DRAME EN CINQ ACTES.
1783.
Par M. MERCIER.
À NEUCHATEL, De l'imprimerie de la Société Typographique.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:19:19.
AVERTISSEMENT.
Ce sujet touchant a été traité plusieurs fois ; mais il semble appartenir spécialement à l'auteur parce qu'il porte, plus qu'aucun autre, le vrai caractère du drame ; genre auquel il s'est livré de préférence. Il voulait mettre sur la scène le Roméo et Juliette, de Shakespeare : mais bientôt il s'est aperçu qu'il fallait laisser à ce grand poète ses dimensions et son originalité ; que vouloir le corriger, c'était l'anéantir.
M. Ducis, de l'Académie française, en a fait une tragédie, dans laquelle il a plutôt peint la vengeance de Montaigu que les amours de Roméo et de Juliette. D'ailleurs, sa pièce imprime à ses personnages une physionomie étrangère. L'auteur de ce drame s'est attaché, au contraire, à tout ce que Roméo et Juliette lui offraient d'intéressant. Il a choisi des couleurs plus douces, et a donné à Benvoglio un caractère jusqu'ici inconnu sur la scène. D'après son plan, un nouveau dénouement devenait nécessaire : il croit en avoir imaginé un du plus grand effet, et qui doit offrir au spectateur un tableau neuf, frappant et vraiment théâtral.
PERSONNAGES
CAPULET, chef.
MONTAIGU, chef.
JULIETTE, fille de Capulet.
ROMÉO, fils de Montaigu.
BENVOGLIO, médecin naturalise, attaché aux deux maisons.
Madame CAPULET, mère de Juliette.
LAURE, suivante de Juliette.
PLUSIEURS PARENTS des deux maisons..
DOMESTIQUES.
La scène est à Vérone.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
Le théâtre représente un salon qui donne sur un jardin.
JULIETTE, seule.
La douzième heure s'est fait entendre... C'est le signal. Ô nuit, épaissis tes ombres, cache dans les ténèbres deux amants malheureux et fidèles ! Je vais jouir de sa présence ! Instants rapides ! Il va paraître pour me quitter ensuite ! Ainsi l'amertume se mêle à nos plus doux plaisirs... Amour, que tes blessures sont profondes, que de souffrances pour des moments qui fuient !... Mon coeur s'effraie de tout ce qui l'environne... Les auteurs de mes jours, paisiblement endormis, ne soupçonnent point que la fille d'un Capulet, amante, épouse d'un Montaigu... Sommeil ! Dérobe-leur les chagrins qui me consument... Cette porte frémit... Est-ce lui ? Non ; ce bruit ne vient pas du côté du jardin... Ciel ! Si nous étions trahis !... Ah ! Je respire ! C'est Laure.
SCÈNE II.
Juliette, Laure.
JULIETTE.
Silence, Laure : que tes pas soient muets.
LAURE.
Quoi ! Seule, errante au milieu des ténèbres ?
JULIETTE.
La lune éclaire un peu... Que les nuages les plus épais n'obscurcissent-ils son front !
LAURE.
Vous gémissez...
JULIETTE.
Cette solitude profonde me plaît ; j'y cherche le repos. Allez : je ne veux point de témoin de mes soupirs.
LAURE.
Mon devoir m'attache auprès de vous. L'ordre absolu d'une mère me prescrit...
JULIETTE.
Laisse-moi, Laure ; tes soins m'importunent.
LAURE.
Pour la première fois, votre âme ne respire plus la douceur... Vous n'êtes plus calme ni heureuse... Voulez-vous irriter la farouche humeur de votre père ?
JULIETTE.
Mon père ! Il est terrible... Son orgueil a enfanté bien des maux ! Mais ma mère est tendre, douce, compatissante ; c'est son image qui attendrit et déchire mon coeur.
LAURE.
Et d'où vient cette douleur qui vous presse ?
JULIETTE.
Ne sais-tu pas que Théobald est mort ? Et de quel coup encore !
LAURE.
Oui ; mais vous l'avez assez pleuré... Vous étiez donc destinée à l'aimer davantage après sa mort que vous ne l'aimâtes pendant sa vie ?
JULIETTE.
Il est des moments qui révèlent les plaies secrètes du coeur... Le cri douloureux, longtemps renfermé, malgré nous perce et s'échappe.
LAURE.
Enfin, ce n'est point un époux que vous avez perdu.
JULIETTE.
Ah, si c'était un époux !... Laure, ma douleur ne s'exhalerait pas en stériles plaintes ; je ne pleurerais pas, je mourrais.
LAURE.
Ne vous refusez pas aux douceurs du sommeil ; il endormira vos douleurs.
JULIETTE.
Laisse-moi. Si quelque songe fatal... Si l'ombre sanglante de Théobald...
LAURE.
Je serai là pour dissiper ces fantômes. Théobald n'était pour vous qu'un parent ; mais ce qui doit vous consoler, c'est qu'on poursuit hautement la vengeance de sa mort.
JULIETTE.
La vengeance !
LAURE.
Elle ne tardera pas ; on saisira bientôt Roméo son assassin.
JULIETTE.
Assassin ! Lui ! Arrête !
LAURE.
Vous oseriez lui donner un autre nom, vous ?
JULIETTE.
Je sais que la haine implacable des Montaigu et des Capulet est héréditaire ; qu'elle a séparé de tout temps nos maisons ; que chaque jour l'inimitié devient plus ardente. Mais Roméo, victime de ces débats antiques, a toujours chéri et demandé la paix. Même dans ce dernier combat...
LAURE.
Quoi ! C'est vous qui justifiez Roméo ?
JULIETTE.
Ah, Laure ! Ce fardeau qui m'accable, mon secret va voler dans ton sein.
LAURE.
Je l'attends de l'amitié.
JULIETTE.
Tremble de le recevoir.
LAURE.
Vous soupçonneriez ma foi ?
JULIETTE.
Non ; mais tu es attachée à mes parents... Quand tu sauras ce fatal secret, ton repos fera troublé, ou tu seras parjure.
LAURE.
Je suis attachée à vos parents, il est vrai ; mais notre sexe, notre âge, nos coeurs établissent entre nous de plus grands rapports. Non, je ne vous trahirai point.
JULIETTE.
Malheur à toi si tu me trahis ! Tu mériteras d'éprouver tous les tourments de l'amour, et de ne trouver alors personne qui te plaigne.
LAURE.
Je vous jure...
JULIETTE.
Eh bien, apprends que ce Roméo que je parais haïr est à mes yeux le plus aimable. Tu pâlis ! Ah, Dieu, qu'ai-je dit !
LAURE.
Quoi, Roméo n'est plus un assassin ?
JULIETTE.
Lui meurtrier ! C'est le nom que la haine lui donne. Roméo ne tira point l'épée dans cette rixe fatale ; sa bouche invoquait la paix, tandis que son farouche adversaire n'écoutant que sa colère, s'élança contre lui. Roméo m'aimait... Penses-tu qu'il eût été l'agresseur ? Penses-tu qu'il eût exposé des jours qui m'étaient consacrés ? Sa vie était à moi ; non, il ne fut point jaloux de faire couler le sang, il appartenait à l'amour... Content de désarmer son ennemi, deux fois il lui rendit son épée. Théobald devenu plus féroce par ce trait généreux, se précipite et reçoit le prix de son aveugle fureur. Et l'on a osé dresser des échafauds, et l'on parle de faire tomber sa tête sous le glaive des bourreaux ! S'il a vaincu, ne pouvait-il pas, hélas ! succomber sous les coups de son adversaire ?
LAURE.
Et pourquoi donc pleurer sans cesse sur le sort de Théobald ?
JULIETTE.
Sa mort a servi de prétexte à mes larmes ; je n'osais en répandre sur l'exil de Roméo : tant de témoins m'observent ! Sans ce voile officieux, le désespoir m'eût étouffée... Ah ! Laure, j'ai sujet de pleurer... Tu vois cet anneau...
LAURE.
Quel nouveau soupçon me saisit !
JULIETTE.
As-tu vu quelquefois la sourire au milieu d'un ciel clair et serein, tombant en un clin d oeil, écraser l'oiseau de Vénus auprès de sa bien-aimée ?... Tel est mon sort.
LAURE.
Hélas, que dites-vous !
JULIETTE.
Ainsi le malheur nous a séparés lorsqu'à peine nous étions unis.
LAURE.
Chaque mot qui sort de votre bouche m'inspire de l'effroi. Lui votre époux ?
JULIETTE.
Mets la main sur mon coeur ; sens comme il palpite en ce moment d'impatience et d'amour.
LAURE.
Vous attendre Roméo ! Et comment l'avez- vous connu ? Je ne reviens pas de ma surprise.
JULIETTE.
Te souvient-il de cette fête que donna mon père pour célébrer le jour de ma naissance ? Roméo sous le masque se mêla parmi la foule des danseurs. Le voir et l'aimer fut l'ouvrage d'un instant ; tous les yeux étaient attachés sur lui, et les miens ne perdirent pas un seul de ses pas. Non, jamais mortel ne fut allier comme lui la grandeur et la noblesse, la grâce et la dignité. Je lui parlai ; j'ai souvent entendu des sons harmonieux ; eh bien, sa voix surprit plus agréablement encore mon oreille. Plus d'un homme a touché ma main, mais d'une main inexpressive et glacée. La sienne... Ah, quelle impression ! Nos coeurs dans un moment se sentirent, se touchèrent, s'unirent. Tous les spectateurs ravis se rassemblèrent autour de nous ; et recueillis dans un profond silence, ils semblaient se dire : ils sont créés l'un pour l'autre. Jamais mon âme émue du plaisir de plaire ne commanda plus expressivement à la légèreté de mes pas ; je sentais que je leur imprimais à ma volonté la précision et sa grâce. Je ne sais ce que je devins pendant ces heures célestes , et je n'avais pas encore contemplé le front de mon vainqueur. Il parut : Juliette fut à lui, et ne croyait plus habiter la terre, mars être transportée dans ces régions éthérées, où le plaisir vif et pur devenait l'état perpétuel des âmes et anéantissait tout ce qui n'était pas amour et volupté.
LAURE.
Mais comment le nom seul de Roméo n'éteignit-il pas cette flamme inconsidérée ? La haine ardente qui divise vos deux familles est si connue, que j'aurais pensé qu'il eût suffi d'être un Montaigu pour...
JULIETTE.
La haine, la haine ! Eh, ce mot que signifiait-il pour moi ? Qu'est-ce que la haine, Laure ?
LAURE.
Et vous osâtes former le projet ?...
JULIETTE.
D'éteindre à jamais le flambeau de la discorde qui brûlait entre nos maisons. Les guerres les plus cruelles, les plus sanglantes, ne finissent-elles pas ? Nous disions-nous quelquefois ; et pourquoi l'inimitié particulière qui fait le malheur de deux familles n'aurait elle pas son terme ?... Nous l'espérions : la mort fatale de Théobald a détruit notre espoir.
LAURE.
Où le revîtes-vous ? Comment trompâtes-vous tant de surveillants ?
JULIETTE.
Que tu connais peu l'amour, Laure ! L'amour, comme la pensée, invisible dans son essor, n'est point borné par les limites matérielles. L'Amour vole et les barrières tombent. Roméo m'apparaissait en tous lieux, il se trouvait sur mes pas, il se multipliait, je n'avais qu'à le chercher dans la foule pour l'apercevoir. Étais-je sur un balcon ? Il passait sous mes regards ; assistais-je à une fête ? Il était le premier objet qui frappait ma vue ; au temple je distinguais sa voix parmi les voix profanes dont retentissait la voûte. Que te dirai-je ! Une nuit j'étais à cette même fenêtre, j'y venais respirer la fraîcheur de l'air et rêver aux sentiments délicieux qui remplissaient toute mon âme ; la lune versait ses paisibles rayons. Un bruit léger me tira de ma douce rêverie ; je l'aperçus comme un fantôme céleste, appuyé contre cet oranger, dont il agitait la cime odorante. Je n'eus point de frayeur ; il me surprit sans m'étonner; ce que nous nous dîmes dans ce calme intéressant de la nature, ce que nous nous jurâmes sous la voûte azurée et silencieuse du firmament, n'est point fait pour être répété par la langue écrite ou parlée. Eh, savons-nous nous-mêmes quel langage nous employâmes ! Un enfant plongé dans les embrassements de sa mère, n'est pas mieux pressé, mieux environné de tendresse que nous l'étions par la confiance intime, par le bonheur, par la volupté pure... Nos larmes... Elles étaient de sentiment... Cette nuit heureuse ressemblait à celle-ci ; mais quelle funeste différence, Laure ! Il va venir pour me dire un triste, peut-être un éternel adieu.
LAURE.
Pourquoi éternel ?... Mais avec quel art vous avez trompé votre fidèle compagne !
JULIETTE.
Pardonne, tout l'exigeait.
LAURE.
Et qui dans l'univers a osé, a pu ?...
JULIETTE.
Tu vas être surprise, le généreux Benvoglio a protégé nos amours.
LAURE.
Quoi ! L'ami des Capulets ?
JULIETTE.
Dis l'ami des hommes. Est-il sous le ciel une âme plus noble, plus éclairée, plus compatissante ? L'élévation de son génie, sa profonde connaissance du coeur humain, l'amitié qu'il eut toujours pour Roméo et pour moi, tout l'a rendu notre soutien, notre protecteur. Il faut des lumières pour oser être bon contre l'opinion qui gouverne les hommes. Sans la science, il n'est point de courage, il n'est point de véritables amis de l'humanité. Benvoglio, scrutateur assidu de la nature, à qui il a dérobé plusieurs secrets, après avoir lu dans nos coeurs, est devenu notre véritable père. Nos deux familles divisées s'accordent dans l'estime qu'elles ne peuvent lui refuser ; il avait tout tenté pour les réconcilier, déjà il se flattait du succès ; la funeste épée qui priva Théobald de la vie, a détruit jusqu'à l'apparence d'un traité... Roméo exilé de Vérone...
LAURE.
Mais la haine active des Capulets ne découvrira-t-elle pas l'asile où il le cache ?
JULIETTE.
Je le crains. Mais Benvoglio, ce héros de l'amitié, possède encore l'oeil vigilant de la prudence ; il tient ici mon époux caché dans l'ombre d'un cloître. Ce fut lui qui nous redonna la vie en hâtant notre hyménée ; il vit d'un côté la haine de nos parents, de l'autre l'amour de nos coeurs, non moins profond, non moins durable. Forcé d'opter entre notre trépas ou notre suprême félicité, il nous conduisit au pied des autels ; il y fut témoin de nos serments.
LAURE.
Vous me faites frémir. Que de désastres vont renaître !
JULIETTE.
Que la mort vienne, nos coeurs ne seront point disjoints... C'est par cette porte secrète qu'il doit s'introduire... N'entends-tu pas le feuillage s'agiter ?
LAURE.
Non... Vous avez tremblé !
JULIETTE.
Je ne tremble plus, Laure : si j'étais surprise ou trahie.
Elle tire un poignard.
Mon choix est fait. Pour me livrer toute entière à l'amour, je me fuis dévouée à la mort : maîtresse absolue de mon coeur et de mes destinées...
LAURE.
