LA PETITE VÉROLE.

LES JEUX DE LA PETITE THALIE.

OU NOUVEAUX PETITS DRAMES DIALOGUÉS SUR DES PROVERBES

Propres à former les moeurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt.

M. DCC. LXIX.

Par M. de MOISSY.

Chez Bailly, Libraire, Quai des Augustins, à l'Occasion.


Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2018

publié par Paul FIEVRE, juin 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:38.


DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

L'éducation si précieuse à l'Humanité, ne peut être regardée sous trop d'aspects, et il serait à souhaiter que tous les auteurs, même les plus accrédités voulussent bien ne pas trouver au-dessous d'eux les ouvrages qu'ils tendraient à ouvrir à cette éducation, quelques routes plus utiles et plus agréables que celles qui sont connues.

Malgré tant d'écrits ( dit un fameux Philosophe de nos jours ) qui n'ont pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités qui est l'Art de former des hommes, est encore oubliée. Que de romans paraissent journellement, qui ne servent qu'à amollir l'âme aussitôt qu'elle est capable de quelque force, qui tournent toujours dans un certain cercle de galanterie plus ou moins dangereuse, et n'apprennent aux jeunes personnes des deux sexes, que le jargon d'un vice raffiné, en faisant à leur esprit un amusement réfléchi des faiblesses de leur coeur !

Il faut instruire les enfants pour le Monde, et que les instructions qu'on leur donne se présentent à eux dans des tableaux agréables ; que ces tableaux diminuent dans leur coeur et dans leur esprit, la pente que l'humanité a pour le vice, et leur fasse trouver les vertus de chaque âge assez douces, assez nécessaires à la vie , pour que ces mêmes enfants défirent de les pratiquer fans effort, et comme un moyen de tranquillité et de bonheur.

Le grand Art est donc de les conduire à la Vertu, pour ainsi dire, par le chemin de la séduction , et qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'on ait voulu les séduire.

Le seul moyen pour parvenir à cet art ; est de leur présenter ces instructions sous la forme d'amusements ; alors toutes leurs facultés d'apercevoir et de sentir se développeront.

Ces réflexions ont fait naître l'idée de dialoguer un certain nombre de Proverbes, qui, vus d'un oeil philosophique, sans être hors de la portée des enfants et des jeunes personnes, roulent au contraire fur les petites affections répréhensibles et sur les semences de défauts et de vices qui peuvent germer en eux.

Ces Proverbes ainsi dialogués, outre l'avantage de l'instruction morale qui s'y trouve proportionnée aux différents âges et aux différents états, ont encore celui d'apprendre aux enfants, à parler avec assurance, à disserter d'eux-mêmes sur des choses qui les regardent, qui les amusent, et qui les intéressent.

Voici comment on pourra tirer toute l'utilité qui doit en résulter.

En faisant apprendre aux enfants les rôles qu'ils ont dans ces Proverbes, pour les jouer comme une petite Comédie, on choisira celui qui conviendra à leur âge, et à tel défaut qu'on voudra réprimer en eux.

Suivant le degré de leur intelligence, on les engagera, à travers toutes les scènes qu'ils réciteront par coeur, à étendre d'eux-mêmes le Dialogue, sans qu'ils s'écartent trop de l'Action.

Rien ne formera plus les jeunes personnes à parler aisément, et avec une honnête assurance devant le monde, à donner du ressort à leur imagination, enfin à multiplier avec méthode leurs idées, que ces petits Drames ainsi représentés par elles, une partie de mémoire, et l'autre par impromptu.

Pour cet effet, on a marqué les endroits susceptibles d'être variés, ou plus étendus dans le Dialogue écrit, en mettant au-dessus de ces endroits le mot d'Impromptu.

C'est dans ces moments de dialogue, que l'on engage les personnes qui en dirigeront l'exécution, à faire observer aux enfants, quand ils auront assez fait agir leur petite Minerve, à rendre à l'interlocuteur les mots de réplique comme en jouant la Comédie.

