LA VERSION

LES JEUX DE LA PETITE THALIE.

OU NOUVEAUX PETITS DRAMES DIALOGUÉS SUR DES PROVERBES

Propres à former les moeurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt.

M. DCC. LXIX.

Par M. de MOISSY.

Chez Bailly, Libraire, Quai des Augustins, à l'Occasion.


Texte établi par Paul FIEVRE, octobre 2018

publié par Paul FIEVRE, octobre 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:52.


DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

L'éducation si précieuse à l'Humanité, ne peut être regardée sous trop d'aspects, et il serait à souhaiter que tous les auteurs, même les plus accrédités voulussent bien ne pas trouver au-dessous d'eux les ouvrages qu'ils tendraient à ouvrir à cette éducation, quelques routes plus utiles et plus agréables que celles qui sont connues.

Malgré tant d'écrits ( dit un fameux Philosophe de nos jours ) qui n'ont pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités qui est l'Art de former des hommes, est encore oubliée. Que de romans paraissent journellement, qui ne servent qu'à amollir l'âme aussitôt qu'elle est capable de quelque force, qui tournent toujours dans un certain cercle de galanterie plus ou moins dangereuse, et n'apprennent aux jeunes personnes des deux sexes, que le jargon d'un vice raffiné, en faisant à leur esprit un amusement réfléchi des faiblesses de leur coeur !

Il faut instruire les enfants pour le Monde, et que les instructions qu'on leur donne se présentent à eux dans des tableaux agréables ; que ces tableaux diminuent dans leur coeur et dans leur esprit, la pente que l'humanité a pour le vice, et leur fasse trouver les vertus de chaque âge assez douces, assez nécessaires à la vie , pour que ces mêmes enfants défirent de les pratiquer fans effort, et comme un moyen de tranquillité et de bonheur.

Le grand Art est donc de les conduire à la Vertu, pour ainsi dire, par le chemin de la séduction , et qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'on ait voulu les séduire.

Le seul moyen pour parvenir à cet art ; est de leur présenter ces instructions sous la forme d'amusements ; alors toutes leurs facultés d'apercevoir et de sentir se développeront.

Ces réflexions ont fait naître l'idée de dialoguer un certain nombre de Proverbes, qui, vus d'un oeil philosophique, sans être hors de la portée des enfants et des jeunes personnes, roulent au contraire fur les petites affections répréhensibles et sur les semences de défauts et de vices qui peuvent germer en eux.

Ces Proverbes ainsi dialogués, outre l'avantage de l'instruction morale qui s'y trouve proportionnée aux différents âges et aux différents états, ont encore celui d'apprendre aux enfants, à parler avec assurance, à disserter d'eux-mêmes sur des choses qui les regardent, qui les amusent, et qui les intéressent.

Voici comment on pourra tirer toute l'utilité qui doit en résulter.

En faisant apprendre aux enfants les rôles qu'ils ont dans ces Proverbes, pour les jouer comme une petite Comédie, on choisira celui qui conviendra à leur âge, et à tel défaut qu'on voudra réprimer en eux.

Suivant le degré de leur intelligence, on les engagera, à travers toutes les scènes qu'ils réciteront par coeur, à étendre d'eux-mêmes le Dialogue, sans qu'ils s'écartent trop de l'Action.

Rien ne formera plus les jeunes personnes à parler aisément, et avec une honnête assurance devant le monde, à donner du ressort à leur imagination, enfin à multiplier avec méthode leurs idées, que ces petits Drames ainsi représentés par elles, une partie de mémoire, et l'autre par impromptu.

Pour cet effet, on a marqué les endroits susceptibles d'être variés, ou plus étendus dans le Dialogue écrit, en mettant au-dessus de ces endroits le mot d'Impromptu.

C'est dans ces moments de dialogue, que l'on engage les personnes qui en dirigeront l'exécution, à faire observer aux enfants, quand ils auront assez fait agir leur petite Minerve, à rendre à l'interlocuteur les mots de réplique comme en jouant la Comédie.

On a imprimé les répliques en lettres italiques, pour qu'on puisse les distinguer plus aisément.

Au moyen de cette opération, qui ne sera regardée par les enfants que comme un simple amusement, il se formera entre eux une vive émulation d'esprit ; ils apprendront tout ensemble à agir, à parler, à penser, et à contenir dans des bornes convenables leurs actions, leurs idées et leurs discours.

D'après ces observations, on espère que cet ouvrage tout puérile qu'il pourra paraître à certaines gens, n'aura pas le même sort auprès de ceux qui aimeront leurs enfants ou leurs élèves, avec cette tendresse ingénieuse et bien dirigée, qui n'aspire qu'à faire le bonheur de cette intéressante partie de l'humanité, et à la rendre dans la suite, sans danger pour ses moeurs, aussi raisonnable que vertueuse.


