1865.
PLAUTE
PARIS, Librairie de L. HACHETTE ET Cie, Boulevard Saint-Germain, n°77.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:08:10.
NOTICE SUR AMPHITRYON.
Tout le monde a lu l'Amphitryon de Molière, et tout le monde, par conséquent, connaît l'Amphitryon qui fit longtemps les délices de Rome : non pas que les caractères, le style, soient exactement les mêmes dans les deux pièces ; mais la marche de l'intrigue, les incidents, les péripéties ont été reproduites avec assez de fidélité par le poète français. Molière n'a ajouté qu'un seul personnage, Cléanthis, la femme de Sosie ; mais ni son Jupiter, ni son Amphitryon, ni son Mercure, ni son Sosie, ne ressemblent à ceux de Plaute. Autant les manières, les propos, les sentiments même sont peu raffinés chez le comique latin, autant ils sont distingués, spirituels et souvent nobles chez le comique français. Rien de plus attachant et de plus instructif à la fois que la lecture comparée des deux pièces ; rien ne montre d'une façon plus saisissante les procédés d'imitation que sait employer le génie sans rien perdre de son originalité. Aussi, même en tenant grand compte de la différence des temps, et des goûts assurément très-divers des spectateurs, on ne saurait contester que l'Amphitryon de Molière ne soit de beaucoup supérieur à celui de Plaute. Plaute cependant a prodigué dans cette comédie l'esprit, l'entrain, la gaieté ; mais sa verve y est parfois un peu triviale, et ses plaisanteries un peu crues pour un lecteur moderne.
Déjà, avant Molière, Rotrou, dans sa jolie comédie intitulée les Sosies, avait imité, ou plutôt en grande partie traduit, l'Amphitryon de Plaute ; mais il avait eu la maladresse d'en allonger beaucoup le cinquième acte par des scènes qui ne faisaient que reproduire quelques-unes des situations précédentes, et qui, par cela même, n'avaient aucun intérêt.
Parmi les imitations étrangères, l'on peut citer l'Amphitryon anglais de Dryden, il Marito de l'Italien Louis Dolce, et enfin deux traductions, l'une espagnole, de don Villabolos, l'autre italienne, de Pietro Pierata.
Si Plaute a eu beaucoup d'imitateurs, il a dû imiter aussi plusieurs poètes qui avaient traité avant lui le même sujet : chez les Grecs, l'Athénien Archippe, Eschyle d'Alexandrie et un ou deux autres ; chez les Latins, Cécilius, contemporain de Plaute, mais plus âgé que lui.
ARGUMENT.
Jupiter emprunte les traits d'Amphitryon occupé à faire la guerre aux Téléboens, et surprend les faveurs d'Alcmène. Mercure a pris la figure de l'esclave Sosie, qui est absent aussi. Alcmène est trompée par cette double ruse. Le véritable Amphitryon et le véritable Sosie, à leur retour, sont joués de la manière la plus plaisante. De là querelles et troubles entre la femme et le mari, jusqu'au moment où Jupiter, faisant entendre sa voix dans le ciel, au milieu des tonnerres, avoue qu'il a usurpé les droits de l'époux.
AUTRE ARGUMENT.
Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
Jupiter, épris d'Alcmène, emprunte les traits d'Amphitryon son mari, occupé à combattre les ennemis de la patrie. Mercure le sert sous les traits de Sosie, et se joue de l'esclave et du maître à leur arrivée. Amphitryon querelle sa femme ; Jupiter et lui s'accusent réciproquement d'adultère. Blépharon, pris pour juge, ne peut décider lequel des deux est Amphitryon. Enfin tout s'éclaircit ; Alcmène accouche de deux jumeaux.
PERSONNAGES.
SOSIE, esclave d'Amphitryon.
MERCURE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
THESSALA, servante d'Alcmène.
BLÉPHARON, général thébain.
BROMIA, servante d'Alcmène.
La scène est à Thèbes.
Texte établi à partir de la Traduction d'Édouard Sommer dans "Comédies de Plaute", Hachette, 1876 (pp. 17-69)
PROLOGUE.
MERCURE.
Vous voulez que je vous favorise dans vos achats et dans vos ventes, que j'assure vos gains, que je vous assiste en toute occasion ; vous voulez que, chez vous et au dehors, les affaires de tous ceux qui vous intéressent se terminent heureusement, que votre fortune s'accroisse sans cesse par d'amples profits dans les entreprises que vous avez commencées ou que vous méditez encore ; vous voulez que je vous apporte de bonnes nouvelles, à vous et aux vôtres, et que je vienne toujours vous annoncer ce qui va le mieux à l'avantage de votre patrie (car vous n'ignorez pas que les autres dieux m'ont laissé le soin de présider au négoce et aux messages) : eh bien, si vous tenez à être contents de moi et à me voir tout faire pour vous procurer à jamais de gros bénéfices, écoutez tous cette comédie en silence, et montrez-vous auditeurs équitables et impartiaux.
Je vais maintenant vous faire savoir par quel ordre et pourquoi je suis ici ; et de plus je vous dirai mon nom. Je viens par ordre de Jupiter ; je me nomme Mercure. Mon père m'a envoyé vers vous pour vous adresser une prière. Il sait bien que, s'il commande, vous obéirez ; car il reconnaît que vous respectez et craignez le roi des dieux, comme c'est votre devoir : mais enfin il veut que je vous présente une humble requête accompagnée de douces paroles. C'est que ce Jupiter pour qui je viens ne craint pas moins qu'aucun de vous de s'attirer quelque mésaventure : né d'un père et d'une mère mortels, il n'est pas étonnant qu'il soit timide. Moi aussi, fils de Jupiter, je tiens de mon père, je redoute les accidents. Je viens donc, messager paisible, vous offrir la paix, et vous demander une chose juste et facile : des coeurs justes m'envoient, sur de justes motifs, vers une juste assemblée. En effet, il ne convient pas de demander à des hommes justes une chose injuste ; d'autre part, réclamer d'hommes injustes une chose juste, c'est folie, car le méchant ne connaît et ne respecte aucun droit.
Commencez donc par me prêter toute votre attention. Vous devez vouloir ce que nous voulons ; mon père et moi nous avons fait du bien à vous et à votre république. Ai-je besoin d'imiter ce que j'ai vu faire dans les tragédies à d'autres divinités, Neptune, la Valeur, la Victoire, Mars, Bellone, qui vous énuméraient leurs bienfaits ? Mon père, le souverain des dieux, n'en était-il pas le premier auteur ? Jamais Jupiter n'a été de caractère à reprocher aux gens de bien les services rendus. Il est persuadé que vous êtes reconnaissants envers lui, et dignes de ses faveurs. Apprenez d'abord ce que je suis venu vous demander ; puis je vous exposerai le sujet de cette tragédie. Pourquoi froncer les sourcils ? Parce que j'ai dit que ce serait une tragédie ? Eh bien, je suis un dieu, et, si vous le souhaitez, je changerai la tragédie en comédie, sans toucher à un seul vers. Le voulez-vous, oui ou non ? Eh ! Sot que je suis, ne sais-je pas bien que vous le voulez, puisque je suis dieu ? Je connais là-dessus le fond de votre pensée. Je ferai donc que ce soit une tragi-comédie, car, en vérité, je ne trouve pas convenable qu'une pièce où figurent des rois et des dieux soit d'un bout à l'autre une comédie. Mais quoi ! puisqu'un esclave aussi a son brin de rôle, nous en ferons, comme j'ai dit, une tragi-comédie.
Maintenant, ce que Jupiter m'a chargé de vous demander, c'est que des inspecteurs s'établissent sur tous les gradins de l'amphithéâtre, et, s'ils voient des spectateurs apostés pour applaudir un acteur, qu'ils prennent leur toge pour gage dans cette enceinte même[2]. Si quelqu'un a sollicité la palme en faveur des comédiens ou de tout autre artiste, soit par lettres, soit personnellement, soit par intermédiaires ; ou si les édiles décernent injustement le prix, Jupiter veut qu'ils soient assimilés à ceux qui briguent malhonnêtement une charge pour eux-mêmes ou pour autrui, et placés sous le coup de la même loi. Il dit que vos victoires sont dues à la valeur, non à l'intrigue ou à la perfidie : et pourquoi le comédien ne serait-il pas soumis à la même loi que le grand citoyen ? Il faut solliciter par son mérite, jamais par une cabale ; quiconque fait bien a toujours assez de partisans, pourvu qu'il ait affaire à des juges impartiaux. Il veut de plus que l'on donne des surveillants aux acteurs, et s'il s'en trouve qui aient aposté des gens pour les applaudir ou pour nuire au succès de leurs camarades, qu'on leur arrache leur costume et qu'on les fouette à tour de bras. [ 2 Autre artiste : Musiciens, chanteurs, décorateurs, danseurs, etc.]
Ne soyez pas surpris que Jupiter s'occupe tant des comédiens ; il n'y a pas de quoi vous étonner : il va jouer lui-même dans cette pièce. Eh ! vous voilà tout ébahis, comme si c'était d'aujourd'hui que Jupiter joue la comédie. L'an dernier, quand les acteurs l'invoquèrent sur la scène, ne vint-il pas à leur aide ? 3t d'ailleurs ne parait-il pas dans les tragédies ? Oui, je vous le répète, Jupiter en personne aura son rôle, et moi aussi. Attention, à présent ; je vais vous dire le sujet de la pièce.
Cette ville que vous voyez, c'est Thèbes. Cette maison est celle d'Amphitryon ; né dans Argos d'un père argien, il a épousé Alcmène, fille d'Électryon. Cet Amphitryon est maintenant à la tête de l'armée ; car le peuple thébain est en guerre avec les Téléboens. En partant pour rejoindre ses légions, il a laissé sa femme Alcmène enceinte. Vous n'ignorez pas sans doute quel est mon père, combien il se gêne peu en ces sortes d'aventures, et une fois qu'il aime, ce qui n'est pas rare, comme il y va de tout coeur. Il s'est donc mis à aimer Alcmène, et, sans que le mari s'en doute, il a pris possession de la belle ; il l'a engrossée à son tour. Or, pour que vous sachiez au juste le fait d'Alcmène, elle est doublement enceinte, de son mari et du puissant Jupiter. Mon père en ce moment est là dedans, couché avec elle ; et cette nuit a été prolongée pour qu'il puisse la caresser tout à son aise, car il s'est donné les traits d'Amphitryon. [ 3 Téléboens : Ou habitants de Taphos. Ils avaient égorgé les frères d'Alcmène, et ce fut le sujet de la guerre.]
Quant à moi, ne soyez pas surpris si je me montre à vous dans ce costume, avec cet accoutrement d'esclave. Nous voulons rajeunir une vieille, vieille histoire, et c'est pour cela que j'ai fait choix d'un ajustement nouveau. Mon père est donc là, dans la maison ; il a si bien pris la figure d'Amphitryon, que tous les esclaves qui l'aperçoivent pensent voir leur maître : tant il est habile à changer de peau, quand il lui plaît ! Moi, j'ai emprunté la ressemblance de Sosie, qui est allé à l'armée avec Amphitryon ; de cette façon, je peux servir les amours de mon père, et les serviteurs, en me voyant aller et venir- dans la maison, ne demanderont pas qui je suis. Ils me tiendront pour un de leurs camarades, iet on ne me dira pas : « Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? » Ainsi, mon père, en ce moment, savoure les baisers de son amie ; il repose dans les bras de celle qu'il préfère entre toutes. Il lui raconte tout ce qui s'est fait là-bas à l'armée, et Alcmène, couchée avec son amant, se croit aux côtés de son mari. Il lui dit comment il a mis en fuite les bataillons ennemis, comment on lui a fait de riches» présents. Nous avons enlevé ces présents qu'Amphitryon a reçus là-bas : il est si facile à mon père de faire ce qu'il veut !
Amphitryon va revenir aujourd'hui de l'armée, avec l'esclave dont j'ai pris la ressemblance. Pour que vous puissiez toujours nous reconnaître, je garderai ces plumes à mon chapeau ; mon père aura sous le sien un cordon d'or, Amphitryon n'en aura point. Les gens de la maison ne verront pas ces signes, mais vous, vous les verrez.
Eh ! Voici l'esclave d'Amphitryon, Sosie, qui arrive du port avec une lanterne. Je l'éloignerai de la maison. Le voilà ; il frappe. Pour vous, vous allez avoir le plaisir de voir Jupiter et Mercure jouer la comédie.
ACTE I
SCÈNE I.
Sosie, Mercure.
SOSIE.
Quel courage ou plutôt quelle audace, quand on sait comment se comporte notre jeunesse, de se mettre en route seul, la nuit, à l'heure qu'il est ! Et que deviendrais-je, si les triumvirs[6]) me jetaient en prison ? Demain on me sortirait de ma cage pour me fouetter importance ; et pas un mot à dire pour ma défense, et rien à attendre de mon maître, et pas une bonne âme qui ne criât que c'est bien fait ! En attendant, huit solides gaillards frapperaient sur mon pauvre dos comme sur une enclume : belle réception que me ferait ma patrie à mon retour ! Voilà pourtant à quoi m'expose la dureté de mon maître ! m'envoyer du port ici, bon gré mal gré, au beau milieu de la nuit ! Ne pouvait-il pas attendre qu'il fût jour ? Ô la dure condition que le service des riches ! et que l'esclave d'un grand est à plaindre ! Le jour, la nuit, ce sont mille choses à dire ou à faire ; pas de repos, pas de trêve ! Le maître se croise les bras, mais ne ménage pas nos peines ; tout ce qui lui passe par la tête lui semble possible, lui paraît juste ; il s'inquiète bien vraiment du mal qu'il nous donne, et si ses ordres sont raisonnables ou non ! Aussi que d'injustices dont pâtit le pauvre esclave ! Mais, malgré qu'on en ait, il faut porter son fardeau. [ 5 Triumvirs : Magistrats chargés de la police, avec leurs huit licteurs.]
MERCURE, à part.
N'ai-je pas plus sujet que lui de maudire la servitude, moi, libre encore ce matin, et que mon père a réduit à servir ? Un esclave de naissance ose se plaindre, tandis que me voilà changé en maroufle dont le dos attend les étrivières !
SOSIE.
Mais quelle idée ! Si je rendais grâce aux dieux de mon retour et de leurs bienfaits ? Ma foi, s'ils me traitaient selon mes mérites, ils m'enverraient quelque brutal qui me labourerait le museau à coups de poing ; car j'ai été bien ingrat pour toutes leurs bontés.
MERCURE, à part.
En voilà un d'une espèce rare, il sait ce qui devrait lui revenir.
SOSIE.