On a imprimé les répliques en lettres italiques, pour qu'on puisse les distinguer plus aisément.

Au moyen de cette opération, qui ne sera regardée par les enfants que comme un simple amusement, il se formera entre eux une vive émulation d'esprit ; ils apprendront tout ensemble à agir, à parler, à penser, et à contenir dans des bornes convenables leurs actions, leurs idées et leurs discours.

D'après ces observations, on espère que cet ouvrage tout puérile qu'il pourra paraître à certaines gens, n'aura pas le même sort auprès de ceux qui aimeront leurs enfants ou leurs élèves, avec cette tendresse ingénieuse et bien dirigée, qui n'aspire qu'à faire le bonheur de cette intéressante partie de l'humanité, et à la rendre dans la suite, sans danger pour ses moeurs, aussi raisonnable que vertueuse.


TABLE DES TITRES.

Avec un Précis du Sujet Moral qui est traité sous chacun d'eux,

La Table des Mots des Proverbes est à la fin du Livre.

Proverbe premier.

LA POUPÉE, page 3

Instruction pour les Enfants du premier âge, qui ne respectent pas assez leurs Gouvernantes.

Proverbe II.

LES GOURMANDES, page 15

Leçon nécessaire aux enfants qui sont gourmands et menteurs.

Proverbe III.

LE MENUET ET LALLEMANDE, page 33

Moyens d'inspirer de l'émulation aux enfants de parents qui ne font point assez riches pour leur donner des Maîtres.

Proverbe IV.

LES MOINEAUX, page 55

Leçon agréable et persuasive, pour engager un enfant à ne faire aucun mal, aucune méchanceté, même aux animaux.

Proverbe V.

LES POCHES, page 73

Bon Exemple d'une mère à sa fille, pour qu'elle ne s'écarte jamais de la confiance qu'elle devra à son mari.

Proverbe VI.

UN HABIT SANS GALONS, page 89

Trait d'un bon coeur pour engager un jeune homme à ne point aimer le faste, et à employer ce qu'il coûte à secourir l'humanité souffrante. Scène VI. Sujet de l'Estampe.

Proverbe VII.

LES DEUX MEDECINES, page 109

Ruse utile pour déterminer par amour propre, des enfants à prendre en maladie des médicaments.

Proverbe VIII.

LA VERSION, page 123

Moyen d'engager les enfants à ne point se dépiter contre eux-mêmes, quand ils trouveront des difficultés dans leurs études.

Proverbe IX.

LE DUEL, page 133

Leçon pour des enfants de condition orgueilleux, impertinents et mutins.

Proverbe X.

LE PETIT PAYSAN HARDI, page 151

Exemple qui tend à inspirer de la hardiesse aux enfants trop timides, et qui n'osent rien entreprendre.

Proverbe XI.

LE GOÛTÉ, page 161

Leçons d'égalité données à des enfants élevés avec hauteur, et qui méprisent les enfants des pauvres.

Proverbe XII.

LE QUI-PRO-QUO, page 177

Morale utile aux Fils d'un Paysan ou homme du peuple, qui veulent entrer au Service ou en service.

Proverbe XIII.

L'HEUREUX NATUREL, page 195

Bel Exemple de tendresse d'un Fils pour sa Mère, qu'il ne connaît pas.

Proverbe XIV.

LA COMÉDIE, page 207

Occasion plaisante de détruire l'orgueil mal fondé d'un enfant séduit par les apparences.

Proverbe XV.

LES REVENANTS, page 225

Moyens de prouver aux enfants, qu'il n'y a point de Revenants , et que tout s'opère ici bas par des causes naturelles.

Proverbe XVI.

LA PETITE VÉROLE, page 247

Exemple fort utile, pour consoler les jeunes Demoiselles que la petite vérole enlaidit, et Morale consolante pour les jeunes personnes laides.

Proverbe XVII.

LA PIÈCE DE VERS, etc. page 283.

