LES JEUX DE LA PETITE THALIE.
OU NOUVEAUX PETITS DRAMES DIALOGUÉS SUR DES PROVERBES
Propres à former les moeurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt.
M. DCC. LXIX.
Par M. de MOISSY.
Chez Bailly, Libraire, Quai des Augustins, à l'Occasion.
Texte établi par Paul FIEVRE, octobre 2018
publié par Paul FIEVRE, octobre 2018
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:17:37.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
L'éducation si précieuse à l'Humanité, ne peut être regardée sous trop d'aspects, et il serait à souhaiter que tous les auteurs, même les plus accrédités voulussent bien ne pas trouver au-dessous d'eux les ouvrages qu'ils tendraient à ouvrir à cette éducation, quelques routes plus utiles et plus agréables que celles qui sont connues.
Malgré tant d'écrits ( dit un fameux Philosophe de nos jours ) qui n'ont pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités qui est l'Art de former des hommes, est encore oubliée. Que de romans paraissent journellement, qui ne servent qu'à amollir l'âme aussitôt qu'elle est capable de quelque force, qui tournent toujours dans un certain cercle de galanterie plus ou moins dangereuse, et n'apprennent aux jeunes personnes des deux sexes, que le jargon d'un vice raffiné, en faisant à leur esprit un amusement réfléchi des faiblesses de leur coeur !
Il faut instruire les enfants pour le Monde, et que les instructions qu'on leur donne se présentent à eux dans des tableaux agréables ; que ces tableaux diminuent dans leur coeur et dans leur esprit, la pente que l'humanité a pour le vice, et leur fasse trouver les vertus de chaque âge assez douces, assez nécessaires à la vie, pour que ces mêmes enfants défirent de les pratiquer fans effort, et comme un moyen de tranquillité et de bonheur.
Le grand Art est donc de les conduire à la Vertu, pour ainsi dire, par le chemin de la séduction, et qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'on ait voulu les séduire.
Le seul moyen pour parvenir à cet art ; est de leur présenter ces instructions sous la forme d'amusements ; alors toutes leurs facultés d'apercevoir et de sentir se développeront.
Ces réflexions ont fait naître l'idée de dialoguer un certain nombre de Proverbes, qui, vus d'un oeil philosophique, sans être hors de la portée des enfants et des jeunes personnes, roulent au contraire fur les petites affections répréhensibles et sur les semences de défauts et de vices qui peuvent germer en eux.
Ces Proverbes ainsi dialogués, outre l'avantage de l'instruction morale qui s'y trouve proportionnée aux différents âges et aux différents états, ont encore celui d'apprendre aux enfants, à parler avec assurance, à disserter d'eux-mêmes sur des choses qui les regardent, qui les amusent, et qui les intéressent.
Voici comment on pourra tirer toute l'utilité qui doit en résulter.
En faisant apprendre aux enfants les rôles qu'ils ont dans ces Proverbes, pour les jouer comme une petite Comédie, on choisira celui qui conviendra à leur âge, et à tel défaut qu'on voudra réprimer en eux.
Suivant le degré de leur intelligence, on les engagera, à travers toutes les scènes qu'ils réciteront par coeur, à étendre d'eux-mêmes le Dialogue, sans qu'ils s'écartent trop de l'Action.
Rien ne formera plus les jeunes personnes à parler aisément, et avec une honnête assurance devant le monde, à donner du ressort à leur imagination, enfin à multiplier avec méthode leurs idées, que ces petits Drames ainsi représentés par elles, une partie de mémoire, et l'autre par impromptu.
Pour cet effet, on a marqué les endroits susceptibles d'être variés, ou plus étendus dans le Dialogue écrit, en mettant au-dessus de ces endroits le mot d'Impromptu.
C'est dans ces moments de dialogue, que l'on engage les personnes qui en dirigeront l'exécution, à faire observer aux enfants, quand ils auront assez fait agir leur petite Minerve, à rendre à l'interlocuteur les mots de réplique comme en jouant la Comédie.
On a imprimé les répliques en lettres italiques, pour qu'on puisse les distinguer plus aisément.
