ALINDE

TRAGÉDIE

M. DC. XXXXIII.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

de Mr DE LA MEsNARDIÈRE

À PARIs, ANTHOINE DE sOMMAVILLE, en la Galerie des Merciers, à l'Écu de France, et Augustin Courbé, en la même Galerie, à la Palme. Au Palais.


Texte établi par Paul FIEVRE, mars 2024.

publié par Paul FIEVRE, avril 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 21:19:00.


LES PERSONNES.

ALINDE, sous le nom de PERSIDE Reine de Perse, fiancée au Roi des Parthes, et enlevée par Léontin.

LÉONTIN, sous le nom de Canope, Prince Persan, amant de la Reine.

ORTALQUE, Prince du sang de Thrace, hôte et amoureux d'Alinde.

ARCADE, Prince Thrace, frère d'Ortalque.

IRIS, Princesse Thracienne, soeur d'Ortalque de laquelle Léontin devient amoureux.

ÉVANDRE, seigneur Grec, habitué en Thrace, secrètement amoureux d'Iris.

ISASPE, Fille d'honneur de la Reine.

CHRYSANE, Fille d'honneur de la Reine.

PHENIX, envoyé du Roi de Thrace.

PHOCAS, écuyer des Princes.

SESTE, écuyer des Princes.

La scène est dans un Palais, sur le rivage du Bosphore.


ACTE PREMIER

ORTALQUE, ARCADE, EVANDRE, PHOCAS, CANOPE, IRIS, PERSIDE, ISASPE.

SCÈNE PREMIÈRE.
Ortalque, Arcade, Evandre.

ORTALQUE.

Arcade, j'y consens ; réveillez ma raison ;

Arrachez, de mon coeur cet aimable poison ;

Oui, détournez mes yeux de cet oeil adorable,

Et pour me rendre heureux rendez-moi misérable.

ALINDE.

5   Ah Princesse !

ARCADE.

  Oubliez, ses funestes appas,

Craignez la servitude, évitez le trépas

Un frère vous conduit parmi ces précipices,

Et les coeurs des Héros triomphent des délices.

Arcade sort.

SCÈNE II.
Ortalque, Évandre

ORTALQUE.

Quoi chasser de mon coeur un si noble tourment !

10   Être auprès de Perfide, et n'être pas amant !

Vivre parmi les feux sans ressentir leur flamme !

Recevoir par les yeux mille beautés dans l'âme

Dont l'image agréable, et féconde en plaisirs

Enchante les esprits, engendre les désirs,

15   Et parmi ces objets demeurer insensible !

Garder dans ces transports un courage invincible !

Ces discours font fort beaux, Arcade ; sur ce point

On entend les Conseils ; mais on ne les suit point.

ÉVANDRE.

On sait que les amants méprisent la lumière ;

20   Qu'un voile ténébreux leur couvre la paupière ;

Qu'ils souffrent rarement un discours généreux i

Et qu'un juste Conseil leur semble rigoureux.

Mais que fait ce grand coeur dont la fameuse audace

Mit un Roi dans Ténéde, et deux Mars dans la Thrace ?

25   Ce coeur dont le Bosphore admira les exploits,

Et qui servit de base au trône de ses Rois ?

ORTALQUE.

Ne me provoque plus par l'éclat de ma gloire.

Le vainqueur de Ténéde a perdu la victoire :

Esclave à cette fois je sers une beauté

30   Où brillent tant d'attraits parmi la Majesté,

Que s'il faut dans ses fers abandonner la vie,

Évandre, je consens qu'elle me soit ravie.

Aussi bien de mourir par de si doux appas

C'est vivre, et c'est mourir que de n'en mourir pas.

ÉVANDRE.

35   Quoi ne pensez-vous point qu'aussitôt que l'orage

Qui vous fit recueillir ces restes du naufrage

Cessera de troubler l'infidèle élément,

Vous perdrez pour jamais un objet si charmant ?

Mais je veux que les vents désormais leurs complices

40   Prolongeant leurs fureurs prolongent vos délices ;

Et que les matelots transis dessus le port

Contemplent sur les eaux cent marques de la mort :

Pensez-vous qu'un amant ait assez d'indulgence

Pour voir croître vos feux avec indifférence ?

45   Jugez mieux : et discret dans l'hospitalité

Exemptez votre coeur d'une infidélité.

ORTALQUE.

D'une infidélité ! Non, non. Vous devez croire

Qu'on Prince ne fait rien de fatal à sa gloire :

Mais quand le Ciel plus doux m'inspira cette ardeur,

50   Qu'il voulut par ma flaMme accroître ma splendeur..

ÉVANDRE.

Ou votre aveuglement.

ORTALQUE.

Écoutez, cher Évandre.

Tout censeur doit souffrir que l'on se fasse entendre,

Peut-être que l'amour me conduit sagement,

Et que dans mes erreurs j'ai quelque jugement.

ÉVANDRE.

55   Je le crois. Mais voyons.

ORTALQUE.

  Savez-vous la naissance,

Les trésors, les vertus, la grandeur, la puissance

Que Perside peut mettre entre ses ornements,

Et dont le seul éclat anoblit mes tourments ?

ÉVANDRE.

J'apprends qu'elle a dessein de joindre la Sicile ;

60   Et qu'un vent opposé l'a mise en cet asile ,

Où ta civilité fatale à ton repos

Récit courtoisement ce beau reste des flots.

ORTALQUE.

Il est vrai, cher Évandre hélas ! Cette tempête

Menaça les Persans pour tomber sur ma tête !

65   Les Dieux ont eu pitié de ces beaux étrangers !

Et pour moi seulement ils gardaient les dangers !

Quand ce riche vaisseau désancrant pour l'Europe

Exposa sur ces bords et Perside, et Canope,

Battus de la tempête, affaiblis, languissants,

70   ( Ah ce seul souvenir charme encore mes sens ! ),

Il sembla que le Ciel fit revenir au monde

Celle dont les attraits se formèrent dans l'onde !

Jamais les yeux mortels n'ont vu tant de beauté :

D'abord j'eus de l'horreur de cette cruauté

75   Qu'un farouche élément faisait à la Déesse

Qui me parut alors sous l'habit de Princesse.

Je blâmai dans mon coeur Neptune, et ses rigueurs ;

Perfide me toucha, je plaignis ses langueurs ;

Et sans craindre les fers d'un si doux esclavage ,

80   L'offris cette maison , mes biens , mon équipage.

Hélas ! Je donnai plus que je ne désirais ,

Et reçus dès l'abord plus que je n'espérais !

Cet oeil où la frayeur était encore peinte

Lança les premiers traits dont je sentis l'atteinte.

85   Ses regards et les miens se rencontrant en l'air

Firent en se mêlant comme un certain éclair

Dont l'aimable rayon perça jusqu'à mon âme !

Je sentis dès l'instant que j'étais tout en flamme !

Et dès lors mon esprit fut si fort enchanté,

90   Que depuis mon amour ne s'est point augmenté !

Après que le repos eût soulagé leur peine ,

Canope raconta l'injustice, et la haine

Qu'un Roi l'horreur des siens, l'opprobre de son rang,

Déploya sans respect sur trois Princes du sang ;

95   Qui lassés de gémir dessous la violence,

Pour posséder la paix quittèrent l'opulence.

La Perse vit réduire à ce funeste choix

Les neveux de Cyrus, le sang de mille Rois.

Leurs voeux, et leurs vaisseaux choisirent la Sicile.

100   Pour trouver du repos dans le sein de cette île.

ÉVANDRE.

Et Perside ?

SCÈNE III.
Ortalque, Phocas, Évandre.

ORTALQUE, à Phocas.

Où font-ils ?

PHOCAS.

Seigneur, ils vont partir.

Le Prince vous attend.

ÉVANDRE.

C'est pour vous divertir ;

Allez.

ORTALQUE.

Dieux que je crains l'excès de votre zèle !

Qui n'est point complaisant, me paraît infidèle ,

105   Et qui choque ma flamme, avance mon trépas.

À Phocas.

À tantôt.

PHOCAS.

Ils font prêts.

ORTALQUE.

Moi, je ne le suis pas.

Un coeur plein de désirs, plein de feux, plein de glace ;

À bien d'autres pensers que le soin de la chasse.

Qu'ils attendent.

SCÈNE IV.
Ortalque, Évandre.

ORTALQUE.

- Perside en cet éloignement

110   Ne suivit pas les siens à leur embarquement.

La Perse eut en dépôt ce précieux otage,

De peur que les dangers de ce triste voyage

Ne fissent dans les flots un liquide tombeau

À tout ce que la terre a de rare, et de beau.

115   Canope, grand seigneur, brûla d'amour pour elle ;

Elle brûla pour lui d'une ardeur mutuelle ,

Et craignant qu'un Tyran jaloux de leurs plaisirs

N'empêchât les effets de leurs chastes désirs

Ils cachèrent leurs pas dans une nuit profonde

120   Pour exposer leurs feux aux caprices de l'onde

Qui s'enfla de courroux en sentant dessus foi

Ces esprits enflammés, qui lui faisaient la loi.

Les Autans mutinés pour seconder sa rage

Poussaient ce divin couple à deux doigts du naufrage,

125   Quand portés par l'orage, et conduits par le sort

On les vit languissants s'échouer dans le port.

Je ne vous dirai point quelles tapisseries,

Combien de talents d'or, combien de pierreries

Leur Navire entrouvert dépose en ce château

130   Qui semble triompher de la fureur de l'eau.

Car je tiens que Perside en merveilles féconde

Surpasse infiniment tous les trésors du monde ;

Et que l'aimable lieu qui garde un si beau corps

Possède en ses attraits les plus rares trésors.

135   Il suffit qu'aujourd'hui connaissant la fortune

Qu'amour me vient offrir par les mains de Neptune,

Tu secondes ma flamme, et suive mes désirs,

Si tu veux, cher Évandre, arrêter mes soupirs.

ÉVANDRE.

Ce coeur est Grec, et libre. Approuver, ou reprendre

140   Ce sont ou les vertus, ou les vices d'Évandre.

Souffrez donc que ma voix contraire à vos soupirs

Choque vos sentiments pour régler vos désirs.

Canope aura quitté le séjour de la Perse

Pour souffrir loin des siens qu'un rival le traverse ?

145   Vous pensez que Perside ait le coeur si léger

Qu'elle immole un Persan aux feux d'un étranger ?

Qu'un moment soit la fin d'une amour si parfaite ?

Qu'on ne déteste point votre flamme indiscrète ?

Et qu'enfin les mortels ne soient pas odieux

150   De troubler un Hymen résolu par les Dieux ?

ORTALQUE.

Non, je ne veux troubler aucune intelligence

Qui fasse en deux esprits une auguste alliance.

L'honore dans l'Hymen la volonté des Cieux,

Et je sais respecter ce qu'estiment les Dieux.

155   Mais si je découvrais au scrupuleux Évandre

Qu'aimant avec espoir j'ai raison d'entreprendre ;

Que Canope asservi par les yeux de ma soeur

Veut qu'un droit mutuel l'en rende possesseur,

Et qu'Iris qu'il enflamme, est prête de l'entendre,

160   Que diriez-vous alors : que penserait Évandre ?

ÉVANDRE.

Évandre vous dirait que l'esprit d'un amant

Se forme cent douceurs pour flatter son tourment.

Qui sait si ces Persans pour celer leur fortune

N'ont point changé leurs noms sur le sein de Neptune ?

165   Et qui peut découvrir si mouillant dans ce port

Canope vous a fait un fidèle rapport ?

Si l'amante est d'un sang révéré dans l'histoire,

Pensez-vous que l'amant vous quitte cette gloire ?

Et si cet oeil fatal n'est point du sang des Dieux,

170   Pourquoi tant acheter un tourment spécieux ?

Craignez les mains des Rois. Perfide est une Reine ;

Sa parole et son port sont d'une souveraine ;

Et malgré sa douceur, son air impérieux

Inspire à notre esprit qu'elle trompe nos yeux.

ORTALQUE.

175   Ta franchise me plaît : mais ton zèle m'outrage,

Le danger qui t'effraye, irrite mon courage.

Qu'importe que Perside en ce déguisement

Nous cache ses grandeurs par son abaissement ?

Ce soupçon glorieux doit accroître ma peine ;

180   Puis-je trop endurer si c'est pour une Reine ?

Aussi craignant les Rois je presse mon amour

Avant que tant d'attraits aient averti la Cour.

Je crains, non pas les mains, mais les yeux d'un Monarque ;

Et s'il m'ôte Perside, il me donne à la Parque.

185   Cher Évandre, adoucis tes fidèles rigueurs.

Et termine ma vie, ou souffre mes langueurs.

ÉVANDRE.

Languissez, j'y consens. Mais, quoi qui vous arrive,

Songez qu'elle est Persane, amante, et fugitive ;

Que loin de vous pouffer j'en détourne vos pas ;

190   Et qu'enfin je vous suis et ne vous mène pas.

ORTALQUE.

Allons donc.

ÉVANDRE.

- De ce pas ? Et dans votre poursuite

Vous croyez triompher sans art, et sans conduite !

Ah c'est trop vous flatter.

ORTALQUE.

- J'aperçois notre amant

Avançons nos desseins dans son éloignement.

SCÈNE V.

CANOPE, seul.

STANCES.

195   Toi dont la flamme vagabonde,

Engendre autant de corps qu'elle sème d'éclairs,

Source de ces rayons si luisants, et si clairs

Qui font l'or dans la terre, et les perles dans l'onde ;

Beau principe de la clarté,

200   Astre dont la divinité

Brille dans les Temples des Perses,

Dieu qui fais et défais le jour,

Lance ici les regards, contemple les traverses

Du coeur le plus troublé que tourmente l'amour.

     

205   Ma Reine à soi-même Perside

Laisse on trône éclatant poursuivre mon ardeur !

Mes soupirs enflammés se tournent en froideur !

Et Canope inconstant abandonne Perside !