Correction honnête qui tend à démasquer et à humilier l'amour propre ridicule d'un jeune homme qui se croit un prodige d'esprit et de mérite.

Proverbe XVIII.

LE MALHEUR IMPRÉVU, page 283

Leçons importantes aux jeunes gens, pour ne point se décider trop légèrement sur l'état qu'ils ont envie de prendre, et ne point perdre de temps à des occupations frivoles.

Proverbe XIX.

LES PRÉJUGÉS, page 299

Événements qui doivent apprendre aux jeunes gens à penser juste sur les deux plus forts pré jugés de notre Nation.

Proverbe XX.

LES LIAISONS DANGEREUSES, page 319

Aventure heureuse qui fait connaître aux jeunes gens l'importance de bien choisir leurs liaisons, pour éviter les chagrins et les malheurs.


TABLE DES MOTS DES PROVERBES.

Proverbe I. La Poupée : Trop parler nuit.

II. Les Gourmandes : Fin contre fin, n'est pas bon à faire doublure.

III. Le Menuet et l' Allemande : Le bon Oiseau se fait de lui-même.

IV. Les Moineaux : Il ne faut pas faire à autrui ce qu'on ne foudroie pas qu'on nous fît.

V. Les Poches : Les plus courtes folies font les meilleures.

VI. L'Habit sans Galons : Bon chien chasse de race.

VII. Les deux Médecines : Faire bonne mine à mauvais jeu.

VIII. La Version : Il vaut mieux laisser son enfant morveux, que de lui arracher le nez.

IX. Le Duel : Tout chien qui aboie ne mord pas.

X. Le petit Paysan hardi : Il n y a que le premier pas qui coute.

XI. Le Gouter : Pauvreté n'est pas vice.

XII. Le Qui-pro-quo : On ne peut tirer d'un sac que ce qui est dedans.

XIII. L'heureux Naturel : Bon sang ne peut mentir.

XIV. La Comédie : Les honneurs changent les moeurs.

XV. Les Revenants : On ne s'avise jamais de tout.

XVI. La petite Vérole : À quelque chose le malheur est bon.

XVII. La Piéce de Vers , etc. : Qui prouve trop , ne prouve rien.

XVIII. Le Malheur imprévu : L'homme propose, et Dieu dispose.

XIX. Les Préjugés : Après la pluie le beau temps.

XX. Les Liaisons dangereuses : Plus de peur que de mal.


ACTEURS de LA PETITE VÉROLE.

MADAME LARCIS.

MADEMOISELLE LARCIS, sa fille, âgée de seize ans.

MADAME DURCÉ.

MONSIEUR DURCÉ, son Fils, âgé de vingt ans.

La scène est dans la chambre à coucher de Madame Larcis, où il y a un paravent, et une porte vitrée qui donne dans la chambre de Mademoiselle. Larcis. L'action se passe à onze heures du matin.


LA PETITE VÉROLE

SCÈNE PREMIERE.
Madame Larcis, Madame Du.

MADAME LARCIS, va au-devant de Madame Durcé, d'un air triste.

Madame, j'ai l'honneur d'être votre servante ; vous voilà donc enfin arrivée de votre terre.

MADAME DURCÉ.

Oui, Madame, d'hier seulement, et mon amitié m'amène dès le matin m'informer moi-même de l'état de votre santé.

MADAME LARCIS, les larmes aux yeux.

Ah ! Madame, ma santé toute mauvaise qu'elle est, est encore meilleure qu'elle ne devrait être après le malheur qui m'est arrivé.

Elle pleure.

Toutes deux s'asseyent.

MADAME DURCÉ.

Quel malheur donc, Madame ? Je n'ai rien appris... Je vous demande pardon... Je suis bien votre amie... Daignez...

MADAME LARCIS.

Ah ! Madame, ma pauvre fille aînée sur qui vous saviez que je fondais toutes mes espérances, la plus belle, la plus aimable enfant...