Au moyen de cette opération, qui ne sera regardée par les enfants que comme un simple amusement, il se formera entre eux une vive émulation d'esprit ; ils apprendront tout ensemble à agir, à parler, à penser, et à contenir dans des bornes convenables leurs actions, leurs idées et leurs discours.
D'après ces observations, on espère que cet ouvrage tout puérile qu'il pourra paraître à certaines gens, n'aura pas le même sort auprès de ceux qui aimeront leurs enfants ou leurs élèves, avec cette tendresse ingénieuse et bien dirigée, qui n'aspire qu'à faire le bonheur de cette intéressante partie de l'humanité, et à la rendre dans la suite, sans danger pour ses moeurs, aussi raisonnable que vertueuse.
TABLE DES TITRES.
Avec un Précis du Sujet Moral qui est traité sous chacun d'eux,
La Table des Mots des Proverbes est à la fin du Livre.
Proverbe premier.
LA POUPÉE, page 3
Instruction pour les Enfants du premier âge, qui ne respectent pas assez leurs Gouvernantes.
Proverbe II.
LES GOURMANDES, page 15
Leçon nécessaire aux enfants qui sont gourmands et menteurs.
Proverbe III.
LE MENUET ET LALLEMANDE, page 33
Moyens d'inspirer de l'émulation aux enfants de parents qui ne font point assez riches pour leur donner des Maîtres.
Proverbe IV.
LES MOINEAUX, page 55
Leçon agréable et persuasive, pour engager un enfant à ne faire aucun mal, aucune méchanceté, même aux animaux.
Proverbe V.
LES POCHES, page 73
Bon Exemple d'une mère à sa fille, pour qu'elle ne s'écarte jamais de la confiance qu'elle devra à son mari.
Proverbe VI.
UN HABIT SANS GALONS, page 89
Trait d'un bon coeur pour engager un jeune homme à ne point aimer le faste, et à employer ce qu'il coûte à secourir l'humanité souffrante. Scène VI. Sujet de l'Estampe.
Proverbe VII.
LES DEUX MEDECINES, page 109
Ruse utile pour déterminer par amour propre, des enfants à prendre en maladie des médicaments.
Proverbe VIII.
LA VERSION, page 123
Moyen d'engager les enfants à ne point se dépiter contre eux-mêmes, quand ils trouveront des difficultés dans leurs études.
Proverbe IX.
LE DUEL, page 133
Leçon pour des enfants de condition orgueilleux, impertinents et mutins.
Proverbe X.
LE PETIT PAYSAN HARDI, page 151
Exemple qui tend à inspirer de la hardiesse aux enfants trop timides, et qui n'osent rien entreprendre.
Proverbe XI.
LE GOÛTÉ, page 161
Leçons d'égalité données à des enfants élevés avec hauteur, et qui méprisent les enfants des pauvres.
Proverbe XII.
LE QUI-PRO-QUO, page 177
Morale utile aux Fils d'un Paysan ou homme du peuple, qui veulent entrer au Service ou en service.
Proverbe XIII.
L'HEUREUX NATUREL, page 195
Bel Exemple de tendresse d'un Fils pour sa Mère, qu'il ne connaît pas.
Proverbe XIV.
LA COMÉDIE, page 207
Occasion plaisante de détruire l'orgueil mal fondé d'un enfant séduit par les apparences.
Proverbe XV.
LES REVENANTS, page 225
Moyens de prouver aux enfants, qu'il n'y a point de Revenants, et que tout s'opère ici bas par des causes naturelles.
Proverbe XVI.
LA PETITE VÉROLE, page 247
Exemple fort utile, pour consoler les jeunes Demoiselles que la petite vérole enlaidit, et Morale consolante pour les jeunes personnes laides.
Proverbe XVII.
LA PIÈCE DE VERS, etc. page 283.
Correction honnête qui tend à démasquer et à humilier l'amour propre ridicule d'un jeune homme qui se croit un prodige d'esprit et de mérite.
Proverbe XVIII.
