COMÉDIE EN UN ACTE
Pour la Jeunesse
[1890]
PAR LEMERCIER DE NEUVILLE
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, 30, rue de Grammont, 30.
Imprimerie Général de Châtillon-sur-Seine. - A PICHAT.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 17:31:08.
PERSONNAGES
GRÉGOIRE, meunier.
BABOLEIN, son fils.
SCAPIN, son valet.
ISAAC, usurier.
LE SAC DE SCAPIN
Table à droite. Sur la table, un boisseau de farine et un bâton. Fenêtre à gauche. - Portes à droite, à gauche et au fond.
SCÈNE PREMIÈRE.
Grégoire, Babolein.
BABOLEIN.
Mais, mon père... Je t'assure...
GRÉGOIRE.
Non ! Je ne veux entendre rien ! Tu n'es qu'un mauvais sujet, un paresseux ! Comment se fait-il que tu n'aies pas encore porté la farine à maître Thomas, le boulanger ? Et le grain de Madame Madeleine est-il moulu ? Tu n'as rien fait pendant mon absence ! Tu es allé sans doute t'amuser à la ville avec des mauvais garnements, comme toi ! Cette vie là ne peut pas durer, je t'en préviens !
BABOLEIN.
Mon père !...
GRÉGOIRE.
Tu as peut-être fait des dettes par dessus le marché ! - Ah ! Si je le savais ! Mais je te préviens que je ne les payerai pas !
BABOLEIN.
Mais, mon père, laisse-moi t'expliquer...
GRÉGOIRE.
M'expliquer quoi ? - Encore un mensonge
BABOLEIN.
Écoute-moi, au moins !
GRÉGOIRE.
Voyons ! Parle !
BABOLEIN.
Eh bien, le ruisseau a débordé et la roue du moulin s'est cassée, c'est pour cela que je n'ai pas moulu le grain de Madame Madeleine.
GRÉGOIRE.
Soit ! Mais ça n'a pas pu t'empêcher de porter la farine à maître Thomas ?
BABOLEIN.
Mais si, mon père ! J'ai fait venir le charpentier pour réparer la roue et c'est pour cela que je n'ai pas pu m'absenter.
GRÉGOIRE.
Raison de paresseux ! Je te préviens, Babolein, qu'il va falloir changer ta conduite, sinon, mon garçon, je prendrai un parti.
BABOLEIN.
Un parti ! Quel parti ?
GRÉGOIRE.
Tu verras bien ! Je te ferai manger de la vache enragée ! Réfléchis !
Il sort.
SCÈNE II.
BABOLEIN.
Allons ! Il n'a pas été trop méchant ! Mais quand il va tout savoir il sera furieux ! Mon Dieu ! Que je suis fâché d'avoir été si faible, si sot ! Me voilà bien avancé maintenant ! Tout ça c'est la faute à Landry.
SCÈNE III.
Babolein, Scapin, portant an sa« vide qu'il dépose sur la table.
SCAPIN.
C'est la faute à Landry ! Qu'est-ce qu'il a fait, Landry ?
BABOLEIN.
Ah ! Scapin ! Te voilà, mon cher Scapin.
SCAPIN.
Mon cher Scapin ! Vous avez quelque chose à me demander.
BABOLEIN.
Il faut que tu me tires d'embarras ! Scapin !
SCAPIN.
Ça ne serait pas la première fois !
BABOLEIN.
Je le sais bien !
SCAPIN.
L'an dernier, quand vous avez fait cette petite escapade à Paris, qui est-ce qui vous a procuré de l'argent ?
BABOLEIN.
C'est toi, Scapin.
SCAPIN.
Et cette autre fois quand vous êtes rentré si tard après vous être battu, qui est-ce qui a empêché que votre père ne le sût ?
BABOLEIN.
C'est toi, Scapin !
SCAPIN.
Et cette fois que... mais vous savez cela aussi bien que moi. Tout le temps je vous ai...
BABOLEIN, l'interrompant.
Oui, mon ami Scapin ! Tu m'as rendu service et je t'en suis reconnaissant.
SCAPIN.
Reconnaissant ?... En recommençant ?
BABOLEIN.
Dame ! Scapin ! Tu es si ingénieux ! Tu sais si bien te retourner, et tu as si bien l'air d'être heureux de développer tes petits talents.
SCAPIN.