Jetez cet instrument odieux : vous perceriez plutôt mon sein. Me jugeriez-vous indigne de votre confiance ?
JULIETTE.
Chère Laure, écoute... Les branches du grenadier qui est sous mes fenêtres m'ont paru vacillantes... C'est lui, laisse-moi.. Ces moments-ci me sont précieux, ce sont les derniers peut-être. Sortez, Laure, et veillez.
LAURE.
Je veillerai.
À part.
Funeste découverte, redoutable avenir ! Que de malheurs j'entrevois !
SCÈNE III.
Juliette, Roméo.
JULIETTE.
Est-ce vous, Roméo ?
ROMÉO.
Oui, Juliette.
JULIETTE, embrassant Roméo.
Ô Roméo !
ROMÉO.
Ô ma Juliette !
Silence.
JULIETTE.
Et c'est après ces douces étreintes que vous consentirez à m'abandonner !
ROMÉO.
C'est l'instant du courage, Juliette... Le bruit s'est répandu que j'étais à Vérone. On a donné les ordres les plus précis pour m'arrêter. Si l'on y parvient, ce jour est le dernier de ma vie. Je sors de mon asile pour t'embrasser encore une fois ; j'affronte la mort pour te faire mes adieux à la douce clarté des étoiles.
JULIETTE.
Et quand le soleil reparaîtra fur l'horizon, je ne respirerai donc plus l'air que tu respires ? Je ne pourrai donc plus dire, il est dans cette enceinte que mon oeil peut embrasser ? Ces murs fortunés recèlent ma vie, mon trésor... Horrible pensée !
ROMÉO.
Les haches des bourreaux sont prêtes ; les poignards aiguisés par la vengeance m'environnent ; les tribunaux séduits par mes implacables ennemis, ont appelé meurtre la plus légitime défense... Je suis contraint de fuir.
JULIETTE, avec fermeté.
J'accompagne tes pas.
ROMÉO.
Projet impossible, ma Juliette.
JULIETTE.
Impossible, Roméo ! Et vous m'aimez ? Qu'y a-t-il d'impossible à l'amour ?
ROMÉO.
Ta faiblesse, ton sexe, ton rang...
JULIETTE.
Je prendrai des habits d'homme, j'en aurai le courage ; je couperai ces longs cheveux, et à la faveur de ce déguisement je te suivrai partout.
ROMÉO.
Mais les forêts, les déserts, les dangers, nos ennemis, les fatigues multipliées d'une fuite obscure, précipitée...
JULIETTE.
Je brave tout, j'oublie tout. Vous m'aimez : plus de dangers, plus de fatigues. Que dis-je ! J'adoucirai les tiennes; les sentiers les plus rudes, traversés ensemble, deviendront sous nos pas une plaine facile ; rien ne me rebutera. Songe que je meurs dans les angoisses de la crainte si je reste ici, et que prés de toi je ne fendrai ni désastre ni revers.
ROMÉO.
Ô ma Juliette, comme ton coeur s'égare ! Ce transport ne m'en est pas moins cher, moins précieux. Mais, ma bien-aimée, vois ce que tu hasardes ; la ville entière a les yeux ouverts sur toi ; ta beauté est trop rare pour qu'elle disparaisse un moment sans éveiller de toutes parts les cent voix de la renommée. Qui ne te connaît pas ? Qui ne devinera pas de loin ta céleste figure ? Tout serait bientôt découvert ; et la rage de mes ennemis, plus active, ne nous envelopperait de toutes parts que pour demander à grands cris ma mort, et tu leur aurais donné le signal de mon trépas.
JULIETTE.
Ô Dieu ! Que dis-tu ?
ROMÉO.
Tout Vérone volerait sur nos traces ; quelle route choisir, et moi quel nom porterais-je ? On m'a peint comme un assassin, je passerAis pour un vil ravisseur. Nos noeuds, quoique sacrés, nous justifieraient-ils aux yeux de la prévention et de la haine ? Tous les coeurs sont-ils semblables à celui du généreux Benvoglio ? Il y a peu d'hommes parmi la foule vulgaire, capables d'apprécier les passions fortes et courageuses. La multitude insensée condamne ce qui est au-dessus d'elle, et flétrit dans ses basses habitudes, des vertus qu'elle est incapable de sentir.
JULIETTE.
Arrêtez, Roméo... Hélas, je suis donc forcée de rester ! Je croyais comme épouse... Je sens que je ne puis vous suivre. Mais apprenez-moi à supporter votre absence.
ROMÉO.
Mon exil ne sera pas long ; la vérité se fera jour ; et comme je suis sans remords, je suis sans crainte. Si d'un côté la haine parle, de l'autre l'équité impartiale fera entendre sa voix. Pourquoi n'espérerions - nous pas, après cet orage, des jours sereins où nous pourrons nous aimer librement et avouer le saint noeud, qui nous lie ?
JULIETTE.
Quel bonheur m'offrez-vous, Roméo !... Ah ! Si nos parents avaient senti une partie de ce que nos coeurs éprouvent, ils détesteraient leur aveuglement, ils abjureraient leurs tristes haines. Mais qu'ils sont loin de nous, Roméo, qu'ils sont loin de nous !
ROMÉO.
J'aime trop, ô Juliette, pour croire que les malheureux mortels veuillent toujours haïr : ils apprendront enfin à aimer. Je vous laisse avec Benvoglio, âme sublime et grande, dont l'amitié rare et courageuse se partage entre nous deux. Qu'elle se réunisse toute entière sur mon épouse... Et parmi vos femmes n'est-il pas une amie à qui vous puissiez ouvrir votre coeur ?... Ma Juliette manquerait-elle d'être aimée ?
JULIETTE.
Laure sera cette amie.
ROMÉO.
Chaque jour, jusqu'à la fin de mon cruel exil, mon fidèle domestique vous fera parvenir une lettre. Je ne veux point faire un pas que ma Juliette n'en soit informée. Ce fut un amant malheureux, ô ma Juliette ! qui inventa l'art d'écrire... Je lui ressemble,nous nous rapprocherons du moins par la pensée... Que de fois dans mes adversités votre nom sera dans ma bouche, ô ma chère Juliette !
JULIETTE.
Arrête, Roméo ! Ne répète pas si souvent mon nom.
ROMÉO.
Pourquoi, ma bien-aimée ?
JULIETTE.
Je ne puis soutenir l'émotion que tu me causes eu le prononçant.
ROMÉO.
Ô ma Juliette ! La mort feule nous séparera.
JULIETTE.
La mort !... Quel mot avez-vous prononcé !... Oui, ce sera peut-être la mort qui nous réunira... Ah, qu'elle me frappe avant vous !... Mais pourquoi ces lugubres idées.
ROMÉO.
On ne saurait s'aimer, ma Juliette, sans envisager le terme inévitable où tout finit. La crainte de perdre le bonheur rapproche l'image du cercueil, et cette idée rend les larmes que versent les amants plus attendrissantes et plus délicieuses. Mais non ; ce charme profond qui pénètre nos âmes ne saurait s'éteindre ; il est immortel comme elles ; cette flamme pure échappe au trépas. Mais l'instant de notre séparation s'approche ; n'entendez-vous pas la messagère du matin, l'alouette, qui s'élève en chantant à travers les ombres qui fuient devant le crépuscule du jour ?
JULIETTE.
Non, non, c'est le rossignol qui se plaît à percer les ténèbres de ses accents.
ROMÉO.
Tous les flambeaux de la nuit sont éteints : vois la lune qui pâlit à l'approche de l'aurore.
JULIETTE.
Non, c'est un nuage qui la voile... Le jour est encore loin de paraître.
ROMÉO.
Une lueur blanchâtre s'étend sur le sommet de cette colline. Ces traits de lumière qui percent les nuages vers l'orient ?
JULIETTE.
C'est quelque météore. Ah, mon cher Roméo, un instant ! C'est le dernier peut-être.
ROMÉO.
Veux-tu le sacrifice de ma vie ? Je reste, et je meurs.
JULIETTE.
Que dis- tu, Roméo ! Il est grand jour : fuis, fuis, sois cruel, arrache-toi... Ces rayons de lumière, jaloux de notre bonheur... Fuis... On vient. Je frissonne.
SCÈNE IV.
Roméo, Juliette, Laure.
LAURE.
Ma chère Juliette, votre mère vient de s'arracher brusquement au sommeil. Tenez-vous sur vos gardes.
JULIETTE.
Que je suis malheureuse !... Ô Roméo, Roméo, quittez-moi !
Avec un cri étouffé.
Regardez-moi, encore... Oh, comme vous êtes pâle !... Soutiens-moi, Laure.
ROMÉO.
Adieu. Sens battre ce coeur sous ta main !
JULIETTE.
Adieu, Roméo... Je sens mon âme qui fuit.
ROMÉO.
Je m'arrache, il le faut... Laure, prenez soin d'elle... Je n'ose plus la regarder... Fuyons.
SCÈNE V.
Juliette, Laure.
Elle sort appuyée sur Laure.
LAURE.
Ma chère maîtresse, remettez-vous... Infortunée ! Elle va se trahir elle-même... Essayons de la conduire dans son appartement.
JULIETTE, revenant à elle.
Roméo, où êtes-vous ?... Roméo !...
LAURE.
Il ne pouvait rester plus longtemps sans exposer sa vie.
JULIETTE.
Si je pouvais le voir encore du sommet de la tour...
LAURE.
Il a dû fuir ; voyez l'aurore... Dissimulez ; j'entends votre mère.
JULIETTE.
Dieux, dérobez ses traces aux yeux de ses implacables ennemis !
LAURE.
Remettez-vous du désordre où vous êtes.
JULIETTE.
Qu'a-t-il dit en partant ?
LAURE.
Vous le saurez... Il est temps de prendre du repos.
JULIETTE.
Du repos ! Il n'en est plus pour moi.
LAURE.
Il faut en ce moment éviter votre mère ; elle lirait dans vos regards.
JULIETTE.
Oui, oui, je veux être seule, pour m'occuper entièrement de lui. Comme tout va me déplaire dans ce superbe et triste palais !... Au milieu de sa pompe quelle affreuse solitude !
LAURE.
Venez dans votre appartement ; ne vous refusez pas au sommeil.
JULIETTE.
Ah ! Je le sens, Laure ; plus de sommeil qui ne soit troublé, plus de joie qui ne soie empoisonnée. La terreur. Ah ! Si je pouvais pleurer, je souffrirais moins... Malheureuse, que ne puis-je pleurer ! Mais mon coeur est serré. Ah, Laure ! Ne m'abandonne pas ; j'ai besoin de ton secours. Soutiens-moi ; je marche à peine...
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
Madame Capulet, Laure.
MADAME CAPULET.
Elle a, dites-vous, passé toute la nuit à pleurer ?
LAURE.
Oui, madame.
MADAME CAPULET.
Vous auriez dû m'en avertir.
LAURE.
Elle m'avait recommandé de respecter votre sommeil ; vous savez qu'on ne résiste pas à ses prières.
MADAME CAPULET.
Je ne comprends rien à cela. Cette amitié est plus vive que ne l'est ordinairement celle qui se forme entre des parents.
LAURE.
Je pense de même : mais elle prononce incessamment le nom de Théobald. Elle croit le voir, couvert d'un pâle linceul, errer autour d'elle.
MADAME CAPULET.
Je vous ai déjà dit qu'il n'était pas fait pour inspirer un amour aussi violent... Fougueux , imprudent, téméraire, je puis dire entre nous qu'il s'est attiré son funeste sort.
LAURE.
J'ose encore moins parler selon ma pensée ; mais on convient en général que Roméo unissait la noblesse et la grandeur d'âme au courage. Tous ses soins, dit-on, tendaient à une réconciliation sincère.
MADAME CAPULET.
Oui, Laure ; mais ce serait un crime de tenir ici ce langage ; ce serait surtout déplaire mortellement à Juliette, car elle a comme son père, une aversion insurmontable pour tous les Montaigus.
LAURE, dissimulant.
Il est vrai.
MADAME CAPULET.
Ma fille se consume visiblement : ses couleurs s'effacent, elle dont le teint naguère aurait défié la rose. Sa mélancolie augmente chaque jour ; elle m'aime, je le fais, mais elle semble fuir ma présence. Je l'observe quelquefois, recueillie dans un silence douloureux, étouffant des soupirs qu'elle voudrait me dérober... Peut-être le mariage que son père projette mettra-il fin à cette langueur.
LAURE.
Ses idées, si j'ose le dire, s'arrêtent plus volontiers sur la tombe que sur l'autel de l'hyménée.
MADAME CAPULET.
Quelle est donc cette peine secrète qui lui donne ces tristes idées ?... Mais son père, peu disposé à écouter les plaintes, à céder aux gémissements de notre sexe, voudra être obéi ; il est absolu... Ah ! Pourquoi ne m'ouvre-t-elle pas son coeur ?
LAURE.
C'est ce que je lui recommande souvent, mais elle se plaît à demeurer absorbée en elle-même.
MADAME CAPULET.
Penses-tu que le comte Lodrano, à qui elle est promise, et qui est jeune et aimable, puisse l'enlever à ce triste état ?
LAURE.
Je ne le crois pas : elle parait même avoir quelque éloignement pour lui.
MADAME CAPULET.
Mais point de répugnance ?
LAURE.
Pardonnez-moi.
MADAME CAPULET.
Vous avez donc le privilège de lire mieux que moi dans le fond de son âme ?
LAURE.
Non ; mais j'ai seulement remarqué en elle plus de joie que de tristesse lors de la dernière absence du Comte.
MADAME CAPULET.
Laure, vous détruisez ma plus chère espérance. Cet aveu inattendu manquait à ma douleur. Et la cause de cette affliction, que rien ne peut guérir, serait ?...
LAURE.
La mort de Théobald.
MADAME CAPULET.
Peut-on donner de si vifs regrets à une ombre, tandis que Théobald vivant ne semblait point altérer ses regards ?
LAURE.
L'amour que l'on sent et que l'on dissimule est plus violent que celui qui nous agite en liberté.
MADAME CAPULET.
Mais l'amour le plus vif, après les premières plaintes , s'ensevelit ordinairement dans le tombeau avec l'objet aimé. Ainsi l'a voulu la nature qui, bornant nos douleurs comme nos p1aisirs, sèche nos larmes quand il n'y a plus de remède ni d'espérance.... Quel autre époux pourrait désirer ma fille ? Le comte a pour lui le rang, les richesses, le crédit, les qualités même extérieures.
LAURE.
Ces brillantes qualités ne font pas toujours victorieuses,et l'amour a des yeux qui lui sont particuliers.
MADAME CAPULET.
Vous êtes trop cruelle, Laure. Je n'ai plus d'espoir qu'en son médecin ; j'ai remarqué que la présence adoucissait l'humeur sombre où elle est plongée ; elle devient plus calme, et le sourire encore à demi-voilé par la tristesse, renaît sur ses lèvres. J'appellerai auprès d'elle le sage Benvoglio, dons l'esprit réunit toutes les sciences sublimes, et dont l'éloquence persuasive parle aux coeurs ; lui seul pourra m'aider à disposer ma fille à l'obéissance. Allez ; et si elle repose, n'interrompez pas son sommeil : mais à l'instant qu'elle se réveillera, dites-lui que sa mère l'attend.