Je n'y comptais guère, et nos citoyens non plus ; mais enfin, par belle chance, nous voilà revenus chez nous sains et saufs. Nos légions ont battu l'ennemi à plate couture, et rentrent au pays victorieuses et triomphantes ; elles ont mené à fin une terrible guerre, qui a coûté aux Thébains bien du sang et bien des larmes. La ville a été emportée, grâce à la vigueur et au courage de nos soldats, sous le commandement et sous les auspices d'Amphitryon mon maître. Il a comblé ses concitoyens de butin, de terres et de gloire, et affermi dans Thèbes le trône du roi Créon. Moi, j'arrive du port, car il m'a dépêché en avant pour annoncer à sa femme l'heureux succès que nos armes doivent à son habileté et à sa fortune. Mais voyons comment, quand je serai là devant elle, je m'acquitterai dé mon ambassade. Si je mens, je suivrai ma louable coutume. Plus les autres étaient ardents au combat, plus je l'étais à la fuite. N'importe, j'en veux parler comme témoin oculaire, je répéterai ce qu'on m'a dit. Çà, repassons mon rôle : de quel air, en quels termes commencerai-je mon récit ? Bon ! je tiens le début : « Nous arri- vions, à peine avions-nous pris terre, qu'Amphitryon choisit les principaux de l'armée et les députa vers les Téléboens pour leur déclarer ses résolutions. S'ils-voulaient, avant d'en venir aux mains, restituer ce qu'ils nous avaient pris et nous livrer les pillards, Amphitryon remmènerait sur-le-champ son armée, les Argiens évacueraient le territoire et accorderaient paix et tranquillité ; mais s'ils n'étaient pas disposés à donner la satisfaction qu'on réclamait d'eux, il prendrait leur ville de vive force, à la tête de ses soldats. Les députés redisent ces choses de point en point aux Téléboens ; mais ces gens hautains et arrogants, confiants en leur valeur et en leur puissance, font entendre à nos envoyés de superbes menâmes, « Nos armes, disent-ils, sauront protéger nos personnes et nos biens. Éloignez donc à l'instant les troupes qui ont envahi notre territoire. » Nos députés reviennent avec cette belle réponse ; aussitôt Amphitryon fait sortir du camp toute l'armée ; de leur côté, les légions ennemies s'avancent hors de la ville, parées d'armures étincelantes. Quand de part et d'autre on se trouve en plaine, les rangs se forment, chacun prend son poste ; nous nous mettons en bataille selon notre tactique, l'ennemi en fait autant. Alors les généraux sortent des rangs, s'abouchent entre les deux armées ; on convient que les vaincus livreront aux vainqueurs leur ville, leur territoire, leurs autels, leurs foyers et leurs personnes même. Un moment après la trompette sonne, le sol gronde, des cris de guerre s'élèvent. Chaque général adresse ses voeux à Jupiter et anime ses soldats. Chacun alors fait de son mieux et déploie son courage ; le fer frappe ; les traits se brisent ; le ciel mugit des clameurs du champ de bataille, et la vapeur qui s'exhale des poitrines se condense en un nuage épais ; on se heurte, on se blesse, on se renverse. Enfin nos souhaits sont exaucés, notre armée prend le dessus, nombre d'ennemis mordent la poussière, les nôtres redoublent de vigueur, nôtre fière valeur a triomphé. Pourtant nul n'a tourné le dos, ils maintiennent leur poste, font leur devoir de pied ferme, et périssent plutôt que de reculer ; chacun tombe à sa place.et garde encore son rang. À cette vue, Amphitryon mon maître lance la cavalerie de son aile droite. Nos cavaliers obéissent, prompts comme l'éclair ; ils volent à toute bride, en poussant de grands cris, rompent les bataillons ennemis, les écrasent sous leurs pieds : le droit a vaincu le crime.
MERCURE, à part.
Il n'a pas dit un seul mot de travers. Mon père et moi nous étions à la bataille.
SOSIE.
« Enfin les ennemis sont en pleine déroute ; l'ardeur des nôtres grandit, une grêle de traits perce les corps des fuyards. Amphitryon immole de sa propre main le roi Ptérélas. La bataille a duré depuis le matin jusqu'au soir. Il m'en souvient d'autant mieux que ce jour-là fut pour moi jour de jeûne. Mais enfin la nuit vient séparer les combattants. Le lendemain, les chefs de la cité se rendent à notre camp, les yeux baignés de larmes ; leurs mains sont voilées de bandelettes, ils implorent leur pardon ; ils se livrent à nous corps et bien ; leurs temples, leurs maisons, leur ville, leurs enfants, ils remettent tout à la, discrétion du peuple thébain. Amphitryon, pour prix de sa valeur, reçoit la coupe dont se servait le roi Ptérélas. » Et voilà comment je raconterai l'affaire à ma maîtresse. Mais hâtons-nous d'exécuter les ordres de mon maître et d'entrer à la maison.
MERCURE, à part.
Sur ma foi, notre homme vient de ce côté ; allons à sa rencontre. Je saurai bien l'empêcher de tout le jour de mettre le pied céans. Puisque j'ai pris ses traits, je veux me divertir un peu à ses dépens. J'ai sa figure, son maintien ; il est bien juste que j'aie aussi sa manière d'agir et son caractère. Soyons donc fourbe, rusé, malin, et chassons-le d'ici avec ses propres armes. Mais à qui en a-t-il ? Le voilà qui regarde le ciel. Sachons ce qu'il veut.
SOSIE.
Certes, s'il est une chose au monde dont je sois sûr, quand le bon Nocturnus s'est endormi hier au soir, il avait un doigt de vin. Les étoiles de l'Ourse ne font pas un pas dans le ciel, la lune ne bouge pas, la voilà au même point où elle s'est levée. Orion, Vesper, les Pléiades, personne ne se couche. Tout est immobile là-haut, et la nuit ne songe pas à faire place au jour. [ 6 Nocturnus : Le dieu de la nuit.]
MERCURE, à part.
Continue, ô nuit, continue d'obéir à mon père. Tu rends le meilleur service au meilleur des dieux ; et tu fais bien, il t'en sera reconnaissant.
SOSIE.
Je ne pense pas avoir vu jamais une nuit aussi longue, si ce n'est celle que je passai tout entière au gibet, après les étrivières ; mais, ma foi, celle-ci me semble bien plus longue encore. Sans doute Phébus dort à poings fermés pour avoir trop caressé la bouteille. Que je meure s'il n'a fait hier une petite débauche.
MERCURE, à part.
Qu'est-ce à dire, maraud ? T'imagines-tu que les dieux te ressemblent ? Pendard ! Je te recevrai selon tes mérites ; viens seulement ici, on te régalera.
SOSIE.
Où sont-ils, ces paillards qui n'aiment pas à coucher seuls ? Voilà, sur mon âme, une nuit propice pour faire fête aux coquines qui partagent leurs fredaines.
MERCURE, à part.
Eh, bien, à son compte, mon père n'est pas déjà si sot ; il est à cette heure dans les bras d'Alcmène, et contente son envie.
SOSIE.
Allons, portons à Alcmène le message de mon maître... Mais quel est cet homme, à pareille heure, devant notre maison ? Cela ne me présage rien de bon.
MERCURE, à part.
Voyez la couardise !
SOSIE, à part.
Qui est là ? J'y pense, il veut sans doute me rebattre mon manteau.
MERCURE, à part.
Il a peur, nous allons rire.
SOSIE, à part.
C'est fait de moi ; la mâchoire me démange. Il va, pour mon abord, me régaler d'une bonne volée. Que dis-je ? C'est un brave homme ; il voit que mon maître m'a fait veiller, et lui, il se dispose à m'endormir à coups de poing. Pauvre Sosie ! Quelle taille ! Quelle encolure !
MERCURE, à part.
Élevons la voix, afin qu'il nous entende, et faisons-le trembler de plus belle.
Haut.
Allons, mes poings ! Voilà trop longtemps que vous laissez jeûner mon estomac. Il s'est passé un siècle depuis hier, que vous avez si bravement endormi ces quatre hommes, nus comme la main.
SOSIE, à part.
J'en ai bien peur, me voilà tout près de changer de nom ; Sosie deviendra Quintus. Il se vante d'avoir endormi quatre hommes ; je tremble d'augmenter le nombre. [ 7 Quintus : Le prénom romain Quintus signifie cinquième.]
MERCURE, dans l'attitude d'un homme prêt à se battre.
Allons, ferme ! Me voilà en posture.
SOSIE, à part.
Bon ! Mon homme se met sous les armes.
MERCURE.
Ah ! Je rosserai d'importance...
SOSIE, à part.
Qui donc ?
MERCURE.
Le premier qui passera par ici ; je lui fais avaler mes deux poings.
SOSIE, à part.
Grand merci ! Je ne mange jamais la nuit, et puis je sors de table ; crois-moi, garde ce plat pour des gens de haut appétit.
MERCURE.
Ce poing-là est d'un poids raisonnable.
SOSIE, à part.
Miséricorde ! Il pèse ses poings !
MERCURE.
Si je le caressais tant soit peu, afin de rendormir ?
SOSIE, à part.
Tu me rendrais service, après trois nuits blanches.
MERCURE.
Malheur à moi ! Cette main ne sait plus frapper une mâchoire. Un vrai coup de poing doit défigurer son homme.
SOSIE, à part.
Le traître s'apprête à me donner figure nouvelle.
MERCURE.
S'il est bien appliqué sur le mufle, pas un os ne doit rester en place.
SOSIE, à part.
Il me désossera comme une lamproie. La peste. soit du désosseur d'hommes ! S'il m'aperçoit, je suis perdu.
MERCURE.
Je sens quelqu'un ; gare à lui !
SOSIE, à part.
Est-ce que par hasard je me serais fait sentir ?
MERCURE.
Et quelqu'un qui ne doit pas être loin d'ici ; mais il a fait une fameuse traite ! [ 8 Fameuse traite : Plaisanterie peu délicate. Le sens a été très contesté, mais nous paraît cependant fort clair. Mercure sent la sueur d'un homme qui a fait un long trajet.]
SOSIE, à part.
C'est un sorcier.
MERCURE.
Les poings me grillent.
SOSIE, à part.
Si tu veux les exercer sur mon dos, commence, je te prie, par les amollir un peu contre la muraille !
MERCURE.
Des paroles ont volé jusqu'à mon oreille.
SOSIE, à part.
Ah ! Malheureux ! Mes paroles ont des ailes ; que ne les ai-je coupées !
MERCURE.
Cet homme vient pour que je charge sa bête.
SOSIE, à part.
Eh ! je n'ai point amené de bête avec moi.
MERCURE.
Mes poings lui feront bonne mesure.
SOSIE, à part.
La traversée m'a bien assez fatigué ; j'en ai encore mal au coeur. C'est tout ce que je puis faire que de marcher à vide ; comment veut-il que je m'en tire avec une charge ?
MERCURE.
Décidément, j'entends parler je ne sais qui.
SOSIE, à part.
Je suis sauvé, il ne me voit pas. Il dit qu'il entend parler je ne sais qui ; moi, je m'appelle Sosie.
MERCURE.
C'est là, si je ne me trompe, sur la droite, qu'une voix vient frapper mon oreille.
SOSIE, à part.
Si ma voix l'a frappé, je crains bien qu'il ne me frappe à son tour.
MERCURE, à part.
Il s'avance vers moi, c'est à merveille.
SOSIE, à part.
Je tremble, je suis tout saisi. Si l'on me demandait où je me trouve, je ne saurais que répondre ; impossible de faire un pas, tant j'ai peur. Allons, pauvre Sosie, c'en est fait de ton message et de toi. Mais non, montrons-nous hardi à la réplique, cela nous donnera l'air brave et nous épargnera les coups.
MERCURE.
Où vas-tu, toi qui portes Vulcain renfermé dans de la corne ? [ 9 Corne : C'est-à-dire toi qui portes une lanterne.]
SOSIE.
Qu'est-ce que cela te fait, beau désosseur de mâchoires humaines ?
MERCURE.
Es-tu esclave ou libre ?
SOSIE.
Comme il m'en prend envie.
MERCURE.
Tout de bon ?
SOSIE.
Tout de bon.
MERCURE.
Pendard, tu mens ; mais je t'apprendrai à dire la vérité.
SOSIE.
Je n'y tiens pas.
MERCURE.
Me diras-tu où tu vas, à qui tu es, enfin ce qui t'amène ?
SOSIE.
Je vais là ; j'appartiens à mon maître. En es-tu plus savant ?
MERCURE.
Je saurai mettre à mal ta coquine de langue.
SOSIE.
Je t'en défie ; c'est une honnête et chaste personne.
MERCURE.
Pas tant de quolibets ! Qu'as-tu à faire dans cette maison ?
SOSIE.
Et toi-même ?
MERCURE.
Le roi Créon met ici toutes les nuits une sentinelle.
SOSIE.
C'est bien fait ; en notre absence il garde notre logis. Mais va, et annonce que les gens de la maison sont de retour.
MERCURE.
Je ne sais si tu en es ; mais décampe au plus vite, ou sinon tu risques fort de n'être pas accueilli en ami de la maison.
SOSIE.
Je demeure ici, te dis-je, et je suis un serviteur de la famille.
MERCURE.
Or çà, si tu ne t'en vas, sais-tu que je vais te faire une position superbe ?
SOSIE.
Comment cela ?
MERCURE.
On te portera, et tu n'auras pas la peine d'aller à pied, si je prends un bâton.
SOSIE.
Mais, encore une fois, je te le répète, je suis un des serviteurs de la maison.
MERCURE.
À d'autres ! Détale, ou les coups vont pleuvoir.
SOSIE.
Quoi ! J'arrive, et tu veux m'empêcher d'entrer chez nous ?
MERCURE.
Chez vous, ici !
SOSIE.
Oui, chez nous.
MERCURE.
Çà, qui est ton maître ?
SOSIE.
Amphitryon, maintenant général des Thébaine, le mari d'Alcmène.
MERCURE.
Que dis-tu ? Et ton nom, à toi ?
SOSIE.
Les Thébains me nomment Sosie, fils de Dave.
MERCURE.
Tu es venu ici pour ton malheur, effronté coquin, avec tes mensonges impudents et tes ruses mal cousues.
SOSIE.
Point : je suis venu avec des habits cousus, c'est vrai, mais pas avec des ruses cousues.
MERCURE.
Autre mensonge : tu es venu avec tes pieds, et non avec tes habits.
SOSIE.
Assurément.
MERCURE.
Assurément tu seras rossé, pour t'apprendre à mentir de la sorte.
SOSIE.
Assurément je n'en ai pas envie.
MERCURE.
Assurément tu le seras, malgré ton peu d'envie ; on ne te laissera pas le choix, assurément.
Il le bat.
SOSIE.
Ah ! De grâce !
MERCURE.
Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis ?
SOSIE.
Aïe ! Je n'en puis plus.
MERCURE.
Bagatelle, auprès de ce qu'on te réserve ! À qui es-tu, maintenant ?
SOSIE.
À toi ; tes poings t'ont fait mon maître. Au secours, Thébains ! Citoyens, justice !
MERCURE.
Ah ! Tu cries, bourreau ? Voyons, pourquoi viens-tu ?
SOSIE.
Pour que tu aies sur qui dauber.
MERCURE.
À qui es-tu ?
SOSIE.
À Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.
MERCURE.
Cent autres coups vont payer ton effronterie : c'est moi qui suis Sosie, et non pas toi.
SOSIE, à part.