Aïe ! Aïe ! Mon cher maître, vous touchez le point sensible ! Mes petits talents ! Ah ! Qu'ils sont faibles à côté de ceux de mes illustres aïeux !
BABOLEIN.
Tu es digne d'eux, Scapin !
SCAPIN.
Hélas ! Non ! Mon bon maître ! Jamais je ne saurais fourrer un homme dans un sac.
BABOLEIN.
Allons donc ! Je te connais ! Tu en fourrerais deux !
SCAPIN.
J'avoue que cela me ferait un sensible plaisir ! Mais enfin de quoi s'agit-il?
BABOLEIN.
Ah ! Voilà ! Je me suis mis dans un tel pétrin, que, malgré toute ta bonne volonté, malgré toute ton ingéniosité, j'ai bien peur que lu ne puisses pas m'en tirer.
SCAPIN.
J'essaierai au moins ! Mais les faits, les faits !
BABOLEIN.
Voilà ! - Quand mon père est parti pour une huitaine de jours, pour cette affaire de farines qui, du reste, n'a pas réussi, nous sommes restés seuls au moulin...
SCAPIN.
Pardon ! J'y suis resté seul... car vous... vous aviez affaire à la ville, disiez-vous...
BABOLEIN.
Hélas ! Tu l'as bien deviné... ces affaires n'étaient pas des affaires ! C'était du plaisir ! Landry...
SCAPIN.
Tout ça, c'est la faute à Landry, comme vous disiez...
BABOLEIN.
Hé sans doute ! C'est la faute à Landry ! - Il est gai, amusant, entraînant, et il... non, Scapin, je n'oserai pas l'avouer... même à toi !
SCAPIN.
Même à moi ? - Allez donc, Monsieur Babolein, j'en ai entendu bien d'autres.
BABOLEIN.
Eh bien... Il m'a fait jouer ! Oui ! Jouer !
SCAPIN, malignement.
Et vous avez gagné ?
BABOLEIN.
Hélas non ! J'ai perdu... Oh ! Perdu... perdu...
SCAPIN.
Perte d'argent n'est pas mortelle ! Quand on a de quoi perdre... Eh bien, si la chance est contraire, on paie et c'est fini !
BABOLEIN.
Sans doute ! Mais... j'ai voulu me rattraper et...
SCAPIN.
Et vous avez joué sur parole ?
BABOLEIN.
Non ! oh ! non ! Mais... à peu près...
SCAPIN.
Vous avez emprunté ?
BABOLEIN.
Oui.
SCAPIN.
À Landry ?
BABOLEIN.
Non ! Il n'avait plus d'argent, lui aussi, mais il m'a mis en rapport avec un usurier, un juif...
SCAPIN.
Isaac !
BABOLEIN.
Tu le connais ?
SCAPIN.
Est-ce que je ne connais pas tous les animaux de la création, depuis le mouton, comme vous, jusqu'au crocodile... comme lui ! - Et alors...
BABOLEIN.
Alors, Isaac m'a prêté... Il m'a prêté... vingt-cinq louis.
SCAPIN.
Et il en réclame ?
BABOLEIN.
Oh ! Il en réclame vingt-cinq.
SCAPIN.
C'est étonnant !
BABOLEIN.
Il ne m'en a donné que quinze.
SCAPIN.
Je le reconnais là !
BABOLEIN.
Et c'est aujourd'hui ! Aujourd'hui même, mon cher Scapin, que je dois les lui rendre ! J'ai fait un billet et je n'ai pas le premier sou... Mon père va tout sa voir et alors...
SCAPIN.
Alors !... Il faut que Scapin arrange cette affaire-là, n'est-ce pas ?
BABOLEIN.
Tu serais si gentil ?
SCAPIN.
Gentil ! Gentil ! C'est possible ! Mais que puis-je faire ?
BABOLEIN.
Tu es si ingénieux !
SCAPIN.
Là, vraiment, Monsieur, vous n'êtes pas raisonnable.
BABOLEIN.
Songe donc, mon cher Scapin, que tout cela est arrivé si vite... malgré moi ! Je ne songeais pas à jouer... c'est Landry.
SCAPIN.
Oui, Landry a bon dos ! Hé ! Parbleu ! Ne pouviez-vous pas envoyer promener Landry !
BABOLEIN.
Un ami ! Il me disait que je gagnerais.
SCAPIN.
A-t-il gagné, lui ! Oh ! Le bon conseiller!
