère âme de mon âme ; adieu donc ma vie, puisque tu l'emportes avec toi. Adieu ma lumière, puisqu'en te perdant, je perds celle du jour. Adieu toute mon espérance, puisque hors de ton salut je n'espérais plus rien au monde. Voici une bague que je te donne ; afin que si les Dieux te font surgi au port de mes désirs, tu puisses récompenser prodigalement ta nourrice. Reçois encore ces baisers détrempés dans mes larmes, comme autant de témoins et de ma douleur, et de mon amour. Hélas tes cris me font mourir, crie donc plus haut, afin que je meurs tout à fait, et pousse tes cris jusques au Ciel ; puisque la Pitié ne loge plus ici-bas. Je sais bien que tu m'appelles cruelle pour t'avoir mis au monde, mais l'amour m'a déçue, et la nature complice de cette tromperie, s'est trahie elle-même pour te livrer à la mort ; que pouvais-je faire. De t'étouffer dans mon ventre j'y eusse enseveli, et ton honneur et ma chasteté, si les traits de ton visage condamnent celui qui nous accuse. Tu cries en vain puisque mon impuissance me rend sourde. Mais il semble que tes larmes te veulent noyer dans leurs ondes, pour exécuter l'arrêt où ton sort t'a condamnée. Mêlons nos pleurs ensemble, et encourons un même naufrage.
LE PREVOT.
Madame, le temps me presse, et je crains que la fureur du Roi n'éclate sur la tête de cette innocente. Que votre Majesté ne perde pas l'occasion de la sauver en la perdant.
BELAIRE.
Adieu donc pour la dernière fois ; aussi bien la voix me défaut. Je pâme de douleur ou plutôt de joie aux approches de la mort.
ACTE V
[SCÈNE I].
Pandoste, la Noblesse.
PANDOSTE.
Je ne suis qu'à demi satisfait, ma vengeance n'est point assouvie, elle ne se peut terminer que par l'embrasement de cette impudique, dont j'ai déjà oublié le nom, et je ne saurais recevoir des plus agréables nouvelles que celles de sa mort.
LA NOBLESSE.
Sire, votre colère aura bientôt atteint le point de son extrémité, mais comme les derniers efforts de sa violence, seront les premiers de sa modération, vous verrez au retour de votre raison égarée les précipices qui vous environnent, et dont votre aveugle jalousie est la funeste ouvrière. Puisque votre Majesté a commandé de consulter l'Oracle, sur une affaire si importante, on ne peut exécuter l'arrêt de ses volontés avant que savoir celles des Dieux.
PANDOSTE.
Si je me repends jamais ce ne sera que du regret de vous avoir cru, ayant retardé trop longtemps ma vengeance, et je n'ai fait consulter l'Oracle que pour votre satisfaction. Car comme la vérité ne change point de nature, elle paraîtra à vos yeux telle qu'elle a paru devant moi. Et alors vous connaîtrez que votre ignorance est plus aveugle que ma colère. J'attendrai toutefois par respect, la réponse de l'Oracle.
[SCÈNE II].
UN BERGER, seul.
Un berger qui cherche un de ses moutons. On n'est jamais en repos ici-bas, en quelque condition qu'on soit élevé ou abaissé, on est toujours en butte aux traits de la Fortune. Les soucis à ce que je vois croissent dans mon jardin aussi bien que dans celui des grands, mais comme mon héritage est de petite étendue, mes malheurs ont des courtes limites. Il ne se passe point d'année que je ne perde deux ou trois moutons, et je suis maintenant en quête d'un des plus gras de mon troupeau. Mais qu'est-ce que je vois sur le rivage. Hélas ! C'est un enfant emmailloté que quelque marâtre a exposé à la merci des ondes et toutefois ces mêmes ondes plus pitoyable qu'elle, l'ont conduit et porté sur leur dos, l'une après l'autre, jusques au bord du rivage. Vraiment ce butin vaut bien tous les moutons que j'ai perdus. Ô Dieux ! Qu'il est beau et richement paré. Sans mentir je croirais, s'il était aveugle, que ce serait un nouveau Cupidon, dont Vénus se serait accouchée dans la Mer, où elle est née. Cette bague qu'on lui a pendue au col, marque encore la grandeur de son extraction. Me voilà riche pour jamais, je n'envie point d'autre fortune.