Laure sort.
SCÈNE II.
MADAME CAPULET, seule.
Un triste pressentiment, que je ne puis étouffer, me trouble sans cesse. Ma fille n'est plus la même ; elle est changée au point que mes yeux n'osent plus s'arrêter sur sa personne. Son père a l'âme trop austère pour chercher à connaître et à dissiper son chagrin ; il ne croit pas aux douleurs profondes dont notre sexe est susceptible, il traite de chimères les peines causées par la sensibilité. Chère enfant ! J'ai à supporter tes ennuis et les miens ; et l'on me croit heureuse ! Et dans un rang moins élevé et plus tranquille on envie les dehors vains et brillants qui environnent et cachent ma triste vie ! Ah, que l'oeil d'autrui est trompé par les apparences ! Mais voici mon sévère époux.
SCÈNE III.
Monsieur Capulet, Madame Capulet.
CAPULET.
Votre fille, madame, viendra-t-elle ?
MADAME CAPULET.
Elle n'est pas bien, sa santé est plus altérée que l'on ne pense. Cette nuit encore elle l'a passée à soupirer, à gémir, à s'entretenir de tombeaux. Elle a vu l'ombre de son cousin.
CAPULET.
Je suis las, madame, de ces éternelles complaintes. Vous auriez dû élever votre fille de manière à me les épargner... Le comte Lodrano m'a fait annoncer son retour, et me presse de conclure : son amour impatient lui fait désirer que ce soit dès aujourd'hui. J'ai répondu et j'ai promis.
MADAME CAPULET.
Mais...
CAPULET.
Qu'avez- vous encore à m'objecter, madame?
MADAME CAPULET.
Vous savez que vos volontés sont et seront toujours des lois... Néanmoins j'aurais pensé que la bienséance demandait qu'on attendit que le deuil de Théobald...
CAPULET.
Il finit demain, madame ; et pour jouir d'une plus grande tranquillité, la cérémonie du mariage se fera à la campagne en présence de nos parents les plus proches ; nous réserverons les fêtes pour la ville. Le comte désire vivement cet hymen ; et puisqu'il faut m'expliquer, je le souhaite autant que lui.
MADAME CAPULET.
Votre fille est dans un abattement...
CAPULET.
Il est temps qu'elle en sorte. Quel est l'objet de ses lamentations ? Qui pleure-t-elle ? Théobald ?... Je l'ai regretté, et ses regrets ne doivent pas être plus étendus que les miens. Je cherche de tout mon pouvoir : à venger sa mort ; et si Roméo n'a pas encore payé ce meurtre de sa tête, c'est qu'il s'est dérobé promptement à mes poursuites : mais elles ne seront pas longtemps vaines ; de tous côtés on l'épie ; et si mon attente n'est pas trompée , nous ne tarderons pas, madame, à voir les échafauds teints de son sang.
MADAME CAPULET.
Quoi, toujours du sang ! Ma fille a raison d'être troublée. Un parent qu'elle avait vu la veille, tué à la fleur de son âge, l'image du meurtrier sanglant, de la vengeance qui le poursuit, tout doit faire une impression vive et profonde sur l'esprit d'une jeune personne ; à cet âge surtout où l'on est tout sensibilité pour les autres et pour soi... Elle est si timide, si craintive.
CAPULET.
Timidité ou affectation, il est temps que cela finisse. Prenez garde, madame, d'être abusée : remontez à la source de ses soupirs ; étudiez-la mieux que vous ne faites. Il est un âge où une fille est toute à la vérité : mais il en vient bientôt un autre, et le passage est rapide ; ou elle dissimule, ou elle y est forcée peut-être parce qu'elle doit paraître le contraire de ce qu'elle est en effet.
MADAME CAPULET.
Juliette est au-dessus de toute affectation, vous le savez. Nous avons plus d'une fois admiré Sa candeur naïve et l'innocence de son âme. Une imagination vive et prompte à s'émouvoir peut lui causer des peines et des plaisirs fantastiques ; mais l'amour, je vous l'assure, n'entre point dans les chagrins de ma fille.
CAPULET.
Que cela soit ou non, son sort est décidé, et pour son bonheur même. Le changement d'état la fera sortir de cette mélancolie dont la cause est inconnue. Je vais la voir et lui intimer mes ordres.
MADAME CAPULET.
Ah ! De grâce, laissez à la voix d'une mère le soin de la préparer à ce que vous exigez... Vous ne la trouverez pas moins obéissante.
CAPULET.
Obéissance, entière obéissance, voilà le devoir des enfants.
MADAME CAPULET.
Jugez sa vie entière. Jamais fille ne fut plus douce plus soumise, à ses parents.
CAPULET.
Qu'elle reçoive la main de l'époux que je lui donne, sans objection, sans murmure. Je vous remets le soin de lui annoncer mes volontés.
MADAME CAPULET.
Je l'accepte, et je regarde cette permission comme une faveur ; mais pourrais-je vous prier ?...
CAPULET.
De quoi encore ?
MADAME CAPULET.
Ne me refusez pas ; accordez-lui quelques jours ; elle en a besoin pour que sa beauté, altérée par la maladie, reprenne son premier éclat.
CAPULET.
Prétexte frivole ! Sa beauté renaîtra. Ne poussez pas trop loin une molle complaisance, ou je retire...
MADAME CAPULET.
Relâchez de votre inflexible sévérité.
CAPULET.
Point de délai : j'ai mes raisons, et vous m'applaudirez. Vous le savez, mes ordres ne reculent jamais. Il faut qu'elle obéisse aujourd'hui. Pesez ces dernières paroles, et faites les sentir à votre fille.
SCÈNE IV.
MADAME CAPULET, seule.
Ainsi les hommes ne savent que commander d'un ton absolu, et ne veulent pas employer les moyens de se faire obéir. De la douceur, des égards, et ils subjugueraient toutes nos idées ; mais l'image de la tyrannie révolte une âme qui se connaît la faculté de raisonner et de sentir. Maîtres cruels, votre autorité embrasse donc tout le cercle de notre existence ! Filles, épouses, nous dépendons d'eux toute notre vie ; et l'on nous croit faibles et bornées, parce qu'en toute occasion on a pris soin d'assujettir nos pensées et nos sentiments... Si j'allais la trouver contraire aux choix que son père a fait pour elle !... Non, son âme est neuve, elle n'a point appris à disposer de son coeur, aucun objet fait pour la séduire ne l'a frappée... La voici.
SCÈNE V.
Madame Capulet, Juliette, Laure.
LAURE, bas à Juliette.
Remettez-vous ; avancez.
JULIETTE, s'inclinant vers sa mère.
Ma mère, qu'aucun jour de ma vie ne se passe sans obtenir votre bénédiction. .
MADAME CAPULET.
Ma chère fille, que Dieu te bénisse ; mais pourquoi donc si tremblante, si affligée ?
À part.
Comme elle est pâle !
JULIETTE.
Ah, j'ai passé une nuit en même temps si douce et si cruelle !
MADAME CAPULET.
Douce et cruelle ! On croirait plutôt le dernier, aux traces de larmes encore empreintes sur votre visage.
JULIETTE.
Vous pouvez m'en croire... Théobald m'est apparu , il m'a fait signe du doigt de le suivre dans la tombe... Que ne l'ai-je suivi !...
MADAME CAPULET.
Écartez ces lugubres images, oubliez Théobald ; au fond de son cercueil il est plus heureux que son meurtrier.
JULIETTE.
Vous l'avez dit ; il est plus heureux que Roméo qui voit le glaive de la vengeance suspendu sur sa tête ; il est plus heureux que moi qui pleure une perte irréparable ; délivré de toute crainte, exempt de toute souffrance , il ne redoute plus l'incertain avenir.
MADAME CAPULET.
Pourquoi donc gémir encore sur une cendre insensible ? Ma fille, je ne puis vous comprendre.
JULIETTE.
Ah, c'est sur moi que je pleure ! Faible soulagement à mes maux, ne le puis-je goûter en liberté ? Tout ce qui m'environne est triste ; le ciel est sombre, orageux, l'air pesant, si pesant qu'à peine je respire.
MADAME CAPULET.
Asseyez-vous; si vous chassiez ces tristes idées, Juliette, alors le ciel vous paraîtrait plus serein, l'air plus pur.
JULIETTE.
Je le voudrais ; mais mon destin s'y oppose : puis-je commander à mon coeur ?
MADAME CAPULET.
Idées chimériques ! Oui, ma chère enfant, vous le pouvez. Vous ne savez pas à quel point vous m'affligez, Juliette.
JULIETTE.
Ah ! Ce n'est pas mon dessein, ma tendre mère.
MADAME CAPULET.
Eh bien, si vous ne résistez pas aux conseils d'une mère qui vous traite en amie, vous pourrez encore prétendre au bonheur.
JULIETTE.
Le bonheur ! Ah, qu'il est loin de moi !
MADAME CAPULET.
Il est plus près que vous ne pensez, si vous ne vous y refusez pas. Je vous apporte une nouvelle intéressante, satisfaisante pour votre père, pour moi, pour vous, pour toute notre maison.
JULIETTE.
Notre maison !...
À part.
Roméo !... Je tremble, ma tête se perd... Ciel !
Se remettant.
Madame, dites avant tout, Roméo est-il puni ?
MADAME CAPULET.
Toujours Roméo, Théobald !... Quoi ! Votre père est consolé et vous ne l'êtes pas ?
JULIETTE.
Dites, ô ma mère, Roméo est-il arrêté ?
MADAME CAPULET.
Non, ma fille.
JULIETTE, à part.
Je renais.
Haut.
Il ne l'est pas, vous en êtes sûre ?
MADAME CAPULET.
Gardons le silence sur cet événement fatal ; laissons la vengeance aux lois ; et pourquoi ajouter la haine à leur rigueur ? Je vous le répète, on veut vous rendre heureuse : votre père, qui désire votre bonheur autant que moi, va vous placer dans un rang... Vous frémissez. ...
JULIETTE, se levant et d'une voix forte.
Je ne veux point du bonheur que vous allez m'offrir.
MADAME CAPULET.
Et quoi ! Sans m'entendre ?
JULIETTE.
N'achevez pas. Je vous entends, hélas !...
MADAME CAPULET.
Votre père, ma fille...
JULIETTE.
Je lui désobéirai... Épargnez-moi ce malheur.
MADAME CAPULET.
Jamais je n'aurais prévu. . . .
JULIETTE.
Ne me dites rien, ma mère, ô la meilleure et la plus tendre des mères, non, non, de grâce, ne me dites rien.
MADAME CAPULET.
C'est trop d'obstination, ma fille ; vous devez m'écouter, recevoir avec respect les ordres d'un père.
JULIETTE.
Ah, qu'il est cruel ! Que veut-il de moi ?
MADAME CAPULET.
Votre père cruel !... Dieu ! Eh, pourquoi ? Est-ce en vous donnant le comte Lodrano pour époux ?
JULIETTE, avec un cri.
Ouvrez-moi le cercueil qui renferme Théobald : il est temps que je meure ; c'est là qu'est le repos et que la tyrannie cesse.
MADAME CAPULET.
Ô ciel, que de maux je prévois !... Ma fille, répondez, où sont donc les malheurs d'une telle alliance ?
JULIETTE.
Ouvrez-moi un tombeau, vous dis-je , afin qu'en m'y précipitant , j'échappe au comte.
MADAME CAPULET.
Je vois que la raison n'a plus sur vous aucun empire, ma fille ; n'abusez pas de ma tendresse ; craignez que je ne vous abandonne au courroux d'un père irrité... Mais j'exige qu'en ce moment vous m'expliquiez la cause de vos superbes refus. Renonce-t-on à la main d'un homme estimable sans en dire les motifs ?
JULIETTE.
Ma main ne peut se donner à un homme que je n'aimerai jamais.
MADAME CAPULET.
Jamais !... Quel est donc l'homme qui pourra toucher votre coeur, Juliette ?
JULIETTE.
Ah ! Il n'existe plus... Il n'est pas au moins dans l'enceinte de cette ville... Il est.... Il n'est plus.
MADAME CAPULET.
J'ai pitié de votre égarement ; consentirez-vous donc à vivre dans des illusions perpétuelles ? Le comte a la naissance, les richesses, les qualités qui plaisent ; il vous aime.
JULIETTE.
Il m'aime ! Eh ! Si Roméo, le plus cruel ennemi de notre famille, si l'assassin de Théobald m'aimait aussi, répondez, lui devrais-je le don de mon coeur ?
MADAME CAPULET.
Vous m'alléguez l'impossible... Roméo nous hait autant que nous le haïssons. Mais tout se réunit en faveur du comte : son amour, le choix de vos parents, ce que cet hymen vous promet d'heureuses destinées...
JULIETTE.
Ma mère, si vous ne voulez pas que j'expire à vos pieds, épargnez-moi l'horreur d'en entendre davantage.
MADAME CAPULET.
Ah, malheureuse enfant, je pleure et m'attendris sur toi !
JULIETTE.
Punissez une fille rebelle.
MADAME CAPULET.
Pour l'amour de vous-même, ma fille, pesez la réponse que je dois faire à votre père.
JULIETTE.
Dites-lui que je préfère la mort, que je baiserai la main paternelle qui me délivrera et la vie.
MADAME CAPULET.
Je ne vous reconnais plus... Ah, que vous servira ma tendresse ! Mes prières seront vaines, je n'obtiendrai point votre pardon : mais vous aurez mérité le malheur qui vous menace ; votre désobéissance, le délire auquel vous vous livrez, attireront sur vous le courroux paternel. Il s'appesantira sur vous, sans que personne ose vous plaindre. Vous direz que vous aimez Théobald : et qui croira que l'on garde aux morts une fidélité si inviolable, tandis que votre amour pour lui n'a éclaté qu'à l'heure de son trépas ?
JULIETTE.
Je sens la force de vos raisons, ô ma respectable mère, et vos bontés ajoutent à mon désespoir... Mais...
MADAME CAPULET.
Achevez.
JULIETTE.
Je ne puis.
MADAME CAPULET.
Ah, cruelle enfant, quelle atteinte vous donnez à ma tendresse !
JULIETTE.
Eh bien, obtenez-moi un délai ; que ce fatal mariage soit différé d'un mois, d'une semaine.
MADAME CAPULET.
Je ne m'en flatte pas, je l'ai déjà demandé inutilement.
JULIETTE.
Quoi, un délai me serait refusé ?... Dieu !
MADAME CAPULET.
Elle pâlit... Elle est prête à perdre connaissance... Laure, Laure !
Aidant à l'asseoir.
Recourons à Benvoglio... Je suis la plus malheureuse des mères !
LAURE.
Madame ?
MADAME CAPULET.
Restez auprès de Juliette. Secourez-la, cherchez à la ranimer ; je vais faire appeler son médecin, et tenter un dernier effort sur son père.
SCÈNE VI.
Juliette, Laure.
LAURE.
Ma chère maîtresse, reprenez vos sens... Nous sommes seules.
JULIETTE.
Vous l'avez entendu, Laure... Ouvrez-moi le sein de l'amitié ; sauvez-moi de moi-même, du monde entier.
LAURE.
Combien je partage vos peines !
JULIETTE.