BABOLEIN.
Quand je récriminerais ? Le mal est fait !
SCAPIN.
Sans doute ! Mais il n'est pas réparé... et quant à moi...
BABOLEIN.
Eh bien ?
SCAPIN.
Eh bien ! Que voulez-vous que j'y fasse ? - Je n'ai pas d'argent, moi !
BABOLEIN.
Non ! Mais tu es rusé, habile.
SCAPIN.
Écoutez, Monsieur Babolein, entre nous, vous vous liez trop là-dessus ! Ça vous est égal de faire des bénéfices sachant bien que Scapin est là pour les réparer ! Eh bien, voulez-vous que je vous le dise : je n'ai plus de malices dans mon sac.
BABOLEIN.
Tu m'abandonnerais, Scapin ?
SCAPIN.
Hé, monsieur, je vous demande un peu à quoi sert mon dévouement ? Me payez-vous ? - Non ! Vous n'avez pas d'argent ! Êtes-vous reconnaissant ? Non ! - À peine échappé à un péril vous retombez dans un autre, et c'est toujours à moi que vous avez recours ! Enfin, vous ne supposez pas, je crois, que toutes mes malices, mes fourberies... Je les fais par amour de l'art ?
BABOLEIN.
Et quand cela serait ? Scapin ! Renierais-tu ton origine ?
SCAPIN.
Non ! Mais vous rendez le métier difficile ! - Enfin, voyons, puis-je compter sur votre promesse...
BABOLEIN, vivement.
Scapin ! Je te jure...
SCAPIN.
Ne jurez pas ! - J'aime mieux ça - vous tiendrez mieux ! Puis-je compter que c'est la dernière fois que vous avez recours à moi ?
BABOLEIN.
Je te le promets ! - Une fois tiré d'embarras, je me rangerai. - Oui, je quitterai mes amis, mes faux amis... et je travaillerai.
SCAPIN.
Eh bien soit ! - Je me charge d'Isaac...
BABOLEIN.
Que feras-tu ?... C'est aujourd'hui qu'il va venir.
SCAPIN.
Je n'en sais rien ! - Laissez-moi maintenant.
BABOLEIN.
Scapin !
SCAPIN.
Quoi, encore ?
BABOLEIN.
Je ne suis pas un méchant fils, et mon père...
SCAPIN.
Votre père est furieux contre vous, on le serait à moins...
BABOLEIN.
Il faut me raccommoder avec lui...
SCAPIN.
Je ferai ce que je pourrai ! - Maintenant laissez-moi dresser mes batteries, mais, je vous en préviens, c'est la dernière fois que je m'occupe de vous.
BABOLEIN.
Mon cher Scapin ! Mon très cher Scapin !
Il sort.
SCÈNE IV.
SCAPIN, seul.
Mon cher Scapin ! Mon petit Scapin ! Mon Scapin chéri ! Oui, je connais cela ! Ah ! On ne m'épargne pas les compliments quand on a besoin de moi et quand le service est rendu, bonsoir ! Je ne suis pas bon à donner aux chiens : on me brusque, on me commande, on me bouscule ! Le Scapin chéri n'est plus qu'un misérable valet ! Eh mon Dieu ! Pourquoi me plaindre ? Il n'y a pas de maître qui, ayant tous nos défauts, serait capable d'avoir une seule de nos vertus ! - Soyons indulgent ! - Résumons maintenant ce que nous avons à faire : Ramener le père à son fils, c'est facile, quoiqu'il soit bien irrité ; mais calmer le créancier... Un usurier juif ! C'est plus dur et pour tant des deux missions c'est celle-là qui me plaît le mieux !
Il va à la porte du fond.
J'entends un pas lourd et pesant, serait-ce le père Grégoire ! - Eh non ! C'est le vieux Isaac ! Entre, entre, misérable usurier, je vais te tailler des croupières !
SCÈNE V.
Scapin, Isaac.
ISAAC.
Ah ! C'est toi, Scapin, ton jeune maître est-il là ?
SCAPIN.
Monsieur Babolein ?
ISAAC.
Oui ! Je voudrais lui parler.
SCAPIN.
Aimez-vous mieux parler à son père, le père Grégoire, le meunier ?
ISAAC.
Non ! Pas pour le moment, mais du reste il est absent, m'a-t-on dit.
SCAPIN.
Il vient de revenir !
ISAAC.
