L'ABSENCE

COMÉDIE VAUDEVILLE EN UN ACTE

REPRÉSENTÉE, POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, SUR LE THÉÂTRE DU GYMNASE DRAMATIQUE, le 18 mars 1823

PRIX : 1 FRANC 50 CENT.

1823.

PAR MM. PICARD et ***

PARIS, CHEZ J-N BARBA, LIBRAIRIE, ÉDITEUR DES OEUVRES de MM. PIGAULT-LEBRUN, PICARD et ALEX. DUVAL, PALAIS ROYAL, DERRIÈRE LE THÉÂTRE FRANÇAIS, n°15.

IMPRIMERIE DE HOCQUET.


© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 17:30:57.


PERSONNAGES, ACTEURS.

RIGOBERT, musicien M. GONTIER.

UN VOYAGEUR INCONNU. M. EMILE.

MONSIEUR BARDOU, jeune oisif M. ROUSSEL.

MONSIEUR VALENTIN, luthier, marchand de musique M. NESTOR.

MADAME VALENTIN, sa femme Mme GREVEDON.

MADAME GERVAUT, veuve, maîtresse d'auberge Mme KUNTZ.

THÉRÈSE, nièce de Mme. GERVAUT. Mme. DORMEUIL.

.La scène se posée, dans une ville de province.


L'ABSENCE

Le Théâtre représente une promenade publique, à l'entrée de la ville,- sur un des cotés, on voit un grand hôtel garni.

SCÈNE PREMIÈRE.
Rigobèrï, Le Voyageur.

Rigobert entre seul. Il est vêtu en voyageur ; il porte son porte-manteau, et un violon dans son étui.

RIGOBERT.

M'y voilà donc enfin ! Après dix ans d'absence ! Me voilà de retour dans ce pays, où j'ai passé de si doux moments... où j'ai fait tant d'étourderies... C'est bien cela ! On a bâti ! Il y a des changements !

Au voyageur.

Eh ! Arrivez donc, mon cher compagnon de voyage !

LE VOYAGEUR, suivi d'un commissionnaire portant ses paquets.

Je peux à peine vous suivre, mon jeune ami !...

Au commissionnaire.

Portez mes paquets dans cette auberge, et demandez une jolie chambre pour moi.

RIGOBERT.

Retenez-en une aussi pour moi... Portez mes paquets... Prenez garde à ma musique, à mon violon !... Parbleu, Monsieur, je me félicite bien d'avoir trouvé place dans ce voiturin, où je vous ai rencontré à vingt lieues d'ici ; c'est un charme de voyager avec des personnes aimables, spirituelles, et d'une conversation amusante.   [ 1 Voiturin : Celui qui loue à des voyageurs des voitures attelées et qui les conduit ; il ne se dit que pour le midi de la France et pour l'Italie. [L]]

LE VOYAGEUR.

Monsieur, l'utile et l'agréable sont pour ceux qui voyagent avec vous...

À part.

Suivons mon plan... Observons, et gardons le plus strict incognito.

RIGOBERT.

Que j'ai de plaisir à me retrouver ici !

LE VOYAGEUR.

À tous les coeurs bien nés, que la patrie est chère » !  [ 2 Citation de Heinrich Heine (1797-1856). ]

N'est-ce pas, mon jeune ami... que je n'ai pas l'honneur de connaître ?

RIGOBERT.

Vous vous trompez... Cette ville n'est pas ma patrie... Je suis de Paris... Je ne suis pas mystérieux comme vous, moi... Je suis un bon enfant... Je vous l'ai déjà dit en route, mon cher compagnon de voyage... Je me nomme Rigobert.... dès mon enfance, je me suis senti un goût décidé pour la musique... Mon père, qui était amateur, prétendait qu'en nourrice, je criais déjà en mesure... Il me mit au Conservatoire, école savante où les professeurs donnent du génie aux élèves... qui en ont. Après avoir obtenu le prix de flûte, je me croyais déjà un petit Tulou... Hélas! La capitale est pavée de musiciens qui se disputent les poèmes, les romances, et les écoliers... n'ayant pour ressource qu'une place au Cirque Olympique, je me dégoûtai de faire danser les chevaux ; je partis pour la province, et c'est ici que je tentai d'abord la fortune.   [ 4 Cirque Olympique : Salle de spectacle crée en 1793 par Antonio Franconi, située dans le 2ème arrondissement de Paris. Définitivement fermée le 15 juillet 1862.]

LE VOYAGEUR, à part.

Il est bavard ; il pourra me donner des renseignements... Écoutons.

RIGOBERT.

J'y ai mené une vie... Oh ! Délicieuse... Une vie d'artiste, en un mot... Je donnais des leçons, je jouais, je composais, je m'amusais, je... je... je faisais tout ce que font les jeunes gens de vingt ans... un peu de mal... un peu de bien... Oui, sans me vanter, il y avait compensation.

AIR : Le Luth galant.

Jamais par moi l'or ne fut amassé !

Je ne sais pas combien j'ai dépensé !

J'étais le môme jour, riche et dans la disette.

5   Si, quand j'étais à sec, je faisais quelque dette,

Lorsque j'étais en fonds, je prêtais en cachette ;

Tout était compensé.

Quand d'un banquet le vin m'avait chassé,

L'oeil incertain, l'esprit embarrassé ;

10   Le lendemain, hélas, par un destin contraire,

L'esprit libre et dispos, un jeûne involontaire

Me faisait expier ma dépense éphémère ;

Tout était compensé.

Quel bon temps ! Cela a duré deux ans.

LE VOYAGEUR.

Si vous étiez si bien... Pourquoi avez-vous quitté ?

RIGOBERT.

Ah ! Pourquoi ?... Le désir de voir du nouveau... à force de s'amuser, on s'ennuie... Et puis il y avait ici, ce qu'il y a sans doute encore... ce qu'on trouve partout où il y a des hommes... il y avait des femmes.

LE VOYAGEUR.

Ah ! Ah !

RIGOBERT.

J'étais un gaillard... Je tournais là tête à mes écolières... la soeur de l'adjoint, la nièce du bedeau... la petite-fille du receveur... la grand'mère du substitut... Que sais-je, moi ? Et mademoiselle Euphrasie ! La fille du médecin qui demeurait en face du cimetière... Je lui avais fait une promesse de mariage qu'elle me pressait d'acquitter. D'un autre côté, j'avais signé des lettres de change à Monsieur Valentin, luthier, marchand de musique, juif, usurier... j'étais accablé d'exploits d'huissiers, d'assignations de demoiselles... Je ne pouvais pas suffire à tous les paiements... Un beau matin, la troupe de comédiens ambulants partait... La chanteuse à roulades était veuve... je montai dans la carriole... et fouette, cocher.