Plût aux dieux ! Et comme je tomberais sur ton dos !
MERCURE.
On murmure, je crois ?
SOSIE.
Je me tais.
MERCURE.
Qui est ton maître ?
SOSIE.
Qui tu voudras.
MERCURE.
Et ton nom ?
SOSIE.
Je n'en ai point ; celui que tu voudras.
MERCURE.
Tu prétendais être Sosie, esclave d'Amphitryon.
SOSIE.
Je me suis trompé ; je voulais dire associé d'Amphitryon. [ 10 Associé : Jeu de mots sur socium (associé) et Sosiam.]
MERCURE.
Je savais bien qu'il n'y avait pas chez nous d'autre Sosie que moi. Ta raison avait déménagé.
SOSIE, à part.
C'est ce que tes poings auraient bien dû faire.
MERCURE.
Je suis ce Sosie que tu prétendais être.
SOSIE.
De grâce, que je puisse te parler en paix et sans que les coups s'en mêlent.
MERCURE.
Eh bien, trêve pour un moment, et parle.
SOSIE.
Je ne sonnerai mot que la paix ne soit conclue ; ces poings-là sont trop pesants pour moi.
MERCURE.
Va, parle, je ne te ferai pas de mal.
SOSIE.
Puis-je compter sur ta parole ?
MERCURE.
Sans doute.
SOSIE.
Et si tu me trompes ?
MERCURE.
Que la colère de Mercure retombe sur Sosie !
SOSIE.
Attention donc ; je puis maintenant tout dire. Je suis Sosie, l'esclave d'Amphitryon.
MERCURE.
Encore ?
SOSIE.
J'ai fait la paix, j'ai fait un traité, et je dis la vérité pure.
MERCURE.
Gare les coups !
SOSIE.
À ton aise, tout comme il te plaira, puisque tu es le plus fort ; mais, quoi que tu fasses, par Hercule ! Je ne saurais me rétracter.
MERCURE.
Tu périras avant de faire que je ne sois pas Sosie.
SOSIE.
Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi. Nous n'avons pas chez nous d'autre Sosie que celui-ci ; moi seul j'ai accompagné à l'armée mon maître Amphitryon.
MERCURE.
Le pauvre homme a perdu le sens.
SOSIE.
Non pas, c'est toi plutôt qui as le cerveau fêlé. Par les dieux ! Ne suis-je pas Sosie, l^esclave d'Amphitryon ? Notre vaisseau ne m'a-t-il amené ici, cette nuit, du port Persique[12] ? Mon maître ne m'a-t-il pas envoyé céans ? Ne suis-je pas planté là devant la porte de notre maison ? Ne tiens-je pas une lanterne en main ? Ne parlé-je pas ? Ne suis-je pas éveillé ? L'homme que voici ne m'a-t-il pas roué de coups ? Si fait, ma foi, car j'en ai encore les mâchoires tout endolories. Mais pourquoi tant barguigner ? Commençons par rentrer chez nous. [ 11 Port Persique : Anachronisme ; c'est seulement plus tard, et après les guerres médiques, que la mer d'Eubée s'appela quelquefois mer Persique.]
MERCURE.
Qu'est-ce à dire, chez nous ?
SOSIE.
Rien de plus vrai.
MERCURE.
Tu n'as fait que mentir. C'est moi qui suis le Sosie d'Amphitryon ; notre vaisseau est parti cette nuit du port Persique ; nous avons pris la ville où régnait le roi Ptérélas, et nous avons vaincu les légions des Téléboens, dans un combat où Amphitryon a tué Ptérélas de sa propre main.
SOSIE.
Cet homme, avec tout ce, qu'il me chante, me ferait douter de moi-même. Il dit de point en point tout ce.qui s'est passé là-bas. Mais voyons: quelle a été la part d'Amphitryon dans le butin fait sur nos ennemis.
MERCURE.
Une coupe d'or, celle dont se servait le roi Ptéléras.
SOSIE.
Il l'a dit. Et où est cette coupe à présent ?
MERCURE.
Dans un coffret scellé du cachet d'Amphitryon.
SOSIE.
Et pour le cachet qu'y a-t-il ?
MERCURE.
Un soleil levant avec son quadrige. Tu crois donc me mettre en défaut, bourreau ?
SOSIE, à part.
La preuve est sans réplique ; il me faut chercher un autre nom. D'où a-t-il vu tout cela ? Mais je vais bien l'attraper ; car ce que j'ai fait tout seul, quand il n'y avait personne dans la tente, il ne sera pas dans le cas de me le dire (Haut.) Si tu es Sosie, que faisais-tu dans la tente, lorsqu'on était aux mains ? je me reconnais vaincu, si tu le dis.
MERCURE.
Il y avait là un tonneau de vin ; j'en remplis un broc.
SOSIE, à part.
L'y voilà.
MERCURE.
Et je le lampai tout pur, tel qu'il était sorti du sein maternel.
SOSIE.
À merveille ! Il faut qu'il se soit caché au fond du broc. C'est pourtant vrai, j'ai bu là un broc de vin tout pur.
MERCURE.
Eh bien ! Est-il clair maintenant que tu n'es pas ; Sosie ?
SOSIE.
Comment ! Je ne suis pas Sosie ?
MERCURE.
Sans doute, puisque c'est moi qui le suis.
SOSIE.
C'est bien moi, j'en jure par Jupiter.
MERCURE.
Et moi, je jure par Mercure que Jupiter ne te croit pas. Un seul mot de moi aura plus de crédit auprès de lui que tous tes serments.
SOSIE.
Qui suis-je alors, si je ne suis pas Sosie ? Dis-le-moi.
MERCURE.
Quand je ne voudrai plus être Sosie, sois-le, à la bonne heure. Mais à présent que je le suis, si tu ne t'en vas d'ici comme un étranger que tu es, je tombe sur toi à bras raccourcis.
SOSIE.
Assurément, quand je le regarde, quand je me rappelle ma figure, que j'ai si souvent vue au miroir, la ressemblance est étrange. Il a même chapeau que moi, même habit ; tout est pareil. La jambe, le pied, la taille, les cheveux, les yeux, le nez, les lèvres, les joues, le menton, la barbe, le cou : tout enfin ! Si son dos porte la marque des étrivières, nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau. Pourtant, quand j'y pense, je suis le même que j'ai toujours été ; je connais mon maître, je connais notre maison, et je sens que je n'ai pas perdu l'esprit. Allons, n'écoutons plus ces balivernes et frappons à la porte.
MERCURE.
Où vas-tu ?
SOSIE.
Chez nous.
MERCURE.
Quand tu monterais sur le char de Jupiter pour te sauver d'ici au plus vite, à grand'peine éviterais-tu le régal que je t'apprête.
SOSIE.
Ne puis-je m'acquitter auprès de ma maîtresse du message de mon maître ?
MERCURE.
Auprès de ta maîtresse, oui vraiment ; mais je ne souffrirai pas que tu entres chez la nôtre, et, si tu m'échauffes les oreilles, je te casse les reins sur l'heure.
SOSIE.
Allons-nous-en plutôt. Mais, dieux immortels, ayez pitié de moi ! Où me suis-je perdu ? Où ai-je été changé ? Où ai-je quitté ma figure ? Me suis-je laissé là-bas par mégarde ? Cet homme, de la tête aux pieds, porte mon image, l'image qui fut la mienne jusqu'à ce jour. On fait pour moi de mon vivant ce qu'on ne fera pas quand je ne serai plus. Mais retournons au port et racontons à notre maître ce qui vient de m'arriver. Si lui non plus ne veut point me reconnaître, et fais-moi cette grâce, grand Jupiter ! Je pourrai dès aujourd'hui me raser la tête, et coiffer mon crâne chauve du bonnet d'affranchi. [ 13 Bonnet : Les esclaves que l'on affranchissait se faisaient raser les cheveux.]
SCÈNE II.
MERCURE, seul.
Allons, voilà ce qui s'appelle faire merveille. J'ai éloigné d'ici ce fâcheux personnage, et mon père peut à son aise caresser son amie. Quand le rustre aura rejoint là-bas Amphitryon son maître, il lui racontera comment un esclave du nom de Sosie lui a barré l'entrée de la maison : l'autre ne donnera pas dans la bourde et croira que, malgré son ordre, il n'est pas venu ici. Je veux les embrouiller à leur faire perdre la tête, eux et toute la maisonnée, jusqu'à ce que mon père en ait assez de la belle : alors chacun sera mis au courant de toute l'affaire. Jupiter finira par réconcilier Alcmène avec son mari : car Amphitryon va bientôt venir faire vacarme à sa moitié, qu'il accusera d'être infidèle ; mais mon père apaisera tout ce bruit. Quant à Alcmène, je ne vous ai pas dit, je pense, qu'elle accouchera aujourd'hui de deux fils jumeaux : l'un naîtra juste dix mois après la conception ; l'autre viendra au septième mois. Le premier est d'Amphitryon, le second de Jupiter. Ainsi le cadet appartient au plus grand, et l'aîné au moindre des deux pères. Vous avez compris, n'est-ce pas ? Mon père a voulu, pour l'honneur d'Alcmène, qu'il n'y eût qu'un accouchement : le même travail la délivrera de son double fardeau, elle ne sera pas soupçonnée d'infidélité, et nul ne pourra découvrir le pot aux roses. Pourtant, comme je l'ai dit, Amphitryon saura toute l'histoire ; eh bien, après tout, on ne peut en vouloir à Alcmène, et il serait bien mal à un dieu de laisser retomber sur une mortelle les suites de sa propre faute. Mais bouche close, la porte a crié. Voici venir l'Amphitryon de contrebande avec son épouse d'emprunt. [ 14 Voua avez compris : Ces mots s'adressent aux spectateurs.]
SCÈNE III.
Jupiter, Alcmène, Mercure.
JUPITER.
Adieu, mon Alcmène ; continue d'avoir bien soin de la maison. Et ménage-toi, je t'en prie ; tu vois que ton terme approche. Je dois m'éloigner ; mais prends dans tes bras en mon nom, l'enfant qui nous va naître. [ 15 Chez les Romains, on déposait à terre l'enfant qui venait de naitre ; si le père le reconnaissait comme sien, il le relevait et le prenait dans ses bras.]
ALCMÈNE.
Quelle est donc, cher mari, cette affaire si pressante qui t'appelle loin de ta demeure ?
JUPITER.
Oh ! ce n'est pas lassitude de toi ni de notre maison ; mais quand un général en chef n'est plus à son armée, on est plus prompt à faire le mal que le bien.
MERCURE, à part.
Il faut avouer que voilà Un habile enjôleur ; c'est le digne père de Mercure. Voyez comme il va gentiment cajoler la bonne dame.
ALCMÈNE.
Ah ! Je ne vois que trop ce que vaut à vos yeux votre femme.
JUPITER.
Ne te suffit-il pas d'être chérie entre toutes ?
MERCURE, à part.
Par Pollux, si l'autre savait tes galantes occupations, tu voudrais être Amphitryon plutôt que Jupiter. [ 16 L'autre : Junon.]
ALCMÈNE.
J'aimerais mieux des preuves de ta tendresse que de belles paroles. Tu pars, et ta place dans notre lit est à peine tiède ; tu arrives hier au milieu de la nuit, et déjà tu t'éloignes ; puis-je être bien contente ?
MERCURE, à part.
En avant ! il faut que je lui parle et que je vienne en aide à mon père.
Haut.
Par Pollux ! Je ne crois pas qu'il y ait sur terre un homme aussi passionnément épris de sa femme que celui-ci ; il vous aime à en crever.
JUPITER.
Te voilà bien, bourreau ! Hors d'ici à l'instant ! De quoi te mêles-tu, coquin ? Oses-tu bien souffler ? Ce maître bâton...
ALCMÈNE.
Ah ! De grâce !
JUPITER.
Que j'entende encore un mot !
MERCURE, à part.
Bien réussi pour mon début dans le métier de parasite !
JUPITER.
Quant à toi, chère femme, tu as tort de te fâcher contre moi. J'ai quitté l'armée en grand secret ; j'ai dérobé pour toi quelques instants à mon devoir ; je voulais que tu fusses la première à connaître mes succès, et je voulais être le premier à te les apprendre : est-ce donc là montrer si peu d'amour ?
MERCURE, à part.
Ne l'avais-je pas bien dit ? comme il amadoue la pauvrette !
JUPITER.
Maintenant, de peur qu'on ne remarque mon absence, il faut que je m'en retourne à petit bruit ; sans quoi l'on dirait que j'ai préféré mon épouse au bien de l'État.
ALCMÈNE.
Oui, on s'en va et on laisse sa femme tout en larmes.
JUPITER.
Tais-toi. Ne rougis pas ces beaux yeux ; je serai de retour dans un moment.
ALCMÈNE.
Ce moment, c'est un siècle.
JUPITER.
Si je te quitte, si je m'éloigne de toi, ce n'est pas de gaieté de coeur.
ALCMÈNE.
Je vous crois ; la même nuit vous voit arriver et repartir.
JUPITER.
Ne me retiens plus. Voici l'heure ; je veux sortir de la ville avant qu'il fasse jour. Mais prends cette coupe, chère Alcmène, c'est le prix de ma valeur ; c'est la coupe du roi Ptérélas, que j'ai tué de ma main.
ALCMÈNE.
Je vous reconnais bien là. Certes, voilà un présent digne de celui qui l'offre.
MERCURE.
Digne plutôt de celle qui le reçoit.
JUPITER.
Encore ! tu veux donc que je t'assomme, pendard ?
ALCMÈNE.
Amphitryon, pour l'amour de moi, point de colère contre Sosie.
JUPITER.
Je t'obéis.
MERCURE, à part.
Comme l'amour le rend brutal !
JUPITER.
Tu n'as plus rien à me dire ?
ALCMÈNE.
Aime-moi toujours, quoique loin de moi ; absente, ne suis-je pas encore tienne ?
MERCURE.
Partons, Amphitryon, voici le jour.
JUPITER.
Va devant. Sosie, je te suis.
À Alcmène.
Est-ce tout ?
ALCMÈNE.
Non : reviens bien vite.
JUPITER.
Oui, je serai de retour plus tôt que tu ne penses ; ne te tourmente point.
Alcmène sort.
Maintenant, ô nuit, tu m'as assez attendu, va, fais place au soleil, que sa blanche et pure lumière luise sur les mortels. Tu as été plus longue que d'ordinaire, mais je veux abréger le jour, afin que tout se compense et que les jours et les nuits rentrent dans l'ordre accoutumé... Allons, rejoignons Mercure.
ACTE II
SCÈNE I.
Amphitryon, Sosie.
AMPHITRYON.
Çà, qu'on me suive.
SOSIE.
Je marche sur vos talons.
AMPHITRYON.
Tu m'as tout l'air d'un maître fripon.
SOSIE.
Et pourquoi ?
AMPHITRYON.
Parce que tu me chantes des choses qui ne sont pas, qui n'ont jamais été et qui ne seront jamais.
SOSIE.
Vous voilà bien, toujours méfiant avec vos serviteurs.
AMPHITRYON.