Juste Ciel, ne l'endure pas !

210   Fais croître, et s'ouvrir sous mes pas

Les monstres et les précipices !

Vois mon crime, fais ton devoir !

si les âmes sans foi demeurent sans supplices,

Ton chef est sans lumières, et ton bras sans pouvoir !

     

215   Iris tout fait joug sous vos armes !

Mes yeux ont vu briller cet oeil impérieux !

Mais quel aveuglement fait accroire à mes yeux

Que Perside lui cède, et qu'elle ait moins de charmes !

Quel charme offusquait mes clartés,

220   Lorsqu'en ravissant ses beautés

Je me sentais ravir moi-même !

suffit-il pas à mon ardeur

D'avoir dans son objet orné d'un diadème

Les grâces, les vertus, l'amour et la grandeur !

     

225   Mais ô discours pleins d'imprudence !

Crois-tu que ses grandeurs semblables à sa foi

Ne la découvrent pas aux poursuites d'un Roi

Armé de cent vaisseaux contre ton impudence !

Crois-tu que trouvant ces beaux yeux

230   Qui de son bras victorieux

Purent arrêter la conquête,

Il ne venge pas justement

Par un tranchant d'acier qui t'enlève la tête

Le coupable attentat de son enlèvement !

     

235   Iris, il faut que l'Hyménée

Me sauve en m'obligeant de mourir sous vos lois ;

Alors je braverai la colère des Rois,

Et rendrai de mes jours la trame fortunée.

Aussi bien c'est fait de mon sort.

240   Par tout j'envisage la mort,

Ou chez le Parthe , ou dans la Perse

Thrace, amollis ta dureté !

Mêle tes flots amers aux larmes que je verse !

Et montre que tu peux être sans cruauté !

     

245   Ingrat, abandonner Perside !

Passer d'entre ses bras en des bras étrangers !

Son coeur pour m'adorer méprisa les dangers,

Et moi j'aurais le coeur d'être son parricide !

Ô mort ! Viens me percer le sein

250   Avant qu'un si lâche dessein

Commence de flétrir ma gloire !

Cédons à la fatalité,

Plutôt que de ternir d'une faute si noire

Le saint et pur éclat de la fidélité !

     

255   Beauté fatale à notre joie !

Iris, qui viens troubler le calme de nos ans,

Plut au Ciel que jamais le caprice des vents

N'eût soumis à tes yeux une si faible proie !

Hélas fallait-il que les eaux

260   Nous refusassent des tombeaux

Pour faire en terre ces naufrages !

Et cet infidèle élément

Ne m'a-t-il exempté de ses justes outrages

Que pour voir ma constance entrer au monument !

     

265   Objet de mon inquiétude,

Que tu mets dans mon coeur d'agréables transports !

Que tu mets dans mon coeur de funestes remords,

Déplorable sujet de mon ingratitude !

Changeons-nous ? Ne changeons-nous pas ?

270   Faible raisons ! Puissants appas !

Charmant dessein ! Dures traverses !

Dieu qui fais et défais le jour,

Conseille, beau soleil, les atteintes diverses

Du coeur le plus troublé que tourmente l'amour !

     

SCÈNE VI.
Canope, Iris.

CANOPE.

275   Mais Iris me paraît ! Ah ! Quelque Dieu m'inspire

Que je dois aujourd'hui passer sous son empire.

Madame, vous sortiez ?

IRIS.

Je sortais sans dessein.

CANOPE.

Et moi qui sens toujours un trait de dans mon sein

Je formais en ces lieux la mortelle pensée

280   De ne voir qu'aux enfers ma foi récompensée,

Puis qu'Iris et le Ciel prolongent mes tourments ?

IRIS.

Dieux ! Que vous êtes loin de ces discrets amants

Dont le coeur gémissant dessous la violence

Cache un long désespoir des voiles du silence !

285   Quoi ! Cette amour naissante est encore au berceau,

Et l'amant abattu me parle du tombeau.

CANOPE.

Hélas ! Si mes douleurs s'allègent par les plaintes ;

si ces tristes discours soulagent mes atteintes ;

Pourquoi m'obligez-vous à les dissimuler !

290   Leurs transports violents me forcent de parler,

Et parmi les accès de l'ennui qui me touche

Ma voix sort de mon coeur plutôt que de ma bouche.

Dans cette solitude où je verse des pleurs

J'adoucis mon tourment quand je plains mes malheurs ;

295   Mais si vous désirez que rien ne me console,

Et que perdant l'espoir je perde la parole ;

Vous pouvez contenter cette injuste vigueur,

Et captiver ma langue aussi bien que mon coeur.

IRIS.

Non, je n'affecte point de paraître inflexible ;

300   Mais je suis raisonnable aussi bien que sensible.

Si mon coeur est gagné, mon esprit ne l'est pas.

CANOPE.

Que ces éloignements traitent mal vos appas !

Leur puissance est rapide, et les traits du tonnerre

Parlent moins promptement pour foudroyer la terre !

305   Oui, j'atteste les Dieux que dans ces mouvements.

IRIS.

Je veux voir des vertus, sans ouïr des serments.

Je connais votre amour, prouvez votre constance ;

Gagnez mon jugement, forcez sa résistance,

Et croyez qu'un esprit qui vous aime en secret

310   Se verra surmonter sans beaucoup de regret.

CANOPE.

Pourquoi douter de tout où tout est si sensible !

Ma fortune est penchante, et ma flamme est visible ;

Persis d'où nous sortons n'a plus cet air charmant

Qui faisait ses beautés, et mon enchantement ;

315   Tout gémit sous les fers du Tyran qui l'opprime ;

Je rencontre en ces lieux un repos légitime ;

En vous je trouve tout, pour vous j'ai tout quitté ;

Jugez de mon amour par sa nécessité.

Connaissez...

IRIS.

Je connais le feu qui vous anime ;

320   J'estime sans défaut ce qui n'est pas sans crime ;

Mais je puis soupçonner un choix précipité

Qui n'a pour fondement qu'une légèreté.

CANOPE.

Après ce changement ma flamme est éternelle .

IRIS.

Je la crois peu durable, et la vois criminelle.

CANOPE.

325   Mais traiter comme un crime un effet de vos yeux !

IRIS.

Il doit être suspect, s'il n'est pas odieux.

CANOPE.

Pour vous j'ai pu faillir. Quelle épreuve est plus haute ?

IRIS.

Je reçois votre amour ; mais je crains votre faute.

CANOPE.

Si ma flamme vous plaît, pourquoi tant de longueur ?

IRIS.

330   C'est que voyant Canope, on ne voit pas son coeur.

CANOPE.

Enfin qu'annoncez-vous à ma persévérance ?

IRIS.

Qu'il faut mourir d'amour, et vivre d'espérance.

CANOPE.

Je brûle ! Et chaque instant me donne cent trépas !

IRIS.

Je le désire ainsi ; mais je ne le crois pas.

335   Le temps nous apprendra la grandeur de vos flammes ;

sa constante longueur est l'épreuve des âmes ;

Il faut pour les connaître ou la vie, ou la mort ;

Et quand on me ressemble, on n'attend rien du sort.

CANOPE.

Hé pourquoi voulez-vous qu'une âme infortunée

340   Trouve l'Éternité dans le cours d'une année !

Le soleil a-t'il droit par le nombre des jours

Comme il forme les fruits, de former les amours ?

Et faut-il que le temps exerce son empire

sur les saints mouvements d'une âme qui soupire

345   Les suprêmes beautés font naître en un moment

Les désirs, les transports, les feux, l'embrasement !

Ainsi dès cet instant mon amour est extrême.

Il ne peut s'élever au dessus de soi-même,

Quand des siècles entiers prouveraient son ardeur.

IRIS.

350   Est-ce donc vous traiter avec tant de froideur

Qu'entendre ces discours ? Approuver votre flamme ?

Et vouloir que mes yeux commandent dans votre âme ?

C'est beaucoup, c'est assez, c'est même trop pour moi

Que vous recommander la constance, et la foi,

355   Au reste, éloignez-vous.

CANOPE.

  - Dieux pourquoi cette crainte ?

IRIS.

Pour tromper les soupçons dont Perside est atteinte.

CANOPE.

Perside ! Hé depuis quand ? à quoi le jugez-vous ?

IRIS.

À ses propos divers, trop aigres, ou trop doux.

Tantôt un trait piquant m'exprime ses ombrages ;

360   Puis cent fausses douceurs réparent ses outrages ;

Et je lis à son air forcé dans sa langueur

Compliments de la bouche, et reproches du coeur.

Quand vous m'avez louée, en sortant de sa place

Elle a dit, ses vertus sont dignes de la Thrace.

365   Enfin c'est m'avertir qu'elle observe mes pas,

Et que j'entende bien ce qu'elle ne dit pas.

Je la plains ; et pourtant... Dieux ! Voici la Princesse !

SCÈNE VII.
Perside, Canope, Iris, Ortalque, Arcade, Evandre, Isaspe, Écuyers.

PERSIDE, à Chrylane, sur qui elle est appuyée.

Quoi ! Toujours en secret !

CANOPE.

- Je cherchais votre altesse,

Et pensais la trouver en ces aimables lieux.

PERSIDE, dissimulant.

370   Vous vous cherchiez plutôt dans ces aimables yeux

Qui brillent d'une flamme et si vive, et si pure.

Mais ne craignez-vous point de me faire une injure ?

Et que cet entretien rempli de tant d'appas

Soit si plaisant pour vous qu'il ne me plaise pas ?

375   Vous aimez mon repos, craignez ma jalousie.

CANOPE.

Madame, je sais bien que cette fantaisie

Tâcherait vainement de troubler votre coeur.

Il a les qualité d'un illustre vainqueur :

Comme il sait acquérir, il fait garder sa prise.

PERSIDE.

380   Oui ; mais cette beauté fatale à ma franchise

Peut régner dessus vous ainsi que dessus moi.

Si je sens que cet oeil peut m'imposer la loi,

Je connais votre coeur, il n'est pas insensible.

IRIS.

Le mien est innocent, le sien est invincible.

PERSIDE.

385   Je crois l'un ; mais pour l'autre, on en pourrait douter.

IRIS.

J'ai trop de jugement pour vous le disputer.

Je sais qu'il est à vous.

PERSIDE.

- Il sait qu'il y doit être.

CANOPE.

L'esclave généreux ne change point de maître.

IRIS.

Il a des yeux, Madame, et voit par leurs clartés

390   Qu'on ne trouve qu'en vous ces suprêmes beautés

Qui remplissent les coeurs de constance, et de gloire.

PERSIDE.

Enfin vous emportez une double victoire.

Vous charmez, nos esprits par vos civilités,

Et vos puissants attraits forcent nos volontés.

395   Ce font des agréments dont je suis amoureuse.

IRIS.

On gagne en un instant une âme généreuse.

Mes yeux ont trop d'honneur d'être victorieux

si leurs traits innocents triomphent à vos yeux.

C'est vaincre les vainqueurs, et déclarer la guerre

400   Aux aimables Tyrans qui captivent la terre.

PERSIDE.

Vous m'aimez, il suffit, et je veux seulement

Ces illustres captifs, Iris, et notre amant.

Pour le premier effet de ce doux esclavage

Suivez, votre Tyran, passons dans ce bocage.

ARCADE.

405   Allez pour un moment.

CANOPE, à Perfide retournée.

  Nous partageons le jour ;

Cette heure est pour la chasse, et le soir pour l'amour.

PERSIDE.

Peut-être pour la haine. Où voit-on dans le monde

Une douceur tranquille, et durable, profonde ?

Tout change. Vous savez...

CANOPE.

- Je sais que cette loi

410   Respecte également vos attraits, et ma foi.

ACTE II

PERSIDE, ISASPE, CHRYSANE, ORTALQUE, PHOCAS, ÉVANDRE, IRIS, ARCADE.

SCÈNE PREMIÈRE.
Perside, Isaspe, Chrysane.

PERSIDE.

Il est, il est Perfide. On voit sur son visage

De ses feux languissants le funeste présage.

Soit que notre attentat trouble son jugement ;

Soit qu'Iris qu'il poursuit, ait fait ce changement ;

415   Mon malheur me fait voir des marques dans cette âme

D'un remords qui la glace, ou d'un oeil qui l'enflamme.

Je fais ce que je dois, je fais ce que je puis

Pour sortir prudemment de la peine où je suis ;

Mais un pâle Démon remet dans ma pensée

420   Le mortel repentir d'une flamme insensée,

Et ce trône éclatant qu'un caprice indiscret

Me fit quitter sans honte, et perdre sans regret.

Le Parthe le Persan dont les vastes provinces

Adoraient dans mes mains les marques de leurs Princes ,

425   Un Roi dont je méprise et le lit, et la foi

Sont autant de censeurs qui parlent contre moi.

Dans ces déguisements d'Alinde fugitive

Cent visions d'une âme et coupable, et craintive,

Tristes avant-coureurs de quelque trahison,

430   Viennent confusément effrayer ma raison,

Te souvient-il du jour où ma flamme tragique

Exposa ses ardeurs sur le golfe Persique ?

Et des trompeurs discours dont cet esprit charmant

Éblouit ma prudence à notre embarquement ?

435   Quel changement ; Isaspe ! Hélas ! Que cette joie

Qu'amour fait ressentir à sa nouvelle proie,

A le marcher rapide, le cours violent !

Que le mal est soudain que le plaisir est lent !

Mais quel astre ennemi des douceurs de ma vie

440   Excite les fureurs dont je suis poursuivie.

Et m'inspire aujourd'hui qu'Iris a plus d'appas

Qu'au temps où mon amour ne la soupçonnait pas !

Quel Démon m'avertit que lorsque ma présence

A troublé leur commerce, et leur intelligence,

445   Ces amants criminels ont paru fort surpris,

Et que mon seul abord a glacé leurs esprits !

Soupçons injurieux, tyrans des belles flammes,

Lâches, n'attaquez point l'honneur des grandes âmes.