LE VOYAGEUR.

Et vous revenez sans crainte, malgré vos dettes ?

RIGOBERT.

Oh ! J'ai écrit à Bardou.

LE VOYAGEUR.

Qu'est-ce que Monsieur Bardou ?

RIGOBERT.

Bardou !... Il est... il n'est rien... Il était mon ami, quand j'avais de l'argent... il admirait ma musique... Un fameux buveur !... Il augmentait ma réputation, et diminuait ma bourse... Il me doit à peu près autant que je dois aux autres... Je lui ai écrit de payer pour moi... Il aura reçu ma lettre... Il aura fait droit à ma requête, je peux me montrer tête levée.

LE VOYAGEUR.

Fort bien... Vous connaissez la ville... Vous pourrez me donner des détails sur les moeurs des habitants.

RIGOBERT.

Oh ! Il y en a ici comme ailleurs... dans chaque quartier, il y a des moeurs et un commissaire de police... des moeurs !... Demandez à Madame Gervaut.

LE VOYAGEUR.

Madame Gervaut !...

RIGOBERT.

Oui... c'est chez elle que je logeais... Elle avait un bien drôle de mari... Elle avait aussi une nièce... la petite Thérèse.

LE VOYAGEUR.

Thérèse !...

RIGOBERT.

Un enfant de huit ans à qui je faisais chanter mes romances... Là ! Tenez, sur celle place... Oh ! oh ! Je ne m'y reconnais plus... Quel hôtel !

AIR : du Ballet des Pierrots.

C'était, avant tous mes voyages,

15   Un simple logement garni ;

Maintenant, un, deux, trois étages !

Vraiment, on va vite aujourd'hui.

Les maisons, au siècle où nous sommes,

S'élèvent, on ne sait comment.

LE VOYAGEUR.

20   Ici bas, mon cher, bien des hommes

Ne s'élèvent pas autrement.

RIGOBERT.

Attendez... Regardez donc... Voilà une bien jolie personne.

LE VOYAGEUR.

Oui : bien jolie.

SCÈNE II.
Les mêmes, Thérèse, suivie d'une servante portant un panier couvert d'une serviette.

THÉRÈSE.

Eh bien ! Ma bonne, je parie que ma tante va trouver que nous avons tout, payé trop cher... et, cependant, je suis très économe... C'est une bonne femme que ma tante... Quel dommage qu'elle soit toujours en colère !... Allons, passe...

La servante entre dans l'auberge.

RIGOBERT.

Elle habite l'auberge où nous allons loger,

S'approchant.

Mademoiselle !

THÉRÈSE, se retournant.

Messieurs.

RIGOBERT.

Nous sommes des voyageurs... Nous arrivons, et nous nous félicitons de rencontrer une aussi jolie hôtesse.

THÉRÈSE.

Messieurs, je ne suis que la demoiselle de la maison... C'est ma tante...

Examinant Rigobert.

Ah ! Mon dieu !

RIGOBERT.

Qu'est-ce donc ?

LE VOYAGEUR.

Qu'avez-vous ?

THÉRÈSE.

Est-il possible !... Serait-ce ?...

RIGOBERT.

Mademoiselle, je ne me rappelle pas.

MADAME GERVAUT, dans la coulisse.

Thérèse... Thérèse...

RIGOBERT.

Thérèse !... Eh quoi. Serait-ce ?...

LE VOYAGEUR.

Thérèse !... Oh ! oh ! Elle est fort bien.

THÉRÈSE.

Voilà ma tante qui m'appelle... pardon, messieurs...

À part.

Ah ! Oui, c'est bien lui...

Haut.

M'y voilà j'y suis...

Examinant Rigobert.

Il a encore une meilleure figure qu'autrefois.

Elle entre dans l'auberge.

SCÈNE III.
Rigobert, Le Voyageur.

LE VOYAGEUR.

Cette jeune fille se nomme Thérèse.

RIGOBERT.

Oui... Thérèse Desnoyers.

LE VOYAGEUR, à part.

C'est cela même...

Haut.

Et vous la connaissez ?

RIGOBERT.

C'est elle dont je vous parlais tout à l'heure ; la nièce de Madame Gervaut ; autrefois ce n'était qu'un enfant... maintenant comme elle grandie ! Comme elle est embellie !... Ah ! Si toutes ces dames ont gagné ainsi !

LE VOYAGEUR.

Toutes !... Ah ! Mon ami !...

AIR : À soixante ans.

La jeune enfant que tu laissas petite,

Elle a grandi ; mais, dans le môme temps,

D'une autre aussi, la taille décrépite

25   Diminuait sous le fardeau des ans.

Nous devons tous subir ces changements !

Pour parcourir l'échelle de la vie,

Rapidement nous montons ; mais, hélas.

Il faut enfin revenir sur ses pas ;

30   Il faut descendre ! Et, la course finie ?

Petits et grands, se retrouvent en bas.

RIGOBERT.

Vous êtes un vrai philosophe... Moi, je ferai de la philosophie quand je ne pourrai plus faire autre chose... Thérèse est une charmante personne... Par Sainte-Cécile, je la préfère à toutes les femmes que j'ai rencontrées... Et...

LE VOYAGEUR.

À part.

Il en parle avec un feu...

Haut.

Dites donc, mon jeune ami...

RIGOBERT.

Votre jeune ami !... Le titre est bien flatteur ; mais vous m'interrogez, vous me faites jaser... Je vous réponds toujours d'abondance de coeur, et je ne sais pas encore qui vous êtes ?... À mon tour... Voyagez-vous pour votre plaisir ou pour vos affaires ? Êtes-vous négociant?

LE VOYAGEUR.

Je n'ai jamais mis le pied à la Bourse.

RIGOBERT.

Êtes-vous militaire ?

LE VOYAGEUR.

Je suis caporal de la garde nationale.

À part.

Il a vraiment l'air d'aimer cette petite Thérèse.

RIGOBERT.

Venez-vous de votre maison de campagne ?

LE VOYAGEUR.

Malheureusement, je n'ai pas de maison de campagne.

RIGOBERT.

Vous venez de voir votre femme ?

LE VOYAGEUR.

Heureusement, je n'ai pas...

RIGOBERT.

Vous venez peut-être eu chercher une ?

LE VOYAGEUR.

Peut-être.

RIGOBERT.

Eh ! Quoi, lorsque je vous ai dit le but de mon voyage.

LE VOYAGEUR.

Est-ce une raison pour que je vous dise le but du mien... nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de questions... Vous avez répondu aux miennes ; je n'ai pas répondu aux vôtres... Bien le bonjour... J'entre dans l'auberge.

RIGOBERT.

Voilà quelqu'un qui en sort.

LE VOYAGEUR.