Qu'est-ce à dire ? Je te couperai, pendard, cette maudite langue.
SOSIE.
Vous êtes mon maître, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; mais, après tout, rien ne m'empêchera de dire les choses comme elles se sont passées.
AMPHITRYON.
Triple fourbe ! Oses-tu bien me soutenir que tu es à la maison, tandis que je te vois ici ?
SOSIE.
C'est pourtant la vérité.
AMPHITRYON.
Malheur à toi ! les dieux un jour, et moi tout à l'heure, nous t'arrangerons de belle sorte.
SOSIE.
Vous le pouvez, je suis à vous.
AMPHITRYON.
Un maraud qui ose se jouer de son maître ! Quelle impudence ! Ainsi, ce qui ne s'est jamais vu, ce qui est impossible, le même homme se trouverait en même temps dans deux endroits ?
SOSIE.
Je ne dis que la vérité pure.
AMPHITRYON.
Jupiter te confonde !
SOSIE.
Quel mal vous ai-je donc fait, mon maître ?
AMPHITRYON.
Tu le demandes, coquin, quand tu te moques de moi ?
SOSIE.
Si je me moquais, vous auriez raison de vous fâcher ; mais je ne mens pas, je dis la chose telle qu'elle est.
AMPHITRYON.
Il est ivre, je crois.
SOSIE.
Plût aux dieux !
AMPHITRYON.
Tu n'as rien à souhaiter de ce côté-là.
SOSIE.
Moi ?
AMPHITRYON.
Oui, toi. Où as-tu bu ?
SOSIE.
Nulle part.
AMPHITRYON.
Quel animal !
SOSIE.
Je vous l'ai déjà répété dix fois. Je suis à la maison, vous dis-je ; m'entendez-vous ? Et je suis auprès de vous, moi, le même Sosie. Est-ce clair ? Est-ce net ? Que vous en semble, mon maître ?
AMPHITRYON.
Éloigne-toi !
SOSIE.
Pourquoi donc ?
AMPHITRYON.
Tu sens la peste.
SOSIE.
Gomment cela, Amphitryon ? En vérité, et l'esprit et le corps, tout chez moi se porte à merveille.
AMPHITRYON.
Quand tu auras reçu ce que tu mérites, tu ne te porteras peut-être pas si bien ; patience, que je rentre seulement à la maison, et tu auras de quoi pleurer. Allons, suivez-moi, conteur de balivernes : ce n'est pas assez d'avoir négligé la commission de son maître, il faut encore venir se moquer de lui en face. Tu me racontes, bourreau, une histoire impossible ; qui a jamais ouï parler de pareille aventure ? Mais j'aurai soin que tous ces beaux mensonges retombent aujourd'hui sur ton dos.
SOSIE.
Amphitryon, c'est pour un bon serviteur la pire de toutes les misères, de dire la vérité à son maître, et de voir cette vérité étouffée par la force.
AMPHITRYON.
Mais, misérable (car je veux bien te permettre de raisonner avec moi), comment peut-il se faire que tu sois en même temps ici et à la maison ? Réponds.
SOSIE.
Assurément je suis ici et là ; qu'on s'en étonne, soit : cela ne me parait pas moins surprenant qu'à vous-même.
AMPHITRYON.
Comment cela ?
SOSIE.
Je le répète, je n'en suis pas moins surpris que vous. De par tous les dieux ! je ne voulais pas d'abord m'en rapporter au Sosie que voici ; mais Sosie, l'autre moi, m'a bien forcé de l'en croire. Il m'a raconté, de point en point, tout ce qui s'est fait pendant notre expédition ; il m'a volé ma figure avec mon nom ; enfin deux gouttes de lait ne sont pas plus ressemblantes. Quand vous m'avez envoyé chez nous, du port, il ne faisait pas jour encore...
AMPHITRYON.
Eh bien ?
SOSIE.
J'étais en sentinelle à la porte longtemps avant d'être arrivé.
AMPHITRYON.
Quels contes ! Es-tu dans ton bon sens ?
SOSIE.
Parfaitement, comme vous voyez.
AMPHITRYON.
Depuis que le drôle m'a quitté, il faut qu'une méchante main lui ait appliqué je ne sais quel maléfice.
SOSIE.
J'en conviens, car j'ai été roué de coups de poing.
AMPHITRYON.
Qui t'a frappé ?
SOSIE.
Moi, le moi qui est maintenant à la maison.
AMPHITRYON.
Çà, qu'on réponde à mes questions, et pas un mot de plus. Avant tout, qui était ce Sosie ?
SOSIE.
Votre esclave.
AMPHITRYON.
J'ai déjà trop d'un butor de ton espèce, et, depuis que je suis au monde, je ne me suis pas connu d'autre Sosie que toi.
SOSIE.
Et moi je vous dis, Amphitryon, que je vous ferai trouver, en entrant à la maison, encore un autre Sosie, votre esclave, fils de Dave ; même père, même figure, même âge. Enfin que vous dirai-je ? Votre Sosie est devenu double.
AMPHITRYON.
Que de sornettes ! Mais as-tu vu ma femme ?
SOSIE.
Je n'ai pas même pu entrer dans la maison.
AMPHITRYON.
Qui t'en empêchait ?
SOSIE.
Ce Sosie dont je vous parle, qui m'a assommé.
AMPHITRYON.
Qu'est-ce que ce Sosie ?
SOSIE.
Moi, vous dis-je. Faut-il le répéter vingt fois ?
AMPHITRYON.
Voyons, tu te seras endormi, peut-être ?
SOSIE.
Pas le moins du monde.
AMPHITRYON.
Et c'est en songe que tu auras vu cet autre Sosie ?
SOSIE.
Ce n'est point mon fait de dormir quand j'exécute les ordres dé mon maître. J'étais bien éveillé quand je l'ai vu ; je vous, vois, je vous parle bien éveillé ; il n'était que trop éveillé, et moi aussi, quand il m'a meurtri de coups.
AMPHITRYON.
Qui ?
SOSIE.
Sosie, vous dis-je, cet autre moi. Ne me comprenez-vous pas ?
AMPHITRYON.
Eh ! Qui comprendrait rien à tes sottises ?
SOSIE.
Eh bien, vous allez le voir.
AMPHITRYON.
Qui ?
SOSIE.
Ce Sosie, votre esclave.
AMPHITRYON.
Suis-moi donc, que je commence par éclaircir tout cela. Aie soin qu'on apporte du vaisseau tout ce que j'ai dit.
SOSIE.
J'ai bonne mémoire et bonne volonté ; ce que vous voulez sera fait. Je n'ai point laissé vos ordres au fond de la bouteille.
AMPHITRYON.
Fassent les dieux qu'il n'y ait rien de vrai dans tout ce que tu m'as dit !
SCÈNE II.
Alcmène, Amphitryon, Sosie, Thessala.
ALCMÈNE, sans voir Amphitryon ni Sosie.
Hélas ! que les moments de bonheur sont rares et courts, dans cette vie où le chagrin tient tant de place ! C'est le destin commun des hommes ; tel est le bon plaisir des dieux, que la tristesse suive de près la joie ; et que dis-je ? A-t-on par hasard goûté quelque jouissance, le mal dépasse toujours le bien. Je le sais et j'en fais aujourd'hui encore l'expérience, moi si heureuse un instant de revoir mon mari ; mais rien qu'une nuit, et le voilà reparti avant le jour. Je me trouve si seule depuis qu'il s'est éloigné, celui que j'aime plus que tout au monde ! Ah ! son départ m'a fait plus de peine que son arrivée ne m'avait causé de joie... Mais du moins j'ai de quoi me contenter encore : il a vaincu les ennemis, il revient chargé de lauriers.... Allons, c'est une consolation. Qu'il s'éloigne de moi, pourvu qu'il rentre glorieux dans sa maison ; je me résignerai, je supporterai l'absence avec courage, et je m'en trouverai bien récompensée, si mon mari est proclamé vainqueur. La bravoure est d'un prix inestimable ; c'est le premier de tous les biens. Liberté, salut, existence, fortune, parents, enfants, patrie, la bravoure défend et sauve tout. Elle a tout en soi : le brave possède tout ce qu'on envie.
AMPHITRYON, sans voir Alcmène.
Mon arrivée, je pense, va réjouir le coeur de ma femme ; elle m'aime, je l'aime aussi, et mon triomphe la fera plus joyeuse encore ; j'ai vaincu des ennemis que l'on jugeait invincibles : sous mes auspices et sous mon commandement ils ont été défaits dès la première rencontre. Ah ! je n'en doute pas, elle sera bien heureuse de me revoir.
SOSIE.
Et moi, ne croyez-vous pas que mon retour va combler aussi les voeux de ma belle ?
ALCMÈNE, à part.
Quoi ! Mon mari est ici !
AMPHITRYON, à Sosie, sans voir Alcmène.
Suis-moi de ce côté.
ALCMÈNE, à part.
Pourquoi revient-il, lui tout à l'heure si pressé de s'en aller ? A-t-il dessein de m'éprouver ? Veut-il voir si j'ai en effet tant de regret de son départ ? Certes, son retour à la maison ne me contrarie pas.
SOSIE.
Amphitryon, nous ferions mieux de regagner notre vaisseau.
AMPHITRYON.
Pourquoi cela ?
SOSIE.
Parce que personne ici ne nous offrira le repas de bienvenue.
AMPHITRYON.
Quelle idée !
SOSIE.
Nous arrivons trop tard.
AMPHITRYON.
Comment ?
SOSIE.
J'aperçois Alcmène, debout devant la porte, et qui n'a pas l'air d'avoir le ventre vide.
AMPHITRYON.
Je l'ai laissée grosse à mon départ.
SOSIE.
Ah ! Malheureux que je suis !
AMPHITRYON.
Qu'est-ce qui te prend ?
SOSIE.
J'arrive à point pour tirer de l'eau, car, à votre compte, elle est dans son dixième mois.
AMPHITRYON.
Sois tranquille.
SOSIE.
Belle tranquillité ! Je n'ai pas besoin d'être sorcier pour savoir qu'une fois le seau en main, et la besogne commencée, il me faudra tirer l'âme du puits.
AMPHITRYON.
Suis-moi toujours ;j'en chargerai quelque autre, ne crains rien.
ALCMÈNE, à part.
Je crois que je ferais bien d'aller à sa rencontre.
AMPHITRYON.
Amphitryon salue avec joie son épouse tant désirée, celle que son mari estime la plus honnête femme de Thèbes, et dont tous les Thébains vantent la vertu. Eh bien ! Comment t'es-tu portée ? Désirais-tu mon retour ?
SOSIE, à part.
Je n'ai jamais vu de retour plus désiré ! On ne le salue non plus que si c'était un chien.
AMPHITRYON.
Je me réjouis de ta grossesse et de cet heureux embonpoint.
ALCMÈNE.
Dites-moi, je vous prie, vous moquez-vous de moi de me saluer ainsi, et de m'aborder comme si vous aviez été si longtemps sans me voir ? fie semblerait-il pas que vous arrivez à l'instant de l'armée, et qu'il y a un siècle que vous ne vous êtes trouvé avec moi ?
AMPHITRYON.
Aussi est-ce bien la première fois que je te vois.
ALCMÈNE.
Pourquoi dire cela ?
AMPHITRYON.
Parce que j'ai pour habitude de dire la vérité.
ALCMÈNE.
Eh bien, il ne faut jamais perdre ses habitudes. Mais vous voulez peut-être éprouver mes sentiments ? D'où vient ce prompt retour ? Les auspices vous ont-ils arrêté ? Ou une tempête vous a-t-elle retenu ? Comment n'êtes-vous pas allé rejoindre vos légions, comme vous le disiez tantôt ?
AMPHITRYON.
Tantôt ! Que signifie ce tantôt ?
ALCMÈNE.
Vous riez ; oui, tantôt, tout à l'heure.
AMPHITRYON.
Mais enfin que veut dire ce tantôt, tout à l'heure ?
ALCMÈNE.
Eh ! ne puis-je pas me moquer de qui s'est moqué de moi ? Vous me dites bien que vous arrivez à l'instant quand c'est à peine si vous me quittez.
AMPHITRYON.
Elle est folle, en vérité.
SOSIE.
Attendez qu'elle ait fini son somme.
AMPHITRYON.
En effet elle rêve tout éveillée.
ALCMÈNE.
Mais vraiment je suis éveillée, et bien éveillée, et je ne dis que ce qui est arrivé. Je vous ai vus l'un et l'autre longtemps avant le jour.
AMPHITRYON.
Où cela ?
ALCMÈNE.
Ici, dans cette maison qui est vôtre.
AMPHITRYON.
Jamais.
SOSIE, à Amphitryon.
Vous répliquez ? Eh ! Qui sait si le vaisseau ne nous a pas amenés du port ici tout endormis ?
AMPHITRYON.
Comment ! Toi aussi tu dis comme elle ?
SOSIE.
N'est-ce pas bien fait ? Et ne savez-vous pas que si l'on contrarie une bacchante pendant ses bacchanales, on la rend plus furieuse encore ? Elle redouble les coups, au lieu qu'en lui cédant, on en est quitte pour le premier horion.
AMPHITRYON.
Non, non, je veux lui faire reproche de ce qu'elle ne m'a pas souhaité la bienvenue à mon retour.
SOSIE.
Vous jetterez de l'huile sur le feu.
AMPHITRYON.
Paix !... Alcmène, un seul mot.
ALCMÈNE.
Qu'est-ce ? J'écoute.
AMPHITRYON.
As-tu perdu l'esprit, ou bien es-tu devenue si fière ?
ALCMÈNE.
Que me demandes-tu là, cher mari ?
AMPHITRYON.
Autrefois, quand je revenais,, tu me souhaitais le bonjour, tu m'accueillais comme une honnête femme accueille son mari. Mais aujourd'hui, rien de tout cela.
ALCMÈNE.
Comment ! dès que tu es arrivé, hier, ne t'ai-je pas souhaité la bienvenue ? ne me suis-je pas informé de la santé de mon cher mari ? n'ai-je pas pris ta main, ne t'ai-je pas embrassé ?
SOSIE.
Vous lui avez souhaité la bienvenue, hier, à lui ?
ALCMÈNE.
Et pareillement à toi, Sosie.
SOSIE.
Amphitryon, j'espérais qu'elle vous donnerait un fils ; mais ce n'est pas d'un enfant qu'elle est grosse.
AMPHITRYON.
Eh ! de quoi le serait-elle ?
SOSIE.
De folie.
ALCMÈNE.
Oh ! j'ai bien ma tête à moi, et je demande aux dieux d'accoucher heureusement d'un fils.
À Sosie.
Quant à toi, tu seras étrillé d'importance, si ton maître fait son devoir ; l'insolence de ton beau pronostic portera ses fruits.
SOSIE.
C'est aux femmes en couche qu'il faut apprêter de certains fruits à ronger, pour les faire revenir si elles tombent en pâmoison. [ 17 Il y a ici un jeu de mots intraduisible : malum, selon que la première syllabe est brève ou longue, signifie malheur ou fruit. Alcmène menace Sosie de coups, malum ; Sosie répond qu'on apprêtera à Alcmène des fruits (grenades, malum) pour la ranimer si elle perd connaissance ; mais la même phrase peut signifier que c'est elle qui recevra les coups.]