Sortez de mon esprit, ombrages importuns

450   Qui ne devez troubler que les esprits communs.

Perside sait aimer, Canope est adorable ;

Canope sait aimer, et Perside est aimable.

Ainsi quelques malheurs que prépare le sort,

Leur amour doit franchir les bornes de la mort.

ISASPE.

455   Madame...

PERSIDE.

  - Quels transports, et quelle inquiétude

Agitent mes esprits dans cette incertitude !

Canope est sans défauts ! Canope est sans appas :

Je condamne ! J'absous ! Je crains ! Je ne crains pas !

En un temps ma raison fait naître l'assurance :

460   Ma faiblesse à son tour fait mourir l'espérance !

Je blâme dans mon coeur mes folles visions !

Et ne puis résister à leurs illusions !

Que tes faveurs, amour, sont proches de l'outrage !

Que tes plus doux accès sont voisins de la rage !

465   Et qu'il est difficile en cet aveuglement

D'accorder la sagesse, et le dérèglement !

CHRYSANE.

Enfin...

PERSIDE.

Il faut mourir : si Canope est coupable,

La mort n'a point d'horreur qui ne soit désirable.

Sa faute, où mon erreur demandent mon trépas,

470   Et s'il est innocent, moi, je ne la suis pas.

Après avoir quitté ma superbe tiare,

Changé mon air natal pour ce pays barbare,

Perdu la Majesté dans ce déguisement,

Quitté jusqu'à mon nom pour suivre mon amant,

475   C'est souffrir mille morts qu'en être mécontente.

C'est le triste penser dont l'horreur m'épouvante ;

C'est l'état où l'espoir ne me peut secourir;

C'est l'état où l'amour me contraint de mourir.

ISASPE.

Si Canope inconstant adore d'autres charmes

480   Un mépris généreux doit arrêter vos larmes,

Votre coeur outragé doit éteindre ses feux,

Détacher ses liens, s'absoudre de ses voeux,

S'armer contre un ingrat d'un courroux légitime,

Effacer par son sang les tâches de son crime,

485   Et laisser cet exemple à la postérité

Des transports d'un amour puissamment irrité.

CHRYSANE.

Qu'on voie en ce volage une histoire tracée

Où les justes fureurs d'une Reine offensée

signalent sa grandeur par ses ressentiments,

490   Et donnent l'épouvante aux perfides amants.

Madame, c'est ainsi qu'une horrible vengeance

Doit perdre les ingrats après leur inconstance,

Et ce n'est point l'effet d'un esprit généreux

De pleurer pour leur perte, et de mourir pour eux.

PERSIDE.

495   Non, ma fille, il est vrai : mais je fuis méprisée,

Et qui peut consoler une amante abusée !

Mais crois-tu qu'un grand coeur puisse manquer de foi ?

Dis, ne me flatte point, parle, conseille-moi.

Dis tout ce que tu crois. Mais le crois-tu coupable ?

500   Iris vaut- elle tant ? Est elle plus aimable ?

Pour moi je ne vois pas... Mais ses yeux sont puissants.

Possible mes soupçons ont abusé mes sens.

Ma fille, dis-moi donc ; font-ils en confidence ?

Et les a-t-on surpris en quelque intelligence ?

505   Parle-moi franchement.

CHRYSANE.

Mais...

PERSIDE.

  Ah ne le dis pas !

Un mot si dangereux peut causer mon trépas !

Je cherche des raisons qui nourrissent ma flamme ;

Je veux des vérités, qui plaisent à mon âme.

Trompe-moi, j'y consens, fais durer mon tourment ;

510   Trouve de la constance en mon perfide amant.

ISASPE.

Mais, Madame, à quel point son ombre vous emporte !

Quoi ! Cette connaissance et si claire, et si forte

De l'ardeur de Canope, et de ses sentiments,

Se peut elle accorder avec ces changements !

CHRYSANE.

515   Passer en un instant de l'amour à la haine !

Un Prince ambitieux s'éloigner d'une Reine !

Un coeur si généreux oublier aujourd'hui

Celle qui s'oublia pour ne penser qu'à lui !

ISASPE.

Qui prouva la grandeur de son amour extrême

520   Par le noble mépris d'un double Diadème !

Et dont l'esprit charmant, et la rare beauté

Détruisent l'inconstance et l'infidélité.

PERSIDE.

Ah j'ai trop entrepris ! Hélas je m'en accuse !

J'ai trop fait pour l'ingrat ! Le perfide en abuse !

525   C'est ici leur palais ! Voici leur élément !

Ils viennent me trahir !...

ISASPE.

Vous trahir ! Nullement.

PERSIDE.

Ah l'amante a rougi ; sa couleur s'est changée ;

Et tes yeux l'ont bien vu, s'ils l'ont envisagée.

ISASPE.

Je n'ai rien aperçu.

PERSIDE.

- Tu le dis faiblement !

ISASPE.

530   N'en jugez, rien de mal ; mais croyez seulement

Qu'il faut avoir vos yeux pour connaître ces crimes.

PERSIDE.

Quoi ! Leurs discours secrets te semblent légitimes.

ISASPE.

Ils ne sont point secrets puis qu'ils font sans dessein.

Elle a voulu sortir ; il a reçu sa main ;

535   Ils parlaient en marchant ; mais où ? Dans une place

Où tout le monde aborde, où tout le monde passe.

PERSIDE.

Mais si j'ai du soupçon d'un si long entretien ?

ISASPE.

En cela vous faillez. Car puisqu'il n'en sait rien.

PERSIDE.

Il le sait.

ISASPE.

S'il est vrai, vous péchez l'un et l'autre ;

540   Vous de gêner son coeur ; lui de troubler le vôtre.

PERSIDE.

Quoi ! Tu n'aperçois point ces regards ajustés !

Ces forts attachements ces signes concertés !

Comment ! Tu ne vois pas que même en ma présence

Les respects qu'il lui rend, passent la complaisance.

545   Qu'il sèche autour de moi quand il ne la voit pas !

Et qu'il porte auprès d'elle ou ses yeux, ou ses pas !

À toute heure il la cherche, à toute heure il la trouve

À toute heure il lui parle, à toute heure il l'approuve

Il soupire ! Il pâlit ! Ses yeux sont languissants !

ISASPE.

550   Leur manière est coupable, et leurs coeurs innocents.

PERSIDE.

Il est, il est Perside.

ISASPE.

- Il l'est à votre vue ;

Mais celle des amants est fort souvent déçue.

Quel moyen d'en juger sur des signes si vains ?

Cette fille est prudente.

PERSIDE.

- Et par là je la crains.

ISASPE.

555   Mais Canope est Persan ; songez qu'elle est de Thrace.

PERSIDE.

Plus son climat est rude, plus elle a de grâce.

ISASPE.

Lui pourquoi vous aigrir, et le mettre en danger ?

PERSIDE.

Le vice est sans raison.

ISASPE.

L'on change pour changer.

Ainsi tous ses pensers ont de mauvaises causes.

560   Vous versez du poison sur les meilleures choses...

PERSIDE.

Mais est-il innocent ? En voudrais-tu jurer ?

ISASPE.

Oui, Madame.

PERSIDE.

- Il suffit ; il faut donc endurer.

ISASPE.

Non ; mais dans ces soupçons votre âme est criminelle.

Il paraît mal soigneux : mais non pas infidèle ;

565   Et votre passion craintive en ses désirs

S'oppose aveuglément à ses propres plaisirs.

Songez ....

PERSIDE.

- Ah si jamais tu sentis les atteintes

De ces sombres fureurs qui font naître mes plaintes,

Tu sais que le pois de ce triste poison

570   surmonte les conseils, et détruit la raison !

Dans ces fâcheux accès l'âme toute troublée

Augmente les soupçons dont elle est accablée !

Elle blâme sa faute ! Elle aime son erreur !

Elle fait la raison elle fuit la fureur !

575   Et parmi cent efforts où rien ne lui succède

Elle prend tour à tour le mal et le remède !

Tantôt par le conseil d'un fort raisonnement

Elle se voit régner dans le coeur de l'Amant !

Et tantôt démentant cette aimable pensée

580   Elle y voit des objets dont elle est offensée

Un penser la transporte un penser la retient

Sa vision s'en va, sa vision revient !

Et dans ces mouvements sa prudence abattue

suit le fantôme affreux d'une ombre qui la tue !

585   Je sens bien chère Isaspe, en cette obscurité

Que l'esprit le plus clair ne voit plus la clarté

Que tout rempli d'horreur, tout couvert de ténèbres

Il forme son tourment de visions funèbres !

Que lui-même il s'aveugle : et que les yeux fermés

590   Il choque des écueils que lui-même a forme

Par quel art, justes Dieux, une femme, une amante

Se peut-elle exempter d'un mal qu'elle fomente !

Et comment un mortel peut-il être vainqueur

D'un serpent immortel qui renaît dans son coeur !

595   Astre miraculeux dont l'âme vagabonde

Fait passer ses vertus jusqu'au centre du monde,

Ou la paix, ou la mort ! Dessille, ouvre mes yeux !

Où je dois n'être point, où je dois être mieux;

Fais que dans mes malheurs je meure généreuse,

600   Où que dans mes plaisirs je vive plus heureuse !

Mon coeur par les soupçons fièrement agité

Ne peut plus se suspendre en cette extrémité !

ISASPE.

Vous vous perdez Madame ; sur la vaine image

D'une façon rêveuse, ou d'un sombre visage,

605   Accuser d'inconstance on si parfait amant,

C'est faire une injustice, au lieu d'un jugement.

CHRYSANE.

Déchiffrer dans les yeux ces marques incertaines

Qui montrent nos plaisirs, ou découvrent nos peines ;

C'est par excès d'esprit accroître ses tourments,

610   Et puiser ses malheurs dans ses raffinements.

ISASPE.

Madame, il le faut voir un peu de conférence

Détruira vos soupçons, vaincra leur apparence ;

Et vous éprouverez que les yeux d'un amant

sont un merveilleux charme en semblable tourment.

PERSIDE.

615   Allons donc, chère Isaspe, où mon impatience

Brûle de rencontrer des preuves de constance !

Voyons ce cher objet d'une longue fureur !

Et qui me plaît encore au milieu de l'horreur !

ISASPE.

Allons : mais pour un temps suspendez votre peine.

CHRYSANE.

620   On le verra bientôt ; il chasse dans la plaine.

PERSIDE.

Dieux quand reviendra-t-il ah je meurs !

CHRYSANE.

- On vous fuit ;

Fuyez dans cette atteinte et le monde, et le bruit.

SCÈNE II.
Ortalque, Phocas, Évandre, Écuyer.

ORTALQUE quittant sa trompe.

Ce plaisir m'est travail quand le jour est trop sombre

Mais vos pas assidus me suivent comme une ombre.

À Phocas.

625   Qu'est-ce que voulez-vous ?

PHOCAS.

  - Viens, sinon d'être ici ;

Le Prince me l'ordonne, et je dois faire ainsi.

ORTALQUE.

Arcade est fort soigneux : mais quoi qu'il se propose,

Ses soins, et son repos font une même chose.

Allez, retirez-vous. Qu'il règle ses desseins.

630   Je le pense que mon fort n'est pas entre ses mains.

Phocas se retire.

SCÈNE III.
Ortalque, Évandre.

ORTALQUE.

Que je hais ces esprits qui par excès de crainte

Aggravent les tourments dont une âme est atteinte !

Tyrans officieux qui blâme ce retour,

Ou cessez de m'aimer, ou souffrez mon amour.

635   Ainsi loin de ses yeux ma douleur me rappelle !

Ainsi près de ses yeux mon mal se renouvelle !

Et le charme inconnu de ses divins appas

Fait brûler qui la voit, et qui ne la voit pas !

ÉVANDRE.

Mais quoi ! Lui déclarer aux dépens de ses larmes

640   Que son cruel amant est perfide à ses charmes !

Qu'Iris règne aujourd'hui dans ce coeur inconstant !

Que ses feux passagers n'ont duré qu'un instant !

Et qu'au premier moment qu'il toucha ce rivage

Il gémit sous les fers d'un nouvel esclavage !

645   Hélas ! Qu'elle tempête à ses chastes désirs

Où l'heureuse ignorance entretient les plaisirs !

Consultez ce dessein, dont l'effet exécrable

Vous rendant odieux la rendra misérable.

ORTALQUE.

Peut-être.

ÉVANDRE.

- Songez-y. Pensez qu'en ce transport

650   Pour avoir son amour vous lui donnez la mort,

Et qu'après la fureur dont votre âme est portée

Vous mourrez de regret pour l'avoir écoutée.

Je le répète encore. Évandre est tout à vous ;

Mais il doit vous servir par des moyens plus doux ;

655   Et ne peut approuver que par impatience

On poursuive un plaisir par une violence.

ORTALQUE.

Par quoi donc ? Par des pleurs ? Quoi ! Se taire, et brûler !

ÉVANDRE.

Ou parlez sans vous perdre sou brûle sans parler.

ORTALQUE.

Mais parmi ces ardeurs que veux-tu que je fasse !

ÉVANDRE.

660   Tout, pour n'ajouter point l'imprudence à l'audace .

Tout, pour agir en Prince.

ORTALQUE.

Enfin je suis amant ;

Mon rang m'est insensible, et je sens mon tourment:

Je souffre, et vent guérir.

ÉVANDRE.

- Comment ! Par son supplice ?

ORTALQUE.

Mais pour finir les miens il faut que je guérisse.

ÉVANDRE.

665   Céder à ce désir sans l'avoir combattu !

ORTALQUE.

Je poursuis la Princesse, et non pas la vertu.

ÉVANDRE.

Mais l'erreur méditée est- elle pardonnable !

ORTALQUE.

Mon but c'est d'être heureux, et non pas raisonnable !

ÉVANDRE.

Pour sauver sa raison il faut perdre le jour.

ORTALQUE.

670   Si j'avais ces clartés, je n'aurais point d'amour.

ÉVANDRE.