TABLE DES TITRES.

Avec un Précis du Sujet Moral qui est traité sous chacun d'eux,

La Table des Mots des Proverbes est à la fin du Livre.

Proverbe premier.

LA POUPÉE, page 3

Instruction pour les Enfants du premier âge, qui ne respectent pas assez leurs Gouvernantes.

Proverbe II.

LES GOURMANDES, page 15

Leçon nécessaire aux enfants qui sont gourmands et menteurs.

Proverbe III.

LE MENUET ET LALLEMANDE, page 33

Moyens d'inspirer de l'émulation aux enfants de parents qui ne font point assez riches pour leur donner des Maîtres.

Proverbe IV.

LES MOINEAUX, page 55

Leçon agréable et persuasive, pour engager un enfant à ne faire aucun mal, aucune méchanceté, même aux animaux.

Proverbe V.

LES POCHES, page 73

Bon Exemple d'une mère à sa fille, pour qu'elle ne s'écarte jamais de la confiance qu'elle devra à son mari.

Proverbe VI.

UN HABIT SANS GALONS, page 89

Trait d'un bon coeur pour engager un jeune homme à ne point aimer le faste, et à employer ce qu'il coûte à secourir l'humanité souffrante. Scène VI. Sujet de l'Estampe.

Proverbe VII.

LES DEUX MEDECINES, page 109

Ruse utile pour déterminer par amour propre, des enfants à prendre en maladie des médicaments.

Proverbe VIII.

LA VERSION, page 123

Moyen d'engager les enfants à ne point se dépiter contre eux-mêmes, quand ils trouveront des difficultés dans leurs études.

Proverbe IX.

LE DUEL, page 133

Leçon pour des enfants de condition orgueilleux, impertinents et mutins.

Proverbe X.

LE PETIT PAYSAN HARDI, page 151

Exemple qui tend à inspirer de la hardiesse aux enfants trop timides, et qui n'osent rien entreprendre.

Proverbe XI.

LE GOÛTÉ, page 161

Leçons d'égalité données à des enfants élevés avec hauteur, et qui méprisent les enfants des pauvres.

Proverbe XII.

LE QUI-PRO-QUO, page 177

Morale utile aux Fils d'un Paysan ou homme du peuple, qui veulent entrer au Service ou en service.

Proverbe XIII.

L'HEUREUX NATUREL, page 195

Bel Exemple de tendresse d'un Fils pour sa Mère, qu'il ne connaît pas.

Proverbe XIV.

LA COMÉDIE, page 207

Occasion plaisante de détruire l'orgueil mal fondé d'un enfant séduit par les apparences.

Proverbe XV.

LES REVENANTS, page 225

Moyens de prouver aux enfants, qu'il n'y a point de Revenants , et que tout s'opère ici bas par des causes naturelles.

Proverbe XVI.

LA PETITE VÉROLE, page 247

Exemple fort utile, pour consoler les jeunes Demoiselles que la petite vérole enlaidit, et Morale consolante pour les jeunes personnes laides.

Proverbe XVII.

LA PIÈCE DE VERS, etc. page 283.

Correction honnête qui tend à démasquer et à humilier l'amour propre ridicule d'un jeune homme qui se croit un prodige d'esprit et de mérite.

Proverbe XVIII.

LE MALHEUR IMPRÉVU, page 283

Leçons importantes aux jeunes gens, pour ne point se décider trop légèrement sur l'état qu'ils ont envie de prendre, et ne point perdre de temps à des occupations frivoles.

Proverbe XIX.

LES PRÉJUGÉS, page 299

Événements qui doivent apprendre aux jeunes gens à penser juste sur les deux plus forts pré jugés de notre Nation.

Proverbe XX.

LES LIAISONS DANGEREUSES, page 319

Aventure heureuse qui fait connaître aux jeunes gens l'importance de bien choisir leurs liaisons, pour éviter les chagrins et les malheurs.


TABLE DES MOTS DES PROVERBES.

Proverbe I. La Poupée : Trop parler nuit.

