LA PIÈCE DE VERS ou LE DÉJEUNER DES ACADÉMISTES
LES JEUX DE LA PETITE THALIE.
OU NOUVEAUX PETITS DRAMES DIALOGUÉS SUR DES PROVERBES
Propres à former les moeurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt.
M. DCC. LXIX.
Par M. de MOISSY.
Chez Bailly, Libraire, Quai des Augustins, à l'Occasion.
Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2018
publié par Paul FIEVRE, juin 2018
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:38.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
L'éducation si précieuse à l'Humanité, ne peut être regardée sous trop d'aspects, et il serait à souhaiter que tous les auteurs, même les plus accrédités voulussent bien ne pas trouver au-dessous d'eux les ouvrages qu'ils tendraient à ouvrir à cette éducation, quelques routes plus utiles et plus agréables que celles qui sont connues.
Malgré tant d'écrits ( dit un fameux Philosophe de nos jours ) qui n'ont pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités qui est l'Art de former des hommes, est encore oubliée. Que de romans paraissent journellement, qui ne servent qu'à amollir l'âme aussitôt qu'elle est capable de quelque force, qui tournent toujours dans un certain cercle de galanterie plus ou moins dangereuse, et n'apprennent aux jeunes personnes des deux sexes, que le jargon d'un vice raffiné, en faisant à leur esprit un amusement réfléchi des faiblesses de leur coeur !
Il faut instruire les enfants pour le Monde, et que les instructions qu'on leur donne se présentent à eux dans des tableaux agréables ; que ces tableaux diminuent dans leur coeur et dans leur esprit, la pente que l'humanité a pour le vice, et leur fasse trouver les vertus de chaque âge assez douces, assez nécessaires à la vie , pour que ces mêmes enfants défirent de les pratiquer fans effort, et comme un moyen de tranquillité et de bonheur.
Le grand Art est donc de les conduire à la Vertu, pour ainsi dire, par le chemin de la séduction , et qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'on ait voulu les séduire.
Le seul moyen pour parvenir à cet art ; est de leur présenter ces instructions sous la forme d'amusements ; alors toutes leurs facultés d'apercevoir et de sentir se développeront.
Ces réflexions ont fait naître l'idée de dialoguer un certain nombre de Proverbes, qui, vus d'un oeil philosophique, sans être hors de la portée des enfants et des jeunes personnes, roulent au contraire fur les petites affections répréhensibles et sur les semences de défauts et de vices qui peuvent germer en eux.
Ces Proverbes ainsi dialogués, outre l'avantage de l'instruction morale qui s'y trouve proportionnée aux différents âges et aux différents états, ont encore celui d'apprendre aux enfants, à parler avec assurance, à disserter d'eux-mêmes sur des choses qui les regardent, qui les amusent, et qui les intéressent.
Voici comment on pourra tirer toute l'utilité qui doit en résulter.
En faisant apprendre aux enfants les rôles qu'ils ont dans ces Proverbes, pour les jouer comme une petite Comédie, on choisira celui qui conviendra à leur âge, et à tel défaut qu'on voudra réprimer en eux.
Suivant le degré de leur intelligence, on les engagera, à travers toutes les scènes qu'ils réciteront par coeur, à étendre d'eux-mêmes le Dialogue, sans qu'ils s'écartent trop de l'Action.
Rien ne formera plus les jeunes personnes à parler aisément, et avec une honnête assurance devant le monde, à donner du ressort à leur imagination, enfin à multiplier avec méthode leurs idées, que ces petits Drames ainsi représentés par elles, une partie de mémoire, et l'autre par impromptu.
Pour cet effet, on a marqué les endroits susceptibles d'être variés, ou plus étendus dans le Dialogue écrit, en mettant au-dessus de ces endroits le mot d'Impromptu.