LE MALHEUR IMPRÉVU, page 283
Leçons importantes aux jeunes gens, pour ne point se décider trop légèrement sur l'état qu'ils ont envie de prendre, et ne point perdre de temps à des occupations frivoles.
Proverbe XIX.
LES PRÉJUGÉS, page 299
Événements qui doivent apprendre aux jeunes gens à penser juste sur les deux plus forts pré jugés de notre Nation.
Proverbe XX.
LES LIAISONS DANGEREUSES, page 319
Aventure heureuse qui fait connaître aux jeunes gens l'importance de bien choisir leurs liaisons, pour éviter les chagrins et les malheurs.
TABLE DES MOTS DES PROVERBES.
Proverbe I. La Poupée : Trop parler nuit.
II. Les Gourmandes : Fin contre fin, n'est pas bon à faire doublure.
III. Le Menuet et l'Allemande : Le bon Oiseau se fait de lui-même.
IV. Les Moineaux : Il ne faut pas faire à autrui ce qu'on ne foudroie pas qu'on nous fît.
V. Les Poches : Les plus courtes folies font les meilleures.
VI. L'Habit sans Galons : Bon chien chasse de race.
VII. Les deux Médecines : Faire bonne mine à mauvais jeu.
VIII. La Version : Il vaut mieux laisser son enfant morveux, que de lui arracher le nez.
IX. Le Duel : Tout chien qui aboie ne mord pas.
X. Le petit Paysan hardi : Il n y a que le premier pas qui coute.
XI. Le Gouter : Pauvreté n'est pas vice.
XII. Le Qui-pro-quo : On ne peut tirer d'un sac que ce qui est dedans.
XIII. L'heureux Naturel : Bon sang ne peut mentir.
XIV. La Comédie : Les honneurs changent les moeurs.
XV. Les Revenants : On ne s'avise jamais de tout.
XVI. La petite Vérole : À quelque chose le malheur est bon.
XVII. La Pièce de Vers, etc. : Qui prouve trop , ne prouve rien.
XVIII. Le Malheur imprévu : L'homme propose, et Dieu dispose.
XIX. Les Préjugés : Après la pluie le beau temps.
XX. Les Liaisons dangereuses : Plus de peur que de mal.
ACTEURS de LES PRÉJUGÉS
MADEMOISELLE LANCELOT, jeune personne de dix-sept ans.
MADAME HUTIN, Directrice de l'éducation de la jeune Personne.
LE JEUNE DORMOY, âgé de dix-neuf ans.
MONSIEUR DORMOY, oncle du jeune homme.
MONSIEUR DEVAUX, frère de Mère du jeune Dormoy.
La scène est dans le salon de Monsieur Dormoy l'Oncle, dans une maison commune à lui et à Madame Hutin. La scène se passe à onze heures du matin.
LES PRÉJUGÉS
SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Dormoy, Le Jeune Dormoy, son neveu.
MONSIEUR DORMOY.
Non, mon cher Neveu, vous direz tout ce que vous voudrez, vous l'aimerez tant qu'il vous plaira, mais vous ne l'épouserez point ; je ne consentirai jamais que votre fille que vous preniez pour femme une fille dont la naissance n'est pas légitime ; nos usages, l'honnêteté de nos moeurs s'y opposent.
LE NEVEU.
L'honnêteté de nos moeurs ! Mais, mon Oncle, trouvez-vous que nos moeurs soient honnêtes, quand elles rendent responsables, quand elles punissent injustement par une teinte de déshonneur, un enfant fruit de l'amour de deux personnes libres ? Est-ce la faute de cet enfant, et n'est-il pas assez malheureux de ne point avoir de droit sur la fortune de ses père et mère, sans l'avilir encore injustement ? Voilà en quoi nos moeurs manquent à l'honnêteté, à l'humanité, à la justice même : maudits Préjugés ! Faut il que vous teniez toujours la raison de l'homme dans vos fers ?
MONSIEUR DORMOY.
Déclame tant que tu voudras contre eux, mais ils sont reçus, et je n'en démordrai point, épouser une bâtarde, allons, cela n'est pas soutenable.
LE NEVEU.