II. Les Gourmandes : Fin contre fin, n'est pas bon à faire doublure.

III. Le Menuet et l' Allemande : Le bon Oiseau se fait de lui-même.

IV. Les Moineaux : Il ne faut pas faire à autrui ce qu'on ne foudroie pas qu'on nous fît.

V. Les Poches : Les plus courtes folies font les meilleures.

VI. L'Habit sans Galons : Bon chien chasse de race.

VII. Les deux Médecines : Faire bonne mine à mauvais jeu.

VIII. La Version : Il vaut mieux laisser son enfant morveux, que de lui arracher le nez.

IX. Le Duel : Tout chien qui aboie ne mord pas.

X. Le petit Paysan hardi : Il n y a que le premier pas qui coute.

XI. Le Gouter : Pauvreté n'est pas vice.

XII. Le Qui-pro-quo : On ne peut tirer d'un sac que ce qui est dedans.

XIII. L'heureux Naturel : Bon sang ne peut mentir.

XIV. La Comédie : Les honneurs changent les moeurs.

XV. Les Revenants : On ne s'avise jamais de tout.

XVI. La petite Vérole : À quelque chose le malheur est bon.

XVII. La Piéce de Vers , etc. : Qui prouve trop , ne prouve rien.

XVIII. Le Malheur imprévu : L'homme propose, et Dieu dispose.

XIX. Les Préjugés : Après la pluie le beau temps.

XX. Les Liaisons dangereuses : Plus de peur que de mal.


ACTEURS de LA VERSION.

LE PETIT DELORME, frère âgé d'environ dix ans.

LA PETITE DELORME, soeur, âgée d'environ dix ans.

UN RÉPÉTITEUR.

UN MAÎTRE DE DESSIN.

La scène représente un cabinet où le petit Delorme est d'un côté assis à une table, travaillant à une version de Latin en Français ; et la petite Délorme est d'un autre côté aussi assise à une table, travaillant à une tête de Dessin.


LA VERSION

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Petit Delorme, Sa soeur.

LE PETIT DELORME.

Peste soit du Latin ! J'en suis bien las. Chienne de version ! Gigas, gigas. Ma Soeur, sais-tu ce que veut dire gigas ?

LA PETITE DELORME, dessinant.

Gigas ? Cela veut dire gigue, gigot de mouton, peut-être.

LE PETIT DELORME.

Oh ! Tu as bien trouvé cela. Tu verras qu'il y a du gigot de mouton dans un Psaume de David, dont mon Répétiteur m'a donné la version à faire. Je l'ai traduit tout entier avec tant d'attention, que je suis sûr que Monsieur Bobineau en sera content ; il n'y a que ce diantre de mot-là qui m'arrête tout un verset, et je ne peux pas venir à bout de le trouver dans mes Dictionnaires.

LA PETITE DELORME.

Eh bien ! Laisses-le en blanc.

LE PETIT DELORME.

Laisses-le en blanc ! Mais ma Version ne sera pas complète, il y manquera quelque chose, quand tout le reste est bien.

Il répète.

Exaltavit ut gigas ad currendam viam.

LA PETITE DELORME, toujours dînant.

Eh bien! Exalt a vâ un gigot au curredent ; c'est apparemment qu'il était dur : ah ! Viam, je ne sais pas ce qu'il veut dire.

LE PETIT DELORME.

Oh ! Tais-toi, je t'en prie, tu m'impatientes aussi.

Il déchire la Version.

Tiens, voilà la chienne de version en morceaux ; qu'elle s'aille promener.

LA PETITE DELORME.

Comme tu es vif, mon Frère ! Il y a deux heures que tu travailles, et pour un mot qui te manque, tu déchires tout ce que tu as fait.

LE PETIT DELORME.

Sans doute ; pourquoi y a-t-il aussi des mots comme cela dans le Latin ?

LA PETITE DELORME. (Impromptu)

Et que dira Monsieur Bobineau qui va venir, quand il verra que tu n'as rien fait ? Car tu auras beau lui dire que toute ta Version était faite à un mot près, il ne te croira pas, et tu passeras pour un paresseux.

LE PETIT DELORME.

Oh ! Je me moque de lui ; il n'y a que mon Papa que je crains, et qui m'a promis de me mener promener avec lui, si ce Monsieur Bobineau était content : eh bien ! Je resterai à la maison.

LA PETITE DELORME.

Allons, mon Frère, tu es fou, pour un mot de déchirer ainsi ton ouvrage ; si j'en faisais autant, quand je lâche quelques coups de crayon dans ma tête, qui ne sont pas bien, je ne finirais jamais rien ; j'aime mieux laisser quelque chose de mal fait, on se corrige une autre fois.

LE PETIT DELORME. (impromptu)

Oh ! Tu es bienheureuse toi avec ton dessin, cela t'amuse ; je voudrais être fille, pour n'avoir pas ce chien de Latin à étudier ; oh ! Sans mon Papa qui veut absolument que je rapprenne, il y aurait longtemps que je l'aurais laissé là.