Je reste...

À part.

Je suis bien aise de faire causer tout le monde.

SCÈNE IV.
Les Mêmes, Bardou.

BARDOU, bredouillant et riant toujours.

Qu'est-ce qu'elle dit donc, cette petite Thérèse ?... Qu'est-ce qu'elle dit donc ?... Rigobert de retour en cette ville ?... Cela ne se peut pas... Un homme qui m'a prêté de l'argent !... Il doit être mort ?

RIGOBERT.

Je ne me trompe pas, c'est Bardou, c'est mon ami Bardou... celui à qui je prêtais tout mon argent !... Comme il est engraissé, mon cher ami !...

BARDOU.

Qu'est-ce que c'est... Qu'est-ce que c'est ? Monsieur, j'ai bien l'honneur...

RIGOBERT.

Eh ! Quoi ! Tu ne me reconnais pas ?

BARDOU.

Du tout... Monsieur se méprend sans doute.

RIGOBERT.

Ce que c'est que l'absence ! En effet, je dois être un peu changé ; mais je te reconnais bien, malgré ta rotondité... Ah ! Çà, mon cher, parlons d'affaires bien vite, pour n'avoir plus à songer qu'au plaisir de nous revoir... Je suis Rigobert, ton ami... Rigobert, qui t'a prêté en petites sommes à peu près trois ou quatre mille francs.

BARDOU.

Allons donc... Allons donc, vous vous moquez de moi, je ne vous connais pas.

LE VOYAGEUR, à Rigobert.

Rien n'est plus clair ; l'ami intime a oublié de payer.

RIGOBERT, au voyageur.

J'en ai peur...

À Bardou.

Comment, tu ne te souviens pas que je l'ai écrit de payer ce que je dois à Monsieur Valentin, le marchand de musique et d'instruments ; tu sais bien !... Ce vieux ladre... Ce méchant usurier.

SCÈNE V.
Les Mêmes, Valentin.

VALENTIN, pâle, maigre, et bégayant.

Qui est-ce qui parle de moi ?

RIGOBERT.

Dieu ! Le voilà , c'est lui ! Comme il est maigri mon cher créancier !

VALENTIN.

Que vois-je !... Mais je crois reconnaître...

RIGOBERT.

AIR : des Amazones

Quand tous deux je les examine !

Quel teint pâle ! Quel teint fleuri !

Le débiteur a bonne mine,

35   Mais le créancier a maigri.

LE VOYAGEUR.

En tout pays on voit chose pareille !

Le monde, hélas ! Est un vaste hôpital;

Quand l'argent vient, on se porte a merveille ;

Quand il s en va, l'on se porte fort mal.

VALENTIN.

Est-ce possible ! C'est lui, c'est bien lui ! Em... embrassez-moi, mon cher, Rigobert !... Je... Je savais bien qu'il n'y avait rien,à perdre avec vous.

RIGOBERT.

Monsieur... Je suis bien sensible...

BARDOU.

Vous connaissez donc monsieur ?

VALENTIN.

Si.. si... si je le connais.

AIR : du grand Eugène.

40   C'est Rigobert, sur l'honneur je l'atteste !

Dieu soit loué ; j'aurai donc mon argent.

Cher Rigobert.

BARDOU.

Arrêtez je proteste.

Ce n'est pas lui, j'en ferais le serment.

RIGOBERT.

Ah ! Rigobert, quelle triste aventure !

45   Fût-on jamais plus malheureux, hélas !

Mon créancier reconnaît ma figure

Mon débiteur, ne la reconnaît pas.

VALENTIN.

La... a somme se monte à quatre mille francs.

RIGOBERT, à part.

Après tout, qu'ai-je à craindre ? Si je dois à l'un, l'autre me doit...

Haut.

Messieurs, il n'est pas très honnête d'assaillir ainsi un pauvre voyageur au moment où il descend de voiture.

LE VOYAGEUR.

Non, Messieurs, ce n'est pas honnête.

RIGOBERT.

Je ne quitte pas la ville, et vous saurez bientôt qui je suis... J'ai du repos à prendre ; ma toilette à faire, et des visites à rendre... des visites à des dames.

VALENTIN.

À... à... des dames et... et ma femme ?

BARDOU.

Et Madame Gervaut ?

RIGOBERT, à part.

Que de changement !... Et cette petite Thérèse ! Comme elle est jolie ! Oh ! Ma foi, c'est la métamorphose qui me plaît le mieux...

À Bardou en le contre-faisant.

Adieu, mon bon ami Bardou... Adieu, mon cher ami Bardou... Aimez-vous toujours le vin de Champagne, les pique-niques, le billard, et les bals champêtres ?

À Valentin en le contre-faisant.

A... adieu, Monsieur Valentin... Là... âchez de mettre de bonnes cordes à vos violons.

Il entre dans l'auberge.

SCÈNE VI.
Les Mêmes, hors Rigobert.

VALENTIN.

Vou... ous voyez bien que c'est lui... il... n'a pas perdu l'habitude de contrefaire tout le monde.

BARDOU.

Des visites à des dames... Il en contait à Madame Gervaut quand elle avait son mari ; que sera-ce maintenant ?

VALENTIN.

Ce... ce diable de Rigobert ; il... il a fait la cour à Madame Valentin avant qu'elle fût ma femme.

LE VOYAGEUR.

Eh bien, messieurs, qu'en dirons-nous ?... Est-ce lui ? N'est-ce pas lui ? Les paris sont ouverts.

BARDOU.

Je parie contre....

VALENTIN.

Je parie pour...

BARDOU.

Me faire rendre gorge, et me souffler la riche veuve que je veux épouser !

LE VOYAGEUR, à Bardou.

Il est très vraisemblable que c'est l'homme à qui vous devez de l'argent.

VALENTIN.

Je parie que c'est lui... C'est... c'est cependant malheureux... Ma... a... dame Valentin est si sensible, elle est si romantique.

LE VOYAGEUR.

Dieu sait où le romantique mène le sentiment.

VALENTIN.

Ah ! Je serai...je serai...je serai payé... au moins cela console.

AIR : de jadis et aujourd'hui.

Oui, la crainte remplit mon âme.

Est-il rien de plus désolant ?

50   Mon argent, hélas, et ma femme ?

LE VOYAGEUR.

C'est un garçon entreprenant.

VALENTIN.

Monsieur, gardez vos épigrammes.

LE VOYAGEUR.

Il va faire comme à Paris,

Où, bien souvent, l'on paie aux femmes

55   - Ce que l'on devait aux maris.

VALENTIN.

Je... je vais d'abord chercher mon titre ; je... je vais avertir mon huissier, et il faudra bien qu'il solde.

BARDOU.