C'est dans ces moments de dialogue, que l'on engage les personnes qui en dirigeront l'exécution, à faire observer aux enfants, quand ils auront assez fait agir leur petite Minerve, à rendre à l'interlocuteur les mots de réplique comme en jouant la Comédie.
On a imprimé les répliques en lettres italiques, pour qu'on puisse les distinguer plus aisément.
Au moyen de cette opération, qui ne sera regardée par les enfants que comme un simple amusement, il se formera entre eux une vive émulation d'esprit ; ils apprendront tout ensemble à agir, à parler, à penser, et à contenir dans des bornes convenables leurs actions, leurs idées et leurs discours.
D'après ces observations, on espère que cet ouvrage tout puérile qu'il pourra paraître à certaines gens, n'aura pas le même sort auprès de ceux qui aimeront leurs enfants ou leurs élèves, avec cette tendresse ingénieuse et bien dirigée, qui n'aspire qu'à faire le bonheur de cette intéressante partie de l'humanité, et à la rendre dans la suite, sans danger pour ses moeurs, aussi raisonnable que vertueuse.
TABLE DES TITRES.
Avec un Précis du Sujet Moral qui est traité sous chacun d'eux,
La Table des Mots des Proverbes est à la fin du Livre.
Proverbe premier.
LA POUPÉE, page 3
Instruction pour les Enfants du premier âge, qui ne respectent pas assez leurs Gouvernantes.
Proverbe II.
LES GOURMANDES, page 15
Leçon nécessaire aux enfants qui sont gourmands et menteurs.
Proverbe III.
LE MENUET ET LALLEMANDE, page 33
Moyens d'inspirer de l'émulation aux enfants de parents qui ne font point assez riches pour leur donner des Maîtres.
Proverbe IV.
LES MOINEAUX, page 55
Leçon agréable et persuasive, pour engager un enfant à ne faire aucun mal, aucune méchanceté, même aux animaux.
Proverbe V.
LES POCHES, page 73
Bon Exemple d'une mère à sa fille, pour qu'elle ne s'écarte jamais de la confiance qu'elle devra à son mari.
Proverbe VI.
UN HABIT SANS GALONS, page 89
Trait d'un bon coeur pour engager un jeune homme à ne point aimer le faste, et à employer ce qu'il coûte à secourir l'humanité souffrante. Scène VI. Sujet de l'Estampe.
Proverbe VII.
LES DEUX MEDECINES, page 109
Ruse utile pour déterminer par amour propre, des enfants à prendre en maladie des médicaments.
Proverbe VIII.
LA VERSION, page 123
Moyen d'engager les enfants à ne point se dépiter contre eux-mêmes, quand ils trouveront des difficultés dans leurs études.
Proverbe IX.
LE DUEL, page 133
Leçon pour des enfants de condition orgueilleux, impertinents et mutins.
Proverbe X.
LE PETIT PAYSAN HARDI, page 151
Exemple qui tend à inspirer de la hardiesse aux enfants trop timides, et qui n'osent rien entreprendre.
Proverbe XI.
LE GOÛTÉ, page 161
Leçons d'égalité données à des enfants élevés avec hauteur, et qui méprisent les enfants des pauvres.
Proverbe XII.
LE QUI-PRO-QUO, page 177
Morale utile aux Fils d'un Paysan ou homme du peuple, qui veulent entrer au Service ou en service.
Proverbe XIII.
L'HEUREUX NATUREL, page 195
Bel Exemple de tendresse d'un Fils pour sa Mère, qu'il ne connaît pas.
Proverbe XIV.
LA COMÉDIE, page 207
Occasion plaisante de détruire l'orgueil mal fondé d'un enfant séduit par les apparences.
Proverbe XV.
LES REVENANTS, page 225
Moyens de prouver aux enfants, qu'il n'y a point de Revenants , et que tout s'opère ici bas par des causes naturelles.
Proverbe XVI.
LA PETITE VÉROLE, page 247
Exemple fort utile, pour consoler les jeunes Demoiselles que la petite vérole enlaidit, et Morale consolante pour les jeunes personnes laides.