[SCÈNE III].
Pandoste, l'Ambassadeur, Belaire, Conseillers.
PANDOSTE, parle à l'Ambassadeur.
Fais le récit en peu de mots de la réponse de l'Oracle, à ces esprits opiniâtres et incrédules, j'en suis déjà trop informé.
L'AMBASSADEUR.
Sire, l'Oracle s'est fait ouïr en ces termes : Cette Princesse aussi chaste qu'infortunée doit perdre la vie, après avoir recouvré l'honneur, mourant dans son innocence de la dernière atteinte de ses malheurs, limités du trépas de son fils unique.
PANDOSTE.
Ô Dieux ! Quel crime ai-je commis ? Aurez-vous bien assez de foudres pour en punir l'énormité. J'ai conjuré la mort du plus fidèle de mes amis, et par un nouveau excès de tyrannie, j'ai ravi l'honneur, et la vie à ma chaste épouse, lui arrachant d'entre les bras sa fille nouvellement née, ou plutôt du sein et le coeur, et les entrailles. Que ferai-je ? D'être le bourreau de moi-même me déchirant moi-même en pièces, et à lambeaux, ce supplice est trop doux, pour me venger de ma perfidie : où irai-je ? De m'aller précipiter dans un abîme, la terre n'en a point d'assez profond pour cacher l'horreur de ma cruauté. Que deviendrai-je ? De fuir vagabond dans le monde en traînant le fardeau de mes misères, il faudrait que ma vie durât toujours, afin que les peines en fussent éternelles. C'est à vous, c'est à vous, ô Dieux ! À me faire mourir par des tourments inouïs, puisque ma faute est de même nature. Je défie votre puissance et votre colère, de me punir à l'égal de mes forfaits. Mais avant qu'en ressentir la douce vengeance, pardonne-moi, cher âme ; afin que mon ombre, plus heureuse que mon corps jouisse du repos après tant d'inquiétudes. Je sais bien que ma faute ne mérite point de grâce, mais je sais bien aussi que ton amour plus grande que ma cruauté, prendra mon dernier soupir pour satisfaction, puisque le repentir me l'arrachera des entrailles.
BELAIRE.
Un souverain ne demande jamais pardon à ses sujets ; et votre Majesté sait bien que mes volontés ont été toujours esclaves des siennes. Que si vous m'avez voulu ravir et l'honneur et la vie, l'un et l'autre sont à vous, vous en pouvez disposer à toute heure.
PANDOSTE.
Ah ! Chère âme, ta bonté me tue pour être trop extrême, et ton amour dans son excès, me prépare autant de supplices, que tu as lâché de paroles. Tu veux que ta douceur triomphe de ma tyrannie, j'y consens ; mais ma vie en sera le trophée : car il faut nécessairement que je meure du regret de ne mériter pas tes faveurs.
BELAIRE.
Pourquoi me voulez-vous ôter la gloire d'avoir été insensible aux tourments que j'ai soufferts pour l'amour de vous. Un coeur amoureux de se plaint jamais des peines qu'il endure ; parce que l'objet de ses affections en change l'amertume en douceur, et les épines en roses. Que si vous m'avez vu répandre des larmes, et jeter au vent des soupirs, je pleurais à dessein d'accroître avec un peu d'eau, l'ardeur de ma passion ; et le vent de mes sanglots contribuait à mon entreprise.
[SCÈNE IV.
Messager, Belaire, Pandoste.
]
MESSAGER.
Sire, je suis contraint d'annoncer à votre Majesté de funestes nouvelles, Monseigneur le Prince, votre Fils unique, vient d'expirer, son corps sans pouls et sans mouvement ne demande qu'une sépulture.
BELAIRE, se pâme.