Je vous soutiens que ce n'est pas lui... Rigobert était brun, celui-ci est blond.

VALENTIN.

Il était châ... tain clair.

BARDOU.

Il était plus grand ; il était aussi maigre que vous l'êtes aujourd'hui, monsieur le luthier.

VALENTIN.

Il se sera engraissé à ne rien faire, comme vous, qui êtes gros comme une contre-basse.

BARDOU.

Vous êtes un usurier ; vous lui avez fait payer des intérêts énormes.

VALENTIN.

N'a... n'avez-vous pas de honte de lui avoir emprunté son argent ?

BARDOU.

Moi ! Emprunter !... D'ailleurs, ce n'est pas lui.

VALENTIN.

Moi... moi... je persiste à soutenir que c'est lui, et nous verrons.

AIR : Sortez (du château de mon oncle).

C'est en vain qu'il avait fui ;

Je l'ai reconnu.... c'est lui ;

Des huissiers, aujourd'hui,

Je vais invoquer l'appui.

BARDOU.

60   J'en réponds, ce n'est pas lui ;

Non, morbleu ! Ce n'est pas lui ;

Des huissiers, aujourd'hui

Je saurai braver l'appui.

VALENTIN.

Moi, comme un brave homme,

65   J'ai prêté ma somme.

BARDOU.

Vous l'avez, sans pitié,

Spolié

De la moitié.

VALENTIN.

Maudit hypocrite,

70   Maudit parasite

Ce que j'ai déboursé,

Toi seul, tu l'as dépensé.

ENSEMBLE.

VALENTIN.

C'est en vain qu'il avait fui ;

Je l'ai reconnu. C'est lui ;

75   Des huissiers, aujourd'hui,

Je vais invoquer l'appui.

BARDOU.

J'en réponds, ce n'est pas lui ;

Non, morbleu. Ce n'est pas lui ;

Des huissiers, aujourd'hui,

80   Je saurai braver l'appui.

SCÈNE VII.

LE VOYAGEUR, seul.

Quel tableau pour un rentier philosophe ! Comme nous voyons tous, selon nos passions !... Que de réflexions à faire ! Mais je n'en ai pas le temps. Ce jeune homme est bien étourdi, bien léger ; mais il est confiant, c'est l'indice d'un bon coeur... Ce sont ceux qui ont fait les plus grandes folies qui souvent deviennent les plus sages. Je m'intéresse à lui ; je l'aiderai de mes conseils... n'est-ce pas là notre devoir, à nous autres barbons.

AIR : de la Somnambule.

Aux jeunes gens, oui, toujours la vieillesse

De ses conseils doit accorder l'appui ;

Il ne faut pas les condamner sans cesser ;

Nous avons fait ce qu'ils font aujourd'hui.

85   Sur nos vieux jours, loin d'être inexorables,

Par la douceur, il faut les ramener ;

Ils ont encor le droit d'être coupables,

Et nous avons celui de pardonner.

SCÈNE VIII.
Le Voyageur, Thérèse.

THÉRÈSE.

Cela ne se conçoit pas... À peine ai-je dit à ma tante que monsieur Rigobert était ici, la voilà qui cherche querelle à Monsieur Bardou, et qui se met à sa toilette...

En soupirant.

Ah !...

Au voyageur.

Eh ! Bien, Monsieur, vous n'entrez pas ?

LE VOYAGEUR.

Tout à l heure. Ma belle enfant, ne puis-je pas causer un moment avec vous ?

THÉRÈSE.

Non, Monsieur ; ma tante me défend de causer avec les voyageurs.

LE VOYAGEUR.

C'est très bien... mais moi, je suis d'un âge...

THÉRÈSE.

Sans conséquence, c'est vrai.

LE VOYAGEUR, à part.

Sans conséquence... Diable.

Haut.

Vous vous nommez Thérèse Desnoyers ?

THÉRÈSE.

Oui, Monsieur.

LE VOYAGEUR.

Vous êtes orpheline, vous n'avez pas d'autres parents que votre tante ?

THÉRÈSE.

Non, Monsieur.

LE VOYAGEUR.

Elle se nomme Madame Gervaut ; elle est veuve, Monsieur Bardou voudrait l'épouser.

THÉRÈSE.

Oh ! Je ne dois pas savoir ces choses-là ; mais je crois que oui.

LE VOYAGEUR.

Et vous, ma belle enfant, est-ce qu'on ne songe pas à vous marier ?

THÉRÈSE.

Oh ! Moi, je ne peux pas me marier, parce que j'ai un parrain.

LE VOYAGEUR.

Ah ! Vous avez un parrain !

THÉRÈSE.

Il se nomme Lefort... C'est un bien honnête homme, il a des rentes sur le grand-livre.

LE VOYAGEUR.

Et vous ne le connaissez pas !

THÉRÈSE.

Je ne l'ai pas vu depuis le jour de mon baptême... Il a écrit à ma tante qu'il ne voulait pas qu'on me mariât avant qu'il eût fait, un voyage dans le pays... Ma tante ne le connaît pas plus que moi, mais elle dit que... que...

LE VOYAGEUR.

Que dit-elle cette chère tante ?

THÉRÈSE.

Que mon parrain est garçon, et qu'il pourrait bien avoir l'envie de venir pour...

LE VOYAGEUR.

Pour vous épouser.

THÉRÈSE.

C'est singulier... Ce monsieur sait tout.

LE VOYAGEUR.

Et que pensez-vous de ce mariage ?

THÉRÈSE.

Mais, jusqu'ici je n'aurais pas été fâchée d'être la femme de mon parrain.

LE VOYAGEUR.

Mais maintenant, depuis l'arrivée de Monsieur Rigobert...

THÉRÈSE.

Monsieur Rigobert !... C'est donc lui !... Monsieur Bardou soutient que ce n'est pas lui ; mais nous saurons la vérité... Ma tante m'a dit qu'elle le reconnaîtra bien, et qu'elle ne peut pas s'y tromper, elle !... Oh ! Si c'était lui !

LE VOYAGEUR.

Eh bien ! Si c'était lui ?

THÉRÈSE.

J'en serais bien contente !... Il m'a fait tant rire lorsque j'étais petite... C'était un si bon garçon... Il jouait à la madame avec moi.

LE VOYAGEUR.

Oh ! S'il jouait à la madame !

THÉRÈSE.

Il chantait... et j'aime tant les chansons !... Il m'en apprenait dont il faisait les paroles et la musique... Je les chante encore tous les jours.

LE VOYAGEUR.

Et vous espérez qu'il vous en apprendra de nouvelles.

THÉRÈSE.

Je ne demande pas mieux... Cependant, à vous dire vrai, je l'aime bien, Monsieur Rigobert ; mais je trouve que ma tante l'aime trop.