AMPHITRYON.
Tu m'as vu hier ici ?
ALCMÈNE.
Oui, moi-même ; faut-il le redire dix fois ?
AMPHITRYON.
C'était donc en rêve ?
ALCMÈNE.
Je ne dormais pas plus que toi.
AMPHITRYON.
Ah ! Malheureux !
SOSIE.
Qu'est-ce qui vous prend ?
AMPHITRYON.
Ma femme est folle.
SOSIE.
C'est la bile noire qui la travaille ; il n'y a rien qui fasse si vite perdre la tête aux gens.
AMPHITRYON.
Depuis quand, chère femme, as-tu ressenti la première atteinte de ce mal ?
ALCMÈNE.
Mais je suis vraiment saine de corps et d'esprit.
AMPHITRYON.
Alors pourquoi soutenir que tu m#'as vu hier, puisque nous ne sommes entrés que cette nuit dans le port ? j'ai soupe sur le vaisseau, j'y ai dormi la nuit entière ; enfin je n'ai pas mis le pied à la maison depuis que je suis parti avec notre armée contre les Téléboens nos ennemis, et que nous les avons vaincus.
ALCMÈNE.
Non ; tu as soupe avec moi, et tu as couché avec moi.
AMPHITRYON.
Qu'est-ce à dire ?
ALCMÈNE.
C'est la vérité.
AMPHITRYON.
Sur cela, non ; quant au reste, je ne sais.
ALCMÈNE.
Au petit point du jour, tu es reparti pour rejoindre tes légions.
AMPHITRYON.
Comment cela ?
SOSIE.
Elle a raison ; elle se rappelle son rêve et elle vous le raconte.
À Alcmène.
Or çà, maitresse, à votre réveil, vous auriez dû adresser vos prières à Jupiter qui détourne les prodiges, et lui offrir l'orge et le sel ou l'encens.
ALCMÈNE.
Impudent !
SOSIE.
Après tout, si vous avez pris cette précaution, c'est vous que cela regarde.
ALCMÈNE.
C'est la seconde fois qu'il m'insulte, et il n'a pas encore sa récompense !
AMPHITRYON, à Sosie.
Qu'on se taise.
À Alcmène.
Réponds : je t'ai quittée ce matin au point du jour ?
ALCMÈNE.
Qui donc, si ce n'est vous deux, m'aurait raconté les détails du combat ?
AMPHITRYON.
Tu les connais aussi ?
ALCMÈNE.
Je les ai appris de ta bouche : tu as conquis une ville très puissante ; tu as tué de ta main le roi Ptérélas.
AMPHITRYON.
Moi ! Je t'ai dit cela ?
ALCMÈNE.
Oui, toi-même, et Sosie était là.
AMPHITRYON, à Sosie.
Tu m'as entendu aujourd'hui faire ce récit ?
SOSIE.
Où voulez-vous que je vous aie entendu ?
AMPHITRYON.
Demande-le-lui.
SOSIE.
Ce n'était toujours pas devant moi, que je sache.
ALCMÈNE.
Je voudrais bien le voir te répéter cela en face.
AMPHITRYON.
Çà, Sosie, regarde-moi bien.
SOSIE.
Je vous regarde.
AMPHITRYON.
C'est la vérité que j'exige : point de complaisance. M'as-tu entendu aujourd'hui raconter ce qu'elle dit ?
SOSIE.
Perdez-vous l'esprit à votre tour, avec cette belle demande ? Moi-même, ne la vois-je pas en ce moment pour la première fois, avec vous ?
AMPHITRYON.
Eh bien, femme, vous l'entendez ?
ALCMÈNE.
Oui vraiment, je l'entends mentir.
AMPHITRYON.
Ainsi vous n'en voulez croire ni lui, ni même moi votre mari ?
ALCMÈNE.
Non, car je m'en crois la première, et je sais que les choses se sont passées comme je le dis.
AMPHITRYON.
Vous affirmez que je suis arrivé hier ici ?
ALCMÈNE.
Vous niez que vous en soyez parti ce matin ?
AMPHITRYON.
Certes, je le nie, et je soutiens bel et bien que je ne fais qu'arriver en ce moment.
ALCMÈNE.
De grâce, nierez-vous aussi que vous m'avez fait présent ce matin d'une coupe d'or qu'on vous a donnée là-bas, disiez-vous ?
AMPHITRYON.
Sur mon âme, je n'ai rien donné ni rien dit. J'ai eu, il est vrai, et j'ai encore l'intention de vous faire ce présent ; mais qui vous l'a dit ?
ALCMÈNE.
Vous-même, et j'ai reçu la coupe de votre main.
AMPHITRYON, à Alcmène qui se dispose à aller chercher la coupe.
Attendez ; un moment, je vous prie. Je n'en reviens pas, Sosie : comment saurait-elle qu'on m'a donné là-bas une coupe d'or, si tu n'es venu la voir tantôt et si tu ne lui as tout conté ?
SOSIE.
Par ma foi, je n'ai rien dit, et je ne l'ai pas vue sans vous.
AMPHITRYON.
Drôle !
ALCMÈNE.
Voulez-vous qu'on vous montre la coupe ?
AMPHITRYON.
Oui sans doute.
ALCMÈNE.
Eh bien, va, Thessala, et apporte la coupe dont mon mari m'a fait présent aujourd'hui.
AMPHITRYON.
Viens de ce côté, Sosie. De tout ce qui me surprend ici, la plus grande merveille serait qu'elle eût en effet cette coupe.
SOSIE, montrant la cassette qu'il tient.
Comment pouvez-vous le croire, puisque nous l'apportons dans cette cassette fermée de votre sceau ?
AMPHITRYON.
Le sceau est-il intact ?
SOSIE.
Voyez.
AMPHITRYON.
Il est bien comme je l'ai mis.
SOSIE.
Que ne la faites-vous traiter comme folle ?
AMPHITRYON.
Elle en aurait bon besoin ; sa tête est pleine de visions.
ALCMÈNE.
Tenez, qu'est-il besoin de tant de paroles ? La voici cette coupe.
AMPHITRYON.
Voyons.
ALCMÈNE.
Eh bien regarde, toi qui donnes de tels démentis à la vérité ; je veux te convaincre sans réplique. Est-ce bien là cette coupe que tu as reçue ?
AMPHITRYON.
Grand Jupiter ! Que vois-je ? C'est elle-même. Ah ! C'est fait de moi, Sosie.
SOSIE.
Ou cette femme est la plus sorcière des sorcières, ou la coupe doit se trouver là dedans.
AMPHITRYON.
Vite, ouvre la cassette !
SOSIE.
À quoi bon ? Le sceau est entier. Mais tout est dans l'ordre : vous avez pondu un autre Amphitryon, moi un autre Sosie ; si la coupe a pondu une autre coupe, eh bien, nous nous sommes tous doublés.
AMPHITRYON.
Je veux ouvrir, je veux voir.
SOSIE.
Remarquez bien d'abord comment est le sceau, pour que vous ne veniez pas après vous en prendre à moi.
AMPHITRYON.
Ouvre toujours, car avec ses discours elle cherche à nous tourner la tête.
ALCMÈNE.
De qui aurais-je reçu cette coupe, si ce n'est de vous ?
AMPHITRYON.
C'est ce qu'il faut éclaircir.
SOSIE.
Jupiter ! Ô grand Jupiter !
AMPHITRYON.
Qu'y a-t-il ?
SOSIE.
Point de coupe dans la cassette.
AMPHITRYON.
Qu'entends-je ?
SOSIE.
La vérité.
AMPHITRYON.
Malheur à toi si elle ne se retrouve !
ALCMÈNE.
La voici toute retrouvée.
AMPHITRYON.
Qui donc vous l'a donnée ?
ALCMÈNE.
Celui qui me le demande.
SOSIE, à Amphitryon.
Vous me la baillez belle ; vous avez quitté le vaisseau à la sourdine et m'avez devancé par un autre chemin ; vous avez vous-même retiré la coupe pour la lui donner, et en grand secret vous avez remis le sceau.
AMPHITRYON.
La peste soit de toi, si tu vas encourager sa folie.
À Alcmène.
Vous dites donc que nous sommes arrivés ici hier ?
ALCMÈNE.
Oui, et vous m'avez saluée ; je vous ai salué à mon tour et vous ai donné un baiser.
AMPHITRYON.
Voilà, pour commencer, un baiser qui ne me plait guère ; mais poursuivons.
ALCMÈNE.
Vous vous êtes baigné.
AMPHITRYON.
Et après le bain ?
ALCMÈNE.
Vous vous êtes mis à table.
SOSIE.
Très-bien ! Bravo ! Questionnez.
AMPHITRYON.
Ne nous interromps pas.
À Alcmène.
Racontez toujours.
ALCMÈNE.
On a servi le souper ; nous avons mangé ensemble ; j'étais placée à côté de vous.
AMPHITRYON.
Sur le même lit ? [ 18 Les anciens mangeaient à moitié couchés sur des lits.]
ALCMÈNE.
Sur le même.
SOSIE.
Ouf ! voilà un souper qui me paraît suspect.
AMPHITRYON.
Laisse-la s'expliquer.
À Alcmène.
Et après le souper ?
ALCMÈNE.
Vous disiez que vous aviez sommeil ; on a enlevé la table, et nous sommes allés nous coucher.
AMPHITRYON.
Où avez-vous couché ?
ALCMÈNE.
Dans la même chambre, dans le même lit que vous.
AMPHITRYON.
Ah ! Vous m'avez assassiné !
SOSIE.
Qu'est-ce donc ?
AMPHITRYON.
Elle vient de me donner le coup de la mort.
ALCMÈNE.
Qu'y a-t-il, de grâce ?
AMPHITRYON.
Ne me parlez pas !
SOSIE.
Qu'est-ce qui vous arrive ?
AMPHITRYON.
C'est fait de moi ; on l'a séduite en mon absence.
ALCMÈNE.
Par pitié, mon cher mari, pouvez-vous bien me parler ainsi ?
AMPHITRYON.
Moi, votre mari ! Ah ! Ne me donnez jamais ce nom, ce n'est plus le mien.
SOSIE, à part.
Nous voilà bien ! Il était le mari, le voilà devenu la femme.
ALCMÈNE.
Qu'ai-je fait pour mériter que vous me teniez un pareil langage ?
AMPHITRYON.
Ce que vous avez fait, je l'apprends de vous-même, et vous demandez où est le mal ?
ALCMÈNE.
Mais aussi quel mal il y a~t-il à ce que j'aie dormi près de mon mari ?
AMPHITRYON.
Près de moi ? Vit-on jamais pareille effronterie ? si vous n'avez pas de pudeur, tâchez au moins d'en emprunter.
ALCMÈNE.
Le crime dont vous m'accusez n'est point le fait de celles de ma race. Vous me reprochez d'avoir manqué à l'honneur, mais vous ne sauriez m'en convaincre.
AMPHITRYON.
Dieux puissants ! Mais toi du moins, Sosie, me connais-tu ?
SOSIE.
À peu près.
AMPHITRYON.
N'ai-je pas soupe hier avec toi sur le vaisseau, dans le port Persique ?
ALCMÈNE.
Moi aussi j'ai des témoins pour attester ce que j'affirme.
AMPHITRYON.
Comment, des témoins ?
ALCMÈNE.
Oui, des témoins.
AMPHITRYON.
Qu'entendez-vous avec vos témoins ?
ALCMÈNE.
Un seul suffit ; nous n'avions pas près de nous d'autre serviteur que Sosie. [ 19 Il y a dans tout ce passage un jeu de mots fort grossier : testis a la double signification, que l'on connaît.]
SOSIE.
Ma foi. Je ne vois goutte à tout ceci, à moins qu'il n'y ait un autre Amphitryon qui en votre absence, fasse ici vos affaires et se charge de votre besogne. Je suis tout ébahi d'avoir trouvé un autre Sosie ; mais ce second Amphitryon est bien encore une autre merveille. Sans doute quelque enchanteur abuse votre femme.
ALCMÈNE.
J'en jure par le trône du souverain Jupiter et par la chaste Junon, que je dois craindre et respecter par-dessus tout, nul homme, si ce n'est vous, n'a touché mon corps de son corps et n'a porté atteinte à ma pudeur.
AMPHITRYON.
Que ne dites-vous vrai !
ALCMÈNE.
Je dis vrai ; mais à quoi bon ? Vous ne voulez pas croire...
AMPHITRYON.
Vous êtes femme, vous jurez hardiment.
ALCMÈNE.
La femme sans reproche a droit d'être hardie ; elle peut parler haut et se défendre avec assurance.
AMPHITRYON.
Oh ! Ce n'est pas l'assurance qui vous manque.
ALCMÈNE.
J'en ai ce qu'il en faut à une honnête femme.
AMPHITRYON.
Oui, en paroles.
ALCMÈNE.
Je n'ai pas compté comme une dot ce qu'on entend d'ordinaire par ce mot ; ma dot, à moi, ç'a été la chasteté, l'honneur, le calme des sens, la crainte des dieux, l'amour de mes parents, l'affection pour ma famille, la soumission à vos volontés, la bienfaisance envers les gens de bien et le dévouement à leurs intérêts.
SOSIE, à part.
Sur mon âme, si elle dit vrai, voilà la femme parfaite.
AMPHITRYON.
Je me sens si remué que je ne sais plus qui je suis.
SOSIE.
Vous êtes Amphitryon en chair et en os ; mais prenez garde de vous perdre, car depuis votre retour il se fait de singulières métamorphoses.
AMPHITRYON.
Femme, j'ai à coeur de tirer à clair toute cette affaire.
ALCMÈNE.
Vous ne sauriez me faire plus grand plaisir.
AMPHITRYON.
Voyons, répondez-moi. Si j'amène ici de notre vaisseau votre parent Naucrate, qui a fait la traversée avec moi, et s'il dément tout ce que vous avancez, que méritez-vous ? Qu'auriez-vous à objecter contre un divorce ?
ALCMÈNE.
Rien, si je suis coupable.
AMPHITRYON.
C'est entendu. Toi, Sosie, fais entrer ces gens, tandis que je retourne au vaisseau chercher Naucrate. [ 20 Gens : Des prisonniers qu'Amphitryon ramenait avec lui.]
Il sort.
SOSIE.
À présent, nous voilà seuls ; dites-moi, là, franchement, y a-t-il là dedans un autre Sosie qui me ressemble ?
ALCMÈNE.
Va-t'en, digne serviteur d'un tel maître.
SOSIE.
Je m'en vais donc, puisque c'est votre bon plaisir.
Il sort.
ALCMÈNE.
Vraiment, c'est à n'en pas revenir qu'une pareille lubie soit entrée dans la tête de mon mari : m'accuser faussement d'une semblable vilenie ! Mais je saurai bientôt par Naucrate, mon parent, ce que cela signifie.
ACTE III
SCÈNE I.
JUPITER.