Mais pour régir ses feux ferme-t-on la paupière ?

ORTALQUE.

Ces feux n'ont point d'ardeur s'ils ont quelque lumière.

Réserve tes conseils pour une autre saison ;

L'amour fuit le plaisir, et non pas la raison.

675   Ses attraits sont puissants ; mais le Dieu qui m'anime

Se plaît d'être vainqueur, et même par le crime.

Et toi, si tes esprits s'embrasaient à leur tour,

Tu dirais, le bonheur est vertu dans l'amour.

Puisque dans ce tourment que le destin m'envoie

680   Je ne vois plus d'esprit qu'en cette injuste voie ;

J'aime mieux que Perfide ait un peu de douleur

Que languir plus longtemps sous le faix du malheur.

Rien n'empêche, et tout veut qu'en semblable conquête

Pour jouir du repos j'excite la tempête.

685   Poursuivons.

ÉVANDRE.

  - Poursuivez. Ce complot odieux

N'occupera jamais ni ma voix, ni mes yeux.

SCÈNE IV.

ÉVANDRE, seul.

Trompeurs événements ! Malheurs sans apparence !

Ah ce discours fatal me prive d'espérance !

Iris, ces yeux mourants vont perdre leur flambeau !

690   Et mon feu sans clarté me conduit au tombeau !

Feu caché, mais puissant ! Après cette disgrâce

Perfide va quitter le Persan pour le Thrace !

Iris est pour Canope ! Ah sanglant trait du sort !

Mais trompons le barbare, et rompons son effort.

695   La Thrace est son climat, nous sortons de la Grèce ;

Il montre sa fureur, faisons voir notre adresse ;

Écartons ces Persans, chassons tout de ce port.

Feignons, Arcade vient.

SCÈNE V.
Évandre, Arcade.

ÉVANDRE.

- Quel aveugle transport !

Quel dessein furieux ! Quelle étrange manie !

700   Expliquer son amour par une tyrannie !

Attendre des faveurs d'un esprit irrité !

Et fonder ses plaisirs sur une cruauté !

ARCADE.

Comment ! Nos deux amants sont-ils pas à la chasse !

ÉVANDRE.

Ortalque est revenu des plaines d'Hermothrace

705   Pour trahir malgré moi Canope, et son amour !

ARCADE.

Heureux dérèglement favorable retour !

Mes voeux font accomplis. Si Perside est sensible,

Ortalque est odieux ; sa trame est impossible,

Les Persans outragés vont partir de ces lieux.

ÉVANDRE.

710   J'approuve ce départ. Mais je plains ces beaux yeux.

ARCADE.

Moi, je plains leur destin ; mais je crains leur présence ;

Et pour les éloigner, je dépêche à Byzance.

Il y va de ma gloire. Enfin le sang des Rois

Ne doit point s'engager sans leurs augustes lois.

ÉVANDRE.

715   Non, Prince ; mais je crains que cette âme insensée

Ne trouve aucune aigreur dans la belle offensée.

J'aime ( et vous l'apprendrez ) votre sang glorieux,

Et dans cette maison je rencontre mes Dieux.

Embrassant Arcade.

Oui, trompons ...

SCÈNE VI.
Arcade, Iris, Évandre.

ARCADE, dissimulant.

- C'est ma soeur. Dieux la faute incroyable !

IRIS.

720   Quoi ?

ÉVANDRE.

  - Ce coeur de métal, cette âme impitoyable

Entretient la Princesse, et lui fait compliment

sur les feux criminels de son perfide amant.

IRIS.

Ah fureur sans pareille ! Ô Dieux quelle imprudence

A porté son amour à cette violence !

ARCADE.

725   Quel trouble ! Quel tourment !

IRIS.

  - Ciel qui vois ma douleur,

Écarte loin de moi la haine, et le malheur !

Cette âme ( tu le sais ) ne peut-être blâmée

Que du crime innocent de souffrir d'être aimée.

Mais il faut dissiper cet orage imprévu ;

730   Sachons par cet endroit si Perfide l'a vu.

SCÈNE VII.
Ortalque, Perside, Chrysane, Isaspe.

ORTALQUE.

Ce coeur qui s'offre à vous, n'est pas un coeur vulgaire

Qui choque votre gloire en tâchant de vous plaire.

Issu des Rois de Thrace, et digne de leur sang,

Il voit des Potentats au dessous de son rang.

PERSIDE, sortant de sa chambre, appuyée sur Ortalque.

735   Je vous l'ai dit, seigneur. Vos bontés sont extrêmes ;

Votre âme a des grandeurs dignes des diadèmes ;

Vous comblez de bienfaits l'Empire des Persans,

Qui croient loin de nous que leurs Dieux sont absents.

Parmi tant de saveurs que ce lieu nous dispense,

740   Où vos seules vertus sont votre récompense,

Nous mourons du regret de n'avoir que des voeux

Pour payer les effets d'un coeur si généreux.

Ma constante amitié, bien que faible en puissance,

Égale et vos bienfaits, et leur magnificence.

745   Pour l'amour ; vous savez qu'un objet glorieux

Remplissait mon esprit quand j'entrai dans ces lieux.

Enfin n'en parlons plus. Mon amour offensée ;

Ne saurait plus souffrir votre injuste pensée ;

Et si vous me presse, les flots font un secours

750   Qui me peut exempter de semblables discours.

S'ils ont pu soulager Perfide infortunée

Ils pourront délivrer Perfide importunée.

ORTALQUE.

Madame, je me tais, puisque tous mes soupirs

Sont des vents importuns qui troublent vos plaisirs.

755   J'honore les desseins que forme votre altesse ;

Je trouve des appas dans le trait qui me blesse ;

J'accuse mon destin ; mais je plains votre sort.

PERSIDE.

Pourquoi le plaignez-vous ? A-t-on juré ma mort ?

Ce Monarque outrageux qui conspire ma perte

760   Est-il dans ce rivage ? Et m'a ton découverte ?

Quoi ? Sommes-nous surpris ? Achevez, hardiment,

Mon esprit se dispose à tout événement ;

Seigneur, vous le savez. Où tend cette aventure ?

Vous pouvez me l'apprendre, et je vous en conjure.

ORTALQUE.

765   Ah qu'ai-je dit ! Madame, oubliez ces propos

Indignes que votre âme en perde son repos.

Un sentiment d'orgueil, de dépit, de tristesse ;

Un peu de jalousie, et beaucoup de faiblesse

Surmontent ma raison, et lui donne la loi.

770   Pour être trop à vous je ne suis plus à moi.

Mais causant ce désordre...

PERSIDE.

- Il n'est plus temps de feindre:

Ce refus décevant m'oblige de tout craindre :

Parlez ouvertement. La rage, et les Enfers

N'ont aucuns mouvements que mon coeur n'ait soufferts

775   Depuis cette parole.

ORTALQUE.

  Après tout, votre Altesse

Voit dans l'excès d'un mal un défaut de sagesse

Elle voit que l'amour qui régit mes discours

Na pas trop de clartés pour conduire leurs cours.

L'esprit infortuné n'est jamais raisonnable :

780   Mais parmi les malheurs l'erreur est pardonnable.

Madame, c'est un mot poussé sans jugement.

PERSIDE.

Que je crains l'artifice et le déguisement !

Enfin vous m'outragez par cette résistance

Qui montre votre humeur, et mon peu de puissance.

785   Hé bien, ne parlez point, le silence est permis ;

Et l'on doit tout souffrir parmi ses ennemis .

ORTALQUE.

Je pense l'être moins qu'un Persan qui soupire

Pour ma soeur.

PERSIDE.

- Ah cruel !

ORTALQUE.

- Il sort de votre empire ;

Et ses voeux embrasés la pressaient aujourd'hui

790   De prouver par l'Hymen l'amour qu'elle a pour lui

Cependant on l'adore, et cet heureux Perside.

Est esclave d'Iris, et maître de Perfide.

Madame, pardonnez...

PERSIDE.

- Ma fille, approche-toi.

ORTALQUE.

Je savais ses complots ; mais sans que votre loi...

CHRYSANE.

795   Ah Seigneur ! Ô bons Dieux ! Sa fureur est extrême !

ISASPE.

Madame est-il croyable ? Il parle pour soi-même !

PERSIDE.

Ah Canope ! Ah cruel ! Quoi ! Spectacle odieux,

Vous pouvez soutenir les éclairs de mes yeux ?

Sortez de ma présence. Ô poisons, fer, et flammes,

800   Voyons si vous avez de quoi guérir les âmes !

Ah voila mes soupçons !

CHRYSANE.

Cachez ces déplaisirs ;

Il faut qu'un cabinet renferme vos soupirs.

ACTE III

ORTALQUE, ÉVANDRE, IRIS, ARCADE, ISASPE, CANOPE, ECUYER, PERSIDE, PHOCAS.

SCÈNE PREMIÈRE.

ORTALQUE, seul.

Ah méchant ! Ah cruel ! Ah perfide ! Ah barbare !

Doncques cette beauté si charmante, et si rare

805   Ne pouvait recevoir des marques de ta foi

Que par des cruautés qui l'arment contre toi !

Vaines prétentions de mon âme insensée !

Prudence d'un ami fièrement repoussée !

Pensers désespérés conseils pleins de fureur

810   Que vous me remplissez de tristesse, et d'horreur !

Mais pourquoi s'outrager ? Elle était inflexible,

son amour trop aveugle, et mon mal trop sensible.

Indiscrets, ou prudents, nos veux ont réussi ;

Et qui pour être heureux n'aurait pas fait ainsi ?

815   Mais que dis-je, insensé cette âme inexorable

Doit souffrir ce cruel qui la rend misérable !

Et ces yeux enflammés dont j'ai vu la fierté.

Nous doivent des douceurs pour une cruauté !

Sens bizarre, et perclus je l'aime, et l'outrage !

820   Je veux montrer mes feux, et je fais voir ma rage !

Pour toucher sa pitié je la prive du jour !

Bref mes seules fureurs expliquent mon amour !

Non, ne me contez plus, sentiments tyranniques,

Qu'on pardonne aux amants ces transports frénétiques !

825   Tous excès sont loués dans les beaux mouvements ;

Mais une juste horreur fuit ces dérèglements.

En quels temps, en quels lieux un coeur rempli d'alarmes

Comble-t-il de faveurs la cause de ses larmes ?

Et ces yeux pleins d'attraits, mais ces yeux affligeZ

830   Seront-ils obligeants lorsqu'ils sont outragés ?

Frivoles visions ! Téméraire assurance !

Discours présomptueux ! Ridicule espérance !

Allez, ne flattez plus cet esprit indiscret !

Qu'il vive de douleurs qu'il meure de regret !

835   Il prouve son amour par des effets de haine ;

S'il cherche les plaisirs, qu'il rencontre la peine !

C'est le prix glorieux ...

SCÈNE II.
Ortalque, Évandre.

ORTALQUE.

- Évandre qu'ai-je fait !

Ah pardon, cher ami !

ÉVANDRE, dissimulant.

- Je suis trop satisfait,

Si dans cet intervalle un remords légitime

840   Approuve mes conseils, et punit votre crime.

Que les transports soudains font de lentes douleurs !

Et qu'un esprit rapide est sujet aux malheurs !

Mais je ne prétends pas durant cette infortune

Augmenter vos tourments d'une plainte importune.

845   Comment est son esprit depuis votre rapport ?

ORTALQUE.

Le dirai-je, ô grands Dieux ! Elle invoque la mort !

Son oeil brillant témoin des fureurs de son âme

Condamne également et ma vue, et ma flamme ?

Plus je suis embrasé, plus je suis odieux !

850   Je ne vois que disgrâce !

ÉVANDRE.

  - Ortalque, espérez mieux.

Peut-être que l'amour sans raison, par caprice,

Vous prépare un triomphe, et non pas un supplice.

Relevez, relevez votre esprit abattu ;

L'homme n'est pas heureux par la seule vertu :

855   Les plaisirs sont des biens, le hasard les dispense,

Et l'erreur par ses lois n'est pas sans récompense.

Le sort qui nous conduit, trompe nos jugements,

Et confond nos esprits par les événements.

Suspendez vos douleurs. Votre intérêt m'anime;

860   Je prends part au succès qui suivra votre crime ;

Arcade qui m'attend vous fera le discours

De l'état de Perfide, et de notre secours.

ORTALQUE.

Va donc, esprit charmant. Console, apaise, implore ;

Fais voir que je languis, témoigne que l'adore ;

865   Dis qu'on excès d'amour a produit ma fureur.

ÉVANDRE.

Je sais par où je dois excuser votre erreur.

Espérez, et vivez.

ORTALQUE, ravi de joie.

Je revis, et j'espère.

Il n'est point de tourments qu'Évandre ne tempère ;

Et puisque ton discours va fléchir ces beaux yeux,

870   Je connais un mortel assez semblable aux Dieux.

SCÈNE III.
Ortalque, Iris.

ORTALQUE.

Ma soeur, je vois déjà le courroux qui j'emporte ;

Mais l'amour de soi-même est toujours la plus forte.

L'esprit le plus ardent, et le plus généreux

Balance quand il faut se rendre malheureux ;

875   Et dans le long accès d'un mal qui l'importune,

Bannit tous les respects pour bannir l'infortune.

Je devais le silence à tes chastes soupirs ;

Je devais plus longtemps affermir tes plaisirs ; :

Le sang parlait pour toi ; mais l'amour m'a fait plaindre,

880   Et parmi ses tourments je n'ai pu me contraindre.

Que veux-tu ? J'ai subi le joug impérieux

Du Tyran des mortels, et du maître des Dieux.

Parmi ses monuments mon âme suspendue

A longtemps combattu, s'est longtemps défendue ;

885   Mais elle a succombé sous un faix si pressant,

Et n'a pu s'arrêter sur un pas si glissant..

IRIS.

Non, je n'improuve point qu'en semblable tempête

On perde ses trésors pour conserver la tête.