Ah ! Tant mieux !
SCAPIN.
Tant mieux ! C'est selon ! - Vous venez, n'est-ce pas, pour une petite somme que vous doit Monsieur Babolein ?
ISAAC.
Oui ! Une misère, vingt-cinq louis ! Ah ! J'en ai bien besoin ! Sans cela...
SCAPIN.
Vous tombez joliment mal !
ISAAC.
Comment cela ?
SCAPIN.
Le père est revenu !
ISAAC.
Eh bien, tant mieux ! Si le fils ne paye pas, le père payera. J'ai un bon billet qu'il ne voudra pas faire protester...
SCAPIN.
Je n'en sais rien ! Mais voici ce qui est arrivé. Le père Grégoire est revenu furieux. D'abord, il était mécontent de son voyage, ensuite il avait appris les fredaines de son fils...
ISAAC.
Cela n'a pas de rapport avec moi... J'ai un bon billet.
SCAPIN.
Le père Grégoire n'est pas bon ! Tout d'abord il m'a interrogé, et comme moi je ne savais rien, il a trouvé moyen de me faire parler avec un bâton...
ISAAC.
Avec un bâton ?
SCAPIN, se frottant les reins.
Un bâton solide ! J'en sais quelque chose ! - Comme je ne savais réellement rien, je n'ai rien pu lui dire, mais je n'en ai pas moins été battu.
ISAAC.
Mon pauvre Scapin !
SCAPIN.
Ensuite est venu le tour de son fils Babolein ! - Il avait toujours le bâton à la main. - Le vieux se doutait de quelque chose... On l'avait sans doute prévenu. - Bref il interrogea son fils qui n'avoua rien.
ISAAC.
Je comprends ça ! Les petites affaires des jeunes gens ne regardent pas leurs parents !
SCAPIN.
Oui ! Mais le père ne se contenta pas de cela ! Il voulut savoir quand même et leva son bâton...
ISAAC.
Il a battu son fils !
SCAPIN.
Non ! Car Monsieur Babolein, qui n'aime pas ces arguments-là,- nous autres, nous sommes forcés de les subir ! - Monsieur Babolein désarma son père en lui avouant tout.
ISAAC.
Alors il va me payer ?
SCAPIN.
C'est possible ! Mais de la même monnaie !
ISAAC.
Comment ! Il oserait me battre !...
SCAPIN.
Ah ! Mon cher Isaac, vous ne le connaissez pas ! - C'est un homme juste, mais quand une affaire n'est pas loyale, il ne se connaît plus !
ISAAC.
Mon affaire cependant...
SCAPIN.
Je ne la connais pas ! Vous avez, a-t-il dit, pris de gros intérêts, trop gros peut-être...
ISAAC.
J'ai pris l'intérêt légal, avec une petite commission en plus.
SCAPIN.
Je n'en sais rien ! Bref, voici la situation : Le fils est parti ce matin : le père l'envoie aux Grandes Indes !...
ISAAC.
Aux Grandes Indes ! Et mon billet?
SCAPIN.
Le billet... réclamez-le au père si vous voulez ! - Je ne sais pas de quelle monnaie il vous le payera.
ISAAC.
J'aime mieux attendre... J'y joindrai les intérêts.
SCAPIN.
Gomme vous voudrez !
ISAAC.
Adieu. Scapin, je pars...
SCAPIN.
Adieu !... Mais, à votre pleine, je ne partirais pas si vite.
ISAAC.
Pourquoi ?
SCAPIN.
Parce que, maître Grégoire est aux aguets ; depuis ce matin il ne fait que recevoir les créanciers de son fils, et il a juré que le premier qui se présenterait, désormais, il le recevrait de la bonne manière.
ISAAC.
Dieu tout-puissant !
SCAPIN.
Du reste, il a fermé les portes et je ne sais pas comment vous avez pu entrer sans le voir.
ISAAC.
Je ne me suis pourtant pas caché.
SCAPIN.
Alors, c'est lui qui s'est caché et qui guette le moment de vous surprendre.
ISAAC.
Pour me battre ?
SCAPIN.
J'en ai peur !
ISAAC.
Mais c'est un guet-apens ! On n'a jamais vu cela ! Je me plaindrai...
SCAPIN.
Tant que vous voudrez ! Mais vous serez battu d'abord.
ISAAC.
Battu !...
À part.
