LES REVENANTS.

LES JEUX DE LA PETITE THALIE.

OU NOUVEAUX PETITS DRAMES DIALOGUÉS SUR DES PROVERBES

Propres à former les moeurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt.

M. DCC. LXIX.

Par M. de MOISSY.

Chez Bailly, Libraire, Quai des Augustins, à l'Occasion.


Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2018

publié par Paul FIEVRE, juin 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:38.


DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

L'éducation si précieuse à l'Humanité, ne peut être regardée sous trop d'aspects, et il serait à souhaiter que tous les auteurs, même les plus accrédités voulussent bien ne pas trouver au-dessous d'eux les ouvrages qu'ils tendraient à ouvrir à cette éducation, quelques routes plus utiles et plus agréables que celles qui sont connues.

Malgré tant d'écrits ( dit un fameux Philosophe de nos jours ) qui n'ont pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités qui est l'Art de former des hommes, est encore oubliée. Que de romans paraissent journellement, qui ne servent qu'à amollir l'âme aussitôt qu'elle est capable de quelque force, qui tournent toujours dans un certain cercle de galanterie plus ou moins dangereuse, et n'apprennent aux jeunes personnes des deux sexes, que le jargon d'un vice raffiné, en faisant à leur esprit un amusement réfléchi des faiblesses de leur coeur !

Il faut instruire les enfants pour le Monde, et que les instructions qu'on leur donne se présentent à eux dans des tableaux agréables ; que ces tableaux diminuent dans leur coeur et dans leur esprit, la pente que l'humanité a pour le vice, et leur fasse trouver les vertus de chaque âge assez douces, assez nécessaires à la vie , pour que ces mêmes enfants défirent de les pratiquer fans effort, et comme un moyen de tranquillité et de bonheur.

Le grand Art est donc de les conduire à la Vertu, pour ainsi dire, par le chemin de la séduction , et qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'on ait voulu les séduire.

Le seul moyen pour parvenir à cet art ; est de leur présenter ces instructions sous la forme d'amusements ; alors toutes leurs facultés d'apercevoir et de sentir se développeront.

Ces réflexions ont fait naître l'idée de dialoguer un certain nombre de Proverbes, qui, vus d'un oeil philosophique, sans être hors de la portée des enfants et des jeunes personnes, roulent au contraire fur les petites affections répréhensibles et sur les semences de défauts et de vices qui peuvent germer en eux.

Ces Proverbes ainsi dialogués, outre l'avantage de l'instruction morale qui s'y trouve proportionnée aux différents âges et aux différents états, ont encore celui d'apprendre aux enfants, à parler avec assurance, à disserter d'eux-mêmes sur des choses qui les regardent, qui les amusent, et qui les intéressent.

Voici comment on pourra tirer toute l'utilité qui doit en résulter.

En faisant apprendre aux enfants les rôles qu'ils ont dans ces Proverbes, pour les jouer comme une petite Comédie, on choisira celui qui conviendra à leur âge, et à tel défaut qu'on voudra réprimer en eux.

Suivant le degré de leur intelligence, on les engagera, à travers toutes les scènes qu'ils réciteront par coeur, à étendre d'eux-mêmes le Dialogue, sans qu'ils s'écartent trop de l'Action.

Rien ne formera plus les jeunes personnes à parler aisément, et avec une honnête assurance devant le monde, à donner du ressort à leur imagination, enfin à multiplier avec méthode leurs idées, que ces petits Drames ainsi représentés par elles, une partie de mémoire, et l'autre par impromptu.

Pour cet effet, on a marqué les endroits susceptibles d'être variés, ou plus étendus dans le Dialogue écrit, en mettant au-dessus de ces endroits le mot d'Impromptu.

C'est dans ces moments de dialogue, que l'on engage les personnes qui en dirigeront l'exécution, à faire observer aux enfants, quand ils auront assez fait agir leur petite Minerve, à rendre à l'interlocuteur les mots de réplique comme en jouant la Comédie.

On a imprimé les répliques en lettres italiques, pour qu'on puisse les distinguer plus aisément.

Au moyen de cette opération, qui ne sera regardée par les enfants que comme un simple amusement, il se formera entre eux une vive émulation d'esprit ; ils apprendront tout ensemble à agir, à parler, à penser, et à contenir dans des bornes convenables leurs actions, leurs idées et leurs discours.