Mon frère peut toujours disposer de mon sort,

890   Et chercher ses plaisirs même au prix de ma mort.

ORTALQUE.

Même au prix de ta mort ! Tu cesserais de vivre,

Si ce perfide amant cessait de te poursuivre !

Et ton coeur est touché d'un si fort sentiment

Qu'il te faut accorder la mort, ou cet amant.

895   C'est en dire un peu trop pour une âme bien née.

IRIS.

Comme il réglait ses voeux par un juste Hyménée,

Et qu'alors votre humeur approuvait son dessein,

Canope, je l'avoue, est entré dans mon sein ;

Et parmi les douceurs d'une amour légitime

900   J'ai brûlé sans frayeur, pouvant brûler sans crime.

Mon Frère fit ma flamme, il peut l'éteindre aussi ;

Au moins si ces désirs se détruisent ainsi.

Hélas : c'est bien assez que le mien diminue !

La raison doit venir, et l'amour est venue.

ORTALQUE.

905   Il est vrai j'ai failli par l'espoir d'être heureux.

Qui n'est point déréglé quand il est amoureux !

IRIS.

Quand il est amoureux; mais dans votre poursuite

Un excès de fureur, un défaut de conduite

A détruit votre flamme, et mes feux innocents !

910   Hé quoi mes intérêts...

ORTALQUE.

  - N'ont pu rien sur mes sens ;

Et dans ce mouvement de mon âme enflammée

J'aurais fait...

IRIS.

- Moins de mal, si vous m'eussiez aimée.

Mais...

ORTALQUE.

Ne m'accuse point ; accuse le malheur

Qui produit ma disgrâce, et cause ta douleur.

IRIS.

915   Pourquoi charger le Ciel des crimes de la terre ?

L'injustice du sort ne m'a point fait la guerre ;

Vos transports déréglés ont produit mon tourment.

ORTALQUE.

Hé bien : j'ai pu faillir puisque j'étais amant.

IRIS.

N'alléguez point l'Amour. Quoi ! Veut-il qu'on s'abuse ?

ORTALQUE.

920   Non : mais s'il ne le veut,pour le moins il l'excuse.

Il naît par le désordre, il s'accroît par l'erreur.

Enfin beaucoup d'amour c'est un peu de fureur.

IRIS.

Mais la vôtre est fatale à tout ce qui vous aimer;

Vous immolez Canope, Perside, et moi-même !

925   Hôte dans bienveillance et frère sans douceur !

Tyran d'une étrangère ! Et bourreau d'une soeur !

Cruel !

ORTALQUE.

- Toi que les Dieux ont rendu plus discrète,

Qui sais l'art de parler, et l'art d'être muette,

Adoucis les aigreurs de ton ressentiment

930   Pour obliger un frère en son engagement.

Tes noeuds sont détachés ?

IRIS.

- Hélas, oui ! Mais de sorte

Qu'on voit en quels endroits leur étreinte était forte.

ORTALQUE.

Couvre tes sentiments ; moi, je règle les miens

Et je veux aujourd'hui renouer tes liens.

IRIS.

935   Ah je n'espère plus ! Perside a trop de charmes :

Elle vous pressera, vous lui rendre les armes.

En elle tout commande : et son air, et ses yeux,

Et ses pleurs, sa voix, tout est impérieux.

Bref j'ai pour ennemis dans ces justes alarmes

940   L'amour et la Pitié ; ses regards, et ses larmes.

Vous direz.

ORTALQUE.

- Rien du tout. J'adore ses appas ;

Mais je veux l'apaiser, et ne l'éclaircir pas.

IRIS.

Vous l'aimez, il suffit ; vous craindrez sa colère.

ORTALQUE.

Non ; je suis averti ; je sais que pour lui plaire

945   Il faut flatter sa peine, et prendre un plus long tour.

Enfin laisse à mes soins le soin de notre amour.

Que Perside lamente, ou caresse, ou foudroie,

Nous irons aujourd'hui de la crainte à la joie.

Adieu ; trompons Arcade. Il choque mes plaisirs,

950   Et s'oppose en son âme à tes justes désirs.

Ce secret dans nos coeurs peut être profitable,

Ou faire par ta bouche un trouble inévitable .

Mais Arcade revient.

SCÈNE IV.
Ortalque, Arcade, Iris.

ORTALQUE, d'un visage gai.

Hé bien, Arcade ?

ARCADE.

- Hé bien.

Perside est un miracle, et son noble entretien

955   M'a fait voir à loisir que cette âme hautaine

Conserve en ses malheurs des sentiments de Reine.

ORTALQUE, impatiemment.

Mais enfin que dit-elle ?

IRIS.

- Hélas en ce moment

Elle condamne...

ORTALQUE.

Hé qui ?

IRIS.

- Moi, vous, et son amant.

ORTALQUE.

Ah je ne doute point du courroux qui l'enflamme ;

960   Dis-moi ce qu'elle fait, non pas ce qu'elle blâme.

Paraît-elle inflexible ? Est-elle encore en pleurs ?

La verrai-je ? Est-il temps ? Parle, achève, je meurs !

En deux mots son état ?

ARCADE.

Sa parole est modeste,

Et la douleur est belle en cette âme céleste.

IRIS.

965   Doux et puissant esprit, j'ai pitié de ton fort !

ARCADE.

Arcade, ( a-t-elle dit ) je songeais à la mort.

Et ce trouble apparent qu'on lit sur mon visage

Est le sensible effet d'un funeste présage.

L'Astre ennemi du jour dont les pas languissants

970   Font travailler notre âme, et reposer nos sens,

Achevait d'accomplir son humide carrière,

Et cédait dans les airs la place à la lumière ;

Quand l'esprit en suspens, et les yeux entrouverts

Te pensais au destin qui conduit l'Univers.

975   Lors un bruit imprévu, grondant comme un tonnerre,

Assemblé s'élever du centre de la terre.

Au faux jour d'un flambeau qui lui soit sombrement

J'ai vu sortir un corps du fonds d'un monument,

Qui traînant après foi ses vêtements funèbres,

980   A marché lentement dans l'horreur des ténèbres

Sa voix rauque et lugubre en ses tristes accents

A formé certains mots plaintifs et gémissants ;

Et son oeil hâve et morne entrouvrant la paupière  [ 1 Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]]

A lancé vers mes yeux deux longs traits de lumière.

985   D'un pas faible, et tremblant je l'ai vu s'approcher,

D'une main pâle et froide il m'est venu toucher,

Et durant les frissons que m'engendrait la crainte

Il a marqué de sang l'endroit de son atteinte ;

Puis avant qu'un grand souffle ait éteint le flambeau

990   J'ai vu ce corps affreux rentrer dans le tombeau.

ORTALQUE.

Dieux qu'elle vision !

IRIS.

- J'en ai l'âme glacée.

Et je tremble au récit de cette horreur passée !

ARCADE.

Perfide la ressent. On voit dans sa langueur

Des signes évidents du trouble de son coeur.

995   Mais malgré ses frayeurs, cette âme inquiétée

Couvre les déplaisirs dont elle est agitée.

IRIS.

Qui pourrait l'écouter sans plaindre ses malheurs !

ARCADE.

Quoi ! Vous pouvez la plaindre, et causer ses douleurs !

ORTALQUE.

Ô Ciel dois-je être heureux par l'espoir qui me reste !

1000   Où sentir les effets d'un songe si funeste !

Mais puis-je les revoir ces yeux pleins de fureur

Qui portent dans mon sein l'amour, et la terreur !

Oui, bien qu'ils soient chargés d'éclairs, et de tonnerre,

Bien qu'ils soient préparés à me jurer la guerre,

1005   J'y trouve des douceurs, j'y trouve des appas !

S'ils demandent ma mort, je ne m'en plaindrai pas.

Enfin dans cet état où mon âme est réduite

Je donne tout au fort.

ARCADE.

Et rien à la conduite.

ORTALQUE.

Bref, je veux la revoir.

ARCADE, feignant toujours.

- Bien, voyez librement ;

1010   Mais voyez sans parler, où parlez sobrement.

J'ignore ses desseins. Mais après une offense

Jamais juste courroux n'eut moins de violence.

Il est vrai qu'elle fort d'un Palais odieux

Où son coeur...

ORTALQUE.

- Quoi ! Comment elle fort de ces lieux?

ARCADE.

1015   Oui tâchez....

ORTALQUE.

  - Oui, je tâche... Ah traître : il se faut rendre !

Bas.

Lui parler pour guérir, la voir pour s'en déprendre !

Iris, pensez a vous.

IRIS.

Oui, mourons ! C'est mon sort !

ORTALQUE.

Voici quelqu'un. Adieu.

SCÈNE V.
Isaspe, Ortalque.

ISASPE, dissimulant.

- Ce fidèle rapport.

Conserve une Princesse, et vous remplit de gloire

1020   Pour n'avoir pu couvrir une trame si noire.

Mais si vous désire par un trait généreux

Exprimer les devoirs d'un esprit amoureux,

Vous devez confirmer ce rapport légitime,

Et montrer le Persan dans l'horreur de son crime.

ORTALQUE.

1025   Dans l'horreur de son crime ! Hélas j'en ai trop fait.

Oui, j'ai fait un discours, j'en déplore l'effet !

Et ce coeur repentant des douleurs de Perfide

Déteste ce rapport ainsi qu'un parricide !

ISASPE.

Perside attend de vous ce notable secours,

1030   Et je viens de sa part vous faire ce discours.

Vous pouvez, éprouver durant sa jalousie

Que l'on charme un grand coeur par une courtoisie.

Quoi ! Vous la refusez ?

ORTALQUE.

- Non ; je ne le dis pas,

Funeste engagement ! adorables appas !

ISASPE.

1035   Montrez-nous leur pouvoir.

ORTALQUE.

  Dieux ! Ma peine est extrême !

Iris Perfide ! Amour ! On doit tout à soi-même.

ISASPE.

Sans doute. Agissez donc pour vos propres désirs,

Et juge qu'un moment établit vos plaisirs.

ORTALQUE.

Hélas ! Je ne le puis !

ISASPE.

Pourquoi cette faiblesse ?

ORTALQUE.

1040   Par excès de pitié par excès de tendresse !

Je crains que cet objet lui cause le trépas !

ISASPE.

Mais enfin vous l'aimez, où vous ne l'aimez pas.

ORTALQUE.

Hélas trop !

ISASPE.

Prouvez-lui. Vous savez son envie.

ORTALQUE.

Mais dois-je lui prouver aux dépens de sa vie !

ISASPE.

1045   Elle peut sans vos soins se conserver le jour.

Elle a de la raison ; n'ayez que de l'amour.

ORTALQUE.

Mais c'est par trop d'amour que je crains de lui plaire !

ISASPE.

Mais puis que vos bontés excitent sa colère,

Faites ce qu'elle veut ; C'est ce que vous devez.

1050   Triomphez, d'un rival ; au moins si vous pouvez.

Où l'on est imposteur, où l'autre est détestable.

ORTALQUE.

Ah ce crime apparent n'est que trop véritable.

ISASPE.

Hé bien, puis qu'il est vrai, faites voir son horreur

Et pour bannir l'amour rappelez la fureur.

ORTALQUE.

1055   Mais j'en crains le succès !

ISASPE.

  Quittez cette pensée ;

Ne craignez que pour vous une amante offensée ;

Vous avez tant osé, poursuivez jusqu'au bout.

Après n'avoir rien craint, que sert de craindre tout ?

Il n'est, il n'est plus temps ; achevez votre ouvrage.

1060   Manquez-vous de pouvoir ?

ORTALQUE.

  Non pas ; mais de courage.

ISASPE.

Hé vous avez trop tard ce louable défaut.

Achevez ; on le veut.

ORTALQUE.

Je ne puis !

ISASPE.

- Il le faut.

Oui, convaincre ses yeux, ou choquer sa puissance ;

Accomplir ses desseins, ou perdre sa présence.

ORTALQUE.

1065   Quoi ! noyer ses beaux yeux !

ISASPE.

  Quoi ! Leur désobéir !

ORTALQUE.

Mais leur faire ce mal !

ISASPE.

Mais vous faire haïr !

Mais vous faire quitter ! Car enfin dans une heure

Perfide va partir. Voyez.

ORTALQUE.

- Quelle demeure !

Ô Dieux !

ISASPE.

Vous consultez, et ses puissants appas

1070   Règnent dans votre coeur, et ne l'émeuvent pas .

Hé bien, puis que ses yeux sont faibles dans votre âme,

Je dirai...

ORTALQUE.

Vous direz que tout cède à ma flamme.

Oui, je vais observer ce perfide chasseur,

Et voir à son retour s'il ira chez ma soeur.

1075   Remarquez, cher esprit, que pour plaire à Perfide

Te fuis hôte indiscret, et frère parricide !

Que j'immole ma gloire à ses divins appas !

Et qu'enfin je perds tout pour ne la perdre pas.

ISASPE.

Allez donc, et croyez que votre déférence

1080   Ne peut être reçue avec indifférence.

SCÈNE VI.

ISASPE, seule.

Ô Ciel ! Je le confesse, en ces obscurités,

Mon jugement confus a perdu ses clartés !

Ortalque être imposteur ! Canope être infidèle !

Iris brûler pour lui ! Lui s'enflammer pour elle !

1085   Et dans cet esclavage indigne de son chois

Préférer ses liens à la gloire des Rois !

Traiter insolemment les charmes d'une Reine

Qui même en cet exil la rendent souveraine !

Ah je suis sans lumière ! Et ma faible raison

1090   Ne voit qu'un labyrinthe en cette trahison.

Que je plains tes malheurs, Princesse infortunée !

Quels astres présidaient le jour que tu fus née !

si Canope est coupable, et qu'il manque de foi,

Que j'ai pour lui d'horreurs, et de larmes pour toi !

Canope vient par le bois.

SCÈNE VII.
Isaspe, Canope, Écuyer.

ISASPE.

1095   Seigneur, on vous attend.

CANOPE.