Je suis cet Amphitryon dont l'esclave Sosie devient Mercure quand il le faut ; j'habite là-haut et je suis Jupiter lorsqu'il me plaît. Dès que j'arrive ici, soudain me voilà Amphitryon, et je change de costume. Je parais en ce moment par considération pour vous, afin de ne pas laisser cette comédie au beau milieu ; d'ailleurs je veux venir en aide à l'innocente Alcmène que son mari accuse d'adultère : ce serait mal à moi de lui laisser le poids d'une faute qui est mienne et où elle n'a aucune part. Je continuerai à me faire passer pour Amphitryon, et mettrai le désarroi dans toute la famille ; mais ensuite je débrouillerai tout le mystère, j'assisterai Alcmène quand le moment sera venu, et je ferai en sorte qu'elle mette au jour sans douleur et à la fois l'enfant qu'elle a conçu de son mari et celui qu'elle a de moi. J'ai commandé à Mercure de me suivre sur l'heure afin de recevoir mes ordres. Et maintenant, abordons Alcmène.
SCÈNE II.
Jupiter, Alcmène.
ALCMÈNE, sans voir Jupiter.
Je ne puis tenir à la maison : être ainsi accusée par mon mari d'infidélité, d'impudeur, d'adultère ! Il nie à grand bruit ce qui est, il me reproche une faute ima- ginaire, et il croit que j'endurerai patiemment un tel affront ! Il est bien loin de compte, je ne prendrai pas si doucement ses infâmes calomnies ; je le quitterai, ou bien il me fera réparation, et de plus il jurera qu'il se repent des outrages dont il m'a chargée si mal à propos.
JUPITER, à part.
Il faut en passer par ce qu'elle exige, si je veux qu'elle accueille encore ma tendresse. Puisque ce que j'ai fait a mal tourné pour l'innocent Amphitryon et que mon amour lui a causé tant d'ennuis, il est juste qu'à mon tour, bien que je n'y sois pour rien, je porte la peine de sa colère et de ses injures contre Alcmène.
ALCMÈNE.
Mais je l'aperçois, celui qui accuse d'adultère et de déshonneur sa malheureuse femme.
JUPITER.
Un mot, chère Alcmène... Mais pourquoi te détourner ?
ALCMÈNE.
Je suis ainsi faite ; de ma vie je n'ai pu regarder mes ennemis en face.
JUPITER.
Tes ennemis ?
ALCMÈNE.
Oui, mes ennemis, à moins que vous ne m'accusiez encore de mensonge.
JUPITER.
Tu es donc bien farouche ?
Il veut l'embrasser.
ALCMÈNE.
Otez vos mains, je vous prie. Si vous étiez dans votre bon sens, si vous aviez votre raison, vous n'adresseriez aucune parole, ni sérieuse ni badine, à une femme que vous croyez, que vous proclamez infidèle. Il faut que vous soyez le plus fou de tous les hommes.
JUPITER.
Si je l'ai dit, tu n'es pas pour cela infidèle, je n'en crois rien, et je suis revenu pour me justifier à tes yeux. Rien ne m'a jamais fait plus de peine que de te savoir fâchée contre moi. Tu me demanderas pourquoi je t'ai traitée de la sorte ? Eh bien, je vais te l'expliquer. Sur mon âme, ce n'était pas que je te crusse infidèle ; j'ai voulu t'éprouver, voir ce que tu ferais, comment tu accepterais la chose. Ce n'était qu'un jeu, une plaisanterie : demande plutôt à Sosie.
ALCMÈNE.
Pourquoi n'amenez-vous pas mon parent Naucrate ? Il devait, disiez-vous, porter témoignage que vous n'étiez point venu ici.
JUPITER.
Faut-il donc prendre au sérieux ce qu'on a pu dire par badinage ?
ALCMÈNE.
Je sais bien ce que mon coeur en a souffert.
JUPITER.
Par cette main que j'embrasse, Alcmène, je t'en prie, je t'en conjure, accorde-moi ma grâce, pardonne-moi, ne sois plus en colère.
ALCMÈNE.
Ma vertu me mettait au-dessus de vos outrages. Vous ne me reprochez plus maintenant de m'être déshonorée, mais je ne veux plus m'exposer à des paroles déshonorantes. Adieu ; reprenez ce qui est à vous, rendez-moi ce qui m'appartient. Ne me faites-vous pas accompagner ? [ 21 Chez les anciens, jamais une femme de distinction ne paraissait en public sans être accompagnée.]
JUPITER.
Y penses-tu ?
ALCMÈNE.
Si vous me refusez, j'irai seule ; ma vertu sera ma compagne.
JUPITER.
Reste, je jurerai avec tous les serments que tu voudras que je crois à la fidélité de ma femme. Et si je ne suis pas sincère, puisses-tu, souverain Jupiter, être à jamais irrité contre Amphitryon !
ALCMÈNE.
Ah ! Qu'il le protège plutôt !
JUPITER.
N'en doute pas, car j'ai juré du fond du coeur... Eh bien, sommes-nous apaisée ?
ALCMÈNE.
Oui.
JUPITER.
À la bonne heure ! Dans la vie, on ne voit que cela tous les jours : des plaisirs, des chagrins. On se brouille, on se raccommode. Mais lorsqu'on a eu de ces petits démêlés et qu'on a fait la paix ensuite, on est deux fois plus amis qu'auparavant.
ALCMÈNE.
Tu n'aurais pas dû me parler comme tu l'as fait ; mais puisque tu répares le mal, il faut bien en prendre son parti.
JUPITER.
Fais préparer les vases destinés aux sacrifices ; je désire acquitter les voeux que j'ai faits à l'armée pour mon heureux retour.
ALCMÈNE.
Je vais y donner ordre.
JUPITER.
Çà, qu'on m'appelle Sosie, et qu'il aille chercher Blépharon, le pilote de notre vaisseau ; il dînera avec nous.
À part.
Il dînera par coeur, et quelle mine il fera quand je prendrai Amphitryon à la gorge pour le jeter hors d'ici !
ALCMÈNE, à part.
Je voudrais bien savoir ce qu'il se dit ainsi tout bas. Mais la porte s'ouvre : voici Sosie.
SCÈNE III.
Jupiter, Alcmène, Sosie.
SOSIE.
Me voici, Amphitryon ; commandez, j'exécuterai vos ordres.
JUPITER.
Tu viens à point nommé.
SOSIE.
Eh bien, la paix est donc faite ? Vous êtes rapatriés, à ce que je vois ; j'en ai l'âme toute joyeuse. Voilà comme doit être un bon serviteur ; il faut qu'il fasse comme ses maîtres, et qu'il compose son visage sur le leur : triste s'ils sont tristes, gai s'ils sont gais. Mais dites-moi, vous vous êtes raccommodés ?
JUPITER.
Tu veux rire ; ne savais-tu pas que ce que j'en disais était par plaisanterie ?
SOSIE.
Par plaisanterie ? Ma foi, j'ai bien cru que c'était pour tout de bon.
JUPITER.
J'ai plaidé ma cause, et la paix est conclue.
SOSIE.
À merveille.
JUPITER.
Je vais acquitter dans la maison les voeux que j'ai faits aux dieux.
SOSIE.
C'est sagement pensé.
JUPITER.
Toi, tu iras au vaisseau et tu inviteras de ma part le pilote Blépharon à venir dîner avec moi après le sacrifice.
SOSIE.
Je serai déjà de retour que vous me croirez encore lâ-bas.
JUPITER.
Hâte-toi.
Sosie sort.
ALCMÈNE.
Est-ce tout ? Je vais à l'instant même faire préparer ce qu'il faut.
JUPITER.
Va donc, et fais que tout soit prêt au plus vite.
ALCMÈNE.
Tu peux venir quand tu voudras ; j'aurai soin que rien ne tarde.
JUPITER.
C'est parler en bonne ménagère.
Alcmène sort.
La maîtresse et l'esclave y sont pris tous les deux ; ils me croient Amphitryon, et se trompent joliment. Toi maintenant, divin Sosie, à l'oeuvre. Tu entends mes paroles, bien que tu ne sois pas ici : arrange-toi pour éloigner Amphitryon quand il va revenir ; invente quelque stratagème. Je veux qu'il soit bafoué, tandis que je lui emprunte sa femme pour contenter mon caprice. Tu sais ce que je désire, fais-en ton affaire, et viens me servir pendant le sacrifice que je vais m'offrir à moi-même.
Il sort.
SCÈNE IV.
MERCURE.
Gare ! Gare ! Allons, tous, qu'on me fasse place, et que nul ne soit assez osé pour se tenir sur mon passage. Comment ! Moi qui suis dieu, je ne pourrais pas aussi bien qu'un misérable va- let de comédie menacer les gens qui hésitent à se ranger ? Cet esclave annonce ou l'heureuse arrivée d'un vaisseau, ou l'approche d'un vieillard en colère : moi j'obéis à Jupiter, c'est par son ordre que je viens ici. J'ai donc plus de droit à ce qu'on me laisse le chemin libre. Mon père m'appelle et j'accours docile à sa voix ; je suis pour lui ce qu'un bon fils doit être pour son père. Je l'aide dans ses amours, je l'encourage, je suis toujours là, plein de gaieté et de bons conseils. S'il est heureux, je nage dans la joie. Il aime, c'est bien fait, il a raison de suivre son inclination ; que chacun en fasse autant, pourvu que cela ne cause de tort à personne. Mon père veut qu'Amphitryon soit berné ; je m'en charge. Vous verrez, bonnes gens, comment je saurai m'y prendre. Je mettrai sur ma tête une couronne et ferai semblant d'être ivre, puis je m'installe là-haut, et de là je fais prendre le large à notre homme. S'il approche, je fais descendre sur lui de quoi l'humecter sans boire. Sosie son esclave en pâtira ; on l'accusera de mes prouesses ; eh ! Que m'importe ? Ne faut-il pas que j'obéisse à mon père et que je le serve à son gré ? Mais voici venir Amphitryon ; comme je vais le berner ! Vous, prêtez-nous seulement attention. J'entre et je prends mon costume de buveur, puis je grimpe sur la terrasse afin de l'éloigner d'ici. [ 22 Les anciens, dans leurs parties de plaisir, se couronnaient de fleurs.]
ACTE IV
SCÈNE I.
AMPHITRYON.
Je voulais trouver Naucrate, il n'est pas sur le vaisseau ; et ni chez lui ni dans la ville je ne rencontre personne qui l'ait vu. J'ai battu toutes les rues, les gymnases, les parfumeries, la bourse, le marché, l'Académie, les boutiques de droguistes, de barbiers, tous les temples enfin. Je me suis rompu de fatigue et n'ai pu mettre la main sur lui. Je retourne chez moi et vais encore tâcher de tirer d'Alcmène le nom du séducteur qui l'a déshonorée. Plutôt mourir que de renoncer à éclaircir aujourd'hui cette affaire. Mais la porte est fermée : à merveille ! cela répond assez bien au reste. Frappons. Holà, qu'on ouvre ! Hé ! Quelqu'un ! N'ouvrira-t-on pas ?
SCÈNE II.
Amphitryon, Mercure.
MERCURE.
Qui frappe ?
AMPHITRYON.
C'est moi.
MERCURE.
Qui, moi ?
AMPHITRYON.
Moi, te dis-je.
MERCURE.
Il faut que tu sois maudit de Jupiter et de tous les dieux pour venir ainsi démantibuler notre porte.
AMPHITRYON.
Comment cela ?
MERCURE.
Parce que, tant que tu vivras, ils feront de toi un misérable.
AMPHITRYON.
Sosie !
MERCURE.
Eh bien oui, je suis Sosie ; ne crains-tu pas que je l'aie oublié ? Que veux-tu ?
AMPHITRYON.
Comment ! Bourreau, tu oses me demander ce que je veux ?
MERCURE.
Oui, je te le demande. La peste de l'animal ! il a presque brisé les gonds de la porte. Crois tu donc qu'on nous en fournisse aux frais de l'État ? Qu'as-tu à me regarder, imbécile ? Que veux-tu ? Qui es-tu ?
AMPHITRYON.
Qui je suis, maraud ? Tes épaules ont usé déjà plus d'une verge ; mais gare aux étrivières ! il t'en cuira pour ces belles paroles.
MERCURE.
J'imagine que tu étais passablement prodigue dans ta jeunesse.
AMPHITRYON.
Comment cela ?
MERCURE.
Puisque sur tes vieux jours tu en es réduit à mendier des coups.
AMPHITRYON.
Vil coquin, tu payeras cher tes insolences.
MERCURE.
Je t'offre un sacrifice.
AMPHITRYON.
Et lequel ?
MERCURE.
Je t'immole à la déesse Infortune. [ 23 Tout ce qui suit, jusqu'à la fin de la quatrième scène, est considéré comme suspect par la plupart des éditeurs ; mais nous ne voyons aucune raison décisive de prononcer que ces vers ne sont pas de Plaute.]
AMPHITRYON.
Vraiment, maître pendard ? À moins que les dieux ne me fassent subir quelque métamorphose, j'aurai soin que tu sois chargé de nerfs de boeuf et offert en holocauste à Saturne. Ah ! Je le jure, la torture, la croix... Allons, qu'on sorte, coquin ! [ 24 Ce trait est dirigé contre les Carthaginois, qui sacrifiaient des enfants à Saturne.]
MERCURE.
Vieux fantôme, crois-tu me faire peur avec tes menaces ? Si tu ne détales au plus vite, si tu frappes encore, si seulement tu touches la porte du petit doigt, je t'aplatis la tête avec cette tuile, et te fais cracher ta langue avec tes dents.
AMPHITRYON.
Toi, coquin, m'empêcher d'entrer chez moi, de frapper à ma porte ! tiens, je vais l'arracher des gonds.
MERCURE.
Encore ?
AMPHITRYON.
Oui, encore.
MERCURE.
Attrape.
Il lui jette une tuile.
AMPHITRYON.
Misérable, à ton maître ! Ah ! si je te tiens une bonne fois aujourd'hui, je t'accommoderai de telle sorte que tu ne l'oublieras de ta vie.
MERCURE.
Pauvre vieux, tu viens de fêter Bacchus.
AMPHITRYON.
Que signifie ?
MERCURE.
Puisque tu me prends pour ton esclave.
AMPHITRYON.
Comment, pour mon esclave ?
MERCURE.
La peste t'étouffe, je ne connais de maître qu'Amphitryon.
AMPHITRYON.
Ai-je donc changé de figure ? Sosie ne me reconnaît pas, c'est étrange. Interrogeons-le. Dis-moi, de qui ai-je bien l'air ? Ne suis-je pas Amphitryon ?
MERCURE.
Amphitryon ? Es-tu fou ? Ne t'ai-je pas bien dit, bonhomme, que tu venais de fêter Bacchus, puisque tu demandes à un autre qui tu es ? Va-t'en, crois-moi, et ne viens pas faire de tapage ici, tandis qu'Amphitryon, à peine revenu de la guerre, s'en donne avec son épouse.
AMPHITRYON.
Avec quelle épouse ?
MERCURE.
Avec Alcmène.