Si encore j'avais reçu l'argent de mon billet... Je pourrais risquer...
SCAPIN.
Faites comme vous voudrez, je vous préviens...
ISAAC.
Scapin !
SCAPIN.
Quoi ?
ISAAC.
Cache-moi !
SCAPIN.
Vous cacher ? - Vous serez toujours découvert ! C'est un malin ! Voyons, ne soyez pas si poltron, vous avez peur d'un vieillard ?
ISAAC.
Ce n'est pas le vieillard que je redoute, c'est son bâton !
SCAPIN.
S'il vous voit, vous serez bâtonné !
ISAAC.
Scapin !
SCAPIN.
C'est qu'il est encore solide, le père Grégoire !
ISAAC.
Mon cher Scapin !
SCAPIN.
Mais vous êtes tout pâle ! Qu'avez-vous ?
ISAAC.
Scapin ! Trouve un moyen...
SCAPIN.
Un moyen ! Ce n'est pas facile !
ISAAC.
Tu es si ingénieux 1
SCAPIN.
Je ne dis pas ! Mais dans cette circonstance !... Savez-vous que si je trouvais, ça vaudrait bien une récompense ?
ISAAC.
Oui, trouve ! Et je te donnerai....
SCAPIN.
Quoi ?
ISAAC, montrant une pièce d'argent.
Cent sous !
SCAPIN.
Fi !
ISAAC, montrant un louis.
Non ! Je me trompais... Un joli louis !
SCAPIN.
Un louis ! Ma foi ! Ce n'est pas assez, je risque trop ! Songez que si vous n'êtes pas bâtonné, c'est moi qui le serai.
ISAAC.
Bon ! Tu y es habitué !
SCAPIN.
Merci ! Ça vaut plus ! Tenez ! Combien avez-vous prêté d'argent à Monsieur Babolein ?
ISAAC.
Quinze louis !
SCAPIN.
Quinze louis !
ISAAC.
Avec les intérêts, vingt-cinq !
SCAPIN.
Eh bien, donnez la quittance et je vous sauve !
ISAAC.
Mais songe donc : vingt-cinq louis !
SCAPIN.
Non pas, quinze ! les intérêts ne comptent pas !
ISAAC.
Mais si ! Ils comptent dans le prêt. Vingt-cinq louis ! Comprends-tu ? Mais c'est énorme ! Tu me ruines...
SCAPIN.
Alors si vous ne voulez pas, apprêtez votre échine ! Je vous réponds que le père Grégoire n'est pas manchot.
ISAAC.
Voyons, Scapin ! Tâchons de nous entendre... Veux-tu la moitié ? Non ! Les trois quarts ?
SCAPIN.
Non ! Vous n'êtes qu'une poule mouillée ! Quand on tient tant à son argent, on peut bien risquer une bastonnade.
ISAAC.
Merci ! - Eh bien puisqu'il le faut !...
SCAPIN.
Oh ! Je ne vous force en rien...
Il va à la fenêtre.
Voici maître Grégoire. Il ferme la porte d'entrée... Il vient de ce côté...
ISAAC, donnant le billet de Babolein.
Scapin ! Tiens ! Voilà le billet de Monsieur Babolein.
SCAPIN.
J'aimerais mieux de l'argent mignon... mais pour vous faire plaisir...
ISAAC.
Maintenant... cache-moi, vite... vite.
SCAPIN.
Voici ce que vous allez faire. Vous voyez bien ce sac ?...
ISAAC.
Ce sac ?
SCAPIN.
Oui !
ISAAC.
Mais...
SCAPIN.
Ce sac n'a rien de bien terrible.
ISAAC.
Non, mais...
SCAPIN.
Attendez ! Vous allez vous fourrer dedans !
ISAAC, effrayé.
Dedans ?...
SCAPIN, le faisant entrer dans le sac.
Mais laissez-vous donc faire ! Il y va de votre échine.
ISAAC, dans le sac.
Dis-moi pourquoi...
SCAPIN.
Comment ! Vous ne comprenez pas ? - Quand Monsieur Grégoire va venir, je vous chargerai sur mon dos et vous porterai dehors, il n'y verra que du feu.
ISAAC.
Ah ! Très bien !
SCAPIN, poussant sa tète dans lé sac.
Rentrez la tête ! On vient !
Isaac rentre la tête.
Scapin va à la porte du fond qu'il entr'ouvre et feint de parler à Grégoire.