  - Encore quelque ombrage ?

Dieux !quand la verra-t-on sans trouble, et sans nuage !

ISASPE.

Si son coeur est sans joie, il n'est pas sans raison.

CANOPE.

Que les Dieux soient bénis pour cette guérison !

J'allais plein de douleur condamner sa pensée

1100   Sur ce songe importun dont son âme est blessée.

Mais puisque la raison adoucit son tourment,

Je m'en vais chez Iris y passer un moment.

Madame, dites lui[.]

À son écuyer.

Vous allez dans sa chambre ;

Revenez dans une heure, où m'envoyez Sicambre.

SCÈNE VIII.

ISASPE, seule.

1105   Encore une défaite ah mes yeux font ouverts;

Te vois dans ce transport tes desseins découverts ;

Bien qu'en toi la fureur se joigne à l'artifice,

Je connais clairement mon erreur, et ton vice.

Ces signes de froideur, ces marques de dédain,

1110   Ces mots précipités, ce départ si soudain,

Ce choix du lieu suspect, ces fuites éternelles

Découvrent sans nos yeux tes flammes criminelles.

Dieux ! Voici cet objet des injures du fort !

Ah pauvre Reine !

SCÈNE IX.
Perside, Isaspe, Chrysane.

PERSIDE.

Hé bien allons-nous à la mort !

1115   Ortalque a-t-il promis de découvrir la trame

De l'aimable ennemi qui règne dans mon âme:

Et qu'une injuste amour m'empêche de haïr

Dans l'instant où j'apprends songe à me trahir !

ISASPE.

Madame, ah plut aux Dieux que ce cruel rivage

1120   Eut vu ce faible corps périr dans le naufrage !

Et que l'eau frémissante eut creusé mon cercueil

Dans les trompeurs rochers d'un effroyable écueil

Au moins j'eusse évité les sensibles atteintes

Que donne à mon esprit le sujet de vos plaintes !

1125   Je serais hors d'état de pleurer vos malheurs !

Et de joindre ma mort à vos autres douleurs !

PERSIDE.

Quoi ! Ma Fille ! Ton coeur si ferme, et si fidèle

Abandonne ta Reine, et veut s'éloigner d'elle !

Qu'ai-je fait, ô Destins ! Auteur de la clarté,

1130   Je n'ai plus rien de vous, vous m'avez tout ôté !

J'ai laissé des grandeurs, j'ai quitté des couronnes !

Je gardais seulement deux aimables personnes !

Isaspe, mon Amant faisaient tous mes trésors

Par les charmants attraits de l'esprit et du corps;

1135   Mais l'on m'est arraché par une amour funeste !

Et je perds le secours de celle qui me reste !

Poursuivez, poursuivez, Arbitres des humains !

Versez tous les malheurs qui font entre vos mains !

Après ces déplaisirs n'épargnez plus ma tête !

1140   Te ne crains pas la mort et je fuis toute prête !

ISASPE.

Hé Madame excusez ces lâches sentiments !

L'esprit est emporté des premiers mouvements !

Mais donnez à mes pleurs que malgré cet orage

Qu'excite en votre coeur l'amant qui vous outrage ;

1145   Quoi qu'il ait entrepris, quoi qu'il fasse aujourd'hui

L'on ne vous verra point vous affliger pour lui !

Peut- être que j'ai tort dans l'horreur qui m'anime ;

Que mes yeux font trompez par l'image du crimes

Que votre amant est juste, et qu'Ortalque est menteur ;

1150   Dieux s'il était fidèle, et le Thrace imposteur !

CHRYSANE, entrant.

Madame, tout s'apprête. Un moment de bonace

Vous met au jour suivant loin des bords de la Thrace.

Arrêtez vos soupirs. Si Chrysane a des yeux,

Ortalque est l'artisan de ce crime odieux.

ISASPE.

1155   Madame, hé parlez, donc faites-nous cette grâces.

Dissipez les froideurs du soupçon qui vous glace !

Ma Reine, en ma faveur rappelez vos plaisirs !

Vous devez cette joie à mes justes désirs.

PERSIDE.

Ma Fille, je le veux, s'il n'est point impossible

1160   D'avoir dans ces malheurs un courage insensible !

Mais je crains que le ma vainque ma liberté !

Et que le sentiment force la volonté.

Aimant avec excès que puis-je te promettre ?

Je bannirai l'amour s'il veut me le promettre ;

1165   Et j'aurai le désir d'effacer de mon coeur

L'agréable sujet d'une injuste langueur.

Ah ma fille il faudrait dans ce malheur extrême

Pour détruire l'amour, se détruire soi-même !

Je sens bien que l'on veut, mais que l'on ne peut pas

1170   Chasser un ennemi rempli de tant d'appas.

La raison ....

SCÈNE X.

PERSIDE, CHRYSANE, PHOCAS, ISASPE.

PERSIDE.

Que veut-il ?

PHOCAS.

- Apprendre à votre Altesse

Qu'Ortalque est en état d'accomplir sa promesse

Canope est chez Iris.

CHRYSANE.

? Hélas !

Phocas s'approche de Chrysane, pour lui parler.

PERSIDE.

Faut-il aller !

Ô rigueur des destins ! Mais pourquoi reculer ?

1175   Mon âme ne veut plus être ainsi suspendue.

Allons donc recevoir le trépas par la vue.

ACTE IV

PERSIDE, ORTALOVE, CHRYSANE, CANOPE, ISASPE.

SCÈNE PREMIÈRE.

PERSIDE, seule.

Je l'ai vu cet objet de mes feux innocents

Flatter par des soupirs les regards languissants

De la beauté qui le possède !

1180   Dieux quels justes desseins ont si mal réussi !

Ai-je donc pris le coeur afin que je le cède !

Et ne l'avais-je acquis que pour le perdre ainsi !

Mais ô lâches pensers d'un esprit malheureux

Magie pas le secours d'un trépas généreux

1185   Contre un état si déplorable ?

Cher et cruel sujet de la peine où je fuis,

Il est vrai, tu pouvais me rendre misérable ;

Mais je puis achever mes jours, et mes ennuis.

Poursuivons, poursuivons ce dessein furieux.

1190   Mon coeur ayant reçu le trépas par mes yeux

Quand cette horreur s'est découverte,

Demande en ses malheurs pour dernier réconfort

Qu'on brutal qui s'est fait le témoin de ma perte,

soit encore aujourd'hui l'instrument de ma mort.

1195   Il me fuit à propos.

     

SCÈNE II.
Perside, Ortalque.

PERSIDE.

  Hé bien que font les hommes !

Est-il rien de plus faible : et l'état où nous sommes.

Ne découvre-t-il pas que des plus amoureux

Se font les plus ingrats, et les moins généreux !

Ah Canope ! Il fallait que j'eusse plus de charmes

1200   Pour captiver tes sens, pour prévenir mes larmes !

Mais si quelques défauts rabaissaient mes beautés

Je devais t'attacher par d'autres qualités !

Quand le reçu tes voeux je plaisais à ta vue ;

Te n'avais point d'attraits dont je ne sois pourvue ;

1205   Le temps n'eût point changements premiers agréments,

si ton coeur n'eût changé ses premiers sentiments.

Mais ô trompeur éclat de cette injuste flamme !

Tu n'auras plus l'honneur de luire dans mon âme.

La raison où l'horreur me viendront secourir ;

1210   Et je mourrai plutôt pour te faire mourir.

ORTALQUE.

Punissez sans pitié ce crime irrémissible ;

Déployez les fureurs d'un courage inflexible ;

songe dans vos transports que ceux de votre rang

Effacent les affronts par des fleuves de sang.

1215   L'impie en ce climat ne trouve point d'asile.

Madame, commandez. si mon bras est utile,

Il peut exterminer un forfait odieux,

Et venger d'un seul coup et Perside, et les Dieux.

PERSIDE.

Vous couperiez le fil de cette illustre vie

1220   sans craindre les destins qui vous l'ont asservie !

Quoi ! vous auriez le coeur de faire en trahison

Un infâme échafaud d'une auguste maison !

Et moi je permettrais qu'un coup illégitime

Vengeant honteusement un crime par un crime !

1225   Ha, seigneur ce discours me fait frémir d'horreur !

ORTALQUE.

Je vous sers, et mon bras doit punir cette erreur.

PERSIDE.

Hé pourquoi votre bras : est-ce vous qu'on offense ?

ORTALQUE.

On trompe une Princesse, et j'en prends la défense .

PERSIDE.

Garde votre secours ; on ne l'implore pas.

ORTALQUE.

1230   Qui tourmente Perfide, est digne du trépas.

PERSIDE.

Qui choque ses désirs est digne de sa haine.

ORTALQUE.

C'est un reste d'amour qui la rend trop humaine.

PERSIDE.

Hé bien j'ai trop d'amour, et vous trop de fureur.

Canope est criminel, je ressens son erreur ;

1235   Mais d'un bras offensé dépend mon allégeance .

Il pêche contre moi, j'en prendrai la vengeance,

Et sans verser du sang en de si nobles lieux

Je saurais contenter et Perfide, et les Dieux.

Mais c'est trop vous parler, et dans cette licence

Sentiment feint.

1240   Qui pousse à tous moments un propos qui m'offense;

Votre esclave dira qu'un si libre discours

Est encore un effet de nos folles amours.

ORTALQUE.

Quoi, Madame Elle parle !

PERSIDE.

On dit qu'elle m'outrage ;

Mais je plains son erreur, et pardonne à son âge.

1245   Faux ou vrai, je puis tout, et j'en dispose aussi ;

Bref parmi vos pareils les Reines sont ainsi.

le veux plaindre en repos mes erreurs, et leur suite ;

Et changeant de destin, je change de conduite.

ORTALQUE.

Quoi : ce méchant esprit que ma seule pitié

1250   Comble depuis vingt ans de marques d'amitié

S'oppose à mon bonheur se prend à votre Altesse !

Et condamne les moeurs d'une auguste Princesse !

Elle en mourra l'infâme, et mes Dieux irrités,

Verront par son trépas comme ils font respectés.

1255   Ô Ciel pourquoi faut-il que sa fâcheuse absence

Suspende en cet instant le cours de ma vengeance !

Que son éloignement la dérobe à nos yeux !

Et que la seule nuit la ramène en ces lieux !

Ah je veux, âme ingrate, esclave forcenée,

1260   Je veux par cette nuit borner ta destinée !

De tes jours criminels éteindre le flambeau !

Et jusque dans ton lit te creuser le tombeau !

PERSIDE.

C'est trop que le trépas pour de simples paroles.

Je ne fuis pas sensible à ces discours frivoles ;

1265   Mais pour vivre sans blâme, ils auront le pouvoir

De me priver souvent du plaisir de vous voir.

Aussi bien mon malheur cherche une solitude

Dont l'horreur soit conforme a son inquiétude.

ORTALQUE.

Vous formez contre moi ce dessein rigoureux !

1270   Et le crime d'autrui me rendra malheureux !

Ai-je donc fomente l'erreur que je déteste,

Et que je veux punir d'un supplice funeste !

Madame, ai-je failli ? Puis-je pas justement

Accuser vos rigueurs dans ce bannissement !

1275   Ah c'est trop m'exercer de la joie à la plainte !

Du désir à l'espoir, de l'espoir à la crainte !

Fatal renversement ! Amour ! Ah ce poison

Devait m'ôter le jour en m'ôtant la raison !

Mais enfin vous pouvez disposer de mon âme ;

1280   Vous régissez le cours du beau feu qui l'enflamme ;

Il faut suivre les lois des maîtres de mon fort,

Et prendre de vos yeux où la vie, où la mort.

Vos regards...

PERSIDE, impérieusement.

Il suffit ; et pour la bienséance.

Dont j'apprends en ces lieux l'extrême conséquence,

1285   souffrez que déformais nous parlions un peu moins ;

Où bien que tous vos gens nous servent de témoins.

SCÈNE III.

ORTALQUE, seul.

Ah traîtres ! Ni témoins, ni censeurs, ni complices !

Tyrans de mes plaisirs ! bourreaux de mes délices !

Nombre abject, rampant, vous parlez ! Vous blâmez !

1290   Toi l'éternelle horreur de ces yeux allumez !

Toi qui réglais mes feux ! Toi que mon imprudence

Employa follement à cette confidence !

Tu mourras, vile esclave un juste châtiment

Doit immoler ta vie à mon ressentiment !

1295   Oui, je dois ton supplice à cet oeil adorable

Qui paraît animé, non pas inexorable ;

Et qui dans cet avis piquant, mais assez, doux,

Nous montre de l'espoir au travers du courroux,

Sitôt que le sommeil arrosant ta paupière

1300   Aura forcé tes yeux de bannir la lumière,

Ce fer va terminer tes insolents propos,

Et faire ton cercueil du lieu de ton repos.

Ta langue me perdait par sa fière licence ;

Mais je puis t'imposer un éternel silence ;

1305   Et dans ce mouvement d'un coeur qui te poursuit

Mêler ton ombre affreuse aux ombres de la nuit.

SCÈNE IV.
Perside, Chrysane.

PERSIDE.

Que Seste aille au devant de l'esclave qu'il aime ;

Qu'ils détournent leurs pas du Cap de Théradème ;

Et que sans voir Ortalque ils entrent doucement

1310   En quelque endroit secret de mon appartement.

Vous gardez en ce lieu cette esclave enfermée ;

Si tôt qu'elle entrera, que j'en sois informée :

La chose est importante et pour elle, et pour moi .

Allez.

CHRYSANE.

Seste est absent ; il va trouver le Roi.

1315   Pour l'esclave ; il est tard,la nuit veut qu'elle arrive.

Je vais seule et sans bruit l'attendre sur la rive.

Je sais l'ordre, Madame. Enfin dans cet emploi

Doutez de mon adresse, et nos pas de ma foi.

SCÈNE V.

PERSIDE, seule.