LE VOYAGEUR.

Il ne faut pas vous désoler, mon enfant ; qui sait ? Le parrain Lefort peut être ici d'un moment à l'autre.

AIR : des deux Soeurs.

Oui, livrez-vous, ma chère, a l'espérance !

90   Votre parrain de vos jours prendra soin ;

Du malheureux, souvent, sans qu'il y pense,

Oui, bien souvent, le bonheur n'est pas loin!

À part.

La pauvre enfant veut que son mari chante ;

Suis-je un chanteur ?... Hélas ! de bonne foi,

95   J'en fais l'aveu ; j'ai la voix chevrotante,

Et Rigobert chantera mieux que moi,

THÉRÈSE.

Déjà mon coeur se livre à l'espérance.

Ce cher parrain de mes jours prendra soin ;

Du malheureux, souvent, sans qu'il y pense

100   Oui, bien souvent, le bonheur n'est pas loin.

LE VOYAGEUR.

Oui, livrez-vous, ma chère, à l'espérance !

Votre parrain de vos jours prendra soin ;

Du malheureux, souvent, quand il y pense,

Oui, bien souvent, le bonheur n'est pas loin.

Il entre dans l'auberge.

SCÈNE IX.

THÉRÈSE, seule.

Ce bon monsieur ! Il était tout attendri de ce que je lui disais... C'est sans doute l'ami de Monsieur Rigobert... Monsieur Rigobert... Est-ce bien lui ?... Eh bien !... Ne voilà-t-il pas encore celte romance qui me revient à l'esprit... Oh ! Il faut que je la chante.

AIR nouveau (de M. Gontier).

105   Il est parti, je pleure son absence ;

Je pleure, hélas ! loin de mon jeune ami !

En me quittant m'a laissé l'espérance;

Mais le bonheur est resté près de lui.

Pendant qu'elle chante, Rigobert achevant sa toilette, paraît à une fenêtre de l'Auberge.

SCÈNE X.
Thérèse, Rigobert, à la fenêtre.

ENSEMBLE.

AIR : Plaisirs de notre enfance !

RIGOBERT.

Qu'est-ce que c'est ! On chante ma musique.

Il se penche pour regarder.

C'est Thérèse ! Oh ! La pauvre petite ! Comme sa voix tremble... Il faut que je la soutienne.

Il va prendre son violon et accompagne l'air... Dès qu'il a joué la première mesure, la voix de Thérèse s'affaiblit de plus en plus, et elle s'interrompt. Rigobert achève l'air sur son violon et quitte la fenêtre.

THÉRÈSE.

Depuis dix ans, il a quitté sa belle !

110   Doit-il, hélas ! l'abandonner toujours ?

Mon coeur me dit que mon ami fidèle,

Va revenir a ses premiers amours.

RIGOBERT, sur la porte de l'auberge.

C'est ma chanson, c'est elle ;

Quel moment pour mon coeur !

115   Ce souvenir fidèle

M'annonce le bonheur.

THÉRÈSE.

Ma mémoire fidèle.

D'accord avec mon coeur,

Tous les jours me rappelle

120   Ce refrain enchanteur.

Oh ! Pour le coup ce doit être lui... J'ai reconnu son coup d'archet... Mais comment cela se fait-il ?... Me voilà toute tremblante...

Elle regarde dans la maison, et examine Rigobert qui en sort.

Oh ! Comme il est bien... Il a l'air d'un homme comme il faut... Il aura fait fortune... Je n'ose plus le reconnaître.

RIGOBERT, s'approchant.

Eh ! Quoi... Ma petite Thérèse...

À part.

J'allais la tutoyer comme dans son enfance... Je ne sais pas pourquoi en la voyant si grande, si belle, je me sens intimidé.. Moi, timide ! Allons donc !

Haut, s'approchant encore.

Mademoiselle.....

THÉRÈSE.

Monsieur...

RIGOBERT.

Seriez-vous cette aimable petite fille que j'ai connue autrefois ?

THÉRÈSE.

Seriez-vous ce bon jeune homme que tout le monde appelait le mauvais sujet ?

RIGOBERT.

Mauvais sujet... Ce n'est pas moi.

THÉRÈSE.

Et qui avait pour moi tant d'amitié ?

RIGOBERT.

Ah ! C'est bien moi... Oui, je suis l'ami de votre enfance, je ne vous ai jamais oubliée.

AIR : Restez, troupe jolie.

Toujours aimable, encor plus belle,

Thérèse, je vous reconnais ;

Et moi... cette absence cruelle

A donc, hélas ! Changé mes traits ?

125   Ah ! Vous devez me reconnaître ;

J'aimais alors, j'aime aujourd'hui ;

Ma figure a vieilli peut-être.

Mais mon coeur n'a jamais vieilli.

Mais vous, Thérèse ; combien vous avez gagné en grâces, en attraits.

THÉRÈSE.

Vous êtes bien honnête ! J'ai tâché de conserver et de perfectionner les qualités qui vous plaisaient autrefois... et vous, Monsieur Rigobert ?

RIGOBERT.

Oh ! Moi, je cherche à me corriger de mes défauts ! J'y parviens... quelquefois : mais près de vous, j'y réussirai bien davantage... Je ne veux pi us avoir que de sages projets ! Je vous aimais, quand vous étiez petite ; je sens que je vous aimerai toujours.

THÉRÈSE.

Voilà les belles paroles dont vous amusiez ces dames... J'ai bien du plaisir à les entendre.

RIGOBERT.

Ainsi, vous me permettez d'espérer...

THÉRÈSE.

D'espérer !... Mais, mon dieu ! Ma tante qui me défend de parler aux voyageurs, et moi, qui depuis une heure, cause avec vous... Sans adieu, Monsieur Rigobert... vous le voyez, je n'ai pas oublié votre chanson.

SCÈNE XI.

RIGOBERT, seul.

Suis-je assez heureux ! Elle est à moi ! Voilà comme il faut mener les affaires... J'arrive, et un quart d'heure après, me voilà marié !... Marié... pas encore... J'oublie les embarras dont je suis entouré.,, mon créancier, mon débiteur : et toutes ces dames qui vont vouloir renouer connaissance ! Ce sera drôle... C'est égal, allons faire mes visites... Je vais d'abord voir l'ancien Bâtonnier des avocats, et sa femme... son fils a plus de dix ans, à présent ! Ce doit être un bien joli enfant!... Et cette demoiselle ; Euphrasie, a qui j'ai fait une promesse de mariage ! C'est un titre exécutoire, comme celui de Monsieur Valentin ; mais je ne me soucie guère de payer.

AIR : Vaudeville de Philibert.

En affaires, quand on nous prête,

130   Dans l'avenir nous espérons ;

Tôt ou tard nous payons la dette ;

Avec le temps viennent les fonds.