Ah ! Je me rends à cette dernière atteinte.
PANDOSTE.
Mon coeur, ma vie, ne meurs pas sans moi, puisque je suis cause de ta mort. Ouvre les yeux pour voir ouvrir mon tombeau en expiation de mon crime.
BELAIRE.
Revient à soi et dit.
Donne-moi cette dernière satisfaction, mon cher époux, de te voir résolu à supporter constamment le malheur de mon trépas, puisque les Dieux en ont prononcé l'arrêt. Je mourrai heureuse, si tu me promets de vivre content.
PANDOSTE.
Vivre content, ma chère âme, après avoir fait ressentir un nombre infini de morts. Si je croyais que mon esprit fut capable d'en concevoir une seule pensée, je la maudirais avant sa naissance, pour la rendre criminelle et conséquemment digne de châtiment. Tu emportes avec toi dans le tombeau et mes plaisirs, et mes félicités, et le désespoir seul qui me reste me sert de consolation en me servant de guide pour te suivre.
BELAIRE.
Mourante.
Adieu, tout ce que j'aime au monde. Reçois ces dernières étreintes de mes bras, comme les derniers témoignages de mon affection. Mon coeur te fait encore offrir par ma bouche, et ces soupirs et ces baisers, pour te dire adieu, et pour t'assurer qu'il meurt content, puisqu'il meurt fidèle.
PANDOSTE.
Las ! Elle est morte, et je vis encore. Ciel, Terre, Mer, à quoi tient-il que je ne sois foudroyé, abîmé, ou englouti. Vautours, Tigres, et Lions ; qu'attendez-vous pour vous assouvir de ma proie ? Parques, Furies, Démons ; ne suis-je pas assez malheureux, assez misérable, ou plutôt assez criminel pour attirer dans mon sein les traits envenimés de votre rage ? Mais que dis-je. Ciel, je n'ai que faire de tes foudres, le feu de mon amour, ou celui de ma colère me réduiront en cendres malgré toi. Terre, tu as beau me refuser un tombeau pour ensevelir mes misères, mon désespoir y pourvoira. Et toi, ô Mer, réserve tes écueils pour tes ennemis, le vent effroyable de mes soupirs produira la tempête de mon naufrage, dans la mer de mes pleurs. Vautours, vous ne voulez pas becqueter mon coeur, encore qu'il soit plus déloyal que celui de Prométhée. Les regrets de mon crime en seront les bourreaux à votre refus. Et vous Tigres, et Lions, vous ferez bien de fuir au bruit épouvantable de mes cris, de crainte que ma fureur ne se désaltère de votre sang, avant que s'éteindre dans le mien. Parques, vous avez beau être inexorable à mes plaintes, un poignard me vengera de votre insensibilité. Furies, ne m'approchez pas, mes imaginations toutes effroyables tiennent déjà mon esprit à la géhenne. Et vous enfin Démons, qui me déniez la faveur de votre cruauté et la grâce de votre tyrannie. Mon corps suivra bientôt cette belle ombre qui m'attend sans doute, sur le rivage du fleuve Styx ; afin de le passer ensemble. Mais avant que ma langue devienne muette, il faut qu'elle rende à tes mérites l'hommage des louanges qui leur sont dues. Adieu beaux cheveux, où la Chasteté captive, imposait des lois à tout le monde. Adieu beaux yeux, dont les regards aussi doux, que pudiques, ne donnaient de l'amour que pour faire aimer la vertu. Adieu belle bouche, dont la langue prononçait incessamment, dans son Palais d'ivoire, des arrêts contre le vice. Adieu beau sein de neige, où toutes les vertus ensemble se tenaient à l'abri des flammes d'amour. Adieu belles mains capables d'arracher les coeurs du sein, sans effort et sans violence. Adieu enfin beau corps que la perfection animait. Adieu toutes les grâces. Adieu toutes les beautés, j'assiste en mourant à vos funérailles. Qu'on me prépare un tombeau. L'amour plus puissant que la mort me fait enfin mourir de ses blessures.
FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE.
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