Puisque dans ses bontés Isaspe est si cruelle

1320   Qu'elle rend par ses soins ma disgrâce éternelle,

Ouvrons-nous le tombeau par un bras étranger

Qui nous donne la mort en pensant nous venger.

Éprouvons si le Ciel lassé de nous poursuivre

Dispense enfin ce coeur de languir, et de vivre:

1325   Et parmi cent rigueurs de l'Amour et du fort,

Essayons d'être heureux à rencontrer la mort.

Changez, Dieux sans pitié devenez secourables !

Vous devez le trépas à tous les misérables.

Exécrable séjour de l'infidélité,

1330   Thrace, toujours perfide à l'Hospitalité,

Achève ton ouvrage, et viens me faire encore

Ce que tu fis jadis au jeune Polydore !

Venge, venge, cruelle, aux yeux des immortels

Une erreur qui choqua mon trône, et leurs Autels !

1335   Mais dans ce doux espoir de notre heure fatale

Qu'annonce la fureur de cette âme brutale,

Rentre en moi, ma douleur, et ne découvre pas

Le dessein généreux d'un si noble trépas.

Parmi ces déplaisirs, après cette infortune

1340   Tout me semble odieux, la clarté m'importune ;

Et le Destin ne peut... Mais quel fâcheux discours

Vient trouble les projets du dernier de mes jours !

SCÈNE VI.
Canope, Perside.

CANOPE, fort civilement.

Écoutez-vous encor ces frivoles mensonges

Dont les vaines terreurs s'impriment par les songes ?

1345   Cet esprit si puissant n'a-t-il point écarté

Le fantôme ombrageux qui troublait sa clarté !

Ma Reine, qu'avez-vous ? Votre mine contrainte

Veut cacher les transports dont vous êtes atteinte ;

Mais je vois clairement en votre Majesté

1350   Les divers mouvements d'un esprit agité.

sans doute vous souffrez des peines violentes ;

Je lis dans vos regards des passions parlantes ;

Et si mes visions ne font pleines d'erreur,

Votre coeur est rempli de tristesse, et d'horreur.

PERSIDE.

1355   Il est vrai, je ressens un grand trouble dans l'âme

Et parmi les bouillons du courroux qui l'enflamme,

Un penser composé de tristesse et d'horreur

Y soulève les flots d'une juste fureur :

Et pour ne point celer quel sujet la fomente,

1360   Je déteste un ingrat, et je plains une amante.

CANOPE.

Quel est donc cet ingrat dont l'infidélité

Vous comble ainsi d'horreur contre sa lâcheté !

PERSIDE.

Un dont mes propres yeux ont appris l'inconstance,

Et dont le sang Royal sentit l'indifférence.

CANOPE.

1365   Qui porta ses mépris jusques au sang Royal !

Et que vos propres yeux ont connu déloyal !

PERSIDE.

Oui, qui fut le bourreau d'une Reine asservie,

Et n'eût point de remords de hasarder sa vie.

CANOPE.

Madame, expliquez- vous. C'est souffrir le trépas

1370   Que d'ouïr ce discours, et ne l'entendre pas.

Ce crime est-il récent ? Et connais-je le traître ?

Ma Reine, apprenez-moi...

PERSIDE.

Vous devez le connaître.

CANOPE, fort troublé.

Moi, Madame ! Hé par quoi ?

PERSIDE.

- Par certain sentiment ;

Par un trouble secret.... Hé parlez, hardiment ;

1375   Je sais tout.

CANOPE.

Et moi rien.

PERSIDE.

  Rien ! Votre âme est bien dure

CANOPE.

La vôtre a des clartés...

PERSIDE.

- Trop, pour voir un parjure.

Mais pour ne point poursuivre un discours si pressant

D'une manière méprisante et fâchés.

Qui travaille un coupable, et choque un innocent,

Sachez que je lisais les crimes de Thésée,

1380   Et l'état malheureux d'Ariane abusée.

Avoue que ce Grec dont le coeur sans pitié

Ne fut jamais sensible aux traits de l'amitié,

Paya mal les bienfaits qui préviendront sa perte,  [ 2 Vers 1383, On lit "prévindrent", nous changeons pour "préviendront".]

En laissant la Princesse en cette île déserte :

1385   Et que tous les écueils n'avaient point de rochers

Qui ne dussent couvrir Thésée, et ses nochers.

CANOPE.

Il est vrai, tous les Dieux firent une injustice .

En souffrant que l'ingrat fut exempt de supplice.

Les tigres, les lions, la foudre, les éclairs,

1390   L'inconstance des flots, la colère des airs,

Les prodiges des eaux, les monstres de la terre

Devaient jurer la Paix pour lui faire la guerre,

Et venger puissamment un crime sans pareil

Qui choquait une Reine, et le sang du soleil.

1395   Mais, Madame, est-il vrai que son ingratitude

Ait plongé votre esprit dans cette inquiétude ?

Est-ce le seul sujet des justes mouvements

Qui font voir tant d'aigreur parmi vos sentiments ?

Ma Reine, dites tout.

PERSIDE, avec émotion.

Oui, l'horreur qui m'accable

1400   Vient d'un héros trompeur, vient d'un Amant coupable

Qui trahit lâchement une chaste Beauté,

Et paya ses douceurs par une cruauté.

Je déteste un ingrat dont l'horrible inconstance

Augmente sa noirceur par cette circonstance,

1405   Qu'après mille bontés, capables d'émouvoir

L'esprit le plus rebelle aux lois de son devoir,

Il laisse un cil charmant,pour lui trop plein de grâce,

Sur un bord étranger dans Naxe, ou dans la Thrace !

Ah ce seul souvenir transporte ma raison

1410   Comme si l'endurais la même trahison !

Et parmi ces terreurs de mon âme abusée

Perfide est Ariane, et Canope est Thésée.

CANOPE.

Ma Reine, il faut chasser ces noires visions

Qui troublent notre amour par leurs impressions.

1415   Ce Grec fut bien cruel ; mais le temps où nous sommes

Ne voit plus ces défauts dans l'élite des hommes.

Pour moi que mon étoile, et mes propres désirs

Attachent fortement à de justes plaisirs,

Je connais mon devoir, je sais qui je dois suivre;

1420   Et cessant de l'aimer, je cesserai de vivre.

Ainsi je ne fais plus de serments solennels

Qui servent à mon coeur de liens éternels.

Finissons ces discours, qui durant les ténèbres

Fourniraient à vos yeux mille tableaux funèbres .

1425   Quand l'esprit trop constant s'abîme en ses propos,

Un penser importun vient troubler son repos.

Les sentiments trop vifs causent des rêveries,

Et l'excès de raison engendre des furies.

PERSIDE.

Je le veux, finissons . Il est temps que nos yeux

1430   Laissent veiller pour nous les Astres, et les Dieux

Mais ne trouvez- vous point qu'Ariane offensée

Augmenta ses malheurs par sa lâche pensée ?

Pour finir en Princesse, et mourir noblement

Un coup devait fermer sa vie, et son tourment.

1435   Grec parjure ! Inconstant ! mais hélas ! Ta faiblesse

Infecte les esprits ailleurs que dans la Grèce !

Adieu. séparons-nous ; achevons cet effort.

Voyons file sommeil est frère de la mort.

SCÈNE VII.

CANOPE, seul.

Grec parjure ! Inconstant ! mais hélas ! Ta faiblesse

1440   Infecte les esprits ailleurs que dans la Grèce !

Ailleurs que dans la Grèce ! Ah nous sommes surpris !

Et l'horreur de mon crime embrase ses esprits !

Qui, ses yeux ont percé jusqu'au fonds de mon âme ;

Ils ont vu des rayons de ma nouvelle flamme;

1445   Ces soupçons déguisés, ces mots à double sens,

Ce dépit orgueilleux, ces termes si pressants,

son teint rouge de feu, mon front pâle de crainte

Montrent que j'ai failli, font voir qu'elle est atteinte,

Et que dans ces discours pleins de force, et d'horreur

1450   le fuis ce Prince ingrat dont on hait la fureur.

Ailleurs que dans la Grèce. Oui, cruel dans la Thrace !

Ici mon coeur s'enflamme, et ma vertu se glace

Ici je laisse Alinde ! Ici ma cruauté

Est le prix de son trône, et de sa liberté

1455   D'Alinde en qui les Dieux surmontant leur puissance

Ont mis plus de beautés qu'ils n'ont de connaissance.

Ah jeune et belle Reine un secret mouvement

Me contraint de blâmer ce soudain changement.

Oui, mon coeur malgré moi convaincu de son crime

1460   Répugne à se courber fous le joug qui opprime :

Il tremble en résistant aux lois de la raison

Et croupit à regret dans une trahison ..

Trahison, justes Dieux : Quoi ! dans cette pensée

Tu souffres les ardeurs d'une flamme insensée

1465   Tu vois le précipice, et d'un pas furieux

Tu fuis les mouvements d'un Maître impérieux

Dont l'esprit inconstant, et fécond en outrages

Détruit bizarrement ses plus parfaits ouvrages

Tyran de mon repos, Amour Dieu sans bonté

1470   Dieu qui portes le sens contre la volonté !

Que veux-tu, Dieu cruel De cette âme enflammée

Dans les feux criminels dont elle est consumée

Que veux- tu d'un esprit tout brûlant de désirs

Qui ne peut s'affermir dans le choix des plaisirs,

1475   Et qui dans son penchant retenu par la honte

Ne peut céder sans crime au mal qui le surmonte

Réciproque tourments alternatifs d'un esprit combattu !

Syndérèse du vice attraits de la vertu !  [ 3 Syndérèse : Terme de dévotion. Remords de conscience. [L]]

Mouvements des plaisirs sentiments de la gloire !

1480   Rivaux ! C'est trop combattre, achevez la victoire !

Dans ce champ vos exploits couronnent tour à tour

La raison, la Fureur, le Devoir, et l'Amour !

Alinde, qui l'eût crû, que cette âme affligée

Pût souffrir les transports dont elle est assiégée !

1485   Et que ce coeur ingrat qui vient de t'offenser

Dût sentir les remords d'un injuste penser !

Ah tourne ici tes yeux, objet rempli de charmes !

Fais paraître un effet de ces brillantes armes !

Arrête les progrès d'un funeste poison

1490   Qui s'oppose à ta gloire, et détruit ma raison !

Vertu, Devoir, Honneur, Déités impuissantes,

Réveillez, réveillez vos forces languissantes:

Ce coeur faible et honteux reconnaît vos appas !

Et lui-même il se hait de ne les suivre pas !

1495   Toi qui vois augmenter les troubles de mon âme !

Ô Ciel règle le cours de l'ardeur qui l'enflamme,

Vois l'état où je suis ! Vois l'horreur que je sens !

Rallume dans mon coeur ses désirs innocents !

Où s'il faut, juste Ciel, que ma gloire finisse,

1500   Fais que dans mon erreur je trouve mon supplice !

Exécrable penser ! Hymen rempli d'horreur !

Honteux dérèglement ! Désirs pleins de fureur !

Ah je sens dans l'accès d'un remords légitime,

Que pour être sans peine, il faut être sans crime.

1505   Mais hélas ! Pour sortir de cette extrémité

Il faut que le soleil nous rende la clarté !

La nuit étend par tour l'épaisseur des ses voiles,

Et par tout le sommeil est tombé des étoiles.

SCÈNE VIII.
Perside, Isaspe.

PERSIDE.

Croirais-tu que l'ingrat s'est si peu défendu,

1510   Qu'on voyait clairement qu'il était confondu ?

Cependant il persiste en son ingratitude,

Et me laisse languir dans cette incertitude i

Lui ! Qui dès le moment que mon coeur agité

A fait voir du soupçon de sa fidélité,

1515   Devait des yeux en terre implorer ma clémence,

Il tâche en gauchissant d'éviter ma présence !

Mais je veux qu'un discours pressant et généreux

Lui reproche l'horreur de son crime amoureux ;

Qu'il marque ses projets, qu'il découvre sa trame,

1520   Et le fasse rougir de l'ardeur qui l'enflamme.

Fais lui donc ce présent si tôt que le soleil

Blanchira le Bosphore à son premier réveil.

Adieu, retire toi ; le sommeil m'importune,

Et je sens son pouvoir malgré mon infortune.

1525   Adieu donc chère Isaspe. Embrasse un triste corps

Où toutes les douleurs font leurs derniers efforts.

ISASPE.

Modère-les, Madame ; et suivez cette envie

De sortir d'un climat fatal à votre vie.

Partez, au jour naissant d'un si funeste lieu

1530   Que l'ingrat ait de vous cet éternelle adieu.

Mais songez dans ces pleurs indignes d'une Reine

Que dompter les Destins c'est être souveraine.

Allons, Madame, allons. Dans cet accablement

Vos esprits ont besoin de quelque allégement.

PERSIDE.

1535   Allons donc éprouvons si la nuit a des charmes

Capables d'arrêter de si honteuses larmes.

Mais toi qui dois paraître au lever du soleil,

songe a toi, pense au temps, va prendre du sommeil.

ISASPE.

Mais ....

PERSIDE.

Chrysane est ici. N'augmente point ma peine

1540   Va donc, ma fille ; adieu.

ISASPE.

  Je vous plains, belle Reine.

SCÈNE IX.

PERSIDE, seule.

STANCES.

Puisque loin de tarir la source de mes pleurs

Le barbare se plaît de paraître inflexible,

Et qu'aux tristes accents que poussent mes douleurs

Il fait gloire d'être insensible ;

1545   Vengeons dessus ce corps un crime irrémissible ;

Il a mérité le trépas,

En souffrant qu'un perfide ait aimé ses appas.

     

Vous de qui je reçu la lumière du jour

Maîtres du Diadème où j'étais destinée,

1550   Qui vîtes ma splendeur remplir toute la Cour

Dans les apprêts d'un Hyménée ;

Grands Princes, pardonnez à cette infortunée !

Hélas je souffre assez d'horreur

Pour venger votre honte, punir mon erreur !