Ah ! Si vous me plaignez, délivrez-moi des caresses touchantes d'une mère : je les crains plus que les menaces d'un père en courroux,
LAURE.
Où attachez-vous vos regards, tantôt attendris, tantôt effrayés ?
JULIETTE.
Hélas ! C'est là que j'ai cessé de le voir ; il a franchi ce seuil fatal. Je voulais te suivre. Je n'aurais pas dû le quitter. Quoi, notre sexe sera donc toujours sous la tyrannie, toujours assujetti à une obéissance muette et passive ! Esclaves dès l'enfance, nous ne serons pas maîtresses de nos sentiment ! Les oiseaux ont tous une retraite où, libres et voisins du ciel, traversant d'une aile rapide l'espace des airs, ils échappent à la prison, aux barreaux de l'esclavage ; et la malheureuse Juliette, cent fois plus captive, gémira, courbée sous un joug éternel ! On lui arrachera des serments que son coeur abhorre ! Et elle n'aura, pour se délivrer de ses chaînes, que la profondeur de la tombe !... Eh bien, que j'y descende ! Éloigne-toi, père absolu et barbare... Ici ton pouvoir expire... Je suis libre, je suis à moi-même, j'habite avec la mort.
LAURE.
Ah, ma chère maîtresse, calmez-vous ! Dans quel désespoir vous tombez !
SCÈNE VII.
Juliette, Benvoglio, Laure.
JULIETTE, jetant un tri de joie.
Benvoglio, ange consolateur, c'est bien à présent que j'ai besoin de votre présence ! Éloigne-toi, Laure,
BENVOGLIO.
J'accours, ma digne amie... C'est votre mère qui m'envoie vers vous... Elle m'aurait effrayé, si j'eusse ignoré ce qui s'est passé cette nuit.
JULIETTE.
Et Roméo ?... Satisfaites à ma vive impatience.
BENVOGLIO.
Sa fuite a été heureuse ; les gardes l'ont cherché vainement ; l'aube du jour ne l'a point surpris dans cette ville.
JULIETTE.
Ô généreux ami, ô le meilleur des hommes, ange revêtu d'une forme humaine ! Vous auteur, témoin et protecteur de notre félicité, vous dont la supériorité du génie a soutenu, dirigé mon esprit contre les préjugés honteux de la barbarie et de la haine ; vous à qui je dois tout, la vie, la pensée et le sentiment, ne vous lasserez-vous point de tourmenter votre âge pour deux infortunés ?
BENVOGLIO.
On ne vit qu'autant que l'on aime, ô ma Juliette ! L'on n'est heureux qu'autant qu'on goûte le bonheur de ses semblables. Eh, peut-on mieux jouir ici-bas que par la félicité d'autrui ?... Vous êtes la fille de mes foins, j'élevai votre enfance, je vis croître par degrés vos grâces et vos vertus, je vous ai aimée avec une tendresse paternelle. J'aimai Roméo plus qu'un frère. L'amitié pure et sainte qui m'unit à vous, est un lien trop au-dessus de la faible conception des mortels, pour qu'ils l'apprécient ; ils n'y croiront pas ; leurs passions sont viles, petites, intéressées, orgueilleuses. Pour moi, qui ai su aimer, je rends grâces à l'Être bienfaisant qui versa dans mon âme cette sensibilité précieuse qui m'attache à tous les êtres que l'amour rend infortunés.
JULIETTE.
Vous avez hasardé votre état, votre repos, votre vie même, pour servir et protéger nos amours.
BENVOGLIO.
J'ai dû le faire. D'autres me condamneront ; mais j'aurai accompli à la face de la nature, modèle éternel des lois, ce que le ciel autorise et ordonne. La contemplation assidue des merveilles créées a de bonne heure éclairé mon esprit et élevé mon âme ; je n'ai pas vu sans mépris les institutions bizarres et cruelles que les hommes ennemis d'eux-mêmes ont forgées dans leur insigne folie, et dont ils se sont rendu les esclaves. J'ai vu votre sexe, l'ornement de la terre, privé de sa liberté, et les lois et les moeurs terrassant votre aimable génie, vous opprimer sous un joug constant et déraisonnable. Dans le printemps de votre vie, dans cet âge heureux et rapide qui, une fois écoulé, ne revient plus, lorsque le coeur plein des plus douces sensations s'ouvre à l'amour, présent d'un Dieu bienfaiteur, il s'agissait d'un choix qui assurât votre bonheur et vos vertus. Ayant à prononcer entre votre père et vous, j'ai jugé que rien n'imposait à l'homme le sacrifice de son coeur et de sa liberté. J'ai trompé la haine pour servir l'amour. Fallait-il livrer au stérile désespoir deux coeurs généreux qui s'élançaient l'un vers l'autre ? Vous aimiez, vous périssiez. Roméo, né pour la gloire, déjà l'oubliait ; et vous, Juliette, vous alliez vous flétrir comme la fleur qu'un rayon de soleil trop ardent a frappée. Que m'importait l'inimitié héréditaire qui divise vos familles ? Si la haine est le dieu des âmes viles et personnelles, le mien est l'amour : j'aime, je chéris, je défends, je protège les êtres sacrés qui ressentent ses flammes divines ; je deviens leur frère, leur ami, leur compagnon ; ma tendresse inquiète les fuit, les observe, et ne repose comme la nature qu'après avoir contemplé leur mutuelle extase.
JULIETTE.
Que vous êtes un mortel rare au milieu de tant d'âmes froides et insensibles à ces tourments du coeur, les plus cruels de tous !
BENVOGLIO.
Si l'amour n'habite plus ce coeur triste et glacé par les ans, le souvenir de ses bienfaits augustes n'en est pas effacé ; la mémoire remplie de ses ineffables délices, je lui ai élevé un temple au fond de mon coeur, et c'est là que je lui ai voué un culte éternel et inviolable. Tous les soupirs échappés à une âme que pénètre ce feu céleste, me touchent, m'intéressent. Je sens ses peines et ses inquiétudes... Ô volupté pure, quelle bouche est digne de chanter tes mystères ! C'est en vain que les institutions humaines contrarient ce noble élan des coeurs ; dès que la voix du sentiment s'est fait entendre, les profanes clameurs du préjugé s'évanouissent et cèdent à la plus légitime comme à la plus sacrée de toutes les lois. Vous fûtes à vos yeux deux êtres que toute la nature devait embrasser et recueillir dans son sein ; j'ai aplani les obstacles, j'ai guidé vos pas, j'ai dirigé vos âmes ardentes et inconsidérées : vous vous êtes trouvés par mes soins en présence des autels ; je n'ai craint ni les reproches ni l'autorité de votre père ; Roméo et Juliette s'aimaient, il leur appartenait d'être heureux.
JULIETTE.
Ô mon bienfaiteur ! Sortira-t-il de ma mémoire, ce jour où nos lèvres tremblantes purent à peine s'ouvrir pour prononcer les serments de l'amour ! Serments superflus ! Nos coeurs n'en formaient déjà plus qu'un. Les cieux apportant la volupté, semblaient s'abaisser autour de nous pour nous environner d'un nouvel atmosphère. Étions-nous encore sur la terre ? Non... Le prêtre, les flambeaux, les ombres, la majesté du temple, tout avait disparu ; je ne voyais que Roméo ; sa noble main pressée, confondue dans la mienne... Ô ravissement ! Point de trouble dans mon coeur, une joie douce et profonde en écartait la terreur et le crainte ; le concert des immortels semblait retentir à notre oreille charmée, et félicité devenait la nôtre... Vous êtes mon véritable père, Benvoglio. Capulet m'a donné le jour ; mais à qui dois-je ce calme, cette élévation, cette force de la pensée, qui a déterminé le bonheur de Roméo et le mien ?... Mais, ô revers ! Comme en un instant cette joie s'est changée en tristesse ! Qu'il a peu duré, ce bonheur ! Savez-vous tout ?... Hélas !
BENVOGLIO.
Je fais que votre père a résolu votre hymen avec le comte Lodrano.
JULIETTE.
N'avez-vous pas frémi ?
BENVOGLIO.
On m'a informé de votre résistance.
JULIETTE.
Dites plutôt de mon horreur.
BENVOGLIO.
Vos parents m'ont chargé de vous parler en faveur d'un homme qui vous est odieux, de vous persuader de remplir ce qu'ils appellent des devoirs.
JULIETTE.
Vous savez quels sont les miens aujourd'hui.
BENVOGLIO.
Moi seul vous connais, ô ma Juliette ! Et j'en suis orgueilleux ; moi seul ai descendu dans cette âme sensible, moi seul en connais les trésors ignorés. Souvent en ma présence votre père a parlé de vos grâces, et il méconnaissait vos vertus. Votre mère disait que vous étiez noble et bonne : faibles expressions pour rendre l'assemblage de vos rares qualités. Vous avez marché au milieu d'un monde aveugle, qui n'était point fait pour vous apprécier. Existez pour Roméo et pour moi ; c'est à nous de réparer l'inattention de ce qui vous environne. Vous aviez reçu de la nature une âme douce et sensible ; j'ai voulu qu'elle fût forte, orageuse, qu'elle fût grande... Elle l'est.
JULIETTE.
J'ose le dire, magnanime ami, oui, elle l'est tant qu'elle sera soutenue par vos conseils et par vos leçons.,
BENVOGLIO.
J'aime à reconnaître le coeur que j'ai formé... Il est bien à moi ce coeur ?
JULIETTE, se jetant dans les bras de Benvoglio.
Ah, mon père!...
BENVOGLIO.
Je me complais dans mon heureux ouvrage... Que Capulet tonne, menace... Vous ne seriez pas liée à Roméo par des serments inviolables, vous seriez en ce moment indépendante et libre, que je vous dirais : noble amie, que le vice qui calcule réponde à l'ambition ; mais que l'amour ne réponde qu'à l'amour : réservez votre main pour celui qui aura touché votre coeur. Qui cède sans amour, le profane et se dégrade. L'amour marque la perfection sublime de notre être, ou son dernier avilissement. C'est un transport sacré, ou le plus vil de tous les mensonges.
JULIETTE.
Toujours vous portez un jour nouveau dans mon âme ; vous élevez, vous fortifiez mon courage. Mais ce n'est pas assez de me protéger contre mon père, sauvez-moi de cet hymen odieux... Le temps presse.
BENVOGLIO.
Votre époux n'est encore qu'à six milles de Vérone. Je vais tenter de toucher le coeur de Capulet : je vous représenterai faible, mourante ; et ces doux attraits que l'amour seul a pâlis, je les peindrai languissants dans l'ombre de la maladie. Si votre père reste inflexible, soudain je dépêche vers Roméo... Je ne m'explique point encore ; mais vous connaissez mon zèle, et tout ce qu'il ose entreprendre... Croyez en ce jour aux prodiges, aux miracles de l'amitié.
BENVOGLIO.
Ah ! J'y crois, Benvoglio, j'y crois.
BENVOGLIO.
C'est à vous qu'il appartient de les enfanter.
JULIETTE.
Ce matin je voulais, à l'aide d'un déguisement, m'échapper avec Roméo : il n'a pas voulu y consentir.
BENVOGLIO.
Il eut pour vous de la prudence... Et comment échapper, lorsque votre père a tout crédit et des alliés puissants. Où vous réfugieriez-vous ?... Sans mes soins assidus et vigilants, auriez-vous pu jouir une seule fois de la présence de votre amant ? N'a-t-il pas fallu choisir l'asile obscur et mystérieux d'un cloître pour écarter tout soupçon ? Vous pouvez tromper, mais non braver son autorité... Que le repos soit votre partage. À moi, chère Juliette, les travaux et les soins de vous rendre heureuse.
JULIETTE.
Le ciel m'a favorisée entre toutes les mortelles, en daignant m'accorder un ami tel que vous... Oui, je lui dois plus d'actions de grâces pour ce bienfait que pour Roméo même.
BENVOGLIO.
Ah, Juliette, quelque sensible, quelque profondément reconnaissante que soit votre âme, non, elle ne saura jamais elle-même combien vous m'êtes chère. Ce sentiment, dans sa mâle énergie, ne sera jamais conçu par tout ce qui respire ici-bas. Quarante ans plus tôt j'aurais aspiré à votre main ; mais séparé de vous par l'intervalle de l'âge, ma félicité du moins ne fut pas entièrement trompée ; nos coeurs furent unis par l'amitié, qui a ses jouissances et ses pures délices. J'ai mis mon bonheur à placer votre main dans celle de Roméo ; j'ai goûté vos plaisirs, j'ai joui de vos transports ; je puis mourir, j'ai tout senti... Plus heureux, j'ose le dire, que vous ne l'avez été, les larmes que vous répandîtes dans le sein de la volupté n'ont pas coulé, j'en suis sûr, plus délicieusement que les miennes.
JULIETTE.
Eh ! Qui vous récompensera de tant de générosité ?
BENVOGLIO.
Vous. En vous aimant toujours, en étant, s'il se peut, l'un à l'autre d'une manière plus intime. Amour ! Ô sentiment plein de raison, premier mouvement d'une âme tendre et pure ! Oui, tu es une passion vraiment céleste. Tandis que toutes les autres concentrent l'homme en lui-même, tu le fais vivre dans l'objet aimé. Tu éteins dans son coeur le farouche intérêt personnel pour lui révéler les jouissances que donne le plaisir de servir ce qu'on aime. Il est toujours insensible et froid, l'homme qui se refuse à tes feux : son coeur qui s'isole se durcit, il n'est plus disposé à la compassion ni à la pitié. Malheureux ! Il ne connaît point l'élan rapide et mutuel des âmes. Ô Juliette, ô Roméo ! Âmes nées pour sentir le bonheur et le répandre autour de vous, aimez-vous, mes enfants, aimez-vous, parce que l'amour est ce qu'il y a de meilleur ici-bas, en ce qu'il nous dispose aux vertus, parce que le coeur s'améliore par l'exercice précieux du sentiment, parce que l'amour est compagnon de la force, du courage, des nobles et grandes entreprises. Que le foyer de votre tendresse se rapproche de celui de l'humanité ; que vos plaisirs élèvent, agrandissent vos âmes et les portent vers des idées vastes et généreuses. Vous marcherez alors comme des dieux au milieu de la race humaine, et vous laisserez la haine, la froideur, l'égoïsme, l'orgueil, aux âmes basses et rétrécies. Le flambeau sacré des vertus, qui brûlera dans votre sein, perfectionnera votre union ; et en faisant des heureux, vous apprendrez à l'être.
JULIETTE.
Ô magnanime ami, généreux bienfaiteur des humains, qui après avoir soulagé leurs souffrances , leur donnez encore la force et l'élévation de l'âme, soyez béni et révéré... Ah , que le ciel nous aime, lorsqu'il nous envoie une âme faite pour soutenir et guider la nôtre !... Non, nous ne pensons avec énergie que dans le noble sein de l'amitié. Que je m'y plonge...
BENVOGLIO, la serrant dans ses bras.
Ah, Juliette !... Vous voulez donc me faire redouter la fin de ma carrière !... Dieu !... Je ne saurai plus mourir.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Capulet, Madame Capulet.
CAPULET.
Épargnez-moi vos prières, madame. Je n'aurais pas imaginé que vous eussiez donné dans les chimères qu'il plaît à votre fille de se forger.