Proverbe XVII.
LA PIÈCE DE VERS, etc. page 283.
Correction honnête qui tend à démasquer et à humilier l'amour propre ridicule d'un jeune homme qui se croit un prodige d'esprit et de mérite.
Proverbe XVIII.
LE MALHEUR IMPRÉVU, page 283
Leçons importantes aux jeunes gens, pour ne point se décider trop légèrement sur l'état qu'ils ont envie de prendre, et ne point perdre de temps à des occupations frivoles.
Proverbe XIX.
LES PRÉJUGÉS, page 299
Événements qui doivent apprendre aux jeunes gens à penser juste sur les deux plus forts pré jugés de notre Nation.
Proverbe XX.
LES LIAISONS DANGEREUSES, page 319
Aventure heureuse qui fait connaître aux jeunes gens l'importance de bien choisir leurs liaisons, pour éviter les chagrins et les malheurs.
TABLE DES MOTS DES PROVERBES.
Proverbe I. La Poupée : Trop parler nuit.
II. Les Gourmandes : Fin contre fin, n'est pas bon à faire doublure.
III. Le Menuet et l' Allemande : Le bon Oiseau se fait de lui-même.
IV. Les Moineaux : Il ne faut pas faire à autrui ce qu'on ne foudroie pas qu'on nous fît.
V. Les Poches : Les plus courtes folies font les meilleures.
VI. L'Habit sans Galons : Bon chien chasse de race.
VII. Les deux Médecines : Faire bonne mine à mauvais jeu.
VIII. La Version : Il vaut mieux laisser son enfant morveux, que de lui arracher le nez.
IX. Le Duel : Tout chien qui aboie ne mord pas.
X. Le petit Paysan hardi : Il n y a que le premier pas qui coute.
XI. Le Gouter : Pauvreté n'est pas vice.
XII. Le Qui-pro-quo : On ne peut tirer d'un sac que ce qui est dedans.
XIII. L'heureux Naturel : Bon sang ne peut mentir.
XIV. La Comédie : Les honneurs changent les moeurs.
XV. Les Revenants : On ne s'avise jamais de tout.
XVI. La petite Vérole : À quelque chose le malheur est bon.
XVII. La Piéce de Vers , etc. : Qui prouve trop , ne prouve rien.
XVIII. Le Malheur imprévu : L'homme propose, et Dieu dispose.
XIX. Les Préjugés : Après la pluie le beau temps.
XX. Les Liaisons dangereuses : Plus de peur que de mal.
ACTEURS de LA PIÈCE DE VERS
MONSIEUR DANDINO, pensionnaire à l'académie, de dix-sept à vingt ans.
MONSIEUR LONGCHAMP, pensionnaire à l'académie, de dix-sept à vingt ans.
MONSIEUR BEAUPRÉ, pensionnaire à l'académie, de dix-sept à vingt ans.
MONSIEUR SAINT-PAUL, pensionnaire, à l'académie de dix-sept à vingt ans.
MONSIEUR COURENCEL, Maître de l'Académie.
La scène est dans la chambre de Monsieur Longchamp, où il y a une table préparée pour un déjeuner de cinq personnes. L'action se passe à dix heures du matin.
LA PIÈCE DE VERS ou ...
SCÈNE PREMIERE.
LONGCHAMP, seul.
Allons, voilà mon déjeuner prêt, voyons donc s'ils veulent venir ; les petits pâtés vont être froids, et les huîtres vont être chaudes.
Il appelle dans le Corridor.
Beaupré, Saint-Paul.
On entend répondre.
Allons, allons.
SCÈNE II.