MADAME DURCÉ.

Eh bien ! Madame, je n'ose... Votre fille aînée... Auriez-vous eu le malheur de la perdre ?

MADAME LARCIS.

Hélas ! Madame, autant vaut, et peut-être aurais-je un chagrin moins cuisant, et plus fait pour être adouci par le temps, si elle n'était plus.

MADAME DURCÉ.

Ah ! Bon Dieu !... Je ne devine pas... Que lui est-il donc arrivé ?

MADAME LARCIS.

Jugez en, Madame, elle sort de la petite Vérole la plus affreuse qu'on ait jamais eu.

MADAME DURCÉ.

Y a-t-il encore quelque danger ? Ou cette cruelle maladie se serait-elle attachée à quelques parties du visage délicates et marquantes, comme les yeux, le nez ?

MADAME LARCIS.

Non, Madame, et même sa santé n'en est point-du-tout altérée, elle se porte le mieux du monde ; mais vous savez comme elle était belle, comme j'étais flattée de sa beauté.

MADAME DURCÉ.

Et vous aviez raison ; j'enviais de bonne foi votre bonheur, car la beauté est un si précieux trésor dans une femme, que je ne mets rien à côté.

MADAME LARCIS.

Eh bien, Madame, ce teint de lys et de roses, ces traits que l'Amour même avoit pris soin de former, et dont la délicatesse et l'accord enchanteur la rendaient aussi jolie que belle, tout cela est moissonné, Madame ; elle est laide maintenant... autant..... Ah ! Madame, quel malheur pour une mère !...

MADAME DURCÉ.

Je le sens comme vous, Madame, car sans la beauté, à présent plus que jamais, comment regarde-t-on une femme ? Comment est-elle desirée, considérée ? Quelle ressource a-t-elle ? Vous n'avez jamais éprouvé ces chagrins-là, grâces à la Nature qui vous a si favorisée.

MADAME LARCIS.

Madame, je crois que vous les avez ignorés encore plus que moi : il est vrai qu'une jeune personne très laide, n'a d'autre parti à mon gré que celui de se cacher dans le fond d'un couvent, et d'y gémir toute da vie de la perte qu'elle a faite, car elle est sans remède,

MADAME DURCÉ.

Cela est affreux, cruel, mais je suis de votre avis ; et Mademoiselle votre fille, comment soutient-elle ce malheur ?

MADAME LARCIS.

Ah ! Madame, elle n'a que trop de courage, et son détachement sur la perte de sa beauté, me confond, me désole même dans certains moments. Croiriez-vous qu'elle pousse sa sermeté jusqu'à l'entêtement ? Tous ses discours ne tendent qu'à vouloir me persuader que ce désastre affreux de tous ses charmes est un bonheur pour elle, et c'est moi seule qu'elle oblige de sentir tout le chagrin qu'elle devrait en avoir.

MADAME DURCÉ.

Voilà bien de la philosophie pour son âge, mais quand elle aura quelques années de plus, et qu'il sera question de paraître, c'est alors qu'elle connaîtra toute la perte qu'elle a faite ; les femmes lui pardonneront, mais les hommes lui seront sentir par leur indifférence, leur froide politesse et leurs brusques procédés, qu'une femme laide est un être qui n'a point de rang dans la Nature, ni de place dans le Monde.

MADAME LARCIS.

Précisément, voilà ce qui en est, et ce que ma fille ne veut pas se mettre dans la téte ; aussi comme il ne faut plus qu'elle pense à ce monde, je voudrais l'amener doucement au parti de se faire religieuse, car je l'aime assez pour ne vouloir pas que ce monde la rende malheureuse. Madame, je vais la Caire venir, tâchez de m'aider adroitement à lui persuader cette retraite raisonnable, comme le seul parti qui lui reste.

MADAME DURCÉ.

Volontiers, mais vous savez que nous avions un projet de mariage entre elle et mon fils ; vous n'y pensez donc plus ?

MADAME LARCIS.