D'après ces observations, on espère que cet ouvrage tout puérile qu'il pourra paraître à certaines gens, n'aura pas le même sort auprès de ceux qui aimeront leurs enfants ou leurs élèves, avec cette tendresse ingénieuse et bien dirigée, qui n'aspire qu'à faire le bonheur de cette intéressante partie de l'humanité, et à la rendre dans la suite, sans danger pour ses moeurs, aussi raisonnable que vertueuse.


TABLE DES TITRES.

Avec un Précis du Sujet Moral qui est traité sous chacun d'eux,

La Table des Mots des Proverbes est à la fin du Livre.

Proverbe premier.

LA POUPÉE, page 3

Instruction pour les Enfants du premier âge, qui ne respectent pas assez leurs Gouvernantes.

Proverbe II.

LES GOURMANDES, page 15

Leçon nécessaire aux enfants qui sont gourmands et menteurs.

Proverbe III.

LE MENUET ET LALLEMANDE, page 33

Moyens d'inspirer de l'émulation aux enfants de parents qui ne font point assez riches pour leur donner des Maîtres.

Proverbe IV.

LES MOINEAUX, page 55

Leçon agréable et persuasive, pour engager un enfant à ne faire aucun mal, aucune méchanceté, même aux animaux.

Proverbe V.

LES POCHES, page 73

Bon Exemple d'une mère à sa fille, pour qu'elle ne s'écarte jamais de la confiance qu'elle devra à son mari.

Proverbe VI.

UN HABIT SANS GALONS, page 89

Trait d'un bon coeur pour engager un jeune homme à ne point aimer le faste, et à employer ce qu'il coûte à secourir l'humanité souffrante. Scène VI. Sujet de l'Estampe.

Proverbe VII.

LES DEUX MEDECINES, page 109

Ruse utile pour déterminer par amour propre, des enfants à prendre en maladie des médicaments.

Proverbe VIII.

LA VERSION, page 123

Moyen d'engager les enfants à ne point se dépiter contre eux-mêmes, quand ils trouveront des difficultés dans leurs études.

Proverbe IX.

LE DUEL, page 133

Leçon pour des enfants de condition orgueilleux, impertinents et mutins.

Proverbe X.

LE PETIT PAYSAN HARDI, page 151

Exemple qui tend à inspirer de la hardiesse aux enfants trop timides, et qui n'osent rien entreprendre.

Proverbe XI.

LE GOÛTÉ, page 161

Leçons d'égalité données à des enfants élevés avec hauteur, et qui méprisent les enfants des pauvres.

Proverbe XII.

LE QUI-PRO-QUO, page 177

Morale utile aux Fils d'un Paysan ou homme du peuple, qui veulent entrer au Service ou en service.

Proverbe XIII.

L'HEUREUX NATUREL, page 195

Bel Exemple de tendresse d'un Fils pour sa Mère, qu'il ne connaît pas.

Proverbe XIV.

LA COMÉDIE, page 207

Occasion plaisante de détruire l'orgueil mal fondé d'un enfant séduit par les apparences.

Proverbe XV.

LES REVENANTS, page 225

Moyens de prouver aux enfants, qu'il n'y a point de Revenants , et que tout s'opère ici bas par des causes naturelles.

Proverbe XVI.

LA PETITE VÉROLE, page 247

Exemple fort utile, pour consoler les jeunes Demoiselles que la petite vérole enlaidit, et Morale consolante pour les jeunes personnes laides.

Proverbe XVII.

LA PIÈCE DE VERS, etc. page 283.

Correction honnête qui tend à démasquer et à humilier l'amour propre ridicule d'un jeune homme qui se croit un prodige d'esprit et de mérite.

Proverbe XVIII.

LE MALHEUR IMPRÉVU, page 283

Leçons importantes aux jeunes gens, pour ne point se décider trop légèrement sur l'état qu'ils ont envie de prendre, et ne point perdre de temps à des occupations frivoles.

Proverbe XIX.

LES PRÉJUGÉS, page 299

Événements qui doivent apprendre aux jeunes gens à penser juste sur les deux plus forts pré jugés de notre Nation.

Proverbe XX.

LES LIAISONS DANGEREUSES, page 319

Aventure heureuse qui fait connaître aux jeunes gens l'importance de bien choisir leurs liaisons, pour éviter les chagrins et les malheurs.


TABLE DES MOTS DES PROVERBES.

Proverbe I. La Poupée : Trop parler nuit.