AMPHITRYON.
Qui cela ?
MERCURE.
Combien de fois faut-il te le dire ? Amphitryon ? Mon maître. Çà, laisse-nous la paix.
AMPHITRYON.
Avec qui est-il couché ?
MERCURE.
Il t'en coûtera gros de railler de la sorte.
AMPHITRYON.
Réponds, de grâce, mon petit Sosie.
MERCURE.
Voyez le patelinage ! Eh bien donc, avec Alcmène.
AMPHITRYON.
Dans la même chambre ?
MERCURE.
Bien plus, je pense qu'ils se touchent de fort près.
AMPHITRYON.
Ah ! Malheureux !
MERCURE, à part.
Il se plaint, quand il a tout bénéfice ; vous prêtez votre femme, n'est-ce pas comme si vous trouviez à faire défricher un mauvais terrain ?
AMPHITRYON.
Sosie !
MERCURE.
Le ciel te confonde ! Eh bien, Sosie ?
AMPHITRYON.
Ne me reconnais-tu pas, bourreau ?
MERCURE.
Si fait, je te reconnais pour un fâcheux personnage ; mais cesse de chercher querelle.
AMPHITRYON.
Encore un coup, ne suis-je pas Amphitryon, ton maître ?
MERCURE.
Tu es Bacchus, et non Amphitryon. Combien de fois faut-il te le dire ? Veux-tu l'entendre encore ? Mon Amphitryon est couché avec Alcmène, qu'il tient dans ses bras. Si tu continues, je vais le faire venir, et tu t'en repentiras.
AMPHITRYON.
Appelle-le, c'est ce que je souhaite.
À part.
Ah ! fassent les dieux que pour prix de mes services je ne perde pas aujourd'hui, tout à la fois patrie, maison, femme, esclaves, tout, jusqu'à ma figure même !
MERCURE.
Je vais donc le chercher ; mais en attendant laisse la porte en repos. Si tu nous importunes encore, rien ne te soustraira au régal que je t'apprête.
Il rentre.
SCÈNE III.
Amphitryon, Blépharon, Sosie.
AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie.
Dieux puissants ! Quel vertige s'est emparé de toute ma maison ! Que de prodiges depuis mon retour ! Ah ! c'est bien vrai ce que l'on raconte de ces Athéniens métamorphosés en Arcadie, qui gardèrent les traits de bêtes féroces, et jamais ne furent reconnus de leurs parents.
BLÉPHARON, sans voir Amphitryon.
Que me disais-tu là, Sosie ? Voilà d'étranges merveilles. Ainsi tu as trouvé à la maison un autre Sosie qui te ressemble ?
SOSIE.
Rien n'est plus vrai. Mais qui sait ? puisqu'il est sorti de moi un autre Sosie, et de mon maître un second Amphitryon, peut-être bien aurez-vous engendré aussi un Blépharon. Plût aux dieux que, pour vous en convaincre, vous eussiez comme moi le corps roué de coups, les dents cassées et le ventre creux ! Car ce moi qui est là-bas, cet autre Sosie, m'a rossé de main de maître.
BLÉPHARON.
Je n'en reviens pas. Mais allongeons le pas, car, à ce que je vois, Amphitryon nous attend, et mon ventre gronde, tant il est vide.
AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie.
Mais pourquoi chercher des exemples étrangers ? Ne raconte-t-on pas sur l'origine des Thébains des choses plus que merveilleuses ? Le héros envoyé à la recherche d'Europe, vainqueur du monstre engendré de Mars, fit naître soudain, en semant, les dents du dragon, des ennemis qui se livrèrent bataille. Le frère heurtait le frère de la lance et du casque. Les champs de l'Épire ont vu ramper l'auteur de notre race et la fille de Vénus[26], métamorphosés en serpents. Ainsi l'a ordonné du haut du ciel le souverain Jupiter ; ainsi le veut le destin. Tous les grands hommes de notre maison, pour prix de leurs brillants exploits, sont en butte aux plus cruels malheurs. Cette destinée pèse sur moi à mon tour ; je devais endurer les coups de l'adversité, épuiser des souffrances qui dépassent les forces de l'homme.
SOSIE.
Blépharon !
BLÉPHARON.
Qu'est-ce ?
SOSIE.
Je crains que cela ne tourne mal.
BLÉPHARON.
Comment cela ?
SOSIE.
Regardez, le maître de la maison se promène comme un client, devant la porte fermée.
BLÉPHARON.
Ce n'est rien ; il marche pour gagner de l'appétit.
SOSIE.
C'est un habile homme, il a fermé la porte de peur de le laisser échapper.
BLÉPHARON.
Que chantes-tu là ?
SOSIE.
Je ne chante ni n'aboie. Mais croyez-moi, observez-le. Je ne sais quelle histoire il se débite à lui-même ; d'ici je pourrai entendre ce qu'il dit ; n'avancez pas.
AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie.
Ah ! Je crains bien que les dieux ne veuillent me faire expier ma victoire. Voilà toute ma maison sens dessus dessous ; ma femme infidèle, adultère : son infamie me fera mourir. Mais cette coupe ! C'est étrange ; le sceau était pourtant bien intact. D'ailleurs, elle m'a redit nos batailles, Ptérélas attaqué par moi et bravement immolé de ma main... Bah ! Je connais le tour ; c'est un trait de Sosie, qui aujourd'hui encore a eu l'audace de me tenir tête et de me fermer la porte.
SOSIE.
Il parle de moi, mais il n'en parle guère à mon goût.
À Blépharon.
De grâce, n'abordons pas notre homme avant qu'il ait laissé voir ce qu'il a sur le coeur.
BLÉPHARON.
Comme tu voudras.
AMPHITRYON.
Si je mets aujourd'hui la main sur le pendard, je lui apprendrai à tromper son maître, à se jouer de lui, à le menacer.
SOSIE.
Vous entendez ?
BLÉPHARON.
J'entends.
SOSIE.
Voilà une aventure qui retombera sur mes épaules. Allons, il faut lui parler. Connaissez-vous le proverbe ?
BLÉPHARON.
Je ne sais ce que tu veux dire ; mais je devine à peu près ce qui t'attend.
SOSIE.
C'est un vieil adage que l'attente et la faim échauffent la bile.
BLÉPHARON.
C'est vrai. Eh bien, abordons-le, et vivement. Amphitryon !
AMPHITRYON.
C'est la voix de Blépharon.
À part.
Que peut-il me vouloir ? N'importe, il arrive à propos pour convaincre ma coquine de femme.
À Blépharon.
Qu'est-ce qui vous amène, Blépharon ?
BLÉPHARON.
Eh ! Avez-vous si vite oublié que vous envoyâtes Sosie à bord dès le point du jour, pour me prier de venir dîner avec vous ?
AMPHITRYON.
Moi ! je n'y ai pas même songé. Mais où est le maraud ?
BLÉPHARON.
Qui ?
AMPHITRYON.
Sosie.
BLÉPHARON.
Le voilà.
AMPHITRYON.
Où ?
BLÉPHARON.
Devant vos yeux ; ne le voyez-vous pas ?
AMPHITRYON.
C'est que la colère m'aveugle, tant il m'a mis hors de moi aujourd'hui. Oh ! Je vais t'assommer et tu ne m'échapperas pas. Laissez-moi, Blépharon.
BLÉPHARON.
Un mot, je vous prie.
AMPHITRYON.
Parlez, j'écoute.
À Sosie.
Quant à toi, tiens !
Il le bat.
SOSIE.
Qu'ai-je fait ? Ne suis-je pas arrivé assez tôt ? Je n'aurais pu aller plus vite, quand même j'aurais emprunté les ailes de Dédale.
BLÉPHARON.
Eh là, ne le battez pas ; nous ne pouvions faire de plus grandes enjambées.
AMPHITRYON.
Qu'il ait couru comme un lièvre ou rampé comme une tortue, je veux le faire périr, le scélérat !
Il bat Sosie.
Tiens, voilà pour la terrasse ! Voilà pour les tuiles ! Voilà, pour la porte fermée ! Voilà pour t'être moqué de ton maître ! Voilà pour tes impertinences !
BLÉPHARON.
Mais enfin que vous a-t-il fait ?
AMPHITRYON.
Vous le demandez ! il m'a fermé la porte, et du haut de cette terrasse il m'a empêché d'entrer à la maison.
SOSIE.
Moi ?
AMPHITRYON.
Toi. Et de quoi me menaçais-tu, si je heurtais ? Nieras-tu, bélître ?
SOSIE.
Certes, je nie. Mais voilà un bon témoin, Blépharon, avec qui je suis venu. Vous m'avez envoyé tout exprès pour l'inviter et le ramener.
AMPHITRYON.
Qui est-ce qui t'a envoyé, coquin ?
SOSIE.
Celui qui me le demande.
AMPHITRYON.
Et quand cela ?
SOSIE.
Tantôt, il y a un bon moment, quand voue vous êtes raccommodé avec votre femme.
AMPHITRYON.
Bacchus t'a troublé la cervelle.
SOSIE.
Puissé-je ne rencontrer aujourd'hui ni Bacchus ni Cérès ! Vous aviez ordonné de préparer les vases pour le sacrifice, et vous m'avez envoyé chercher Biépharon pour dîner avec vous.
AMPHITRYON.
Que je meure, Blépharon, si je suis entré ici aujourd'hui, ou si j'ai envoyé ce fripon.
À Sosie.
Parle, où m'as-tu laissé ?
SOSIE.
Au logis, avec Alcmène votre femme. En vous quittant, je vole au port, j'invite Blépharon de votre part. Nous arrivons, et je ne vous avais pas vu depuis.
AMPHITRYON.
Avec ma femme, scélérat ! Ah ! comme je vais t'étriller !
SOSIE.
Blépharon !
BLÉPHARON.
Amphitryon, pour me faire plaisir, lâchez-le, et écoutez-moi.
AMPHITRYON.
Eh bien, je le lâche et je vous écoute.
BLÉPHARON.
Il m'a parlé tout à l'heure d'étranges prodiges. Peut-être un enchanteur, un magicien, a-t-il jeté un sort sur toute votre maison : informez-vous, voyez ce qu'il en est, et ne maltraitez pas ce pauvre garçon avant d'avoir éclairci la chose.
AMPHITRYON.
Vous avez raison. Allons, vous me sertirez de témoin contre ma femme.
SCÈNE IV.
Jupiter, Amphitryon, Sosie, Blépharon.
JUPITER.
Qui donc a frappé si brutalement à ma porte ? Elle est presque arrachée des gonds ! Et qui fait depuis si longtemps cet affreux vacarme devant ma demeure ? S'il me tombe sous la main, je le sacrifie aux mânes des Téléboens. Rien ne me réussit aujourd'hui, comme on dit. J'ai quitté Blépharon et Sosie pour chercher Naucrate mon parent ; je ne l'ai pas trouvé, et je ne sais ce que les autres sont devenus... Eh ! Je les aperçois ; allons à leur rencontre, et voyons ce qu'ils savent de nouveau.
SOSIE.
Blépharon, celui qui sort de la maison est mon maître ; l'autre est un enchanteur.
BLÉPHARON.
Grand Jupiter ! Que vois-je ? Ce n'est pas celui-ci, c'est celui-là qui est Amphitryon ; si celui-ci l'est,
Montrant Amphitryon.
Celui-là ne peut l'être.
Montrant Jupiter.
À moins qu'il ne soit double.
JUPITER.
Voilà Blépharon avec Sosie ; je les aborderai le premier. Te voilà donc enfin, Sosie ? J'ai faim.
SOSIE, à Blépharon.
Ne vous disais-je pas que celui-ci.
Montrant Amphitryon.
... est un enchanteur ?
AMPHITRYON.
Non, non, citoyens de Thèbes, c'est celui-ci.
Montrant Jupiter.
C'est lui qui, dans ma propre maison, a séduit ma femme, c'est lui qui a apporté le déshonneur à mon foyer.
SOSIE, à Jupiter.
Maître, si vous avez faim, moi je suis rassasié de coups de poing.
AMPHITRYON.
Tu continues, misérable ?
SOSIE.
Va te faire pendre, sorcier !
AMPHITRYON.
Moi sorcier ! Tiens !
Il le frappe.
JUPITER.
Que signifie cette brutalité, étranger ? Frapper un homme qui est à moi !
AMPHITRYON.
À toi ?
JUPITER.
Oui, à moi.
AMPHITRYON.
Tu mens.
JUPITER.
Entre, Sosie ; et tandis que je l'immole, fais apprêter le dîner.
SOSIE.
J'y vais. Amphitryon, je pense, va régaler Amphitryon comme l'autre Sosie ce matin a régalé le Sosie que voici. Mais tandis qu'ils s'empoignent, allons faire un tour à la cuisine, nettoyer les plats et vider les flacons.
JUPITER.
Tu dis que j'en ai menti ?
AMPHITRYON.
Oui, tu en as menti, infâme, qui viens bouleverser ma maison.
JUPITER.
Je te tordrai le cou pour cette insolence.
Il le bat.
AMPHITRYON.
Ah ! Aïe !
JUPITER.
Il ne fallait pas, t'y exposer.
AMPHITRYON.
Au secours, Blépharon !
BLÉPHARON.
Ils se ressemblent tellement que je ne sais au-quel venir en aide ; faisons pourtant de notre mieux pour les séparer. Amphitryon, ne tuez pas Amphitryon ; lâchez-lui le cou, je vous en prie.
JUPITER.
Tu l'appelles Amphitryon ?
BLÉPHARON.
Pourquoi pas ? Il n'y en avait qu'un, qui est doublé maintenant. Vous prétendez l'être, mais il n'en a pas moins gardé les traits. En attendant, lâchez-lui le cou, je vous en prie.
JUPITER.
C'est fait ; mais dites-moi, vous semble-t-il que ce soit là Amphitryon ?
BLÉPHARON.
Autant l'un que l'autre.
AMPHITRYON.
Ô souverain Jupiter ! Comment m'avez-vous pris aujourd'hui ma figure ? Mais questionnons encore. Tu es Amphitryon ?
JUPITER.
Le nies-tu donc ?
AMPHITRYON.
Oui, je le nie ; il n'y a pas dans Thèbes un autre Amphitryon que moi.
JUPITER.
C'est-à-dire qu'il n'y en a pas d'autre que moi-même. Soyez-en juge, Blépharon.
BLÉPHARON.
Je veux bien tâcher de tirer la chose au clair.
À Amphitryon.
Vous, répondez d'abord.
AMPHITRYON.
Volontiers.
BLÉPHARON.
Avant de livrer bataille aux Taphiens, que m'avez-vous recommandé ?
AMPHITRYON.
De tenir le vaisseau prêt, et de ne pas abandonner un moment le gouvernail.
JUPITER.
Afin que, si les nôtres prenaient la fuite, je pusse m'y réfugier en sûreté.
BLÉPHARON.
Ensuite ?
AMPHITRYON.
Que l'on veillât sur ma bourse, qui était bien garnie.
JUPITER.
Combien y avait-il dedans ?
BLÉPHARON.