Monsieur Longchamp, Monsieur Saint-Paul, Monsieur Beaupré.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Me voilà.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Et moi aussi. Eh bien ? Peste, voilà un déjeuner dans toutes les formes ; il me paraît que tu fais les choses grandement.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Meilleurs, ne nous moquons point ; je les fais de bon coeur, voilà tout.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Oh ! Pour cela, nous te rendons justice, tu n'es pas comme ce petit vilain Dandino, qui s'est plus fait tirer l'oreille avant-hier pour nous donner un mauvais cervelas et une bouteille de vin ; où est-il donc, ce Docteur là ?
MONSIEUR BEAUPRÉ. (Impromptu)
Oui, docteur, tu as raison de l'appeler ainsi ; s'il ne l'est pas, il le fait beaucoup toujours ; il parle de prose, de vers, de pièces de théâtre, d'ouvrages nouveaux, comme s'il était Académicien, il ne pense pas qu'il n'est qu'Académiste.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Il a un amour propre insoutenable.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Est ce que nous ne pourrions pas trouver l'occasion de l'humilier un peu ?
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Je le voudrais pour beaucoup. À propos, Longchamp, t'a-t- il dit qu'il fait une tragédie ?
MONSIEUR LONGCHAMP.
Oui, il m'a assuré même que ce serait du Voltaire au moins : tout ce qui le fâche, c'est qu'il craint que les comédiens n'ayent pas assez de talents pour jouer laa pièce, car il les traite tous et en plein parterre, de maladroits et de comédiens de campagne. Mais chut, le voici, et Monsieur Courencel notre Maître.
SCÈNE III.
Les acteurs précédents, Monsieur Dandino, Monsieur Courensel.
MONSIEUR LONGCHAMP, à Messieurs Dandino et Courensel.
Ah ! Messieurs, soyez les bien arrivés ; allons, mettons-nous à table tout de suite, car il y a une demie-heure que le déjeuner vous attend.
Ils se mettent tous à table, et mangent.
MONSIEUR COURENSEL.
Allons, Messieurs, ma foi, je vous apporte un bon appetit, car je viens de la plaine où j'ai travaillé un cheval diabolique, qu'une dame de condition qui a pensé mourir, veut que je lui dresse pour se promener doucement pendant sa convalescence.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Elle choisit bien ses montures, cette dame-là, à ce qu'il me paraît.
MONSIEUR DANDINO.
J'en ai hier monté un au Bois de Boulogne, qu'un de mes amis veut acheter d'un maquignon ; je défie bien que le vôtre soit plus terrible, et pour cela le maquignon le donne à très bon compte ; eh bien, cet animal-là, sous moi, est devenu un vrai mouton. [ 1 Maquignon : Marchand de chevaux. [L]]
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Oh ! Vous, Monsieur Dandino, vous avez un art tout particulier pour venir à bout des choses les plus difficiles ; encore trois mois de manège, je gage que vous serez le premier Écuyer de France, à votre avis s'entend.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Oui, mais cela sera d'autant plus surprenant, qu'en même temps, Monsieur Dandino deviendra aussi le premier poète de l'Europe.
MONSIEUR DANDINO. ( Impromptu).
Vous plaisantez, Messieurs, mais enfin vous avouerez qu'il y a des personnes qui saisissent plus promptement les choses, qui ont de certaines dispositions à tout, une certaine intelligence précoce...
MONSIEUR COURENSEL.
Il est vrai que Monsieur Dandino dompterait le cheval d'Alexandre s'il revenoit au monde ; oh ! Je réponds qu'il sera homme de cheval plus qu'on ne l'imagine, s'il continue.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Et votre Tragédie, Monsieur Dandino, où en est-elle ?
MONSIEUR DANDINO.
J'en suis au quatriéme acte, et je tiens le cinquième.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Nous l'aurons donc cet hiver ? Monsieur Courensel, cela va illustrer votre Académie, et...
MONSIEUR COURENSEL.
Monsieur fait très bien de s'occuper l'esprit ; c'est une belle chose qu'une tragédie, cependant je ne vous le cacherai pas, je ne me soucie guères que mon Académie s'illustre par là.