II. Les Gourmandes : Fin contre fin, n'est pas bon à faire doublure.

III. Le Menuet et l' Allemande : Le bon Oiseau se fait de lui-même.

IV. Les Moineaux : Il ne faut pas faire à autrui ce qu'on ne foudroie pas qu'on nous fît.

V. Les Poches : Les plus courtes folies font les meilleures.

VI. L'Habit sans Galons : Bon chien chasse de race.

VII. Les deux Médecines : Faire bonne mine à mauvais jeu.

VIII. La Version : Il vaut mieux laisser son enfant morveux, que de lui arracher le nez.

IX. Le Duel : Tout chien qui aboie ne mord pas.

X. Le petit Paysan hardi : Il n y a que le premier pas qui coute.

XI. Le Gouter : Pauvreté n'est pas vice.

XII. Le Qui-pro-quo : On ne peut tirer d'un sac que ce qui est dedans.

XIII. L'heureux Naturel : Bon sang ne peut mentir.

XIV. La Comédie : Les honneurs changent les moeurs.

XV. Les Revenants : On ne s'avise jamais de tout.

XVI. La petite Vérole : À quelque chose le malheur est bon.

XVII. La Piéce de Vers , etc. : Qui prouve trop , ne prouve rien.

XVIII. Le Malheur imprévu : L'homme propose, et Dieu dispose.

XIX. Les Préjugés : Après la pluie le beau temps.

XX. Les Liaisons dangereuses : Plus de peur que de mal.


ACTEURS de LES REVENANTS

MONSIEUR DELMAS, père.

L'AÎNÉ DELMAS, frère, âgé de 8 ans.

LE CADET DELMAS, frère, âgé de 9 ans.

UNE GOUVERNANTE.

La scène est dans un salon de Compagnie, qui communique à une chambre à coucher fermée. L'action se passe à huit heures du soir.


LES REVENANTS

SCÈNE PREMIÈRE.
Les deux frères Delmas ; La Gouvernante.

L'AÎNÉ DELMAS, tenant une clef.

Ma Bonne, mon Papa vient de me donner la clef de l'armoire qui est dans le cabinet de la chambre de Maman, pour que je prenne mon habit d'été et celui de mon frère pour demain, parce que c'est la Pentecôte ; tenez, ma Bonne, la voilà, allez les prendre tous deux.

LA GOUVERNANTE.

Quoi ! Vous avez encore peur d'entrer dans la chambre de votre Maman, parce qu'elle y est morte ; mais il y a déjà plus de quinze jours, et je sais que votre Papa veut que vous y alliez vous-même ; ainsi obéissez-lui, Monsieur, allez chercher votre habit et celui de votre frère. Eh bien ! Irez-vous ?

L'AÎNÉ.

Oh ! Ma Bonne, je n'ose pas y aller tout seul.

Au Cadet.

Mon frère, veux-tu venir avec moi ?

LE CADET.

Non, mon frère, à moins que ma Bonne ne vienne avec nous deux.

LA GOUVERNANTE.

Messieurs, il faut que vous vous enhardissiez, votre papa le veut : n'avez-vous pas peur que votre chère mère qui vous aimait tant, revienne de l'autre Monde pour vous faire du mal ? Allez quand on est mort, on est bien mort.

L'AÎNÉ.

C'est vrai, ma Bonne, je vous crois bien, mais je n'ose pas... Je n'irai pas absolument tout seul, j'aime mieux ne pas mettre demain mon habit d'été.

LE CADET.

Oh ! Moi, je veux avoir le mien, et puisque tu fais tant l'enfant, je n'ai pas si peur que toi, et je vais le chercher : donne -moi la clef.

L'AÎNÉ.

Tiens, la voilà, mon Frère, en même temps apporte le mien, je t'en prie.

LE CADET.

Oh ! Pour ça non ; mon Papa veut que tu l'ailles chercher toi-même, et tu iras si tu veux l'avoir ; tu vas bien voir qu'il n'y a rien à craindre ; tiens, j'y vais tout seul, ainsi... C'est l'armoire qui est dans le fond du petit cabinet, n'est-ce pas ?

LA GOUVERNANTE.

Oui, à droite.

Le Cadet passe dans la chambre avec une lumière.

SCÈNE II.
La Gouvernante, Le Petit Delmas l'aîné.

LA GOUVERNANTE.

Je serais bien honteux à votre place de voir mon frère cadet avoir plus de courage que moi.