En amour, quelle différence !

Plus on nous accorde de temps,

135   Et moins, lorsque vient l'échéance,

Nous faisons honneur aux paiements.

SCÈNE XII.
Rigobert, Madame Valentin.

MADAME VALENTIN.

Hélas ! Serait-elle vraie la nouvelle que vient de m'annonce Monsieur Valentin !... Ce perfide trop aimable, dans ces lieux serait apparu ?

RIGOBERT.

Quelle est cette dame qui lève les yeux aux ciel ?

MADAME VALENTIN.

Oui, le voilà !... Avant mes yeUx, mon coeur me l'avait dit... Rigobert ?

RIGOBERT.

Euphrasie !...

À part.

Ah ! Ma promesse de mariage !

MADAME VALENTIN.

Toujours charmant.

RIGOBERT, à part.

Elle est fort bien... mais j'aime mieux Thérèse.

MADAME VALENTIN.

Le voilà donc... après le solennel serment dont un discret papier a reçu les sacrés caractères.

RIGOBERT, à part.

Quel amphigouri ! Je l'avais laissée coquette ; je la retrouve romantique.

MADAME VALENTIN.

Ingrat ! Sais-tu quels bouillonnants effets sur mon âme a produit ton retour ?... Il me soulage ; il m'accable... Il me charme ; il me tue !...

RIGOBERT.

Ah ! Mon dieu ! J'en fais l'aveu, chère Euphrasie, j'ai souscrit à votre profit une petite lettre de change...

À part.

Elle est capable de me traduire au tribunal de Commerce.

MADAME VALENTIN.

Laisse-moi... parler ; laisse-moi te révéler mon affreuse destinée... Après ton départ, plaintive, désespérée, comme Ariane dans son île solitaire, je t'ai attendu... Un an, cruel... Deux ans, barbare... Six ans , monstre. Enfin...

RIGOBERT.

Enfin...

MADAME VALENTIN.

Ma jeunesse s'écoulant dans l'inutilité... Mon faible coeur par la constance étant déchiré... Je me suis...

RIGOBERT.

Vous vous êtes...

MADAME VALENTIN.

Mariée !..

RIGOBERT.

Mariée !...

À part.

Ah ! Cela soulage !... Un autre a acquitté mon effet.

MADAME VALENTIN.

Oui... depuis deux ans, je suis la femme du respectable Monsieur Valentin.

RIGOBERT.

De Valentin, le luthier !

À part.

Est-on plus heureux ! Mon créancier a épousé ma créancière... Ah ! nous allons rire...

Haut, contre-faisant madame Valentin.

Comment ! Femme perfide, déloyale et impatiente, les engagements les plus sacrés vous avez méconnu ! Et moi, malheureux ! Qui pour l'épouser revenais.

SCÈNE XIII.
Les Mêmes, Madame Gervaut.

MADAME GERVAUT, en demi-deuil.

Le voilà, le voilà, cet aimable jeune homme.

RIGOBERT.

Mariée !... Vous, Euphrasie !

MADAME GERVAUT, s'avançant.

Oui, cher Rigobert !

RIGOBERT.

Madame Gervaut !

MADAME GERVAUT.

Oui, elle est mariée ; mais moi, je suis veuve.

RIGOBERT.

Veuve !...

À part.

À l'autre, maintenant..

MADAME GERVAUT, avec volubilité.

Je suis veuve... Ce pauvre monsieur Gervaut !... Il a traîné longtemps ; mais enfin le ciel a daigné le rappeler à lui.

En pleurant.

Je l'ai bien pleuré : je le pleure encore.

Gaiement.

Voilà six mois qu'il est mort ; c'est aujourd'hui que je prends le demi-deuil... Ah ! Que je suis contente ! Il m'a laissé cette belle maison, et un fonds d'hôtel bien achalandé... Tout est à vous, mon cher Rigobert, tout ce que possédait cet estimable défunt.

RIGOBERT, à part.

Elle donne tout... corps et biens.

MADAME GERVAUT.

AIR : du Jaloux malade.

La place qu'il eut dans mon âme,

Cher Rigobert, elle est à toi :

Ce bon mari...

RIGOBERT.

La chère femme

140   Montre au moins de la bonne foi.

Qui, certes, elle est bien innocente ;

Pour m'offrir la place, elle attend

Que cette, place soit vacante : '

Bien d'autres n'en font pas d'autant

En contrefaisant Madame Gervaut.

Madame, la maison, l'hôtel, et les dépendances sont sans doute bien agréables !... Mais je ne mérite pas l'honneur que vous voulez me faire...

Contrefaisant Madame Valentin.

Hélas ! Il est un autre coeur auquel j'aspirais, et c'est Valentin qui me l'a enlevé... Ah ! Nous nous verrons ; je lui dois de l'argent, mais il me doit satisfaction.

MADAME VALENTIN.

Dieu ! Ils vont à la main mettre les armes ; et c'est moi, qui de ce malheur serai cause.

MADAME GERVAUT.

Suis-je assez humiliée !

MADAME VALENTIN.

Suis-je assez victime !

MADAME GERVAUT.

Traître !

MADAME VALENTIN.

Parjure !

RIGOBERT.

Me voilà entre deux feux.

MADAME GERVAUT.

Vous balancez... Vous ne voulez pas m'épouser !...

SCÈNE XIV.
Les Mêmes, Thérèse.

Ensemble.

THÉRÈSE.

Vous !... Épouser ma tante...

RIGOBERT, à part.

Me voilà entre toutes les trois... Quel morceau d'ensemble ! Pourvu qu'il n'en arrive pas d'autres.

Fragment du Barbier de Rossini.

MADAME GERVAUT.

145   Ah ! Quel événement !

Avant ce long voyage,

Il jurait, le volage,

De m'aimer constamment :

Pour mon coeur quel tourment !

150   Quel affront ! Quel outrage !

Le traître se dégage

Du plus tendre serment.

MADAME VALENTIN.

Ah ! Quel événement !

Sa séduisante image .

155   Dans mon coeur, sans partage,

A régné constamment.

Ah ! pour moi, quel tourment !

D'un triste mariage

Le honteux esclavage

160   M'enlève à mon amant.

RIGOBERT.

Je ne sais pas comment

Faire tête a l'orage ;

Quel aimable entourage !

C'est un tableau charmant :

165   J'aime bien mieux, vraiment,

Être ingrat et volage...

Je n'ai pas le courage

De tenir mon serment.

THÉRÈSE.

Ah ! Quel événement !

170   Quoi : ma tante, à son âge,

Voudrait du mariage

Serrer le noeud charmant !

De m'aimer constamment

Il jurait, le volage ;

175   Aurait-il le courage

De trahir son serment ?