MADAME CAPULET.
Ne brisez pas son coeur, lorsque vous pouvez le plier sans effort. Croyez-moi, Juliette est malade, plus malade que vous ne pensez. Sa maladie est dans l'âme...
CAPULET.
Vous avez armé contre moi jusqu'à son médecin. Vous pouviez vous épargner ce dernier artifice : il n'aura pas l'effet que vous en attendiez... Ce n'est pas moi que l'on conduit ainsi.
MADAME CAPULET.
Quoi ! Lorsqu'elle est faible, tremblante, inconsolable...
CAPULET.
Je me doutais bien que ce serait là la suite de vos représentations. Votre excès d'indulgence envers une fille rebelle n'a servi qu'à la rendre plus opiniâtre. Jamais l'autorité paternelle ne doit lutter avec des enfants.
MADAME CAPULET.
Notre coeur, vous le savez, ne se laisse pas toujours guider par cette raison mâle qui vous caractérise. N'êtes-vous point trop sévère, en lui refusant un court délai ? Craignez qu'un ordre violent ne lui devienne fatal.
CAPULET.
Je connais son sexe ; quand une fille s'abandonne au caprice, il faut l'enchaîner par la loi du devoir. Nous verrons si elle soutiendra en face sa désobéissance.
MADAME CAPULET.
J'ai tout tenté pour vous fléchir, je n'aurai rien à me reprocher, et cette tyrannie au moins ne sera pas mon ouvrage.
CAPULET.
Si vous n'êtes pas entièrement privée de raison, ainsi que votre fille, souvenez-vous, madame, que Juliette ne doit avoir aucune sorte de volonté. M ais la fermeté que vous n'avez pas sera mon partage, puisqu'on m'y force. Gardez seulement que le comte n'ait entrevu sa résistance. Allez, et quelle se rende ici.
SCÈNE II.
CAPULET, seul.
J'ai promis, je ne puis différer ; mon honneur, mon autorité, tout m'oblige a remplir mon projet : et pourquoi m'en laisserais-je détourner ? Si le changement d'état porte un certain trouble dans un coeur neuf et inexpérimenté , bientôt l'effroi se dissipe et fait place à la tendresse. Je dois contraindre ma fille, pour la déterminer à son bonheur.
SCÈNE III.
Capulet, Juliette, Laure.
JULIETTE, dans le fond du théâtre.
Je vais entendre mon arrêt... Quel regard ! Ciel !...
CAPULET.
Sortez, Laure.
Laure sort.
Il faut donc que je sois moi-même le porteur de mes ordres.
JULIETTE.
Pardonnez, Seigneur ; je suis votre fille unique. De ce choix que vous m'imposez d'autorité, dépend le bonheur ou le malheur de ma vie.
CAPULET.
Vous serez heureuse, ma fille.
JULIETTE.
Jamais... Permettez que j'unisse ma voix à la voix gémissante d'une mère pour émouvoir votre tendresse.
CAPULET.
Est-ce vous, Juliette, qui êtes rebelle à mes volontés ? Depuis quand affectez-vous ce courage ?
JULIETTE.
Je n'affecte rien, Seigneur.
CAPULET.
Je n'accorde aucun délai, je ne reçois aucune excuse. Voyons si vous avez mis votre gloire à résister à mon autorité, si l'orgueil...
JULIETTE.
Ah, mon père ! Il n'y a point d'orgueil.
CAPULET.
Qu'y-a- il donc ?... J'attends une soumission sans bornes... Dans un âge tendre, et sans expérience, ayez une sage défiance de vous-même, ma fille, et laissez-vous conduire. Voudriez-vous être plus éclairée que vos parents, et soutenir votre rébellion par l'entêtement ?
JULIETTE, s'inclinant.
Je vous supplie à genoux...
CAPULET.
Levez-vous... Cette humilité apparente peut tromper une mère crédule, faire couler ses larmes ; mais je fuis au-dessus de pareilles séductions. Épargnez-vous les pleurs : je n'y crois point. J'ai tout pesé mûrement, et mon expérience, vous m'en croirez peut-être, est faite pour vous guider. Préparez-vous à me suivre à la campagne dès aujourd'hui ; là, vous donnerez votre main au comte Lodrano. Il est d'une race illustre, et tout vous ordonne.. .
JULIETTE.
Je vous conjure par la tendresse paternelle, par le soin du bonheur de votre fille, que vous aimez sans doute encore...
CAPULET.
N'achevez pas... Mais... Parlez cependant, et me dites ce qui vous déplaît dans le comte Lodrano, et quel est le motif de cette désobéissance formelle.
JULIETTE.
Souffrez que je renonce pour toujours au mariage. La mort de mon malheureux cousin a tellement flétri mon coeur...
CAPULET.
Comment ajouter foi à ce long désespoir ?... Votre père n'a-t-il pas un coeur aussi ?... Théobald m'était aussi cher qu'à vous.
JULIETTE.
Une répugnance invincible pour le comte...
CAPULET.
Elle ne durera pas : il est jeune, aimable ; vous l'aimerez bientôt.
JULIETTE.
Vous avez tout pouvoir. La mort ne me refusera pas son secours.
CAPULET.
Vous perdez le respect... Cette menace... Je veux bien l'oublier.
JULIETTE.
Ne me rejetez point de vos bras, ô mon père ! Daignez au moins m'accorder du temps pour me résoudre à ce que vous exigez...
CAPULET.
C'en est assez : je vous ai écoutée , et vous m'avez entendu.
JULIETTE.
Il n'y a donc plus de pitié ! Mon père est inflexible.
CAPULET.
Je dois l'être. Quelles sont vos réponses ? Des plaintes vagues, les rêves d'une imagination exaltée. L'époux que je vous ai choisi est d'un sang illustre, d'une conduite irréprochable et d'une figure peu commune ; et vous refuseriez sa main ? Et vous feriez cet affront à lui, à votre père ? Et la cause d'un si étrange refus serait enveloppée d'un mystère impénétrable ? Non : c'est pour la dernière fois que ma bonté s'explique. Tenez-vous prête à partir : je vous l'ordonne par toute l'autorité que je puis avoir sur vous. Obéissez.
SCÈNE IV.
JULIETTE, seule.
Il est donc prononcé ce terrible arrêt ! Mais d'où vient que cet ordre despotique n'a fait aucune impression sur mon âme ?... Les larmes de ma mère m'ont plus touchée que ses menaces. Je sens mon coeur qui se raidit, au lieu de se soumettre... Traînée de force au pied de l'autel ! Dieu ! L'autel tremblerait, l'autel s'enfoncerait sous terre... Ô Roméo, Roméo ! Pourquoi ton nom est-il un crime ? Je l'eusse prononcé... Mon père m'appelle une fille rebelle, insensée. Dieu que j'atteste, tu sais la cause de mes refus. Non, non, je suis fidèle ; je sois amante, je suis épouse, j'en remplis les devoirs. Eh, quels autres sont plus sacrés ? Allons : le désespoir m'a rendu le courage ; mon âme doit s'élever au-dessus des revers... Je saurai mourir..
SCÈNE V.
Juliette, Laure.
LAURE.
Comment vous trouvez-vous ? Qu'a produit cet entretien ? Je tremble d'en apprendre l'issue.
JULIETTE.
Je ne suis plus si mal, Laure.
LAURE.
Arrêtez. Votre ton de voix m'effraie.
JULIETTE.
Vous n'avez pas encore vu un corps privé de vie, Laure ?
LAURE.
Ah, Dieu ! Quelle image vous m'offrez!
JULIETTE.
Eh bien, vous le verrez bientôt ; n'allez point en frémir. Considérez-le...
LAURE.
Ne parlez pas ainsi, ma chère maîtresse.
JULIETTE.
Vous serez témoin , vous dis-je, de mes funérailles ; mais malgré le sang que j'aurai perdu, je paraîtrai plus belle dans le cercueil que dans le lit nuptial. Quand le comte Lodrano, accompagné de mon redoutable père, viendra pour s'emparer de la tremblante Juliette, il ne trouvera plus qu'une main froide et glacée ; la pâleur de la mort sera empreinte sur ses joues décolorées ; bientôt la cloche funèbre retentira dans les airs ; les portes bruyantes du temple s'ouvriront ; les larmes rares de l'amitié arroseront ma tombe, tandis que d'autres suivront mon convoi avec une morne insensibilité... Mon père pleurera peut-être... Son pouvoir n'existera plus ; je serai avec la mort qui rend à tous les êtres, égaux alors, leur liberté primitive.
LAURE.
Ciel ! Je frissonne. Quelles lugubres idées !
JULIETTE, avec un cri de joie.
Je renais... Voilà Benvoglio... Éloigne-toi, Laure. Va, je n'affligerai pas longtemps tout ce qui m'environne.
SCÈNE VI.
Benvoglio, Juliette.
JULIETTE.
Elle joint les mains et pleure.
Ah, Benvoglio ! Je lis sur votre visage...
BENVOGLIO.
On n'apaise point un Capulet... Votre père !... Qu'il est petit dans ses grandeurs !
JULIETTE.
Le bonheur n'aurait donc lui qu'un instant pour nous.
BENVOGLIO.
Il n'est pas détruit encore, il ne le sera point, j'ose vous en assurer, Juliette.
JULIETTE.
Mon père est inflexible, dites-vous, quel espoir peut me rester ?
BENVOGLIO.
Oubliez-vous ce que peut ma tendresse ?... J'ai intercédé pour vous, et soudain j'ai vu le courroux enflammer son visage : j'ai été forcé de promettre que je m'emploierais à vous persuader ; car les grands sont tellement familiarisés avec le despotisme, qu'ils s'imaginent que ceux qui se trouvent sous leurs pas font faits pour leur servir de ministres. Le court espace de temps qui vous reste, ma digne et malheureuse amie, va bientôt s'écouler. Il ne faut point compter sur l'indulgence d'un père qui ne suit que ses idées ambitieuses ; dans trois heures il vous enlève, il force votre main...
JULIETTE, fièrement.
Il force ma main !... Mais, répondez, tous les pères sont-ils ainsi ?... Non, non, je m'arrête... Je dois respecter mon père. Dieu ! Qui m'eût dit qu'un père ne serait plus à mes yeux le plus cher des mortels !... Il forcera ma main... Vous m'avez dit cent fois que le courage était la première vertu et la plus nécessaire dans la carrière orageuse de la vie...
Elle tire un poignard.
Voyez-vous ce poignard ? Au moment de la violence...
BENVOGLIO.
Donnez-moi ce fer, cruelle amie. Non, ce n'est point là une de mes leçons.
JULIETTE.
Le droit le plus sacré à une âme généreuse, n'est-il pas de mourir à son gré ?
BENVOGLIO, lui ôtant le poignard.
Vous ne vous appartenez plus, vous êtes à Roméo.
JULIETTE.
Eh, ne pouvant plus vivre pour lui, il faut bien que je meure !
BENVOGLIO.
Vous voulez mourir... Eh bien, ayez le courage de faire plus pour lui.
JULIETTE.
Faire plus pour Roméo ?... Achevez.
BENVOGLIO.
Oserez-vous descendre vivante dans le tombeau ?
JULIETTE.
Que dites-vous, ô ciel !
BENVOGLIO.
Oserez-vous entrer dans le souterrain où dort la poussière de vos ancêtres ? Au milieu de ces tombeaux, garderez-vous une âme exempte de terreur ? Ne frémirez-vous point en vous trouvant seule sous ces voûtes ténébreuses, en voyant ces colonnes noires et resplendissantes, ces marbres penchés sur des sépulcres, et le jour pâle et tremblant de ces lampes funèbres,qui éclaire par intervalles ces tristes mausolées ?
JULIETTE.
Vos expressions m'effraient; mais l'âme de Benvoglio me rassure... Oui, j'y descendrai avec courage ; mais pourquoi visiter le séjour des morts ?
BENVOGLIO.
Pour être à jamais rendue à Roméo.
JULIETTE.
À Roméo ! Ah ! Placez-moi dans un cercueil ; enveloppez-moi dans un cercueil funéraire, couchez-moi auprès de ces statues froides et silencieuses : l'effroi de la tombe n'ira point jusqu'à mon âme, j'en surmonterai l'horreur : je ne crains plus cette nuit profonde et solitaire... Garantissez-moi du sort affreux qu'on me prépare, et j'affronte le séjour des tombeaux.
BENVOGLIO.
Je n'attendais pas moins... Eh bien, Juliette, je vais vous dérober à la tyrannie ; je vous soustrais pour toujours au despotisme de vos parents ; ils ne songeront pas même à suivre vos traces, vous aurez fui par une route inconnue et nouvelle ; ils vous pleureront amèrement, eux qui vous auraient immolée d'un oeil sec ; mais loin des maîtres de votre sort, vous vous appartiendrez à vous-même, vous serez libre.
JULIETTE.
Je serai libre ! Ah, Benvoglio ! J'oserai tout... Mais comment cela se pourra-t-il ?
BENVOGLIO, montrant une fiole.
J'ai déployé pour vous tout l'effort de mon art, de cet art divin que j'ai cultivé dès mon enfance, et qui m'a appris l'usage de ces plantes précieuses où le soleil dardant ses plus purs rayons, emprisonna les germes de la joie, de la vie et de la santé. Les vertus les plus secrètes et les plus opposées sont enfermées dans ces végétaux que l'homme distrait foule aux pieds, et qui recèlent les trésors de la vie élémentaire. J'y ai trouvé le remède à toutes les souffrances ; et l'amour de l'humanité, que la noire ingratitude n'a pu tarir dans mon coeur, enflammant sens cesse mes esprits, m'a fait suivre ces phénomènes qui ne frappent d'abord que la curiosité, et qui font connaître de plus en plus combien la nature est riche dans ses rapports et puissante dans ses combinaisons. Une découverte heureuse, renouvelée sous la main de l'expérience, m'a rendu certain de l'effet le plus étonnant et le plus admirable. Je puis vous dire avec assurance, prenez, ma Juliette, prenez sans crainte ce breuvage assoupissant : il va vous endormir d'un sommeil tranquille et insensible, qui ressemblera parfaitement au calme du trépas. Mais ce sommeil n'est que passager et nullement dangereux ; les principes de la vie ne seront point éteints , mais suspendus ; vous resterez douze heures sous cette image d'une mort parfaite ; nulle chaleur, nul souffle n'attestera que vous vivez. J'annoncerai moi-même votre mort avec de feintes larmes ; la pitié frappera jusqu'à l'âme inflexible de votre père ; on le verra, abandonnant son triste palais, le laisser désert et inhabité. Le reste me sera confié. Suivant nos usages, parée dans votre cercueil et le visage découvert, vous serez portée pour être ensevelie dans le tombeau de votre famille, sous cette même voûte antique où reposent tous les descendants des Capulets... Vous frémissez, Juliette !
JULIETTE.
J'éprouve un reste de terreur, je l'avoue ; mais achevez.
BENVOGLIO.
Je serai chargé de tout le funèbre appareils : ces mains vous placeront à la suite de vos aïeux ; à moi seul est remis le soin de toucher ce corps adorable et de le couvrir d'aromates précieux... J'ai redouté de prononcer ces dernières paroles ; mais tout ceci, ma Juliette, n'est qu'un stratagème qui sous les auspices de l'amour vous rend à votre époux. Au bout de quelques heures vous sortirez de votre assoupissement comme d'un songe ; et Roméo que j'ai fait avertir, sera dans vos bras à votre réveil.