Mais, Monsieur, je vous dis que votre fils n'est pas ici.
Voix de Grégoire.
Ce n'est pas lui que je cherche, laisse-moi donc passer.
Voix ordinaire.
Qui, donc, Monsieur, cherchez-vous ?
Voix de Grégoire.
Eh ! c'est ce misérable Juif !... - Mon fils m'a tout avoué ! Ah ! Je jure bien que si je le pince...
Voix ordinaire.
Mais il n'est pas ici, monsieur !
À ce moment Isaac essaye de sortir la tête du sac ; Scapin accourt. Vivement à Isaac.
Mais ne vous montrez donc pas, vous allez vous faire écharper !
Il repousse la tête d'Isaac dans le sac.
Voix de Grégoire.
Tu dis qu'il n'est pas ici, mais je l'ai vu rentrer !
Voix ordinaire.
Eh bien moi, je ne l'ai pas vu.
Voix de Grégoire.
Ah ! Vraiment ! Tu ne l'as pas vu ? C'est bien invraisemblable ! Qu'est-ce que c'est que ce sac-là ?...
Voix ordinaire, bas, à Isaac.
Ne bougez pas !
Haut.
Ce sac ! Mais c'est un sac de farine que j'allais charger sur la voiture.
Voix de Grégoire.
Es-tu bien sûr que ce soit de la farine ?
Bas à Isaac avec sa voix naturelle.
Au nom du ciel ! Ne bougez pas !
Haut.
Parbleu, maître, c'est moi qui viens de remplir ce sac !
Voix de Grégoire.
Il est drôlement rempli, la farine n'est pas tassée...
Il prend le bâton qui est sur la table et frappa sur le sac.
Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tu vois bien que le sac n'est pas plein.
Bas, à Isaac.
Ne dites mot !
Haut.
Mais, monsieur Grégoire...
Voix de Grégoire.
Il n'y a pas de monsieur Grégoire ! Ajoute ce boisseau de farine ! Il tiendra bien !
Voix naturelle.
Puisque vous le voulez, maître !
Il verse le boisseau de farine dans le sac. Bas à Isaac.
Fermez les yeux !
Voix de Grégoire.
C'est bien ! Maintenant, je continue ma ronde et si je trouve ce juif, gare à lui !
Voix naturelle.
Si je le vois, je vous avertirai.
Il piétine lourdement jusqu'à la porte qu'il referme avec bruit.
ISAAC, dans le sac, bas.
Est-il parti ?
SCAPIN.
Il est parti ! Sortez !
ISAAC, sortant tout enfariné du sac.
Il était temps ! J'étouffais !
SCAPIN.
Et maintenant ne perdez pas un moment ! Maître Grégoire est de ce côté du moulin, filez de l'autre côté...
Se ravisant.
Ah ! Mais il a fermé la porte, vous êtes pris !
ISAAC.
Oh ! Mon Dieu ! Comment faire ?..
SCAPIN.
Il n'y a plus que la fenêtre... Elle n'est pas bien haute.
ISAAC.
Mais Scapin ! Je vais me rompre les os.
SCAPIN.
Aimez-vous mieux qu'il vous les brise ! Allons ! Allons ! N'hésitez pas.
Il le bouscule du côté de la fenêtre.
ISAAC.
Oh ! Mon Dieu ! Enfin il le faut !
Il enjambe la fenêtre.
SCAPIN, le poussant.
Mais allez donc ! Maître Grégoire revient !
On entend 1a dégringolade d'Isaac.
SCÈNE VI.
SCAPIN, seul, regardant à la fenêtre.
Ah ! ah ! ah ! Le pauvre vieux ! Il s'est tout déchiré ! Il se relève ! Allons, il n'a rien de cassé ! Il s'éloigne... Le voilà à la porte... Il sort !...
Redescendant la scène.
Eh bien Scapin ! Es-tu maintenant digne de tes illustres aïeux ? Toi, aussi, comme eux, tu as fourré un homme dans un sac ! Et tu as tiré d'embarras ton jeune maître. Là, vraiment, tu mérites une bonne récompense !... Inutile de la désirer, tu ne l'auras pas !
SCÈNE VII.
Scapin, Grégoire.
GRÉGOIRE.
Que racontes-tu donc là tout seul, maître Scapin.
SCAPIN.
Ah ! Maître Grégoire ! Rien du tout... Je faisais des comptes.