MONSIEUR DANDINO.
Et pourquoi donc, je vous prie ?
MONSIEUR COURENSEL.
Ma foi, c'est que j'ai peur que les parents ne s'imaginent que l'on donne chez moi dans le bel esprit ; que mes Écoliers, au lieu de s'occuper de toutes les choses utiles qu'ils doivent apprendre ici, s'amusent à faire des vers et des tragédies ; cela débauche l'esprit, et le rend souvent incapable d'autres applications solides : enfin on sçait dans le monde que ceux qui font le mieux des vers, ne sont pas ceux qui montent le mieux à cheval, et des faiseurs de tragédie chez moi pourraient me faire tort.
MONSIEUR DANDINO.
Mais, Monsieur, voilà Monsieur Longchamp qui est un de vos plus forts écoliers en tout, et cependant on sait qu'il fait très joliment des vers.
MONSIEUR LONGCHAMP. (Impromptu)
Moi, Monsieur Dandino, je ne m'amuse qu'à dire quelques petites pièces fugitives qui ne demandent aucune tenue, aucune application... Vous savez que j'appelle ces petits ouvrages-là des miettes, au lieu qu'une tragédie c'est un gros pain de cinq livres qui est capable de rassasier toute une maison.
MONSIEUR DANDINO.
Oh ! Monsieur Courensel, soyez tranquile, ma tragédie me coûte si peu à faire, qu'elle ne nuit point à mes autres occupations ; j'en suis à la fin, et je vous assure d'honneur, que je ne me fuis pas encore aperçu avoir travaillé un moment.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Cela est possible, vous la faites peut-être de mémoire ?
MONSIEUR DANDINO.
Comment, de mémoire ?
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Oui : comme vous allez tous les jours au spectacle, et que vous déclamez beaucoup de tragédies dans votre chambre, votre mémoire se meuble de tout plein de vers tragiques ; vous vous en ressouvenez, et les écrivez comme de vous, en changeant quelques hémistiches ; on a connu beaucoup de jeunes gens qui se sont crûs auteurs à aussi bon marché que cela.
MONSIEUR DANDINO.
Allons, vous voulez plaifanter, Monsieur Beaupré, vous verrez que ma tragédie est toute neuve, qu'elle ne ressemble à rien, et que jamais, peut-être, on n'en verra de pareilles.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Oh bien ! Pour cela, par exemple, je le croirais assez.
MONSIEUR COURENSEL.
Mais, Monsieur, avant que d'entreprendre un si grand ouvrage, est ce que vous ne vous êtes pas essayé à faire quelques petits vers de société... quelques petites pièces courantes, qui se disent plus aisément en compagnie, que toute une grande tragédie qui est bien longue ?...
MONSIEUR DANDINO.
Si, j'en ai fait quelques-uns de ces vers-là, en mettant mes bottes ; mais je ne fais pas de cas de ces sortes d'ouvrages ; c'est de la misère en fait de poésie, et cela ne donne point d'étendue, de ressort au génie.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Peut-être, Monsieur Dandino, mais on s'en amuse...
MONSIEUR DANDINO. (Impromptu)
Monsieur, quand je dis cela, je n'entens point parler des petits vers que vous faites, ils font charmants.
MONSIEUR COURENSEL, à Monsieur Longchamp.
Vous nous en avez récité que j'aimerois mieux avoir faits que toutes les tragédies de Corneille ; en avez-vous quelques-uns de nouveaux ? Régalez-nous en.
MONSIEUR LONGCHAMP.
J'ai une petite pièce que j'ai faite hier matin, mais je serais bien embarrassé de m'en ressouvenir... Je vais voir si je l'ai dans ma poche, le brouillon ou la copie.
Il cherche dans ses poches.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Ah ! Voyez, je serai charmé de l'entendre.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Et moi aussi ; vos vers sont délicats, légers, agréables, et présentent toujours de jolis tableaux, enfin ils n'ont rien de cette pesanteur scolastique qu'on trouve souvent dans certains rimailleurs.