JULIETTE.
Roméo !... Je le reverrai ? Vous me l'assurez?
BENVOGLIO.
On vous croira séparée des vivants et dans la nuit éternelle de la tombe ; mais vous vivrez, vous serez rendue à l'amour. Vos obsèques se feront avec magnificence au bout de quelques jours ; et la première des victimes que le char lugubre des hôpitaux envoie chaque jour à la sépulture, ira prendre votre place.
JULIETTE.
Je renaîtrai, Benvoglio, je renaîtrai ?
BENVOGLIO.
Ma main attentive et scrupuleuse pesait plus que ma vie ; elle pesait la vôtre et celle de Roméo... Ne tremblez point.
JULIETTE, prenant une coupe.
Eh bien, je n'ai plus de terreur. Conduisez-moi dans ces obscures demeures ; que je m'endorme sous ces voûtes effrayantes ; je préfère ce séjour au palais de mon père. N'est-ce pas au milieu des sépulcres que finit l'empire des Capulets ?... Mais, Dieu ! Je vois les larmes de ma mère, sa douleur , son désespoir... Mère infortunée ! N'entendrai-je pas ses cris, ses gémissements ?
BENVOGLIO.
Non. Invulnérable et calme, plongée dans un profond et doux sommeil, aucun sentiment pénible ne troublera votre repos.
JULIETTE.
Mais Roméo... Quand il apprendra ma mort feinte, que deviendra-t-il ?
BENVOGLIO.
Il l'ignorera.
JULIETTE.
Ah ! Voilà bien la faveur qui me devient la plus chère.
BENVOGLIO.
Je précéderai son arrivée au temple, et je m'y rendrai avant votre réveil.
JULIETTE.
Serrez-le dans vos bras, entraînez-le loin de moi, qu'il ne me voie pas le visage pâle, l'oeil fixé, le corps glacé ; veillez plus que sur moi, Benvoglio, veillez sur mon époux.
BENVOGLIO.
Il ne pourra se rendre aux tombeaux qu'à minuit ; c'est moi qui l'y conduirai, et vous serez alors pleinement revenue à la vie.
JULIETTE.
Ô douce espérance ! Roméo, mon cher Roméo, malgré la haine et la tyrannie, je serai toute à ton amour.
BENVOGLIO.
En vous réveillant, ne vous effrayez point du vaste silence du temple, ni de l'immobile attitude de ces statues qui accompagnent les mausolées.
JULIETTE.
Si j'éprouve de l'effroi, je prononcerai le nom de Roméo.
BENVOGLIO, vivement.
Et vos premiers regards le rencontreront ; je vous unirai une seconde fois. Cette profonde horreur du temple disparaîtra soudain, et il ne sera plus pour vous que ce qu'il fut la nuit où, éclairé des flambeaux qui jetaient autour de l'autel des ombres grandes et majestueuses, vous prononçâtes dans ce demi-jour imposant et solemnel les voeux et les serments de l'amour.
JULIETTE.
Ô nuit mémorable, pourras-tu te reproduire à mes sens étonnés et ravis ! Tant de joie appartiendrait-elle une seconde fois au faible coeur de l'homme ! Ô bonheur ! Si je t'invoque, c'est pour remplir l'âme du mortel qui m'est cher... Qui m'eût dit que l'artifice entrerait un jour dans ce coeur qui n'a jamais dissimulé !... Mais lequel est le plus coupable, de la victime qui échappe au coup mortel, ou de celui qui tient la hache levée sur sa tête ?... Dois-je attendre encore ?
BENVOGLIO.
Non ; il est temps.
JULIETTE, tendant la coupe.
Donnez... Votre main tremble.
BENVOGLIO.
C'est de tendresse, et non de crainte.
Il verse la liqueur.
JULIETTE.
Voyez-moi sourire... Le temps de mon sommeil sera-t-il long ?
BENVOGLIO.
Douze heures ; mais le temps n'existera plus pour vous.
Elle fait quelques pas.
Que faites-vous ?
JULIETTE.
J'arrête ma vue sur le seuil de la porte d'où il m'a envoyé le dernier regard... Je le vois... Je suis forte.
Elle boit. Posant la coupe.
Eh bien, ami... Je n'ai plus qu'à aller au tombeau.
BENVOGLIO.
Soyez maintenant tranquille, et laissez agir la liqueur.
JULIETTE.
Ah ! Ma confiance est entière... Je ressusciterai.
BENVOGLIO, la prenant dans ses bras.
Je vous le jure, héroïque amie.
JULIETTE.
Ô mon libérateur !... Vienne donc le sommeil !
BENVOGLIO.
Avant qu'il vous surprenne, il vous reste à feindre une entière obéissance aux ordres de votre père. Ainsi vous conserverez la renommée d'une fille soumise. Il vous honorera de ses longs regrets ; vous n'aurez rien perdu dans sa mémoire, et l'orgueil des Capulets sera satisfait.
JULIETTE.
Puisse le repos descendre au fond de son âme aussi profondément que je le désire ! Je n'ai que le remords d'avoir troublé quelques instants de sa vie ; mais dites, était-il en mon pouvoir d'obéir ?
BENVOGLIO.
Je répandrai du moins quelque satisfaction dans son coeur, en lui portant la nouvelle de votre soumission. Je me parerai de ce prétendu triomphe ; mais en même temps je lui peindrai tout l'effort du sacrifice, combien il fut pénible et douloureux. Ce combat entre le devoir et la volonté donnera plus de vraisemblance à ce qui doit arriver. Adieu, ma digne amie : je vais agir pour Roméo.
JULIETTE, lui jetant un dernier regard.
Nous nous reverrons ?...
BENVOGLIO.
À minuit... Tous trois... Nous nous retrouverons dans les bras de la liberté, de l'amitié et de l'amour.
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE.
JULIETTE, seule, errant sur la scène.
Ce n'est donc qu'auprès de ces sombres autels, à la lueur tremblante de ces lugubres feux, que je dois le revoir ! Eh, qu'importe le lieu, pourvu que je l'y presse dans mes bras ! Mon amour a tout osé... Oui, je m'endormirai, je reposerai sous ces voûtes sépulcrales... Ce séjour de la mort pourrait-il m'effrayer ? Il me dérobe à la tyrannie et me rend à l'amour... Mais si la main de mon protecteur avait passé la mesure... Si j'allais dormir d'un sommeil éternel, quel serait le sort de Roméo !... Horrible pensée ! Mourir, et j'aime... Mais Roméo laisserait-il Juliette seule dans le tombeau ? Non, il s'y précipiterait ; sa main presserait ma main glacée... Eh bien, qu'ai-je à craindre ? Notre destin, prospère ou fatal, sera toujours le même. Oui, je suis fille de Capulet, je le sens au courage qui me guide. Plus de crainte... La mort ou l'heureuse liberté. Ma mère !... Dieu ! Encore un combat.
SCÈNE II.
Madame Capulet, Juliette.
MADAME CAPULET.
Il me tardait de vous embrasser, ma fille.
JULIETTE.
Eh bien, ma mère, je cède à un pouvoir absolu : que veut-on de plus ?
MADAME CAPULET.
Vous m'en devenez plus chère. Ce n'est pas que je ne sois surprise que votre médecin ait eu plus de pouvoir sur votre esprit que vos parents... Mais supprimons tout reproche ; avec quel plaisir votre père va retrouver une fille obéissante !
JULIETTE.
Beaucoup moins que vous ne le pensez, ma respectable mère.
MADAME CAPULET.
La paix que j'aime, et que j'appelle de tout mon pouvoir, va succéder aux nuages qui l'obscurcissaient.
JULIETTE.
Vous le croyez... Hélas!
MADAME CAPULET.
Vous serez heureuse, ma fille.
JULIETTE.
C'est ce qu'on a déjà osé me promettre ; mais...
MADAME CAPULET.
Le ciel récompense les enfants qui font la joie de leur père.
JULIETTE.
Je ne dois pas me parer d'une vertu forcée... Je ne serais pas si soumise, s'il m'était permis d'agir autrement.
MADAME CAPULET.
Tout vous sera compté, ma fille.
JULIETTE.
Que d'indulgence et de bonté, ô ma tendre mère ! Hélas, j'en suis indigne !
MADAME CAPULET.
Je n'ai plus qu'à vous féliciter, que dis-je ! Qu'à vous remercier d'avoir fait rentrer le calme dans l'âme de vos parents.
JULIETTE.
Ah, ma mère ! Et si ma soumission était involontaire, infidèle ?...
MADAME CAPULET.
Ne dites pas cela, ma fille ; vous m'affligez... Mais non, vous ne me causerez plus de peine désormais.
JULIETTE.
C'est bien le contraire que je crains... Mon coeur est frappé, ma tête est égarée...
MADAME CAPULET.
Votre imagination est un peu exaltée, il est vrai ; mais votre coeur est bon, tendre, sincère. Je le connais.
JULIETTE.
Ô ma tendre mère, supprimez, supprimez ces éloges !
MADAME CAPULET.
Si j'eusse été la maîtresse, je ne vous aurais pas imposé un joug qui semble vous peser et vous déplaire.
JULIETTE.
Ah, que le ciel vous bénisse, mère incomparable !... Quoi, vous auriez !... Il n'est plus temps... Vous percez mon coeur attendri... Ne vous affligez pas, quelque chose qu'il arrive... Je vous en conjure, quelque chose qu'il arrive, ne vous livrez pas au désespoir.
MADAME CAPULET.
Que voulez-vous dire, Juliette ?
JULIETTE, se jetant au col de sa mère.
Souffrez que je vous embrasse, ma bonne mère. Un baiser... De grâce, encore un baiser,
MADAME CAPULET, pleurant de joie.
Ô mon enfant, enfant toujours plus chère, t'ai-je jamais épargné mes caresses maternelles
JULIETTE.
N'en soyez point avare en ce moment : de longtemps peut-être je n'aurai le bonheur de vous embrasser.
MADAME CAPULET.
Eh, pourquoi, ma fille ? Toujours ma tendresse pour vous sera la même.
JULIETTE, errant sur la scène.
Je verrai donc la tombe !... Oui, et sans frayeur... Me reconnaîtra-t-il sous le voile funéraire ?... Au réveil, dans cette imposante solitude, quelle forme lui offrirai-je ? Ô ma mère ! Quelle récompense pour tant de bonté !... Mère infortunée !...
MADAME CAPULET.
Ses esprits égarés...
La soutenant.
Qu'avez-vous, Juliette ?
JULIETTE, la main sur le coeur.
J'ai là un trait profond...
MADAME CAPULET.
Ma fille , vous êtes dans une situation qui m'alarme.
JULIETTE.
Je me sens abattue.
MADAME CAPULET.
Comment?
JULIETTE.
Tout fuit autour de moi, tout s'évanouit.
MADAME CAPULET.
Quelle pâleur !... Mettez-vous ici.
La plaçant sur un sofa.
JULIETTE.
Oui... J'y serai mieux... Adieu, bonne mère... Adieu.
MADAME CAPULET.
Comment adieu ?... Ciel !... Ma fille !
JULIETTE.
C'est le moment... Il vient... Je le sens... Mon sang se glace, mes yeux s'obscurcissent... Je combats vainement.
MADAME CAPULET.
Ma fille !...
JULIETTE.
Bénissez-moi, ma mère... Bénissez-moi, pardonnez-moi.
MADAME CAPULET.
Juliette ! Chère Juliette !...
JULIETTE.
Dieu veuille vous bénir, ma mère, et me pardonner !
MADAME CAPULET.
Mon enfant !... Sa main froide... Son oeil qui se ferme... Au secours, au secours !
JULIETTE, d'une voix éteinte.
On l'a voulu... J'obéis... Je meurs...
MADAME CAPULET.
Juliette, éveillez-vous... Puissances célestes, ayez pitié de moi ! Laure, au secours, Laure !...
SCÈNE III.
Madame Capulet, Laure.
LAURE.
D'où partent ces cris perçants ?
Apercevant Juliette étendue sur le sofa.
Que vois-je ? Juliette...
MADAME CAPULET.
Est-ce la mort ?... Ma fille ! Dieu, rendez-moi ma fille !
LAURE.
Elle ne respire plus... Quel affreux soupçon !... Je me rappelle ce qu'elle m'a dit...
MADAME CAPULET, vivement.
Qu'a-t-elle dit, Laure ?
LAURE.
Que je verrais bientôt son corps privé de vie... que la cloche funèbre sonnerait pour elle.
MADAME CAPULET.
Père inhumain ! Détestable comte ! Venez, voyez les suites terribles de votre incroyable dureté. Elle est donc morte par vous... Quoi, ma fille serait morte ! Non, elle ne mourra point... Non, je neveux pas qu'elle meure.
Se précipitant sur le corps de sa fille.
Je l'embrasserai, je la réchaufferai, je l'arracherai à la mort, ou j'expirerai avec elle.
SCÈNE IV.
Capulet, Madame Capulet, Laure.
CAPULET.
Qu'entend-je ?... Quelles clameurs ? Est-ce encore un nouvel artifice imaginé pour rompre mes desseins ?... J'ai sa parole. Ciel, quel spectacle !
MADAME CAPULET, pleurant.
Votre fille, Seigneur, était résignée ; mais sans doute l'effort surnaturel qu'elle a fait sur elle-même, la révolution subite de tous ses sens... Contraignez maintenant la mort à vous la rendre.
CAPULET, auprès de sa fille.
Il lui prend un bras qui retombe.
Dieu !... Quel frémissement court dans mes veines !... Se pourrait-il ?... Courez, Laure. Je quitte Benvoglio ; il n'est pas loin ; qu'on l'appelle, qu'il vienne... Ô malheur ! Tout serait-il fini ?... Je n'y survivrais pas.
Laure sort.
MADAME CAPULET.
Les hommes te rappelleront-ils à la vie, ô ma chère Juliette ?...
CAPULET, auprès de fa fille.
Qu'ai-je fait, hélas !... Juliette, réveille-toi. Je ne voulais que ton bonheur. Elle ne m'entend point... Barbare que je suis, lui aurais-je donné la mort !... Fatale ambition qui me coûterait ma fille, tu m'aurais vendu bien cher tes trompeuses promesses !
SCÈNE V.
Capulet, Madame Capulet, Benvoglio, Laure, Plusieurs domestiques.
CAPULET.
Venez, venez, Benvoglio, voyez... Secourez- moi ; je suis le plus malheureux des pères.
BENVOGLIO.
Ciel !...
Il lui tâte le pouls.
CAPULET.
Eh bien, dites-moi qu'elle respire encore ; donnez-moi quelque espérance, j'en ai besoin... Tremblez de me porter le dernier coup.
BENVOGLIO.
Son pouls, lorsque je l'ai quittée, était déjà d'une faiblesse extraordinaire...
CAPULET.
Et pourquoi ne me l'avoir pas dit ? J'aurais été plus indulgent.
BENVOGLIO.
Vos reproches sont l'effet de votre douleur ; n'avez-vous pas traité mes remontrances de prétextes et de chimères ?
CAPULET.
Ah, malheureux !