L'AÎNÉ DELMAS.

Oh bien, ma Bonne, tant mieux pour lui ; mais c'est bien vilain à lui s'il n'apporte point mon habit avec le sien.

LA GOUVERNANTE.

S'il l'apporte, vous n'en ferez pas plus avancé, car je le lui serai reporter, pour que vous obéissiez à votre Papa, et que vous l'alliez cher cher vous-même.

L'AÎNÉ.

Eh bien, ma Bonne, je dirai que vous êtes aussi méchante que mon frère.

LA GOUVERNANTE.

Et moi, je dirai que vous êtes un poltron ; et un petit nigaud qui avez peur des revenants ; tenez voilà votre frère qui est plus brave que vous.

SCÈNE III.
Les Acteurs précédents, Le Cadet Delmas.

LA GOUVERNANTE.

Eh bien ! Avez-vous vu quelque chose, mon ami ?

LE CADET.

Rien du tout, ma Bonne, et mon frère a tort d'avoir peur.

L'AÎNÉ.

Tu n'as donc apporté que ton habit ?...

LE CADET.

Non vraiment, je te l'avais promis ; tiens ; voilà la clef, vas chercher le tien si tu veux.

Il met l'habit sur des chaises.

L'AÎNÉ.

Oh ! Pour ça non, je m'en passerai plutôt.

SCÈNE IV.
Les acteurs précédents, Monsieur Delmas père.

MONSIEUR DELMAS.

Eh bien ! Voilà donc les deux habits d'été qu'on a tirés de l'armoire si redoutable. Est-ce Delmas qui les a été cherchés ?

Il examine l'habit.

Mais n'en voilà qu'un, pourquoi cela ?

LE CADET.

C'est le mien, mon Papa, que j'ai été chercher moi-même tout seul ; mon frère n'ose pas entrer dans la chambre de Maman, et aller tout seul jusqu'à l'armoire.

MONSIEUR DELMAS, à L'Aîné.

Mais de quoi as-tu donc peur dans cet appartement, quand tu vois que ton frère en vient tout seul, sans avoir rien vu, ni entendus.

L'AÎNÉ.

Oh dame ! Mon Papa, j'ai peur... Saint-Jean que vous avez renvoyé, parce qu'il me faisait des peurs terribles, m'a raconté tant d'histoires de morts qui reviennent, que je ne peux pas prendre sur moi de n'avoir pas peur.

MONSIEUR DELMAS.

Il faut pourtant bien que je te guérisse de cette faiblesse-là, et je veux en venir à bout en te parlant raison ; mettez-vous là tous deux, et vous, la Bonne, allez faire vos affaires.

LA GOUVERNANTE.

Je m'en vais, Monsieur, mais je crois que toutes les belles raisons que vous allez employer, ne vaudront pas une bonne correction.

MONSIEUR DELMAS.

Non, la Bonne, pour cette fois-ci permettez-moi de n'être pas de votre avis.

LA GOUVERNANTE.

Vous êtes le maître.

Elle sort.

SCÈNE V.
Monsieur Delmas, Ses deux enfants ; tous assis.

MONSIEUR DELMAS, à l'Aîné.

Oh ça, mon Fils, écoute-moi bien.

L'AÎNÉ.

Oui, mon Papa.

MONSIEUR DELMAS.

Tu as peur d'entrer dans la chambre de ta mère, parce qu'il n'y a pas longtemps qu'elle y est morte. Te paraît-il raisonnable que les morts reviennent tourmenter les vivants ? Si cela était, nous ne pourrions vivre tranquilLes dans ce monde-ci, ni jour, ni nuit ; car si un seul avoit la faculté d'y revenir, tous les autres l'auraient aussi, et il y a tant d'hommes qui sont morts, depuis que le Monde existe, que nous ne saurions où nous fourrer, si les Morts revenaient. D'abord entends-tu ce raisonnement-là ?

L'AÎNÉ.

Oui, mon Papa.

LE CADET.

Aussi c'est ce que je lui dis, mais il ne veut pas me croire.

L'AÎNÉ.

J'entends bien cela, mais cependant il y a tant d'histoires que des gens raisonnables racontent de morts qui sont revenus... qui ont paru la nuit tout en blanc qui ont tiré les rideaux de ceux à qui ils en voulaient, et puis qui ont disparu ; dame, il faut bien qu'il y ait quelque chose de vrai dans tout cela.

MONSIEUR DELMAS.