SCÈNE XV.
Les Mêmes, Le Voyageur.

Suite du morceau.

LE VOYAGEUR.

Eh ! pourquoi donc tout ce tapage ?

MADAME VALENTIN.

Non, rien n'égale mon malheur.

RIGOBERT.

Mon cher ami !

MADAME GERVAUT.

C'est un volage !

RIGOBERT.

180   Mon cher ami !

THÉRÈSE.

  C'est un trompeur!

MADAME VALENTIN.

Chevalier félon et parjure !

RIGOBERT.

Chère Thérèse, écoutez-moi !

Madame Gervaut, je vous jure...

MADAME GERVAUT.

Tais-toi.

RIGOBERT.

185   Peste soit de ces deux coquettes !

LE VOYAGEUR.

Elles ont raison de crier ;

Pourquoi contractez-vous des dettes,

Que vous ne pouvez pas payer ?

RIGOBERT.

Peste soit de ces deux coquettes !

190   Au diable l'amour par huissier !

Il se sauve.

SCÈNE XVI.
Les Mêmes, hors Rigobert.

Reprise du morceau, tous ensemble.

ENSEMBLE.

Ah ! quel événement ! etc. , etc.

MADAME GERVAUT.

Ah ! Mademoiselle ma nièce !... Êtes-vous assez impertinente, assez coquette... assez précoce... oser aimer Rigobert, et me l'avouer, encore !

THÉRÈSE.

Eh ! Mais... ma tante... vous l'aimez bien.

MADAME GERVAUT.

Taisez-vous... Il n'y a plus d'enfants... Dépêchez-vous donc de la marier ! Un libertin ! Un étourdi ! Un volage ! Un petit musicien de campagne ! Sans talent, sans esprit, sans conduite.

THÉRÈSE.

Comme vous dites du mal de ce pauvre jeune homme, et tantôt vous en disiez tant de bien.

LE VOYAGEUR.

Tantôt... Elle le croyait fidèle.

MADAME GERVAUT.

Patience... Votre parrain va venir : il saura bien vous dire à la raison.

LE VOYAGEUR.

Est-ce la nièce ?... Est-ce la tante, que le parrain doit mettre à la raison ?

MADAME GERVAUT.

Eh ! Monsieur...

À Thérèse.

Petite sotte !

MADAME VALENTIN.

Hélas ! De ce généreux combat je ne puis me mêler !... Par l'hymen je suis engagée... La voilà, cette trop chère promesse de mariage !

LE VOYAGEUR.

Est-ce que vous ne pourriez pas la négocier ?... Eh ! Voilà l'ami Bardou !

SCÈNE XVII.
Les Mêmes, Bardou.

BARDOU, se retournant du côté de la coulisse.

Eh bien ! Eh bien ! Quand vous me crierez tous aux oreilles : « C'est Rigobert, c'est Rigobert!... » Qu'est-ce que cela prouve ?

LE VOYAGEUR.

Ce n'est pas tout, mon cher Monsieur Bardou... Il prétend épouser madame... C'est-à-dire, c'est madame qui prétend....

BARDOU.

Qu'est-ce que c'est ?... Ce Rigobert... Ce prétendu Rigobert... Ah ! Madame Gervaut ! Devais-je m'attendre.

SCÈNE XVIII.
Les Mêmes, Rigobert.

RIGOBERT, arrivant en courant.

Ah ! Bon dieu !

LE VOYAGEUR.

Eh bien ! Mon jeune ami !

RIGOBERT.

J'ai vu... oui, je les ai vus... des huissiers... devant la boutique de Valentin... J'ai couru... À peine si je retrouvais le chemin... Ah ! Comme tout est changé !

AIR des Joueurs.

C'est changé, changé, changé.

En tous lieux, quelle différence !

Tout est changé,

195   Dérangé !

Dix ans d'absence

Ont tout changé.

Je marchais, un nouveau visage

Venait s'offrir à chaque pas ;

200   Partout des habits, un langage

Que, de mon temps, on n'avait pas.

Des gens dont le costume

Naguère était français,

Ont changé de coutume,

205   Et sont mis en Anglais...

     

C'est changé, changé, changé.

En tous lieux, quelle différence !

Tout est changé,

Dérangé !

210   Dix ans d'absence

Ont tout changé.

J'ai revu Madame Dervière

Avec un cavalier nouveau ;

Son mari, qui marchait derrière.

215   A toujours le même chapeau.

Ceux qui, dans l'indigence

Languissaient au grenier,

Sont, pendant mon absence,

Descendus au premier.

     

220   C'est changé, changé, changé.

En tous lieux, quelle différence !

Tout est changé,

Dérangé !

Dix ans d'absence

225   Ont tout changé.

Le vieil orgue de Barbarie

Qui jouait les airs de Grétry,

Écorché les airs de la Pie

Et du Barbier de Rossini,

230   On dansait la gavotte

On prend du punch, du thé

On jouait la bouillotte,

On joue à l'écarté.

     

C'est changé, changé, changé.

235   En tous lieux, quelle différence !

Tout est changé,

Dérangé !

Dix ans d'absence

Ont tout changé.

240   J'ai rencontré cet homme en place

Qui, jadis, était arrogant ;

Il doit être dans la disgrâce

Car il est poli maintenant. ,

Il est dans la misère.

245   Misérable autrefois

Son ancien secrétaire

Occupe ses emplois.

     

C'est changé, changé, changé.

En tous lieux, quelle différence !

250   Tout est changé,

Dérangé !

Dix ans d'absence

Ont tout changé.

     

LE VOYAGEUR.

Vous avez vu bien des choses, mais vous n'avez pas tout vu... L'ami Bardou qui était sur le point d'épouser Madame Gervaut.

RIGOBERT.

Quoi ! Tu as des prétentions à la main de madame ! Je serais désolé de mettre obstacle au bonheur de mon ami... Je te cède mes droits... v Je m'immole.

BARDOU.

Ah ! Rigobert !

RIGOBERT.

Possède, mon ami, possède ; mais rends-moi mon argent.

BARDOU.

Votre argent, votre argent ! Rien ne me prouve que vous soyez Rigobert.

MADAME GERVAUT.

Hélas ! C'est bien lui.

MADAME VALENTIN.

Ce n'est que trop lui.

THÉRÈSE.

Comment douter que ce soit lui.

LE VOYAGEUR, froidement à Bardou.

Moi ! Je crois que c'est lui.

BARDOU, furieux.

Vous croyez... vous croyez... Je vous trouve plaisant avec votre sang-froid, de vous mêler d'une affaire... d'une affaire fort désagréable... car, enfin, si mon ami Rigobert ne revient que pour m'enlever ma femme et me demander mon argent. ..