BENVOGLIO.
Souvenez-vous de ces paroles que je vous ai dites conformément à mon devoir : ménagez, seigneur, la délicatesse de son organisation. Dans les âmes sensibles, le trait de la douleur descend profondément ; tout s'y imprime, et une secousse inattendue pourrait éteindre à la fois et le sentiment et la vie.
CAPULET.
Ah ! Je n'ai pas entendu, je n'ai pas compris ce que vous me disiez alors ; il fallait me menacer de la perdre.
BENVOGLIO.
Si je vous eusse prédit formellement ce qui vient d'arriver, m'auriez-vous cru ? Soyez vrai...
CAPULET.
Mon malheur serait-il au comble ?... Ô Benvoglio ! Aurais-je des larmes éternelles à répandre ?
BENVOGLIO.
Seigneur, je vous plains ; c'est tout ce que je puis vous dire.
CAPULET.
Quoi, l'art est impuissant ? Et quelle est donc votre science ?
BENVOGLIO.
Mon art ne passe point les bornes de la nature ; les principes de vie n'existent plus.
CAPULET.
Arrêtez... Trompez-moi... Elle serait morte ? Quel triomphe pour les Montaigus ! Comme ils vont insulter à mes douleurs ! Il reste un fils à mon ennemi, un héritier de son nom, et moi je n'aurai personne pour succéder à mon invincible haine !
BENVOGLIO.
Eh, seigneur ! Cet objet déplorable ne devrait-il pas vous interdire les passions violentes ?
CAPULET.
Rendez-moi ma fille, Benvoglio ; voilà ce que je vous demande. Encore une fois, qu'est-ce donc que votre art, s'il ne peut rappeler ma fille d'une défaillance ?
BENVOGLIO.
Plût au ciel !... Le coup fatal est porté.
CAPULET.
Le coup fatal ?... Eh, comment ?
BENVOGLIO.
Épouvantée de vos ordres absolus, un saisissement violent et subit aura resserré son coeur, arrêté dans ses veines le cours du sang. Il n'en faut pas davantage, le fil délié s'est rompu, et la nature alors se joue de nos vaines spéculations.
MADAME CAPULET.
Elle a obéi, vous l'aviez exigé... J'ai vu ses combats, il lui en a coûté la vie... Voyez le courage de votre fille, comparez-le à votre orgueil : elle a su mourir pour ne point enfreindre le devoir... Infortunée !... Et cependant elle s'était bornée à demander un délai...
CAPULET.
Détournez vos regards de moi, madame ; je suis assez puni.
MADAME CAPULET.
Hélas ! En la forçant à suivre vos volontés, j'ai moi-même contribué à sa mort. Malheureuse que je sois, pourquoi vous ai-je cru !...
CAPULET.
Dites-moi, Benvoglio, n'aurait-elle point attenté par désespoir à ses jours ? Le poison...
BENVOGLIO.
Non, seigneur. Voyez son visage ; un sourire doux comme celui de la vie semble l'animer encore.
CAPULET.
Elle n'est donc plus ! Image désespérante, qui va faire le tourment continuel de mes derniers jours !... Que le trépas ne m'a-t-il plutôt frappé ! Mes yeux ne s'arrêteraient plus sur ces objets qui commencent mon supplice, sur ce jour déjà plus sombre, plus horrible que celui de l'enfer.
MADAME CAPULET.
Pleurez, barbare, pleurez sur vous.... Ah ! Vous ne savez pas ce que vous avez perdu : l'âme la plus noble, la plus tendre, faite pour commander le respect et l'admiration, pour honorer votre maison... Ô ma Juliette ! Tu es plus heureuse que nous ; tu te réveilleras pour l'éternité, et c'est là l'unique consolation de ta désolée mère. Oui, son âme était un souffle pur, émané du sein même de la divinité ; il a dû remonter à sa céleste origine.
BENVOGLIO, voulant emmener Capulet.
Soumettons-nous, Seigneur, aux décrets du ciel. Votre fille, destinée au séjour des bienheureux...
CAPULET.
Portez ces consolations à sa mère.
BENVOGLIO, allant à Madame Capulet.
Et vous, Madame, souffrirez-vous les conseils de l'amitié ? Quittez cet objet qui ne peut maintenant qu'aigrir vos douleurs.
MADAME CAPULET.
Quoi, me séparer de ma Juliette, moi !
BENVOGLIO.
Eh ! Que vous ordonne en ce moment cet ange de paix ? De vivre, de vous résigner au coup de la Providence, de ne point vous livrer à l'inutile désespoir, et de procurer à ses cendres le repos, dernier hommage qu'elles attendent.
MADAME CAPULET.
Oui, ce repos qui lui a été refusé pendant sa vie... Elle a dû désirer de quitter ce séjour de persécutions et de haine. Qu'avait-elle à regretter ici-bas ? Elle sera plus paisible parmi les tombeaux de ses ancêtres qu'elle ne le fut dans ce palais où elle est morte victime de l'ambition et de l'orgueil.
CAPULET.
Terribles vérités qui frappez mon oreille, j'ai mérité de vous entendre !... Oh ! Je ne saurais commander à mon désespoir... Que du moins ses obsèques soient magnifiques. Benvoglio, je vous charge de tout ce triste appareil. Je tromperai, s'il est possible, ma douleur, en faisant revivre sous le ciseau les traits de cette enfant chérie. Je veux que ce soit un monument immortel de mes regrets,et que le marbre animé éternisant la beauté de son corps, fasse verser des larmes à tous ceux qui viendront après moi. En apprenant de combien de vertus son âme fut ornée, ils gémiront encore de ma douleur ; ils sentiront toute l'étendue de ma perte. Qu'on la dépose aujourd'hui sous ces voûtes sacrées où reposent ses ancêtres et où je ne tarderai point, hélas ! à la rejoindre... Les Montaigus seront heureux de ce revers qui m'accable ; mais que m'importent les jouissances de mes ennemis, quand le terrible remords, plus implacable qu'eux, s'élève du fond de mon coeur ?...
Allant vers sa fille.
Ma Juliette, ange de paix, adieu.
Il lui baise la main, il fait signe à plusieurs domestiques d'emmener Madame Capulet.
Venez, Madame, éloignons-nous.
MADAME CAPULET.
Faut-il donc m'arracher d'auprès d'elle ! Non, non... Ah, du séjour de la gloire, ma fille, ma chère fille prie Dieu de m'ôter de ce monde !...
Aux domestiques.
Arrêtez, barbares, arrêtez... Un moment encore !
Elle se penche sur le corps de Juliette.
Ta mère te donne le dernier baiser... Adieu, adieu pour toujours.
On l'emmène.
Ô douleur ! Ô désespoir ! Ô mort, viens à moi !
SCÈNE VI.
BENVOGLIO.
Vivante, il persécutait, il sacrifiait sa Fille ; morte, il la regrette, il l'adore... Telle est la bizarrerie inexplicable du coeur de l'homme quand il s'abandonne aux passions. La tyrannie, sous le nom d'autorité paternelle, pèse sur ce sexe aimable ; et la jeunesse, la beauté, l'innocence, la candeur, soumises à cet amas de lois arbitraires, ne s'y dérobent que par le trépas. Juliette qui dans ce moment fait couler des larmes si amères, qui cause tant de regrets, n'a pu échapper au malheur qu'en passant sous le voile funèbre de la mort. Ah, si je pouvais au moins consoler cette malheureuse mère ! Si je pouvais lui révéler, sans me trahir !.. Mais, ici-bas, le coeur innocent souffre pour le coupable.
SCÈNE VII.
Benvoglio, Laure.
BENVOGLIO.
Approchez, Laure. Je sais que, vous aimiez tendrement Juliette.
LAURE, pleurant.
Dieu sait combien je l'aimais, et avec quelle sincérité je la pleure. Hélas ! Elle me parlait de sa mort ; mais que j'étais loin de penser...
BENVOGLIO.
La mort frappe à tout âge : il faut s'y attendre ; les gémissements sont superflus. On m'a chargé du soin de ses funérailles ; vous m'aiderez à remplir ces tristes et derniers devoirs.
LAURE.
Hélas ! Le pourrai-je ?
BENVOGLIO.
Il le faut. Que son corps soit paré de vêtements blancs, symboles de son innocence ; que l'on pose sur son front une couronne des plus belles fleurs ; qu'elle soit couchée mollement, la tête un peu élevée, sur l'étoffe la plus lisse. Tels sont mes ordres, que vous exécuterez.
LAURE considérant Juliette.
Seigneur, voyez : le trépas ne l'a point défigurée. Ne dirait-on pas qu'elle respire encore ?
BENVOGLIO.
Il est vrai.
LAURE.
Je ne puis me persuader qu'elle soit morte. Un sang vermeil, colore encore ses joues : quelle est donc la cause de sa mort ?
BENVOGLIO.
Une suffocation subite. Heureusement qu'elle est morte ayant peu de choses à regretter dans cette vie, et qu'elle ne sera pleurée que par l'amitié.
LAURE.
Que par l'amitié !... Ah, seigneur ! Ne feignez pas avec moi; je suis instruite des mouvement de son âme,
BENVOGLIO.
Quoi, Laure ?
LAURE.
J'ai été témoin, la nuit dernière, de leur douloureuse séparation. Hélas ! Si vous ouvrez son corps, vous trouverez sur son coeur l'emprunte profonde d'un nom qui lui fut cher.
BENVOGLIO.
Ne prononcez jamais ce nom, Laure. Gardez ce redoutable secret.
LAURE.
Il me suivra au tombeau.
BENVOGLIO.
Jamais le fer dans mes mains tremblantes ne profanera ce corps que la mort elle-même sera forcée de respecter.
LAURE.
La mort ne dissout-elle pas également et le coeur qui aima et celui qui n'a point aimé ?... Ô ma chère maîtresse, ma douce compagne ! Elle n'existe plus, ni pour moi, ni pour celui...
BENVOGLIO.
Ne t'afflige pas tant. Quelquefois le ciel fait des miracles.
LAURE.
Des miracles ! Ah ! C'est elle qui doit en faire du haut des cieux qu'elle habite maintenant... Près d'elle je n'éprouve aucune terreur.
BENVOGLIO.
Le temps presse, Laure, remplis un funeste devoir,
LAURE.
Quel triste emploi ! Et je ne puis m'y refuser !... Oui, j'en aurai le courage. Ce sera donc moi qui lui donnerai le dernier baiser !
L'embrassant.
Chère Juliette, adieu, adieu.
La toile se baisse.
ACTE V
Le théâtre représente des tombeaux des inscriptions, des statues : une lampe est suspendue à sa voûte. On aperçoit une partie du temple dans l'enfoncement est un autel. Le cercueil de Juliette est derrière une espèce de sarcophage ; elle a le visage à demi couvert. On voit un homme qui passe, examine Roméo, et sort après avoir observé ses mouvements.
SCÈNE PREMIÈRE.
ROMÉO, seul, une lettre a la main, se promenant à pas lents.
Tout est tranquille ici... Quel morne et long silence !... C'est l'image de la nuit éternelle... Quel effroi religieux me saisit ! Ces murs, ces tombeaux, ces feux qui pâlissent... Recueille-toi, mon âme ; apprends à connaître le néant de ce monde... Tombeaux, que vous êtes éloquents ! Cendres autrefois animées, quoi, l'homme qui vous contemple ose avoir de l'orgueil !... Il n'est que poussière, et il poursuit la vengeance... Heureux encore qui n'a su qu'aimer !... Ô mort, gouffre effrayant !... Le faible, le puissant, l'enfant, le vieillard, tout tombe également dans ton abîme... L'amitié, l'amour, tout s'y confond et s'y efface... L'amour ! Est-il possible !... Quoi, la mort éteint aussi l'amour ? Non, ce feu sacré nous survit, il fait partie de notre âme.
Un silence.
Je revois les autels où Juliette m'a donné sa main, où mon coeur a tressailli du plus doux sentiment qui puisse appartenir au coeur de l'homme. Épouse chérie, tu vas t'offrir à mes regards, dans cette nuit demi-sombre, telle que je te vis à la même heure et dans la même enceinte, lorsqu'à la clarté tremblante des flambeaux, je te pris pour la divinité du temple... Pardonne, ô Dieu ! Juliette environnée de ses grâces pudiques, le front chaste et baissé, le regard timide et aimant, me parut ton chef-d'oeuvre et ton image... La haine qui veille, ne put deviner l'asile qu'avait choisi l'amour... J'y reviens une seconde fois : serai-je aussi fortuné ? J'ai anticipé sur les moments qui, pour mon ardente impatience, ne s'échappaient qu'avec lenteur... Relisons le billet de Benvoglio... Quel zèle pour deux infortunés ! Ami fidèle et rare, non, tu n'as pu avoir cette constance que pour deux coeurs brûlant du feu sacré de l'amour !
Il lit.
« Revenez sur vos pas ; rendez-vous à minuit dans les tombeaux des Capulets. Ils seront ouverts, Juliette y sera attendez-moi. Je ne vous en dis pas davantage. BENVOGLIO.»
L'airain frémissant a sonné la douzième heure, et je n'entends rien encore... Avançons... Mes pas chancelants heurtent contre ces tombeaux.
Il s'arrête devant un tombeau.
Que vois-je ? De Théobald n'est-ce point ici la tombe ? Ombre sanglante, pour qui la vengeance avait des charmes, pourquoi l'inimitié a-t-elle empoisonné ton coeur ? Je voulais t'aimer comme un frère... Ta violence a causé ta perte. Je t'ai sauvé deux fois de ton aveugle fureur, deux fois je t'ai rendu ton épée... Éloignons-nous... Ô Juliette ! Que d'instants ravis à ma félicité ! Viens ; que j'efface de ton âme, et les vaines terreurs, et les souvenirs amers, et tout ce qui n'est pas amour. [ 1 Le voici cet Octave Capulet qui domine encore orgueilleusement les marbres de sa sépulture... C'est l'auteur de tous les forfaits qui ont suivi le sien... Pour un vain point d'honneur il donna le signal de tant de meurtres !... Combien la vengeance trompe les coeurs qui s'y abandonnent ! Mânes : terme poétique qui signifie l'ombre ou l'âme d'un mort [F] Mânes des Capulets, qui me voyez errer ici, pardonnez mon audace ; je ne viens point en ces lieux pour vous braver. Une de vos filles, rare trésor des cieux, semble être descendue sur la terre pour étouffer enfin l'inimitié de nos familles, et réparer deux siècles de discordes. Ce n'est pas mon coeur qui rejette la paix, vous le savez; vous fûtes ici témoins de nos serments ; et quand ma main a touché la sienne, vous n'avez pas soulevé ces marbres qui vous couvrent... ]
Tournant autour du sarcophage.
Mais quel est ce cercueil nouvellement placé ?... Mes regards, malgré moi, s'y attachent... Qui donc depuis peu a payé à la nature le tribut inévitable ? Serait-ce un enfant ? Un vIeillard ? C'est un amant peut-être... Aimer et mourir !... Ô mort, suspends ta faux rigoureuse ! Laisse quelques instants de plus sur la terre les êtres qui aiment...