Je vais te dire ce qu'il y a de vrai dans toutes les histoires des revenants qu'on a pu te raconter. Dans chaque histoire, il y a de vrai un événement naturel qui n'a rien de surprenant, quand on va jusqu'à en approfondir la cause, mais qui laisse des sentiments de crainte, quand on attribue cet événement à une cause qui n'est pas la véritable, et qu'on croit merveilleuse, miraculeuse même, quand on est prévenu, et qu'on n'approfondit rien. Par exemple, à ton âge à peu près, le lendemain de la mort de mon grand-père, la nuit que j'étais seul couché dans un grand lit, j'entendis ouvrir mes rideaux très brusquement, et puis les refermer de même, et cela à plusieurs fois...

L'AÎNÉ.

Ah ! Mon Dieu ! Mon Papa, eh bien ? Vous voyez bien, vous eûtes bien peur sûrement.

MONSIEUR DELMAS.

Oui, sans doute : j'appelai même, je criai ; mon père vint avec de la lumière, et il vit lui-même les rideaux faire le même manége.

L'AÎNÉ.

Eh bien ?

MONSIEUR DELMAS.

Mon père qui n'était point un enfant, et qui voulait m'éclairer l'esprit sur ma crainte mal fondée, comme je le fais sur la tienne, envoya chercher une échelle pour examiner la cause de cet événement qui paraissait extraordinaire ; il monta lui-même à l'échelle, et trouva sur l'impérial du lit un gros rat qui s'était pris la patte dans un des anneaux du rideau, et qui allant et venant pour se débarrasser, faisait jouer le rideau, en l'ouvrant et le fermant très fort.

L'AÎNÉ.

Bon ! Un gros rat !

MONSIEUR DELMAS.

Oui, un gros rat qu'il prit et qu'il me montra, car malgré ce qu'il m'en disait, je ne voulais pas le croire. Eh bien, si on n'avait point été à la cause de cette aventure, et qu'on ne m'eût pas mis au fait, j'aurois crû que c'était mon grand-père qui revenait, comme on dit, pour me demander des prières.

L'AÎNÉ.

Sûrement.

MONSIEUR DELMAS.

Oh ! Tu vois bien que j'avais tort d'avoir peur, et cette découverte m'a guéri depuis pour toujours de croire aux revenants ; sois certain qu'il en est de tout ce qu'on raconte sur cela, comme de cette histoire.

LE CADET.

Eh ! Mon Papa, contez-lui aussi celle des papiers du jeune clerc de procureur, qui se culbutaient tous dans sa chambre pendant la nuit, et sautaient les uns sur les autres ; oh ! Elle est bien drôle celle-là ; vous me l'avez racontée à moi tout seul, et elle m'a bien guéri de la peur, moi.

MONSIEUR DELMAS.

Ah ! Oui, encore. Eh bien, raconte-lui, puisque tu t'en souviens.

LE CADET.

Qui, moi ? Dame, mon Papa, je ne sais pas si j'en pourrai venir à bout.

MONSIEUR DELMAS.

Allons, raconte comme tu pourras.

LE CADET.

Écoute bien, mon Frère, et tu vas voir s'il faut avoir peur des choses qui nous effrayent d'abord. Il y avait une fois un jeune clerc de Procureur...

MONSIEUR DELMAS.

Il y avait une fois... Allons donc, tu commences ton récit comme le conte d'une vieille bonne femme. Commence par dire, un jeune clerc de procureur, et fois intelligible dans ton récit ; pour cela, ne te presse point.

LE CADET.

Non, mon Papa. Un jeune clerc de procureur travaillait dans sa chambre à ses moments de récréation à des procès pour son profit, et pour avoir de l'argent pour se divertir les fêtes et dimanches.

MONSIEUR DELMAS.

Voilà bien des fois pour... pour... Il faut éviter tout cela quand on raconte.

LE CADET.

Oui, mon Papa. Un de ses camarades qui voulut changer de chambre avec lui, parce que ja sienne n'était pas si jolie, s'avisa pour y parvenir, d'une bonne ruse.

MONSIEUR DELMAS.

Fort bien. Raconte d'abord le fait, en le présentant du côté qui peut surprendre ; après cela, tu en développeras les causes naturelles ; voilà comme ta petite histoire intéressera et fera plaisir.

LE CADET.