Mais quand cette personne a une dot honnête, qu'elle est charmante de figure, qu'elle réunit aux vertus du coeur toutes les grâces de l'esprit ; tout cela ne dédommage-t-il pas bien de la légitimité qui lui manque ? J'irai plus loin, je vous prouverai que dans nos préjugés même, qui, en cela, n'ont pas le sens commun, à fortune et à mérite égal, il est plus avantageux de s'unir à une fille naturelle, qu'à une légitime.
MONSIEUR DORMOY.
Oh ! Te voilà, avec tes paradoxes, tu as bien l'esprit des jeunes gens d'aujourd'hui, qui ne doutent de rien.
LE NEVEU.
J'aurai tout ce qu'il vous plaira, mon Oncle, mais si je vous prouve ce que j'avance...
MONSIEUR DORMOY.
Eh bien, voyons cela, je te prie.
LE NEVEU.
De tous les préjugés qui nous obsèdent, ne conviendrez-vous pas qu'un des plus terribles est celui qui nous force à regarder comme déshonorés, tous ceux qui tiennent par le lien de la parenté très proche à un malheureux que la Justice a flétri ?
MONSIEUR DORMOY.
Oui, cela est encore un préjugé très raisonnable ; par-là, les parents ayant un intérêt personnel et comme solidaire, de veiller à la bonne conduite les uns des autres, s'opposent mutuellement au désordre qui pourrait, par l'action d'un seul d'entre eux, leur causer à tous un déshonneur général ; par là, les familles se soutiennent, se secourent dans l'éducation de leurs petits parents, et ce préjugé que tu cherches à condamner, produit des biens infinis, qu'empêche beaucoup de maux.
LE NEVEU.
Un moment : oui, c'est un bien effectivement que cet intérêt de toute une famille à parer un déshonneur qui se communique du parent coupable à l'innocent ; mais malgré les soins des parents honnêtes gens, combien de fois arrive-t-il dans les familles qu'un malheureux parent devient criminel, sans qu'on ait rien à reprocher à tous les autres ? L'homme est si caché et si pervers, quand il penche vers le mal, si prompt à l'exécuter !
MONSIEUR DORMOY.
Je conviens que cela arrive quelquefois.
LE NEVEU.
Oh bien, si vous en convenez, convenez donc en même temps que si la bâtardise fait essuyer les désagréments du préjugé qui prétend l'avilir, elle met au moins à l'abri d'un autre préjugé plus fort, et dont les effets sont plus cruels. Ainsi, mon Oncle, loin de mépriser Mademoiselle Lancelot pour être bâtarde, je voudrais l'être comme elle, je n'aurais pas plus qu'elle à craindre pendant toute ma vie d'être déshonoré par la mauvaise action de quelque proche parent.
MONSIEUR DORMOY.
Ah ! Tu voudrais être bâtard, voilà un souhait assez singulier par exemple...
LE NEVEU.
Il est plus raisonnable que vous ne pensez ; si je l'étais bâtard, d'abord vous ne me refuseriez pas votre consentement à un mariage d'où dépend le bonheur de ma vie.
MONSIEUR DORMOY.
Oh bien, comme tu ne l'est pas, je te refuse ce consentement, n'en parlons plus. Que va-t-il me chercher avec son envie d'être bâtard !
LE NEVEU.
Cette envie n'est pas si déplacée en moi que vous l'imaginez, et puisque vous me refusez sur un préjugé ridicule, d'épouser la personne qui me convient d'ailleurs, vous me contraignez à rompre le silence sur un fait que je vous ai caché soigneusement, et qui va vous faire connaître que je ne dois pas être si difficile dans le choix d'une épouse, et que j'avais raison de désirer d'être bâtard.
MONSIEUR DORMOY.
Que veux-tu dire ? L'amour te fait-il perdre l'esprit ?
LE NEVEU.
Non, mais il va me faire employer auprès de vous le seul moyen que j'ai de vous faire vaincre un préjugé, en vous apprenant que je suis victime d'un autre.
MONSIEUR DORMOY.
Qu'est-ce que signifie tout ce verbiage ? Je n'y entends rien.
LE NEVEU.