Comment y penserais-je encore, après le malheur de ma fille ! Votre fils, je le sais, paroissait avoir du goût pour elle, qui sera bientôt détruit quand il la verra, ainsi....

MADAME DURCÉ.

Je le crois comme vous, et il est très sage à nous de ne point exposer des enfants, en les mariant, à se détester l'un ou l'autre dès le premier jour ; le mariage dans la suite ne produit que trop tôt ce triste effet.

MADAME LARCIS.

Pour ne point perdre de vue votre alliance qui m'honore, Madame, j'ai ma fille cadette qui n'a qu'un an moins que cette aînée, et si vous imaginez que Monsieur votre fils... Elle n'est point mal, sans être tout ce qu'était sa soeur, ainsi... dès demain je la fais sortir du Couvent et prendre auprès de moi la place de sa soeur, qui, j'espere, prendra la sienne.

MADAME DURCÉ.

C'est fort bien pensé : mon fils même, entre nous, m'a paru assez indécis, et le malheur de l'aînée le fera bien aisément pencher pour la cadette ; d'ailleurs, comme vous désirez que cette aînée soit Religieuse...

MADAME LARCIS.

Ah ! Je vous en prie, Madame, je vais vous la faire venir, tâchez sans affectation de la déterminer à prendre ce parti, je vous aurai les plus grandes obligations.

Elle appelle.

Mademoiselle Larcis.

SCÈNE II.
Madame Larcis, Madame Durcé, Mademoiselle Larcis.

MADEMOISELLE LARCIS, très gaiement et en sautant.

Me voilà, Maman....

À Madame Durcé.

Ah ! Madame, je ne vous savais pas là ; votre santé me paraît bonne.

MADAME DURCÉ.

Très bonne, Mademoiselle, je reviens de ma terre, et je n'apprends que dans le moment le fâcheux, le cruel, le détestable accident qui vous est arrivé.

MADEMOISELLE LARCIS s'assied.

Ah ! Madame, ce n'est rien que cela, j'en suis déjà toute consolée, et pourvu que Maman, mes parents et tous nos amis ne m'en aiment pas moins, je vous assure que je n'y penserai plus du tout dans quelques jours.

MADAME DURCÉ.

Vous avez du courage, ma chère amie, et c'est bien fait. Sûrement toutes les personnes que vous venez de nommer là, ne diminueront rien de leur affection pour vous ; mais attendez vous à trouver un monde qui n'est pas si affectueux, qui vous fera essuyer bien des désagréments, et vous rappellera à chaque instant la perte que vous venez de faire. Il veut qu'on soit belle, ou au moins jolie ; vous réunissiez ces deux avantages, il le savait déjà, et il vous mortifiera d'autant plus ce monde, que c'était un engagement que la Nature vous avait fait prendre avec lui : par votre malheureuse aventure, vous lui manquez de parole ; ce n'est pas votre faute... J'en conviens... Mais enfin...

MADEMOISELLE LARCIS.

Enfin, Madame, si ce monde ne me trouve plus à son gré, je me passerais de le voir ; je me renfermerai dans un petit cercle d'honnêtes gens qui comptent le coeur et l'esprit pour quelque chose, et qui nous font grâce des agréments de la figure, comme un mérite passager et qui ne dépend pas de nous.

Elle se lève et va chercher son ouvrage.

MADAME LARCIS bas à Madame Durci.

Comment la trouvez-vous ?

MADAME DURCÉ.

Mais, comme vous, bonne à faire une religieuse...

À Mademoiselle Larcis assise.

Ma chère enfant, j'ai eu la petite vérole précisément à votre âge, et dès ce temps-là je savais déjà un peu comme le monde pense ; j'en fus si peu marquée, qu'au bout de trois mois, on doutait si j'avais eu cette maladie, et on me le demandait.

MADEMOISELLE LARCIS.

Cela est fort heureux, Madame : ah bien moi, je ne laisserai point les gens dans cette incertitude, et me voilà débarrassée d'une pareille question.