Oui, mon Papa. Le père du jeune Clerc qui travaillait dans sa chambre, venait de mourir il y avait deux jours. Ce jeune homme qui était rempli de l'idée de la mort de son père, et qui avait toujours craint les Revenants, s'imagina aisément que son père lui revenait, quand pendant deux nuits de suite il entendit tous ses papiers se remuer, se culbuter les uns sur les autres et se promener dans sa chambre ; il avait beau les remettre en ordre le jour, pareil tracas recommençait la nuit.

L'AÎNÉ.

Oh ! Comme j'aurais eu peur ! Eh bien, a-t-il découvert d'où ça venait ?

LE CADET.

Écoute donc. Prêt à changer de chambre avec son camarade, qui, pour le mieux attraper, lui promettait que si après avoir changé, il lui en arrivait autant dans la sienne, il ferait toujours le maître de reprendre la sienne...

MONSIEUR DELMAS.

La sienne, la sienne. Cela forme ce qu'on appelle une amphibologie ; il faut mettre un autre mot distinctif, comme la première, ou bien encore celle qu'il avait d'abord.

LE CADET.

Oui, j'entends. Il serait toujours le maître de reprendre la première. Le jeune Clerc dont le père était mort, chercha un beau matin à découvrir s'il n'y avait pas quelque cause naturelle dans le bouleversement de ses papiers, imaginée par la malice de son camarade, pour avoir sa chambre. Après avoir bien examiné, il s'aperçut qu'il y avait des fils attachés à certains papiers qui étaient sous beaucoup d'autres, dons les bouts passaient par les petits trous de la cloison de sa chambre qui la séparait de celle de son camarade. Ce camarade qui arrangeait tout cela, en passant par une planche qu'il ôtait de la cloison...

MONSIEUR DELMAS.

En passant par une planche : on ne passe pas par une planche, mais par le trou pratiqué en ôtant la planche...

LE CADET.

Oui, mon Papa. Ce camarade tirait ces fils à une certaine heure de nuit, et causait ainsi à l'autre une frayeur terrible.

L'AÎNÉ.

Voyez la malice, je n'aurais jamais deviné cela. Eh bien, après il n'eut plus peur sans doute.

LE CADET.

Non sûrement, mais il fit bien peur à son tour au malin camarade ; car une nuit que de sa chambre, ce dernier faisait jouer ses fils, en les tirant pour promener les papiers, l'autre les tira aussi à lui, de son côté, assez brusquement pour qu'il fût obligé de les laisser échapper, ou de les lâcher. Celui qui voulait attraper l'autre, le croyait bien endormi, et eut peur à son tour que ce ne fût l'esprit du père qui était mort qui tirât ces fils ; il les laissa là, et n'osa plus en tirer aucun. Le lendemain ils s'expliquèrent ; la mèche fut ainsi découverte, et il ne fut plus question de troquer de chambre. Tu vois bien, mon frère, qu'il ne faut jamais croire aux Revenants, et que ce sont des contes qui ne doivent jamais nous faire peur.

MONSIEUR DELMAS.

Allons, tu ne t'es pas trop mal tiré de ton histoire.

L'AÎNÉ. (Impromptu)

Eh bien, tenez, mon Papa, voilà qui est fini ; cette histoire-là me rassure, et je n'ai plus peur, plus du tout ; donnez moi la clef de l'armoire, et je m'en vais chercher mon habit tout seul.

MONSIEUR DELMAS.

Soit. Mais ne promets-tu pas plus que tu ne peux ?

L'AÎNÉ.

Non, vous verrez, il ne m'arrivera rien, pas plus qu'à mon Frère ; mais quelque chose qui m'arrive, je n'aurai pas peur, vous allez voir.

MONSIEUR DELMAS.

Allons, prends cette lumière, et vas hardiment, tu verras qu'il ne t'arrivera rien ; je te le garantis.

L'Aîné prend un flambeau, et entre dans la chambre voisine.

SCÈNE VI.
Monsieur Delmas, Son fils cadet.

MONSIEUR DELMAS.

Ton histoire l'a rassuré, j'en suis charmé, car il est honteux à un garçon de son âge d'avoir peur des revenants.

LE CADET.

Oh ! Pour moi, je n'en aurai plus peur de ma vie ; mais je crois qu'à mon frère actuellement le coeur lui bat bien fort.

On entend dans la Chambre voisine, VAÎné qui appelle à lui en criant.

L'AÎNÉ.

Ah ! Mon Dieu ! Mon Papa, mon Frère, mon Papa !