Vous allez y entendre, puisque vous m'y forcez : mais si je vous chagrine, croyez que ce n'est qu'à regret. Vous savez que j'ai un frère à Lyon, qui n'étant que mon frère du côté de ma mère, ne vous est point parent.
MONSIEUR DORMOY.
On me l'a dit, je ne le connais pas, je sais seulement qu'il s'appelle Devaux, nom du premier mari de ta mère.
LE NEVEU.
Oui, ce frère, dès l'âge de vingt ans, s'est attiré une confiance dans les emplois de finance, jusqu'à obtenir une Caisse de Deniers Royaux : il y a deux mois qu'il a disparu sans rendre ses derniers comptes, et sans laisser l'argent qu'il devait à la Caisse. Pour écarter du Public l'idée de cette banqueroute frauduleuse, il a fait courir le bruit qu'une affaire d'honneur l'avait contraint de s'évader, mais qu'avant de s'enfuir, il avait remis son compte de Caisse et l'argent dont il était redevable, à un honnête homme du pays, connu pour tel, et son intime ami. Cet ami a déclaré n'avoir rien vu ni du compte de mon frère ni de l'argent, et n'avoir même appris son aventure que du Public. Sur cette déclaration, on a instruit le Procès, et on a flétri mon frère d'une condamnation par contumace. J'en ai reçu la nouvelle que je vous ai cachée, et que je vous cacherais encore si vous ne me forciez pas, comme je vous l'ai dit, à triompher sur vous d'un préjugé par un autre qui me déshonore injustement. Voyez maintenant si je dois être l'Avocat de ces malheureux usages qui confondent l'innocent avec le coupable, et si je ne serais pas plus heureux d'être bâtard ; et après cela me refuserez-vous à pardonner à Mademoiselle Lancelot, une naissance que mon malheureux frère me met dans ce cas de désirer ?
MONSIEUR DORMOY.
Je ne reviens point de cette affreuse nouvelle. Quoi, ton frère ! Ah ! Mon pauvre garçon, que je te plains ! Mais, Mademoiselle Lancelot et Madame Hutin qui l'a élevée, et qui lui sert de mère, si elles apprennent cette horrible histoire... Heureusement que ton frère porte un autre nom que toi.
LE NEVEU. (impromptu)
Malgré cela, je leur ai tout conté ; je ne me suis pas permis un moment de leur rien cacher, pour savoir s'il fallait renoncer à l'union que je désire, ou s'il n'étAit permis de m en flatter encore.
MONSIEUR DORMOY.
Comment ? Cette nouvelle ne les a pas dégoutées de ton alliance ?
LE NEVEU.
Non, Monsieur, plus philosophes que vous, permettez-moi de vous le dire, plus disposées à voir les choses dans leur point de vérité, elles m'ont rassuré sur la crainte où j'étais des impressions que cette tache pouvait leur faire ; elles ont jugé que les fautes devAient être personnelles ; et que la honte de mon frere n'otait rien du mérite qu'elles me trouvaient. Madame Hutin m'a dit seulement qu'elle en écrirait aux personnes de qui Mademoiselle Lancelot tient la naissance, qui vivent chacune séparément dans leur Terre, et dont elle m'avait ménagé jusqu'alors la bienveillance ; elle en attend la réponse, mais je crains bien que cette réponse ne me soit pas favorable : si j'ai le bonheur qu'elle le soit, me refuserez-vous encore votre consentement ?
MONSIEUR DORMOY.
Non, mon enfant ; la générosité, et la façon ferme et philosophique dont ces femmes voient tes choses, m'apprend moi-même à mieux penser, et à voir comme elles ; mais peu de personnes pensent de même, aussi j'ai bien peur pour toi que la réponse...
LE NEVEU.
Quoi qu'il en soit elle décidera le bonheur Ou le malheur de ma vie. Ah ! Mon Oncle, que votre pauvre neveu est à plaindre ! Au moment où je viens d'acheter une Charge assez considérable, qui me fait jouir d'un état honnête, on saura le déshonneur de mon frère, peut-être serai-je obligé de me défaire de ma Charge de n'en pouvoir occuper aucune, de perdre la confiance de tout le monde, enfin d'être déshonoré pour la vie, par la faute d'un autre ! Quelle situation ! Eh bien ? Trouvez-vous de la justice à cela ?