Taisez-vous, s'il vous plaît, c'est à moi d'interroger. Savez-vous la somme ?
JUPITER.
Cinquante talents attiques. [ 25 Le talent attique est une monnaie.]
BLÉPHARON.
Il dit les choses de point en point.
À Amphitryon.
Et vous, combien de philippes ? [ 26 Philippe : Pièce d'or macédonienne.]
AMPHITRYON.
Deux mille.
JUPITER.
Et deux fois autant d'oboles. [ 27 Obole : monnaie.]
BLÉPHARON.
Ils y sont tous les deux ; assurément il y en avait un caché au fond de la bourse.
JUPITER.
Un instant. Ce bras, comme vous savez, a immolé le roi Ptérélas ; j'ai enlevé ses dépouilles, et rapporté dans une cassette la coupe dont il se servait, et je l'ai donnée à ma femme, avec qui je me suis baigné, j'ai sacrifié et j'ai couché aujourd'hui.
AMPHITRYON.
Ah ! Qu'entends-je ? Je ne me possède plus. Je dors les yeux ouverts, je rêve tout éveillé, je meurs tout vivant et en pleine santé. Je suis pourtant cet Amphitryon, petit-fils de Gorgophone, général des Thébains, le bras droit de Créon, le vainqueur des Téléboens ; c'est moi qui, à force de valeur, ai triomphé des Acarnaniens, des Taphiens et de leur roi, et qui leur ai donné pour chef Céphale, fils du grand Dionée.
JUPITER.
C'est moi qui, par mes armes et mon courage, ai exterminé les brigands meurtriers d'Électryon et des frères de ma femme, ces pirates qui infestaient les eaux de l'Ionie et de la Crète et la mer Égée, et dévastaient l'Achaïe, l'Étolie, la Phocide.
AMPHITRYON.
Dieux immortels ! C'est à peine si j'ose m'en croire, tant il raconte exactement tout ce que j'ai fait. Qu'en dites-vous, Blépharon ?
BLÉPHARON.
Il n'est plus qu'un signe qui puisse tout éclaircir. Si vous l'avez tous les deux, ma foi, soyez tous les deux Amphitryon.
JUPITER.
Je sais ce que vous voulez dire : n'est-ce pas la Patrice de la blessure que Ptérélas m'a faite au bras droit ?
BLÉPHARON.
C'est cela même.
AMPHITRYON.
À merveille.
JUPITER.
La voyez-vous ? Là, regardez.
BLÉPHARON.
Découvrez-vous, que j'examine.
JUPITER.
C'est fait, tenez.
BLÉPHARON.
Grand Jupiter ! Que vois-je ? Ils ont tous les deux le signe au bras droit, juste à la même place ; une cicatrice à peine fermée, moitié rouge et moitié noire. Je suis au bout de mon rouleau, le juge est à quia ; et ne sait où donner de la tête... Débrouillez-vous ensemble ; moi, je m'en vais, j'ai affaire. Je ne crois pas de ma vie avoir vu tant de prodiges. [ 28 C'est ici que recommence le texte non contesté.]
AMPHITRYON.
Blépharon, de grâce, assistez-moi, ne partez pas.
BLÉPHARON.
Serviteur. Que ferez-vous de mon assistance ? Je ne sais auquel des deux je la dois.
Il sort.
JUPITER.
Je rentre ; Alcmène va accoucher.
Il sort.
SCÈNE V.
AMPHITRYON.
C'est fait de moi, malheureux ! Que devenir ? voilà que mes défenseurs, mes amis m'abandonnent. Ah ! Qu'il soit ce qu'il voudra, mais il ne se sera pas joué de moi impunément. Je vais le mener droit au roi à qui je conterai toute l'aventure. Par Pollux, avant que le soleil se couche, je serai vengé de ce sorcier de Thessalie, qui a détraqué la cervelle à tous mes gens. Mais où est-il ? Il est rentré, il est retourné sans doute près de ma femme. Trouverait-on à Thèbes un homme plus à plaindre que moi ? Que faire ? personne ne me reconnaît, tout le monde me raille et me bafoue. Allons, forçons la porte, et tout ce que nous trouverons, homme, servante, esclave, femme, amant, père, aïeul, égorgeons-le sur place. Jupiter et tous les dieux auraient beau faire, ils ne me retiendront pas. Ma résolution est prise, et je l'accomplirai ; entrons sans plus de retard.
On entend le tonnerre : Amphitryon se jette la face contre terre.
ACTE V
SCÈNE I.
Bromia, Amphitryon.
BROMIA.
Plus d'espoir, plus de ressources ! La vie s'éteint dans ma poitrine ; tout ce que mon coeur renfermait de courage, je l'ai perdu. Mer, terre, ciel, tout semble se réunir pour m'écraser, m'anéantir. Ah ! Malheureuse ! que vas-tu devenir ? Que de prodiges dans notre maison ! Infortunée !... Ah ! je me trouve mal ; de l'eau !... C'est fait de moi, je suis morte. Ma pauvre tête !... Je n'entends, je ne vois plus rien. Je suis la plus misérable des femmes, il n'en est pas une plus digne que moi de pitié. Et ma maitresse, quel désarroi ! Dès qu'elle se sent en mal d'enfant, elle implore les dieux. Aussitôt quel bruit ! Quel fracas ! Quel tintamarre ! Quels éclats de tonnerre ! Et si soudains, et si redoublés, et d'une telle violence ! Chacun alors tombe la face contre terre, et l'on entend je ne sais quelle voix puissante qui s'écrie : « Alcmène, voici de l'aide, ne crains rien ; c'est un habitant du ciel, un ami de toi et des tiens., Debout, vous tous que la terreur a renversés. » J'étais tombée, je me relève ; j'ai cru que la maison brûlait, tant elle était resplendissante. Alcmène m'appelle, sa voix me donne le frisson. Cependant la crainte de ma maitresse l'emporte ; je cours, pour savoir d'elle ce qu'elle veut, et je vois deux fils jumeaux qu'elle vient de mettre au jour sans que nul de nous s'en soit aperçu ou s'y soit attendu.
Apercevant Amphitryon.
Mais qu'est-ce ? Qui est ce vieillard étendu devant notre maison ? Jupiter l'aurait-il frappé ? En vérité, je le crois, car il est immobile comme s'il était mort. Voyons si je le reconnaîtrai. Ah ! C'est Amphitryon mon maître. Amphitryon !
AMPHITRYON.
Je suis mort !
BROMIA.
Levez-vous.
AMPHITRYON.
Je ne vis plus.
BROMIA.
Donnez-moi la main.
AMPHITRYON.
Qui me touche ?
BROMIA.
Bromia, votre servante.
AMPHITRYON.
Je suis tout tremblant ; Jupiter a tonné sur moi. Il me semble que je reviens des bords de l'Achéron. Mais pourquoi es-tu sortie ?
BROMIA.
Nous avons été saisies de la même épouvante ; j'ai vu dans votre maison des prodiges si étonnants ! Malheur à moi, Amphitryon ! je ne sais encore où j'en suis.
AMPHITRYON.
Çà, tire-moi d'affaire. Vois-tu bien que je suis ton maître Amphitryon ?
BROMIA.
Sans doute.
AMPHITRYON.
Regarde-moi encore.
BROMIA.
Je vous reconnais.
AMPHITRYON.
De toute la maison, il n'y a qu'elle qui ait conservé son bon sens.
BROMIA.
Nous l'avons conservé tous, assurément.
AMPHITRYON.
Mais ma femme, son infamie me fait perdre la tête.
BROMIA.
Je vous ferai tenir un autre langage Amphitryon, et vous conviendrez que vous avez une honnête et chaste femme. En deux mots, je vous en donnerai la preuve. D'abord Alcmène est accouchée de deux fils.
AMPHITRYON.
Deux, dis-tu ?
BROMIA.
Oui, deux.
AMPHITRYON.
Les dieux me protègent.
BROMIA.
Laissez-moi parler, et vous verrez que tous les dieux vous sont favorables, à votre femme et à vous.
AMPHITRYON.
Parle.
BROMIA.
Le travail d'Alcmène commençait, elle sentait dans son sein les premières douleurs ; elle appelle à son aide les dieux immortels, après s'être lavé les mains et couvert la tête. Soudain éclate un terrible coup de tonnerre, nous pensons que le toit s'écroule. La maison resplendit, tout comme si elle était d'or.
AMPHITRYON.
Allons, achève vite, quand tu te seras assez jouée de moi. Qu'arriva-t-il ensuite ?
BROMIA.
Cependant nul de nous n'entendait votre femme se plaindre ou gémir : elle était délivrée sans douleur.
AMPHITRYON.
J'en suis ravi, quels que soient ses torts envers moi.
BROMIA.
Laissez cela, écoutez plutôt la suite. Aussitôt accouchée, elle nous ordonne de laver les deux enfants : mais celui que je lavais, qu'il est grand ! Qu'il est fort ! Pas une de nous n'a pu l'emmailloter.
AMPHITRYON.
Voilà qui est bien étrange. Si tu dis vrai, je ne doute plus qu'un dieu ne soit venu en aide à ma femme.
BROMIA.
Vous n'êtes pas au bout de vos étonnements. À peine l'avait-on couché dans son berceau, que deux serpents énormes descendent du toit dans la chambre, dressent leur crête menaçante.
AMPHITRYON.
Dieux !
BROMIA.
Ne craignez rien. Ils commencent par promener sur nous leurs regards ; puis, dès qu'ils ont aperçu les enfants, ils s'élancent vers le berceau. Moi, je le tirais et le poussais en avant, en arrière, de ci, de là, tremblant pour les enfants, épouvantée pour moi-même ; mais les serpents ne .nous en poursuivent qu'avec plus de rage. Soudain le plus fort des deux enfants les aperçoit, se jette brusquement hors de son berceau, court à eux, et plus prompt que la pensée, en saisit un de chaque main.µ
AMPHITRYON.
Se peut-il ? Ton récit me glace d'effroi, et mon pauvre corps frissonne à chacune de tes paroles. Mais que se passe-t-il ensuite ? Continue.
BROMIA.
L'enfant étouffe les deux serpents. Sur ces entrefaites une voix retentissante appelle ton Alcmène...
AMPHITRYON.
Quelle voix ?
BROMIA.
Celle du souverain maître des dieux et des hommes, la voix de Jupiter. Il dit qu'il était entré secrètement dans le lit d'Alcmène ; que celui des deux enfants qui venait de tuer les serpents était son fils, et que l'autre était le tien.
AMPHITRYON.
Sur ma vie, je ne regrette pas d'être en communauté avec Jupiter. Rentre et fais-moi préparer les vases sacrés ; je veux que de nombreuses victimes m'assurent la faveur du maître des dieux. J'appellerai le devin Tirésias et le consulterai sur ce que je dois faire ; il saura tout de point en point. Mais qu'entends-je ? quel coup de tonnerre ! Dieux, soyez-moi propices.
SCÈNE II.
Jupiter, Amphitryon.
JUPITER.
Rassure-toi, Amphitryon, je viens te protéger toi et les tiens. Tu n'as rien à redouter : laisse là les devins et les aruspices ; ce qui est arrivé, ce qui doit arriver encore, je te le dirai bien mieux qu'eux, moi Jupiter. D'abord j'ai usurpé les faveurs d'Alcmène et dans mes embrassements elle a conçu un fils. Toi aussi, tu la laissas grosse en partant pour l'armée : elle vient d'accoucher en même temps de deux jumeaux. L'un, celui qui est formé de mon sang, te couvrira par ses exploits d'une gloire immortelle. Recommence à vivre, comme autrefois, en bonne intelligence avec ton Alcmène ; elle n'a pas mérité tes reproches, elle a cédé à ma toute-puissance. Et moi je retourne au ciel.
SCÈNE III.
AMPHITRYON.
Je ferai ce que tu m'ordonnes, et je te supplie de remplir tes promesses. Je vais rejoindre ma femme, et bonsoir au vieux Tirésias... Maintenant, spectateurs, applaudissez de toutes vos forces en l'honneur du grand Jupiter.
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Notes
[1] On récompensait l'acteur qui avait le mieux joué son rôle ; il était donc naturel que les cabales fussent interdites.
[2] Autre artiste : Musiciens, chanteurs, décorateurs, danseurs, etc.
[3] Téléboens : Ou habitants de Taphos. Ils avaient égorgé les frères d'Alcmène, et ce fut le sujet de la guerre.
[4] Les rues étaient peu sûres la nuit ; des bandes de jeunes débauchés les parcouraient en insultant les passants attardés.
[5] Triumvirs : Magistrats chargés de la police, avec leurs huit licteurs.
[6] Nocturnus : Le dieu de la nuit.
[7] Quintus : Le prénom romain Quintus signifie cinquième.
[8] Fameuse traite : Plaisanterie peu délicate. Le sens a été très contesté, mais nous paraît cependant fort clair. Mercure sent la sueur d'un homme qui a fait un long trajet.
[9] Corne : C'est-à-dire toi qui portes une lanterne.
[10] Associé : Jeu de mots sur socium (associé) et Sosiam.
[11] Port Persique : Anachronisme ; c'est seulement plus tard, et après les guerres médiques, que la mer d'Eubée s'appela quelquefois mer Persique.
[12] Allusion aux jeux qui se célébraient aux funérailles des personnages d'importance. Ludos facere signifie à la fois célébrer des jeux et se moquer. Voyez le Revenant, Acte II, scène I.
[13] Bonnet : Les esclaves que l'on affranchissait se faisaient raser les cheveux.
[14] Voua avez compris : Ces mots s'adressent aux spectateurs.
[15] Chez les Romains, on déposait à terre l'enfant qui venait de naitre ; si le père le reconnaissait comme sien, il le relevait et le prenait dans ses bras.
[16] L'autre : Junon.
[17] Il y a ici un jeu de mots intraduisible : malum, selon que la première syllabe est brève ou longue, signifie malheur ou fruit. Alcmène menace Sosie de coups, malum ; Sosie répond qu'on apprêtera à Alcmène des fruits (grenades, malum) pour la ranimer si elle perd connaissance ; mais la même phrase peut signifier que c'est elle qui recevra les coups.
[18] Les anciens mangeaient à moitié couchés sur des lits.
[19] Il y a dans tout ce passage un jeu de mots fort grossier : testis a la double signification, que l'on connaît.
[20] Gens : Des prisonniers qu'Amphitryon ramenait avec lui.
[21] Chez les anciens, jamais une femme de distinction ne paraissait en public sans être accompagnée.
[22] Les anciens, dans leurs parties de plaisir, se couronnaient de fleurs.
[23] Tout ce qui suit, jusqu'à la fin de la quatrième scène, est considéré comme suspect par la plupart des éditeurs ; mais nous ne voyons aucune raison décisive de prononcer que ces vers ne sont pas de Plaute.
[24] Ce trait est dirigé contre les Carthaginois, qui sacrifiaient des enfants à Saturne.
[25] Le talent attique est une monnaie.
[26] Philippe : Pièce d'or macédonienne.
[27] Obole : monnaie.
[28] C'est ici que recommence le texte non contesté.