MADAME DURCÉ.

Assurément, mais je voulais vous dire qu'avant de savoir comment me traiterait cette maladie, je m'étais bien promise que si elle me faisait un certain ravage, je me retirerais pour la vie dans un couvent, plutôt que de m'exposer à tous les désagréments journaliers qu'on essuie à un certain dégré de laideur.

SCÈNE III.
Madame Larcis, Madame Durcé, Mademoiselle Larcis, Monsieur Durcé, qui entre sans être vu, et se cache derrière un paravent pour écouter.

MADEMOISELLE LARCIS à Madame Durcé.

J'entends, Madame ; ce que vous auriez fait est un avis que vous me donnez sur ce que je devrais faire ; vous me trouvez donc bien laide, bien affreuse...

MADAME DURCÉ.

Mais, non... Je ne dis pas cela...

MADAME LARCIS.

Ah ! Madame, vous êtes trop polie pour le dire, mais ma fille se rendra elle-même justice, elle sait bien ce qui en est.

MADEMOISELLE LARCIS.

Oui, Maman, je le sais ; je sais qu'avant ma petite vérole, j'étais jolie, très jolie, belle même ; maintenant que je ne le suis plus, il m'est permis de dire que je l'étais, voilà déjà un petit avantage que je n'aurais pas sans ma maladie ; mais il y en a bien d'autres qui doivent résulter de la perte que j'ai faite de ma beauté.

MADAME LARCIS.

Et quels sont-ils ? Pour moi, je ne les imagine pas.

MADEMOISELLE LARCIS. (Impromptu)

D'abord, j'aurais peut-être été vaine, orgueilleuse, coquette... Que sait-on ? D'ailleurs, cette beauté dont on fait tant de cas dans le monde, est- elle toujours donnée aux personnes pour faire leur bonheur ?

MADAME LARCIS.

On peut, avec ce mérite-là, tout espérer ; tout entreprendre, enfin prétendre à tout ; et puis le plaisir de se voir adorer à chaque pas, à chaque minute par tous les yeux, de voir tous les coeurs voler autour de vous, s'empresser à vous rendre de sincères hommages... Ah ! Ma fille...

MADEMOISELLE LARCIS. ( Impromptu )

Eh bien, Maman, voilà le brillant côté que vous m'offrez, dans ce qui peut arriver à une belle personne ; mais entre mille peut-être qu'il y a à Paris, combien y en a-t'il que cette même beauté a rendu, rend, et rendra malheureuses. L'envie qu'elle excite, la jalousie qu'elle inspire, l'ivresse qu'elle produit, les sottises qu'elle vous met toujours à portée de faire par les sollicitations perpétuelles et dangereuses auxquelles elle vous expose ; ah ! Maman, vous le savez mieux que moi, que de femmes ou perdues de réputation, ou esclaves, qui ne doivent leur malheur qu'à leur beauté ! Eh bien, moi, je ne craindrai plus du tout cela.

MADAME LARCIS à Madame Burcé.

Vous l'entendez, Madame, et vous voyez que je vous ai dit vrai ; voilà comme elle se console, cela n'est-il pas désolant ?

À sa fille.

Et vous comptez donc avec ce beau raisonnement là rester dans le monde, et pouvoir supporter les chagrins qui vous y attendent ?

MADEMOISELLE LARCIS. (Impromptu)

Assurément, Maman, si votre tendresse pour moi veut bien me conserver les moyens d'y rester, mon Dieu, comptez que je n'y aurai pas tant de chagrin, par la façon dont j'y vivrai ; j'y resterai dans ce monde, sans desirer de déparer ses assemblées, ses spectacles, ses promenades, ses beaux cercles, et ce fera encore un avantage que je tirerai de mon prétendu malheur.

MADAME LARCIS.

Elle se fait des avantages de ce qui devrait la désespérer, quel entêtement !