LE VOYAGEUR.

Je crois que c'est lui.

RIGOBERT.

Je crois que c'est moi.

SCÈNE XIX ET DERNIÈRE.
Les Mêmes, Valentin, suivi de deux huissiers et de deux recors.

VALENTIN.

J'en... en étais sûr !... Ma... a... femme est déjà avec lui... mai... ais c'est égal... ve... nez, messieurs.

RIGOBERT.

Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ?

LE VOYAGEUR.

Mon jeune ami, je leur trouve une physionomie d'huissiers et de recors.

RIGOBERT.

J'aurais dû les reconnaître.

VALENTIN.

Mo... onsieur ne se trompe pas. Je... e... suis désolé, mon cher Rigobert, de renouveler connaissance avec vous par une acte un peu ho... ostile ; mais les temps »ont durs... voi... oi... ci mon titre.

Il tire un papier de sa poche.

RIGOBERT.

Allons... un coup de bascule !

À Bardou.

Voi... ci... ci mon titre.

Il tire, aussi un papier de sa poche.

BARDOU.

Votre titre !... Votre titre !...

RIGOBERT, à Valentin, en contrefaisant Bardou.

Votre titre... Votre titre.

VALENTIN.

C'est trois mille sept cent quarante-huit francs soixante cinq centimes que vous me devez.

RIGOBERT, à Bardou.

C'est trois mille sept cents francs que tu me dois... Je te fais grâce des centimes.

BARDOU.

Bien obligé, bien sensible.

RIGOBERT, à Valentin.

Bien sensible, bien obligé.

VALENTIN.

Nous avons les intérêts de dix ans.

RIGOBERT, à Bardou.

Je te fais grâce des intérêts comme des centimes.

VALENTIN.

Je suis en règle.

RIGOBERT, à Bardou.

Je me mettrai en règle.

VALENTIN.

J'ai... ai... sentence.

RIGOBERT.

J'au... aurai... sentence.

VALENTIN.

Pay... yez-moi.

RIGOBERT, à Bardou.

Pay... yez-moi.

BARDOU.

Voyons, voyons... Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'arranger cette affaire-là ?

RIGOBERT, à Valentin.

Voyons, voyons... Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'arranger cette affaire-là ?

VALENTIN.

Et que... le moyen ? Je ne vois pas.

LE VOYAGEUR.

J'en vois un, moi.

VALENTIN.

Vous, monsieur !

Argentum etaurum, sine qua non.

LE VOYAGEUR.

Oh ! Sine qua non. Écoutez-moi... Que Madame Gervaut épouse Madame Bardou, et qu'elle consente à donner sa nièce à Monsieur Rigobert; en considération de ce consentement, je donne un cadeau de noces de douze mille francs, sur lesquels on remboursera Monsieur Valentin et que Monsieur Bardou paiera peu à peu sur les économies du ménage.

MADAME GERVAUT.

Eh ! Qui donc êtes-vous, s'il vous plaît, Monsieur, qui disposez ainsi de moi, et qui faites des cadeaux de noces de douze mille francs.

THÉRÈSE.

Je le devine... Je le devine ! Je parie que vous êtes mon parrain.

MADAME GERVAUT.

Monsieur Lefort !

LE VOYAGEUR.

C'est vous qui l'avez dit, ma chère enfant.

À Rigobert.

Mon jeune ami, vous vouliez savoir le but de mon voyage.

AlR : Le choix que fait tout village.

255   J'avais osé rêver un mariage ;

Cet avenir souriait à mes voeux !

Et j'espérais encor, malgré mon âge,

Que cet hymen devait me rendre heureux.

Un tel projet, sans doute, était peu sage ;

260   Mais j'y renonce, et n'ai point de regrets ;

Car j'ai rempli le but de mon voyage :

Je suis heureux... du bonheur que je fais.

MONSIEUR VALENTIN.

Un bienfaiteur énigmatique, un député du mystère et de la providence !...

L'Absence.

THÉRÈSE.

Quel brave homme que mon parrain !

LEFORT.

Oui... ainsi que beaucoup d'autres, je fais quelque bien ; mais comme j'aime toujours à me singulariser, je vous prie de ne pas le publier dans la gazette du département.

VAUDEVILLE.

AIR : le bon Vieux Temps (de Blangini).

LEFORT.

Aimez-vous donc ! Ce besoin de notre âme

265   Ce doux besoin, on l'éprouve, en naissant ;

Dans tous les temps , c'est lui qui nous enflamme ;

Il nous soutient encor en vieillissant.

Non, de nos coeurs il n'est jamais absent.

MADAME GERVAUT.

J'eus trois maris !... Leur image chérie

270   Ne m'a jamais quittée un seul instant.

Quand chacun d'eux abandonnait la vie,

Je lui donnais soudain un remplaçant ;

Et je croyais revoir encor l'absent.

RIGOBERT.

Du grand auteur, du fameux Romantique,

275   Quand, tour à tour, je lis les trois romans ;

De ces romans jamais je ne critique

L'esprit, le goût, la raison, le bon sens :

Il ne faut pas mal parler des absents.

MADAME VALENTIN.

Quand, par hasard, sa maîtresse est cruelle,

280   Il faut toujours qu'un amant soit présent ;

Quand, par hasard, sa femme est jeune et belle ;

Pour obtenir la place qu'il attend,

Il faut, parfois, qu'un mari soit absent.

VALENTIN.

Il m'en souvient ! Quand j'épousai Madame,

285   Je possédais un ténor ravissant ;

Mais, aujourd'hui, pour chanter une gamme,

Je fais, hélas, un effort impuissant :

Je suis sans voix ; mon ténor est absent.

LEFORT.

La Tour d 'Auvergne... à ce nom vénérable,

290   Nos grenadiers répondaient tous : Présent !

Il n'était plus, ce guerrier redoutable,

Il n'était plus, hélas ! Au régiment...

Mais de leurs coeurs il n'était pas absent.

THÉRÈSE, au public.

Si ce tableau, Messieurs, a su vous plaire ;

295   Que vos bravos, ici, toujours présents

Viennent s'unir, aux bravos du parterre,

Et soulager les amis complaisants,

Qui, par état, ne sont jamais absents.

 



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Notes

[1] Voiturin : Celui qui loue à des voyageurs des voitures attelées et qui les conduit ; il ne se dit que pour le midi de la France et pour l'Italie. [L]

[2] Citation de Heinrich Heine (1797-1856).

[3] Jean-Louis Tulou (1786-1865) : célèbre flutiste et compositeur.

[4] Cirque Olympique : Salle de spectacle crée en 1793 par Antonio Franconi, située dans le 2ème arrondissement de Paris. Définitivement fermée le 15 juillet 1862.

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