LA PETITE DELORME, toujours dessinant. (Impromptu)

Et moi, je voudrais être garçon pour l'apprendre ; après cela, on occupe des charges, des emplois qui vous font honneur dans le Monde ; au lieu que le dessin, qu'est-ce que c'est, à moins que de vouloir être peintre tout-à-fait ?... Tiens, mon Frère, vois la jolie tête que je viens d'achever... Vois donc...

LE PETIT DELORME.

Oh ! Pardi, voilà qui est bien difficile ! Voyons : oh ! La bouche est assez maussade ; et le nez ? Regarde donc ton nez, comme il est vilain !

LA PETITE DELORME.

La bouche est comme cela dans l'original ; regarde plutôt. Pour le nez, oui, il y a un coup de crayon que j'ai trop appuyé ; ce trait trop prononcé gâte un peu... N'importe... J'aime mieux le laisser comme cela... Je ne suis pas si difficile que toi.

LE PETIT DELORME, prend le Papier du dessin de sa soeur, et veut le déchirer.

Allons, déchires cela aussi ; crois-moi... Tiens...

LA PETITE DELORME, s'y oppose, et tâche de lui arracher le Dessin.

Non, mon Frère ! Mon Frère... ah ! Je t'en prie, ne déchires pas mon dessin.

SCÈNE II.
Le Petit Delorme, Sa Soeur, Le Répétiteur, et Le Maître à dessiner.

LE RÉPÉTITEUR.

Eh bien ! Qu'est-ce que vous voulez donc faire là, Monsieur ? Vous vous amusez à faire endéver Mademoiselle votre soeur, à ce que je vois ; et votre version est elle faite ?   [ 1 Endêver : Avoir grand dépit de quelque chose. [L]]

LE PETIT DELORME.

Oui, Monsieur.

LE RÉPÉTITEUR.

Il vaudrait bien mieux vous y appliquer plus longtemps, que de la brocher bien vite, pour polissonner après.

LE PETIT DELORME.

Monsieur, je l'ai faite toute entière, il n'y a qu'un mot qui m'a embarrassé.

LE RÉPÉTITEUR.

Eh bien ! S'il n'y a qu'un mot, c'est peu de chose ; elle est longue, je le sais... Voyons cela...

Le petit Delorme cherche dans ses brouillons.

LE MAÎTRE DE DESSIN.

Et vous, Mademoiselle, est-ce là votre dessin ?

LA PETITE DELORME.

Oui, Monsieur.

LE MAÎTRE DE DESSIN.

Et Monsieur votre Frère voulait le déchirer?

LA PETITE DELORME.

Oui, Monsieur, parce qu'il y a au nez, là... quelque chose qui n'est pas trop bien.

LE MAÎTRE DE DESSIN.

Allons, c'est peu de chose, l'ensemble est bien ; je suis content, et ce petit défaut n'est pas de quoi se mettre en colère contre tout l'ouvrage, jusqu'au point de le déchirer ; comment en aurais-je jugé ?

Il continue d'examiner le Dessin avec la petite Delorme.

LE RÉPÉTITEUR, au petit Delorme.

Eh bien ! Monsieur, où est donc cette version ?

LE PETIT DELORME.

Monsieur, je ne la trouve pas ; elle était là pourtant tout-à-l'heure.

LE RÉPÉTITEUR.

Vous ne la trouvez pas, et elle était là tout-à-l'heure... Allons, j'entends ce que cela veut dire, vous n'y avez pas seulement travaillé ; voilà de vos tours, mais je n'y donne plus, et votre Papa le saura.

LE PETIT DELORME.

Oh ! Monsieur, je vous assure que je l'ai faite toute entière.

LA PETITE DELORME.

Oui, Monsieur, oh ! Il y a près de deux heures qu'il est après ; mais pour un mot qui y manquait, il s'est impatienté, et il vient de la déchirer ; il n'ose pas vous le dire ; tenez, en voilà les morceaux encore à terre.

LE RÉPÉTITEUR ramasse quelques morceaux de papier à terre, et les rassemble.

Je vais bien voir ce qui en est. Allons, vous ne mentez pas cette fois-ci, mais une autre fois ne soyez pas si impatient, ni si colère, ou sinon...

LE MAÎTRE DE DESSIN, au petit Delorme.

Mademoiselle est plus raisonnable, et en vous empêchant de déchirer son dessin pour une faute qui s'y trouve, elle pense avec raison que...

 


J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé les Jeux de la petite Thalie ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. À Paris, ce treize Juin mille sept cens soixante-neuf.

CRÉBILLON.


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Notes

[1] Endêver : Avoir grand dépit de quelque chose. [L]

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