MONSIEUR DORMOY.
Tu as raison, je le sens, ce préjugé est affreux, est injuste de toute injustice....
LE NEVEU.
Celui dont j'ai voulu vous faire revenir, est-il plus raisonnable ?
MONSIEUR DORMOY.
Non, je l'avoue, et j'en reviens aussi... Que la saine raison a de peine à établir tous ses droits dans l'esprit de l'homme !
Il ouvre la porte.
Mais, voici Madame Hutin et Mademoiselle Lancelot qui montent l'escalier pour rentrer chez elles.
SCÈNE II.
Les acteurs précédents, Madame Hutin, Mademoiselle Lancelot.
MADAME HUTIN, voyant la porte ouverte Monsieur Dormoy à la porte.
Bonjour, Monsieur, votre santé ?
MONSIEUR DORMOY.
Fort bonne, mes voisines, entrez donc un moment.
Madame Hutin entre avec Mademoiselle Lancelot, et le neveu leur donne des fauteuils.
MADAME HUTIN, au Neveu.
Ah ! Vous voilà Monsieur Dormoy, eh bien, je viens de recevoir la réponse que j'attendais...
LE NEVEU.
Et mon sort est donc décidé : ne craignez plus, Madame, de parler de tout devant mon oncle, je viens de lui faire une entière confidence.
MADAME HUTIN.
Vous avez bien fait.
MONSIEUR DORMOY.
Eh bien, Madame, le refuse-t-on ?
MADAME HUTIN.
Oui, Monsieur, je le dis à regret, mais les personnes qui ont des droits sur Mademoiselle, ne peuvent consentir à l'union qu'ils ne désapprouvaient point avant le malheur que Monsieur vient d'éprouver ; j'en suis bien fâchée, mais ils ne pensent pas comme moi.
LE NEVEU.
Et me voilà donc le plus infortuné des hommes !
MADAME HUTIN.
On m'a chargé même de vous faire part d'un événement qui ajoute aux raisons de refus que l'on croit avoir ; on est en chemin pour venir ; se marier à Paris, et rétablir Mademoiselle dans tous ses droits que va lui donner une naissance légitime ; on me charge cependant de vous remercier de la préférence que vous donniez à Mademoiselle sur d'autres personnes, quand elle avait un fort préjugé contre elle : enfin, Monsieur, on vous estime et l'on vous plaint, mais on ne peut plus vous en promettre davantage...
LE NEVEU.
Je m'en tiendrai à ces sentiments, heureux encore que l'on veuille bien me les accorder ; j'espère, Madame et Mademoiselle, que vous daignerez m'en conserver de pareils ; Dieu disposera de moi sur le reste, mais je doute fort que je puisse survivre à des chagrins de cette espèce.
MADEMOISELLE LANCELOT. {Impromptu).
Ah ! Monsieur, tout n'est pas désespéré, je sais avec quel attachement, et avec quelle générosité mon sort méconnu n'a servi qu'à me rendre plus intéressante à vos yeux ; je sais qu'avant le malheur de votre frère, vous domptiez par tendresse pour moi, le cruel préjugé qui m'accablait, et je regarde celui qui vous poursuit maintenant, comme aussi injuste et comme une occasion favorable de vous payer de retour : j'attends les personnes qui viennent éclaircir mon sort et le fixer, je leur peindrai tout ce qui se passe dans mon âme, qu'elle doit imiter la vôtre, et que je ne pourrai être heureuse, si l'on ne me laisse la liberté de m'acquitter de tous les sentiments que je vous dois.
LE NEVEU. (Impromptu).
Non, Mademoiselle, votre destinée va s'embellir, je ne peux plus moi-même désirer que l'union d'un malheureux comme moi en ternisse l'éclat ; conservez-moi votre estime, c'est tout ce qu'il m'est permis maintenant de vous demander ; mais, que vois-je ? Mon frère.