SCÈNE VII.
Monsieur Delmas, ses deux fils.

L'Aîné revient dans le Salon tout effrayé, sa chandelle éteinte, et s'essuyant le visage.

MONSIEUR DELMAS.

Eh bien ! Qu'est-ce qu'il y a donc ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

L'AÎNÉ.

Ah ! Mon Papa, vous le croirez si vous voulez, mais cela est bien vrai, et je l'ai bien senti.

MONSIEUR DELMAS.

Eh bien, qu'est-ce que tu as senti ?

L'AÎNÉ.

J'ai senti qu'en ouvrant la porte du cabinet où est l'armoire, on m'a donné un grand coup tout au milieu du visage, et on a éteint ma lumière.

MONSIEUR DELMAS.

Et quel coup peut-on t'avoir donné ? Cela n'est pas croyable.

L'AÎNÉ.

Je ne sais pas si cela est croyable, mais cela est vrai toujours. Ah ! Mon Dieu, j'en tremble encore ; et tenez, voyez ma chandelle éteinte et la méche toute écrasée, vous voyez bien que je ne ments pas.

MONSIEUR DELMAS.

Il y a quelque chose là-dessous ; allons, je veux voir d'où cela peut venir, sûrement j'en découvrirai la cause naturelle. Rallumez ce flambeau... Restez ici tous les deux, je veux voir moi-même ce qui peut en être.

Il entre dans la chambre.

SCÈNE VIII.
Les deux petits Delmas.

LE CADET.

On t'a donné un coup dans le visage, et on a éteint ta chandelle, cela est singulier. Est-ce que l'esprit de Maman t'en voudroit ? Et lui as-tu fait quelque chose ?

L'AÎNÉ.

Oui, mon Frère, je me rappelle qu'elle voulait que j'étudiasse un matin mes Évangiles, et je ne l'ai pas voulu ; je l'ai impatientée bien sort, c'est peut-être cela qui a mis son esprit en colère contre moi.

LE CADET.

Oh ! Dame, mon Frère, cela pourrait bien être ; pourquoi ne l'as-tu pas dit ? Moi, je ne l'ai pas chagrinée du tout, voilà pourquoi son esprit ne m'a rien fait.

L'AÎNÉ.

Tu vois que j'avais bien raison de ne vouloir pas y aller tout seul dans ce cabinet ; oh ! Si j'y rentre jamais...

SCÈNE IX.
Monsieur Delmas, Ses deux fils.

LE CADET.

Allez, mon Papa, nous savons d'où cela vient, ne vous mettez plus en peine.

MONSIEUR DELMAS.

Je viens aussi de m'en apercevoir ; eh bien ! Qu'est-ce que vous savez ?

LE CADET.

Mon frère vient de m'avouer qu'il a bien fort impatienté Maman, et sans doute que pour l'en punir...

MONSIEUR DELMAS.

Bon, quoi ? Tu retombes encore dans ces misères-là ! Toi, que je croyais plus raisonnable que ton frère. Écoutez-moi.

À l'Aîné.

Je viens de découvrir la cause naturelle de ce qui t'a fait tant de peur. Près de la porte du cabinet dont il s'agit, il y a un rideau de fenêtre noué à une certaine hauteur ; la porte en s'ouvrant, prend par le haut ce rideau, et quand on la pousse jusqu'à l'ouvrir tout-à-fait, le noeud du rideau passe par-dessus cette porte.

Au Cadet.

Et c'est ainsi qu'il a tombé précisément à la hauteur du visage de ton frère.

À l'Aîné.

Voilà comme il a éteint ta chandelle, et t'a donné un coup dans le visage.

Au Cadet.

Il n'en a pas fait de même à toi, parce que tu n'as pas ouvert la porte autant que ton frère, et que le rideau est resté sur la porte. Mais ce n'est pas assez de vous le dire ; pour vous guérir de toutes vos idées, je veux vous le montrer de façon que vous ne puissiez plus en douter : venez tous deux avec moi.

L'AÎNÉ.

Le maudit rideau ! Je n'aurais jamais imaginé cela. Allons donc voir et cela me guérira pour toujours. Mais aussi vous avouerez, mon Papa, que vous-même vous n'auriez pas imaginé cela, et que...

 


J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé les Jeux de la petite Thalie ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. À Paris, ce treize Juin mille sept cens soixante-neuf.

CRÉBILLON.


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