GRÉGOIRE.
Des comptes ?
SCAPIN.
Oui, Maître Grégoire ! Ah ! Vous avez un bon fils, Maître Grégoire, et qui fera joliment marcher votre moulin.
GRÉGOIRE.
Tu plaisantes, Scapin ! Tu sais pourtant bien que pendant mon absence, il s'est croisé les bras, ou plutôt qu'il est allé faire ses fredaines à la ville.
SCAPIN.
Vous croyez ça ! Vous n'avez donc pas vu la roue du moulin, comme elle est raccommodée ?
GRÉGOIRE.
J'ai bien vu deux ou trois palettes neuves...
SCAPIN.
Deux ou trois ! Grand Dieu ! Où avez-vous les yeux ! Toute la roue était disloquée ; le charpentier a mis huit jours à la réparer. Monsieur Babolein était désespéré ! Il disait : Jamais mon père ne voudra croire à cet accident-là.
GRÉGOIRE.
Le fait est que...
SCAPIN.
Ah ! Monsieur ! Si vous aviez vu ça ! C'était pendant la nuit ! Le ruisseau a gonflé tout à coup... Nous dormions... À minuit ; oui, c'était à peu près à minuit ! Nous avons entendu un grand bruit ! Tout le moulin craquait, j'ai cru qu'il allait s'écrouler sur nous... alors...
GRÉGOIRE.
Alors ?...
SCAPIN.
Alors, Monsieur, nous nous sommes levés et nous avons vu le désastre. C'était horrible...
GRÉGOIRE.
Achève !...
SCAPIN.
Le lendemain, nous avons fait venir le charpentier. Il y a mis tout de suite ses hommes, mais ça a coûté bien cher.
GRÉGOIRE.
Comment, ça a coûté !... Avec quoi avez-vous payé ?
SCAPIN.
Ce n'est pas encore payé !... Quoique Monsieur Babolein voulait...
GRÉGOIRE.
Voulait... quoi ?
SCAPIN.
Voulait emprunter de l'argent pour cela... oui, Monsieur, le brave jeune homme n'aime pas les dettes. - Parce que nous ne connaissions pas le charpentier, on l'a fait venir de la ville. - Il voulait payer comptant... Alors, il y a un Juif, un nommé Isaac qui voulait bien prêter de l'argent... Monsieur Babolein lui a même fait un billet...
GRÉGOIRE, en colère.
Un billet ! Mon fils a fait un billet...
SCAPIN.
Rassurez-vous, Monsieur, c'est moi qui étais chargé de la négociation. Voilà le billet, je ne l'ai pas donné.
Il montre le billet et le déchire.
J'ai pensé que ça ne vous aurait pas convenu. - J'ai fait patienter le charpentier.
GRÉGOIRE.
À la bonne heure !...
SCAPIN.
J'ai bien fait, n'est-ce pas, Monsieur ?
GRÉGOIRE.
Oui, je suis content de toi. Tu me diras ce qu'on doit à cet homme et je te donnerai l'argent pour le payer...
SCAPIN.
Oui, Maître Grégoire !
GRÉGOIRE.
Quant à Babolein...
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, BABOLEIN, à la porte du fond.
BABOLEIN, timidement.
Mon père !
GRÉGOIRE.
Approche, toi ! Scapin m'a tout dit. Sauf le billet, tu as bien agi. Maintenant il faut réparer le temps perdu...
BABOLEIN.
Oui, père !
Bas à Scapin.
Comment as-tu fait ?
SCAPIN, bas.
Je vous dirai ça.
GRÉGOIRE.
Allons ! Viens, Babolein, nous allons charger la farine de maître Thomas.
Ils sortent.
SCÈNE IX.
SCAPIN.
Tout ça, c'est très bien ! Mais le moulin n'a pas été brisé, et par conséquent n'a point été réparé. Le charpentier n'existe donc pas, et pourtant je vais être en possession de cent beaux écus pour le payer ! Garderai-je l'argent ? Fi, Scapin ! Fi ! Tu peux être rusé, meilleur, ingénieux, un peu flâneur et même parfois ivrogne, mais voleur... Oh ! Fi !... Que ferai-je donc de l'argent ? Bah ! Un jour ou l'autre Monsieur Babolein en aura besoin. Je le lui prêterai, et comme il ne me le rendra pas, ma conscience sera nette, l'argent ne sortira pas de la famille !
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