SCENE III.
Les acteurs précédents, Monsieur Devaux, Frère du jeune Dormoy.
MONSIEUR DEVAUX.
Oui, mon cher Frère, c'est moi-même, ne rougis pas de me voir et de m'embrasser, je suis toujours digne d'être ton frère, et je viens détruire en toute diligence tous les chagrins que je t'ai causés innocemment : apprends que le triomphe des horreurs qui ont compromis ma réputation et mon honneur.
LE JEUNE DORMOY.
Ah ! Mon Frère, serait-il bien possible ? Ah ! Parle, rends-moi l'honneur et la vie.
MONSIEUR DEVAUX.
Mesdames et Monsieur, je ne sais si vous êtes au fait...
LE JEUNE DORMOY.
Oui, mon Frère, ces personnes savent tout. Monsieur est mon oncle du côté de mon père, et ces Dames ont la bonté de s'intéresser à tout ce qui me regarde ; d'ailleurs si c'est une justification de ta conduite que tu m'apportes, peut elle être trop publique ?
MONSIEUR DEVAUX.
Elle va l'être au point qu'elle sera affichée partout, mon Frère, et j'ai tous les papiers qu'il faut pour cela. Voici le fait. Tu as su ma condamnation, elle n'a été établie que sur la perfidie d'un faux ami, entre les mains de qui j'avais déposé réellement tous les fonds qui devaient se trouver dans ma Caisse ; je lui avais remis aussi mes comptes bien en régie, et j'avais écrit qu'on nommât à mon emploi. L'homme à qui je me fiais, savait que j'étais en fuite pour avoir tué un homme en combat singulier ; cette rencontre passant pour un duel, je fus forcé au moins de me cacher ; mon dépositaire infidèle, qui me crut passé en pays étranger, nia le dépôt ; je fus condamné par contumace. J'étais caché dans un château peu éloigné de Lyon ; je fus informé promptement de l'injuste sentence qui était prononcée, mais je n'osais reparaître, et je ne savais quel parti prendre dans ce double malheur. Le Ciel a protégé l'innocence. Dans le moment que j'étais livré au plus grand désespoir, j'ai appris que mon perfide ami, après quatre jours d'une fièvre maligne, était à toute extrémité, et qu'il avAit révélé en mourant peu de temps après, la vérité de mon dépôt, et toute l'honnêteté de ma conduite. Pendant ces intervaLles, le prétendu duel a été reconnu n'être qu'une rencontre, j'ai reparu, et tu juges que je Suis aisément rentré dans tous les droits de l'honneur et de la plus exacte probité. Mon Emploi même vient de m'être rendu.
LE JEUNE DORMOY.
Ah ! Je respire.
En embrassant Monsieur Devaux.
Mon pauvre Frère ! Ai-je pu jamais te soupçonner de quelque bassesse, je t'en demande pardon.
MONSIEUR DEVAUX.
Mon cher ami, le monstre qui m'a pensé perdre, me fait connaître qu'on ne peut bien juger de ce qu'est un homme, qu'à sa mort.
LE JEUNE DORMOY.
Ah ! Mon cher Oncle, je revis ; Mesdames, toutes mes espérances renaissent, et je me flatte maintenant sur ce qu'on vous a écrit...
MADAME HUTIN.
Vous pouvez tout vous promettre, j'en suis caution...
LE JEUNE DORMOY, à son frère.
Juge du malheur où ta cruelle aventure me plongeait, mon Frère, puisqu'avec la perte de l'honneur, je perdais dans Mademoiselle les espérances d'une union qui pourra seule faire le bonheur de ma vie.
MONSIEUR DORMOY.
Allons, Mesdames, allons, mes amis, de la joie, tous vos maux sont passés : Mademoiselle, vous allez rentrer dans tous les droits d'une naissance légitime, et ces deux Frères dans tous ceux de l'honneur ; un dénouement si heureux après de si cruelles épreuves, peut bien s'appeler...
J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé les Jeux de la petite Thalie ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. À Paris, ce treize Juin mille sept cens soixante-neuf.
CRÉBILLON.
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