Il prend la bouteille.
Allons, Monsieur Dandino, buvons un coup.
MONSIEUR LONGCHAMP, après avoir cherché dans ses poches.
Je ne les trouve point, je les aurai perdus ; ma foi, en tout cas, ce n'est pas grande perte ; Messieurs, ce sera pour une autre fois.
MONSIEUR COURENSEL.
Oh ! Cherchez bien dans toutes vos poches.
MONSIEUR LONGCHAMP.
C'est inutile, ils seront tombés sûrement en tirant mon mouchoir.
MONSIEUR DANDINO.
Si vous voulez, Messieurs, je m'en vais pour vous dédommager de mon mieux, vous faire part d'une petite pièce de Vers que vous ne connaissez sûrement pas, et qui ne vous paraîtra peut-être pas tant sotte, ni si pesante que celle de ces rimailleurs dont parle Monsieur de Saint-Paul.
MONSIEUR COURENSEL.
Ah ! Voyons ; elle est de vous ?
MONSIEUR DANDINO.
Vous allez voir ce que c'est d'abord.
Il tire un papier de sa poche, et lit.
LES DEUX AMOURS.
MONSIEUR COURENSEL.
Le titre est galant.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Écoutons.
MONSIEUR DANDINO, lit.
Quoiqu'aussi fou qu'en amour on peut l'être,
Quand on n'est pas en effet libertin,
Malgré cela, l'Amour ma fait connaître
Que sur l'estime il fonde son destin.
5 | Plaisirs grossiers sont de peu de durée, |
Pourquoi ? C'est qu'ils ne vont pas jusqu'au coeur.
L'Amour durable a l'âme timorée,
L'Amour qui fuit permet tout sans pudeur.
J'aimais Cloris, tendre quoique novice,
10 | Son coeur ému dirigeait son esprit, |
Ou son esprit adroit sans artifice
Empêchait que son coeur trop tôt ne la surprît ;
Un doux baiser refusé sans colère
En désirant me rendait satisfait,
15 | Entreprendre au-delà, ç'eût été lui déplaire, |
J'étais content d'un plaisir imparfait.
Tout est changé, Cloris vive et coquette
Ne m'a laissé de ma simple Cloris
Que les attraits, encore à sa toilette
20 | Elle en ternit les roses et les lys ; |
Propos joyeux et léger badinage
À son esprit donnent un vif effort,
On me permet de cesser d'être sage,
Ce que je veux je l'obtiens sans effort,
25 | Je fuis heureux, et je ne sais si j'aime ; |
Cloris coquette enchante mes esprits,
Mais, pour mon coeur, ah ! Qu'il n'est plus le même !
Du changement j'ai lieu d'être surpris.
Oh ! Ma simple Cloris, qu'êtes-vous devenue ?
30 | Vous m'avez du plaisir trop permis le chemin ; |
Reprenez, s'il se peut, votre fierté perdue,
J'avais plus de plaisir à vous baiser la main.
Eh bien, comment la trouvez- vous ?
MONSIEUR COURENSEL.
Charmante, en vérité, charmante.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
On ne peut pas plus délicatement parler d'amour.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Et la chute en est ravissante.
MONSIEUR LONGCHAMP, bas à Monsieur Courensel.
C'est ma pièce de vers que je voulais vous lire ; il l'a trouvée apparemment hier matin aux Tuileries, où je me suis promené, et ou elle sera tombée.
MONSIEUR COURENSEL, bas à Monsieur Longchamp.
C'est bon à savoir. Voyons un peu... Monsieur Dandino, c'est sûrement vous qui avez fait ces vers-là, recevez en mon compliment.
MONSIEUR DANDINO.
Je suis fort aise qu'ils soient de votre goût.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Il y règne une facilité dont je ne vous croyais pas capable, malgré la bonne idée que j'ai de votre muse.