MADEMOISELLE LARCIS. (Impromptu)

Mais, ma chère Maman, pourquoi appelez-vous cela de l'entêtement ; au lieu de perdre mon temps à présenter ma figure dans tous ces endroits, après en avoir déjà trop perdu à une toilette fort longue ; avec de bons livres je me formerai le coeur et l'esprit, je m'apprendrai tout plein de choses dont je n'aurais jamais rien su, car une belle femme ne sait qu'être belle, : et voilà toute son occupation, ce qui fait souvent qu'elle ne sait qu'être sotte : voyez si je n'ai pas maintenant à me louer de la Providence, qui a bien voulu m'ôter tout ce qui aurait pu me rendre sotte ou malheureuse, et peut-être toutes les deux à la fois.

MADAME LARCIS.

Et un mari, Mademoiselle, car enfin dans ce monde il faut se marier.

MADEMOISELLE LARCIS. (Impromptu)

Un mari ! Oh ! Tous les maris qui se présenteront seront pour ma soeur, que vous faites sortir du couvent ; je ne me marierai point moi.

SCÈNE IV.
Madame Durcé, Madame Larcis, Mademoiselle Larcis, Monsieur Durcé sortant de derrière le Paravent.

MONSIEUR DURCÉ, avec une tendre vivacité.

Vous ne vous marirez point, Mademoiselle, et que sont donc devenus les projets que ma mère et Madame ont formés de nous unir ensemble ?...

MADAME LARCIS.

Ah ! Monsieur, où étiez-vous donc ?

MONSIEUR DURCÉ.

Derrière ce paravent, Madame, où j'ai entendu avec le plus grand plaisir tout ce que Mademoiselle vient de dire ; j'en suis ravi ; oui, son âme est celle qu'il faut à la mienne ; et loin que la petite vérole l'ait enlaidie à mes yeux, je la trouve plus belle qu'auparavant, mais d'une beauté qui ne peut changer qu'en augmentant. Ah ! Ma mère, ah ! Madame, dites, pensez tout ce que vous voudrez, mais vous en êtes convenues, et je n'aurai jamais d'autre femme, si Mademoiselle veut bien accepter ma main, en connaissant le peu de cas que je fais de la figure, et l'avantage raisonnable que je donne sur elle aux qualités du coeur et aux grâces de l'esprit.

MADAME LARCIS.

Mais, Monsieur, regardez-moi bien... Je suis si laide, qu'en vérité je ne peux pas croire... Allons, je vous aime trop pour consentir que vous ayez une femme si laide...

MONSIEUR DURCÉ.

Et moi, je vous aime trop pour me prêter jamais à en avoir une autre.

MADAME DURCÉ.

Qu'en dirons-nous ? Madame.

MADAME LARCIS.

Tout ce qu'il vous plaira, Madame.

MADAME DURCÉ.

Si vous me permettez d'ouvrir un avis, mon fils est vrai, je le connais, et dès que Mademoiselle votre fille peut faire son bonheur, je vous demande votre consentement à ce mariage, en lui donnant le mien.

MADAME LARCIS.

C'est une affaire faite, Madame, à laquelle je ne m'attendais pas, je vous l'avoue.

MONSIEUR DURCÉ.

Eh bien, Mademoiselle, après cela puis-je me flatter de vous obtenir aussi de vous-même ?

MADEMOISELLE LARCIS.

Je vous ai, Monsieur, bien des obligations de pouvoir m'aimer encore malgré mon petit accident, dont on a voulu me faire un monstre ; vous m'enhardissez à être laide par votre propre courage : puisque vous voulez bien m'épouser, il ne me convient plus de faire la petite cruelle ; mais il me restera toute ma vie le désir de m'acquitter envers vous de tout ce que vous doit ma reconnaissance ; vous me prouvez en ce moment, comme je le pensais déja, que...

 


J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé les Jeux de la petite Thalie ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. À Paris, ce treize Juin mille sept cens soixante-neuf.

CRÉBILLON.


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