Que vois-je ! Dieu ! Juliette !... Ô tonnerres du ciel, tombez ! Terre, engloutis-moi !... Cruel Benvoglio, est-ce ainsi que tu me rends mon épouse ?... Mais quoi, elle semble me sourire ! On dirait qu'elle sommeille. Le trépas n'a point défiguré ses traits... Juliette, éveille- toi ; éveille-toi, Juliette... C'est Roméo qui t'appelle...
Il prend sa main.
Sa main est souple... Elle ne m'entend plus !... Juliette, objet du plus malheureux amour, tout ce que ton coeur renfermait de vertus et de tendresse, serait donc anéanti ! Déplorable victime des fureurs d'un père à qui notre amour aura été révélé, tu as voulu me conserver la foi promise. Je te connais tu auras préféré la mort à un hymen odieux ; et Benvoglio, dans l'excès de sa douleur, n'aura osé ni me voir, ni m'apprendre mon épouvantable malheur... Il sait que, vivante ou morte, le séjour que tu habites doit être le mien : il m'y a appelle... Eh bien, j'en chéris la nuit horrible et ténébreuse ; je m'enferme dans ces tombeaux avec toi... Père injuste, implacable ennemi, assassin de ta fille, ce matin encore que ne te l'ai-je ravie !... Mes pressentiments, ses craintes, mon amour, le titre que je porte, tout m'en faisait sans doute un devoir... Ah, ce remords est trop affreux, trop profond !
Il tire son épée.
Que le trépas m'en délivre... Âme adorable et pure, âme aimante, qui peut-être dans ce moment erres invisible autour de moi... Attends un moment, attends ton Roméo !... Je te rejoins ; la mort va nous réunir. Qu'est-ce que la vie sans toi ?
Il met l'épée en terre pour se précipiter dessus.
SCÈNE II.
Roméo, Benvoglio.
BENVOGLIO, du fond du théâtre.
Roméo ! Roméo ! Dieu 1 j'arrive à temps... Arrête.
ROMÉO.
Qui vient en ce lieu ?
BENVOGLIO.
Arrête... Tu as un ami, et tu connais le désespoir !
ROMÉO.
Tu retiens mon bras. Me crois-tu assez lâche pour vivre ? Regarde... Rends-moi mon épée, ou ranime Juliette.
BENVOGLIO.
Elle n'est point morte,
ROMÉO.
Elle n'est point morte, dis-tu ?... Et le voile sombre la couvre. Ah, qu'elle ouvre donc les yeux, ces yeux où j'ai lu le bonheur !
BENVOGLIO.
Attends, et tu vas presser ici à la fois dans tes bras ton épouse et ton père.
ROMÉO.
Juliette !... Tu m'abuses, tu veux tromper mon désespoir,
BENVOGLIO.
Un instant, Roméo !
ROMÉO.
Que parles-tu de patience à un infortuné comme moi !
BENVOGLIO.
Un instant, te dis-je...
On entend un grand bruit.
Mais quel tumulte, quel événement imprévu ?... Ciel ! C'est Capulet.
ROMÉO.
L'auteur de sa mort ?... Je vais la venger.
BENVOGLIO.
Non, écoute... Viens, suis ton ami. Nous aurons des défenseurs. Fuyons, fuyons.
Il l'emmène dans la profondeur du temple.
SCÈNE III.
Acteurs précédents, Capulet, entrant à la tête de ses gens, armés et portant des flambeaux.
CAPULET.
J'ai été averti à temps ; j'ai su que mon ennemi, violant le droit des tombeaux à la faveur des ténèbres, était descendu sous ces voûtes sépulcrales, pour enlever le corps de ma fille et en faire un trophée à sa lâche vengeance... Amis, enveloppez, saisissez ces sacrilèges profanateurs de la cendre des morts ; qu'ils tombent et rougissent ces murs de leur sang.
BENVOGLIO, reparaissant avec Roméo qu'il tient par la main.
Arrêtez, barbares ! J'assouvirai seul vos fureurs.
CAPULET.
Ô terreur ! Ô surprise !... Benvoglio son complice !
BENVOGLIO.
Oui, et son ami; son crime est le mien, ne frappez ici que moi.
À part.
Si Montaigu tardait... Non, le voici.
SCÈNE IV.
Acteurs précédents, Montaigu, suivi de gens armés.
MONTAIGU.
Mes amis, nous sommes maîtres des portes ; entrons en foule, défendez ma cause, défendez mon fils ; ses jours sont en danger. La trahison l'attendait au milieu de ces tombeaux. Je l'ai su...
Délivrant son fils.
Je t'arrache au trépas.
ROMÉO.
Mon père, la vie ne m'est plus chère désormais,
CAPULET.
Que venais-tu faire en ces lieux ? Insulter à mes désastres.
MONTAIGU.
Ta rage invente toujours des crimes que toi seul as conçus et peux commettre.
Ils se menacent de leurs épées qui se croisent.
BENVOGLIO, se mettant entre deux.
Cruels !... Percez mon sein... Allez-vous vous égorger au pied de ces tombeaux et faire rejaillir le sang sur les autels ? Tremblez : c'est ici la demeure inviolable des morts ; c'est ici que, malgré vos fureurs, le trépas vous réunira un jour, froides et paisibles victimes. N'attendez pas que la tombe vous rassemble, et vous réconcilie. Voyez les cendres de vos aïeux. Elles dorment, elles reposent immobiles. Après tant d'inutiles débats, elles sont venues ici se mêler et se confondre... Qu'ont produit leurs haines mutuelles ? Qu'est-il sorti de leurs discordes domestiques ? Agités toute leur vie par la sombre inimitié, ils ont donné au tourment de la haine ce court espace de temps qui leur était accordé pour vivre. La mort, dominatrices absolue, au fond de ces sépulcres unit tous les rivaux. .. Ouvrez ces tombes : que reste-t-il de la férocité des passions ? L'un porte encore l'empreinte du coup mortel, l'autre est mort dans la rage, le plus heureux dans les remords, celui-ci a vu tomber sa tête sous la hache des bourreaux ; et au milieu de tant de forfaits, aucun parti n'a sur l'autre le triste avantage d'un plus grand nombre d'homicides... Déplorables familles ! Le ciel prenant pitié de vous, avait voulu finir vos antiques divisions. Je vais tout révéler. Le ciel avait fait descendre l'amour dans le coeur de vos enfants.
CAPULET.
Dieu, où suis-je !
MONTAIGU.
Ciel, est-il possible ?
BENVOGLIO.
Ils surent s'aimer, ils connurent le plaisir de répandre des larmes, ils demandaient au ciel qu'un rayon salutaire vous éclairant d'un jour nouveau vint calmer les transports de vos coeurs trop ardents... J'ai protégé leurs amours, parce qu'ils étaient vertueux, que leurs coeurs étaient innocents et chastes. Ils allaient périr séparés, je les ai réunis au pied de ces mêmes autels ; je l'ai dû... Capulet, voilà l'époux de Juliette.
CAPULET.
Je vois maintenant la cause de sa mort... Je 1ai perdue, hélas !
À Montaigu.
Et toi, ton fils te reste.
MONTAIGU , montrant son fils appuyé contre une colonne, et absorbé dans la douleur.
Regarde, homme inexorable ; il n'en est que plus infortuné.
BENVOGLIO.
Ennemis implacables, consentez aujourd'hui à oublier la vengeance ; et le ciel s'apaisant peut-être...
CAPULET.
Tu veux que j'oublie ici nos haines, et voilà l'objet déplorable de la rage des Montaigus qui poursuit mes regards, infortuné Théobald qui a ouvert la pierre du caveau ; son corps est encore frais, et je crois voir, à travers ce cercueil, son sang couler de ses blessures.
BENVOGLIO.
Oh, s'il était permis de maudire sa cendre des morts !... Ce fut lui seul qui éleva cette querelle fatale, lui seul qui, lorsque j'allais vous réconcilier, renversa , détruisit la paix déjà commencée. Il chercha l'épée de son adversaire ; deux fois désarmé, il paya de sa vie sa rage forcenée... Ainsi doivent tomber les ennemis de la paix. Ainsi la vengeance n'évitera jamais la vengeance ; ainsi le meurtre sera toujours suivi du meurtre... Comptez ici ceux qui sont morts par le glaive. Tous moissonnés a la fleur de leur âge, ils attestent dans l'immobilité du trépas que les calamités, les désastres sont la suite inévitable des passions furieuses et désordonnées... Juliette au milieu de ces débats cruels était l'ange du ciel envoyé sur la terre pour y apporter la concorde. Elle ne respirait que pour aimer. Que de fois elle invoqua l'Arbitre des destinées pour qu'il adoucit vos coeurs féroces ! Faut-il que sa voix perce en ce moment le cercueil où elle repose, pour vous toucher et vous, attendrir ? [ 2 Concorde : Union des familles où on vit en grande paix et tranquillité. [F]]
JULIETTE, se réveillant.
Roméo !... Roméo !...
ROMÉO.
N'entends-je pas ta voix !...
À Benvoglio.
Ô mon père !... C'est elle !...
On voit Juliette qui se soulève.
JULIETTE.
Roméo ! Où suis-je ?...
CAPULET.
En croirai-je mes sens ?
MONTAIGU.
Ciel, est-il possible !
BENVOGLIO.
Ô vous que rien n'a pu toucher, faut-il qu'elle sorte de son tombeau pour vous désarmer ?... Eh bien, cruels, la voici qui brise triomphante les barrières de la mort... La voici.
JULIETTE.
Roméo... Où êtes-vous ?
ROMÉO, tombant dans ses bras.
Juliette !...
CAPULET.
Ô miracle !
MONTAIGU.
Ô prodige !...
CAPULET.
Ma fille ! Oserai-je en approcher !...
ROMÉO, dans les bras de Juliette.
Tu respires... De quel désespoir je passe à la félicité !... Je ne puis l'exprimer... Je te serre dans mes bras, ô Juliette, et je me tais !
JULIETTE.
Suis-je parmi les vivants, ou les morts ? Dieu, qu'aperçois-je ici !... Mon père !
CAPULET, s'élançant vers sa fille.
Ma fille vivante ! Que je l'embrasse !...
BENVOGLIO, l'arrêtant.
Arrête. Elle n'est plus à toi, elle appartient au mausolée. Si tu veux la séparer encore de ce qu'elle aime, replonge-la dans le tombeau, tu seras plus humain. Si elle vit, c'est que j'ai eu pitié de son désespoir. Barbare ! Tu en faisais ton éternelle victime. Je te l'ai arrachée ; il m'a fallu la couvrir du linceul funèbre pour te la dérober. Ici réunis, ils devaient s'éloigner et vivre pour l'amour. Tu la cédais à la mort, la disputeras-tu à son époux ? Serais-tu plus cruel que le tombeau qui m'a rendu sa proie ? Tremble : elle a le courage des passions fortes et généreuses, elle a puisé dans mes principes le mépris de la vie et la fermeté de l'âme ; elle a pris de mes mains, et sans pâlir, le breuvage qui devait l'endormir sous ces voûtes sépulcrales... Tu sais quel nom était dans fa bouche en sortant de ce sommeil, image du trépas... Le vrai prodige est celui du courage. Si tu demeures inexorable, elle s'enveloppe du drap mortuaire, et rentre plus heureuse dans la tombe, pour n'en sortir jamais.
CAPULET, embrassant sa fille.
Ah, Juliette !... Ah, Benvoglio, laissez-moi l'embrasser !
JULIETTE.
Mon père... pardonnez-moi.
BENVOGLIO.
Non, cruels, non, vous ne livrerez plus vos coeurs à la haine : Juliette doit vous réunir. L'amour, malgré vous, a rapproché vos maisons. Farouches ennemis, ne soyez plus irréconciliables. Que les feux de la vengeance, qui depuis trop longtemps brûlent dans vos coeurs, expirent aujourd'hui.
À Capulet.
J'ai sauvé ta fille.
CAPULET.
Ah, Benvoglio !
BENVOGLIO, à Montaigu.
J'ai sauvé ton fils.
MONTAIGU.
Ah, mon ami !...
BENVOGLIO.
Embrassez-vous au pied de ces tombeaux, près de ces autels où leur bouché a juré l'amour... Faut-il abréger encore quelques jours d'existence, en les abandonnant aux forfaits et aux remords ?... Attendrissez-vous sur vos propres malheurs... Cruels, vous pouvez vous pardonner, vous vous êtes fait assez de maux... Vous n'avez que ces enfants... Immolerez-vous leur bonheur comme vous avez immolé le vôtre ?
CAPULET.
Ta voix a pénétré mon âme... Tu captives mes sens ; es-tu le Dieu qui commande à la vengeance ?... C'en est fait, Montaigu... Je veux embrasser ton fils et la concorde. Donne-moi ta main... Nos enfants sont plus justes, plus sensibles et plus heureux que nous... Juliette, ma fille, sois à Roméo.
Il embrasse Roméo.
MONTAIGU.
Roméo, sois à Juliette.
À Capulet.
J'abjure la haine ; le passé n'est plus... Nos familles réunies...
Il lui tend les bras.
CAPULET.
Oui... L'ennemi que j'embrasse, devient mon frère en ces lieux.
BENVOGLIO.
Je triomphe... Ô mort, tu peux frapper ! J'ai éteint la haine.
JULIETTE.
Ô changement!... Ô Roméo ! N'est-ce point un songe ?
ROMÉO.
Non, Juliette ; c'est toi qui métamorphoses les coeurs.
CAPULET.
J'ai été dur, insensible, je l'avoue ; mais mon âme est amollie. Pardonnez, grand Dieu, les excès des Capulets !
MONTAIGU.
Pardonnez, grand Dieu, les excès des Montaigus !
CAPULET.
Nous fûmes aveugles et malheureux. Il est affreux de haïr...
MONTAIGU.
Il fera doux d'aimer.
BENVOGLIO.
Ombres des Capulets et des Montaigus, qui gémissez de vos fureurs passées, soulevez les marbres de vos tombes, applaudissez a cette auguste réconciliation ! Elle efface vos crimes. Du séjour où l'on aperçoit et le néant de l'orgueil et l'atrocité de la vengeance, jouissez d'un spectacle fait pour vous absoudre ! Le sang ne coulera plus ; la haine est éteinte, vos enfants s'embrassent, l'amour va régner. Eh, que de maux, s'il dominait seul, son empire universel n'épargneront-il pas à la terre !
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Notes
[1] Le voici cet Octave Capulet qui domine encore orgueilleusement les marbres de sa sépulture... C'est l'auteur de tous les forfaits qui ont suivi le sien... Pour un vain point d'honneur il donna le signal de tant de meurtres !... Combien la vengeance trompe les coeurs qui s'y abandonnent ! Mânes : terme poétique qui signifie l'ombre ou l'âme d'un mort [F] Mânes des Capulets, qui me voyez errer ici, pardonnez mon audace ; je ne viens point en ces lieux pour vous braver. Une de vos filles, rare trésor des cieux, semble être descendue sur la terre pour étouffer enfin l'inimitié de nos familles, et réparer deux siècles de discordes. Ce n'est pas mon coeur qui rejette la paix, vous le savez; vous fûtes ici témoins de nos serments ; et quand ma main a touché la sienne, vous n'avez pas soulevé ces marbres qui vous couvrent...
[2] Concorde : Union des familles où on vit en grande paix et tranquillité. [F]