MONSIEUR DANDINO.
Il est vrai qu'ils sont assez jolis.
MONSIEUR BEAUPRÉ.
Si jolis, qu'il faut que vous nous disiez au vrai, si c'est vous qui les avez faits.
MONSIEUR DANDINO.
Vous les trouvez donc bien ?
MONSIEUR COURENSEL.
Oui, mais je doute qu'ils soient de vous ; je vous en demande pardon... Mais... Ils ont une certaine finesse...
MONSIEUR BEAUPRÉ.
J'en douterai aussi, si vous ne nous dites positivement ce qui en est.
MONSIEUR DANDINO.
Eh ! Messieurs, tout comme il vous plaira, si vous me forcez pourtant de dire la vérité.
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Eh bien, vous nous direz qu'ils sont d'un autre, n'est ce pas ?
MONSIEUR COURENSEL.
Non, dites-nous qu'ils ne vous ont pas beaucoup coûté, cela nous conservera dans le doute, et vous empêchera...
MONSIEUR DANDINO.
Vous êtes singuliers, et je le vois, très peu prévenus en ma faveur ; enfin, Messieurs, personne de vous ne les connaît, les voilà...
Il donne son papier.
MONSIEUR COURENSEL, prend le papier, et l'examine.
Et copiés d'une très belle écriture.
MONSIEUR DANDINO.
Il faut être vrai, ce n'est pas la mienne... Mais si je vous en montrais le brouillon, que penseriez-vous ?
MONSIEUR SAINT-PAUL.
Je penserais... Je penserais... Ma foi, j'en douterais encore...
MONSIEUR DANDINO.
Quelle prévention ! Elle me pique. Eh bien, Messieurs, le voilà le brouillon.
MONSIEUR LONGCHAMP.
Eh ! Messieurs, pourquoi voulez-vous que Monsieur Dandino n'ait pas fait ces vers-là ? Je les ai bien faits, moi.
MONSIEUR COURENSEL prend le brouillon de Monsieur Dandino.
Comment ! Il est possible... Voyons... Oui, voilà l'écriture de Monsieur Dandino, elle-même.
MONSIEUR LONGCHAMP, à Monsieur Dandino.
Monsieur, pardonnez-moi, si je me déclare l'auteur de ces vers comme vous, car on vous poussait de façon à vous les faire adopter par complaisance ; tenez... Voilà mon brouillon aussi que je retrouve heureusement pour vous, Monsieur Dandino. Messieurs, confrontez-le avec la pièce ; Monsieur ou moi, nous cherchons à vous tromper.
MONSIEUR BEAUPRÉ qui a prit le brouillon de Monsieur Longchamp.
Le brouillon de Monsieur Longchamp est totalement conforme à la pièce. Ah ! Ah ! Monsieur Dandino.
MONSIEUR DANDINO.
Messieurs, il me semble que je n'ai rien dit sur cela d'assez positif, pour que vous imaginiez que j'aie voulu m'approprier ce petit ouvrage ; il est vrai que j'ai trouvé hier ces vers, et puis qu'ils sont à vous, Monsieur Longchamp, je vous les rends.
MONSIEUR COURENSEL.
Et ce brouillon que vous en avez fait, à quel dessein ?
MONSIEUR DANDINO.
Ah ! Ce brouillon ? J'avais dessein d'y changer quelques mots, mais je n'ai trouvé rien à corriger, après quelques ratures, et voilà d'où vient ce brouillon.
MONSIEUR COURENSEL.
Ma foi, vous alliez nous persuader à tous que ces vers étaient de vous, vous vous le persuadiez vous-même ; mais par l'événement du brouillon, nous voyons que...
J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé les Jeux de la petite Thalie ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. À Paris, ce treize Juin mille sept cens soixante-neuf.
CRÉBILLON.
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Notes
[1] Maquignon : Marchand de chevaux. [L]