     

1555   Trônes dont mon amour offensa les Grandeurs

Sceptres abandonnez, tiare méprisée,

Vous voyez le succès des coupables ardeurs

D'une pauvre Reine abusée.

Peuples, que justement vous m'avez accusée

1560   D'avoir quitté de vrais plaisirs

Poursuivre un faux espoir qui flattait mes désirs.

     

Ô toi qui cette nuit dois me percer le sein

Parmi l'aveuglement que la fureur t'inspire,

Viens finir ton ouvrage contre ton dessein

1565   Étouffe ce coeur qui soupire !

Mon âme, allons chercher un plus heureux empire !

Voici l'heure qu'il faut mourir,

Et l'endroit où le fer nous viendra secourir !

     

Tu répugnes, mon âme, à quitter ta prison !

1570   Dans l'horreur du tombeau tu frissonnes de crainte,

Veux-tu que je survive à cette trahison !

Et languisse après cette atteinte

Non, non, pour te résoudre à mourir sans contrainte

Raisonne, et songe seulement

1575   Que celui que j'aimais m'ouvre le monument.

     

Ah ! Qu'il est généreux de se donner la mort !

Mais qu'il est naturel de conserver sa vie !

Hélas ! Mourir si tôt ò cruauté du sort !

Quoi ! N'être plus Tout m'y convie.

1580   Horreurs, Bourreaux secrets dont je suis poursuivie

Justes fruits d'une injuste amour !

Allons, c'est trop languir, il faut perdre le jour !

     

ACTE V

ORTALQUE, ÉVANDRE, PHOCAS, PHENIX, ARCADE, LÉONTIN, ISASPE, ALINDE, CHRYSANE.

SCÈNE PREMIÈRE.
Ortalque, Évandre.

ORTALQUE.

Quand mon bras a versé ce sang vil, et perfide

Qui troublait mes desseins, et la paix de Perside ....

ÉVANDRE.

1585   Quel sang que dites-vous ?

SCÈNE II.
Ortalque, Phocas, Évandre.

PHOCAS.

Seigneur ?

ORTALQUE.

- Qu'est-ce ?

PHOCAS.

  Un Courrier.

ORTALQUE.

Un Courrier ?

PHOCAS.

Oui, Seigneur pour quelque emploi guerrier.

On connaît cette charge au bâton qu'il apporte.

ORTALQUE.

Qu'il vienne. Emploi fâcheux mais il faut que j'en forte.

ÉVANDRE.

Oui, si le Roi l'approuve. Il faut suivre ses lois.

ORTALQUE.

1590   La Princesse est ma Reine, et ses yeux font mes Rois !

SCÈNE III.
Ortalove, Phenix, Évandre, Phocas.

ORTALQUE.

Arcade est éloigné, mais comme en sa présence

Te reçois les décrets qui viennent de Byzance.

Tous deux nous commandons, il gouverne à son tour,

Mais je prends le premier les ordres de la Cour.

PHENIX.

1595   Le Roi m'a fait partir. Mon ordre est pour les Princes

Qui veillent sur les ports de ses vastes Provinces.

Te cherche en ce climat de fameux passagers

Que les vents ont jetez sur ces bords étrangers.

Un Perse, et trois beautés. La jeune est souveraine,

1600   Et joint à son éclat la Dignité de Reine.

Depuis que ses appas n'errent plus sur les eaux

La nuit a trente fois vu luire ses flambeaux.

Pour son nom, c'est Alinde ; on trône est son partage ;

sa marque est sa beauté ;son Printemps est son âge ;

1605   son port est son attrait ; ses yeux son ornement ;

sa maison est Persane ; un Prince est son amant;

son teint est brun et vif. Mais, seigneur, cette image

Est le charmant tableau des traits de son visage.

ORTALQUE.

Ô Ciel ! Qu'elle a d'appas !

ÉVANDRE.

Elle plaît à vos yeux ;

1610   Mais les femmes des Rois font compagnes des Dieux.

ORTALQUE.

C'est pourquoi je l'adore. Enfin c'est une Reine ?

Au Courrier.

Un amant l'accompagne ? Et leur suite est certaine !

PHENIX.

Oui, Seigneur, elle est Reine. On respecte ses lois

Aux lieux où le soleil est le grand Dieu des Rois.

1615   Celui dont les fureurs ont usurpé sa terre

Prenait cette Beauté comme un prix de la guerre,

Leur Hymen s'avançait, et le Parthe vainqueur

L'attendait en sa Cour pour régner dans son coeur ;

Quand les crimes du Roi repassant dans son âme

1620   La forcent de haïr et sa vue, et sa flamme.

Léontin, jeune Prince, adroit, beau, généreux

Combat dans son esprit ce Monarque amoureux.

L'aimé détruit l'Amant. La Reine assujettie

Immole à son sujet la Perse, et la Parthie.

1625   Elle fort d'un État régi par ses aïeux ;

Elle fait d'un vainqueur surmonté par ses yeux,

Et tirant Léontin des combats qu'il respire

Pour sauver son amant elle perd (on Empire.

La Sicile est l'objet du superbe vaisseau

1630   Qui préserve leurs feux des caprices de l'eau.

Mais les vents mutinez, les pouffent vers l'aurore,

Et ce nouveau soleil éclaire le Bosphore.

sa fuite est le trépas du cruel conquérant

Qui veut mourir loin d'elle, ou vivre en l'acquérant ;

1635   Et c'est pour l'obliger que tous les Rois du monde

Cherchent cette beauté qui fort du sein de l'Onde.

Mytilene, et Ténéde ont vu briller ses yeux.

Seigneur, vous l'apprendrez. Je passe aux autres lieux.

ORTALQUE.

Retarde un moment. Puis qu'Évandre vous mène

1640   Sa voix, et le repos vont charmer votre peine.

Avant la fin du jour vous saurez mes desseins ;

Et si la Reine est proche, elle est entre nos mains.

SCÈNE IV.

ORTALQUE, seul.

Prince l'horreur du Ciel, et le fléau de la terre

Oisif durant la Paix, cruel durant la guerre !

1645   Fâcheux à la campagne, odieux à la Cour !

Trompeur dans l'amitié, malheureux dans l'amour !

Quitte les vains projets d'un si haut Hyménée,

Et cesse d'attenter contre ta destinée !

Les Dieux ont arrêté ( si l'Olympe a des Dieux, )

1650   Que cet astre d'amour s'éclipse pour tes yeux !

Élevant tes désirs pour accroître ta peine

Ils t'ont fait observer les charmes d'une Reine !

Et lorsqu'un peu d'espoir te semblait secourir,

Ils la font s'éloigner pour te faire mourir.

1655   Meurs donc, meurs, il le faut, le Destin te l'ordonne,

L'espérance te quitte, Alinde t'abandonne !

Un Roi vient la ravir pour l'intérêt d'un Roi.

Et deux États Unis font trop forts contre toi !

Moi quitter sans effort en bien que je posséder

1660   Qu'est devenu ce bras la foudre de Ténéde

Ce bras dont la Phrygie a senti les exploits ?

Et qui malgré les Dieux peut vaincre tous les Rois !

Mais ton Roi ! maison Roi qui règne par toi-même.

Ce coeur qu'il fait gémir, soutient son diadème.

1665   Je dois tout à son rang, il doit tout à ma foi ;

Et j'ai trop fait pour lui s'il ne fait tout pour moi.

Évandre ! Ah belle Reine ! Amour funeste vue !

Insolence du fort à moi seul imprévue !

Ah pourquoi s'engager ! Comment ne l'aimer pas !

1670   Et qui peut sans mourir contempler ses appas !

Mais ton Roi veut l'avoir ! Mais elle est découverte !

Il s'en faut arracher, où courir à ta perte !

Le trépas où l'amour, il n'est point de milieu ;

Et s'armer contre un Roi c'est tenir contre un Dieu

1675   Ah ma crainte était juste, et ma perte est certaine.

Je respecte le Roi ; mais j'adore une Reine !

Il peut tout, moi beaucoup ; il est fort, je le fuis ;

Je la tiens, il la veut ; je le dois, je ne puis.

Aimons donc et mourons, mes plaisirs font ma gloire ;

1680   s'il faut être vaincus, disputons la victoire ;

Voyons fondre l'orage, et choquons pour ces yeux

Le Ciel, l'Onde, la Terre, et les Rois, et les Dieux.

SCÈNE V.
Arcade, Phenix, Evandre.

ARCADE, à Phenix.

PArlez-lui fortement ne flattez point sa peine ;

Il gagne le repos en perdant cette Reine ;

1685   Et sans un prompt secours, ce coeur prêt à périr

Est capable de tout, excepté de guérir !

Charmant effet du fort ! Le Roi prévient ma plainte !

Avant que je l'implore il dissipe ma crainte !

Pour nous le Ciel l'inspire par ce mandement

1690   Il rompt au point fatal les complots d'un Amant !

PHENIX.

Seigneur, qu'il est heureux !

ÉVANDRE, fort gai.

Je ne crains plus sa perte.

Que peut-il ? Tout est fait ; Alinde est découverte.

PHENIX.

Voyons cette merveille.

ARCADE.

Au lever du soleil !

Quoi ! Dès le point du jour !

PHENIX.

- J'attendrai son réveil.

ÉVANDRE.

1695   Vos sens feront charmez. L'ayant peu regardée,

J'en ai pour mon repos une trop belle idée.

ARCADE.

Elle occupe aujourd'hui le moindre appartement;

L'esclave est dans sa chambre ; Elle suit son amant.

son ail ne peut souffrir l'approche d'un perfide.

1700   Qu'Iris a pu ravir aux charmes de Perside.

ÉVANDRE.

Vous savez ses douleurs. Ortalque est aux abois

Combattons son amour dans le fonds de ce bois.

On sort.

SCÈNE VI.

CANOPE, seul.

Dieux, quel bonheur lors que l'âme est atteinte,

De goûter des douceurs et sans trouble, et sans crainte !

1705   De régler ses ardeurs par de nobles désirs !

Et languir mollement en de justes plaisirs !

A peine en ce climat le retour de l' Aurore

Va former les rayons dont le jour se colore :

Et déjà les remords de mon injuste amour.

1710   Me viennent annoncer la lumière du jour !

Cent fois dans le tableau d'un sommeil plein d'alarmes

J'ay vu cette beauté se noyer dans ses larmes !

Accuser doucement les outrages du fort !

se punir de ma faute, et se donner la mort !

1715   Infâmes changements de ma flamme amoureuse

Comment trompâtes-vous cette âme généreuse !

Que la mienne a d'horreur de son enchantement !

Qu'il lui vient de lumière après l'aveuglement !

Ah pardon, belle Reine : Iris vous rend les armes

1720   Ce coeur où vous règne, n'adore plus ses charmes !

Mon charme se dissipe, et vos divins appas

Vont m'ordonner la vie, où signer mon trépas !

Parlons, c'est trop languir, recouvrons l'innocence !

Implorons ces beaux yeux qui pleurent notre offense !

1725   Nos pleurs feront tarir la source de leurs pleurs !

Nos douleurs finiront leurs mortelles douleurs !

Allons !

SCÈNE VII.
Canope, Isaspe.

CANOPE.

- Quoi ! Si matin ! Qu'elle affaire pressante

Vous fait suivre les pas de la clarté naissante ?

Le soleil vient d'entrer dans le vaste des Cieux,

1730   Et déjà le sommeil est sorti de vos yeux :

ISASPE.

Oui, Seigneur, et pour vous. Mais ce mot de la Reine...

CANOPE.

De la Reine, bons Dieux !

ISASPE.

Ah votre crainte est vaines

Vous sentez vos vertus, et ce coeur enflammé...

CANOPE.

Mais le vôtre à cet air me paraît animé.

1735   Baisons cent et cent fois cette aimable peinture

De la plus belle main qu'ait formé la nature.

Est-elle d'aujourd'hui ?

ISASPE.

Non, c'est de cette nuit.

CANOPE.

Ce discours nous dira quel sujet l'a produit.

A voir ce qui défend ces divins caractères,

1740   S'il est sans son dément, il n'est pas sans mystères.  [ 4 Dément : Terme de médecine. Qui est atteint de démence ; qui concerne cette affection. [L]]

LETTRE D'ALINDE À LÉONTIN.

STANCES.

Avant que ce funeste lien

Où les crimes d'autrui me font laisser la vie,

Ait vu trancher les jours d'une Reine asservie,

souffrez que mes soupirs vous aillent dire adieu.

1745   La mort s'offre à mes yeux ; mais j'en sens les atteintes

sans vous charger de plaintes.

     

Ortalque n'est point criminel ;

Pour mourir par son bras j'accuse Sélénice ;

sa chambre m'est fatale, et la nuit m'est propice

1750   Pour perdre avec le jour un remords éternel !

Je vous donne mon sang ; si vous plaignez mes charmes,

Donnez-moi quelques larmes.

     

Lorsque vous apprendrez mon fort

Approuvez ma fureur sans venger mon supplice..

1755   Blâmez votre inconstance, et loue l'artifice

Dont se sert ma douleur pour rencontrer la mort.

Elle verra passer mon amour violente

À mon ombre dolente.

     

ALINDE.

- Ah détestable !

ISASPE.

- Imprudente !

CANOPE.

Ah cruel !

Comme ils veulent aller à l'appartement de Perfide, la porte s'ouvre, ils voient Chrysane et d'autres domestiques mettre la Princesse dans un fauteuil ; et elle a une écharpe sur le côté comme ayant été pansée de ses blessures.

SCÈNE VIII.
Isaspe, Léontin, Phenix, Arcade, Alinde, Chrysane, Domestiques.

ISASPE.

1760   Madame !

LÉONTIN.

- Ah malheureux !

ISASPE.

  - Mon soin continuel...

PHENIX.

Juste Ciel qu'est ceci !

ARCADE.

- Passer jusqu'à l'outrage !

L'excès de son amour fait l'excès de ta rage !

Prince lâche, et cruel !

LÉONTIN.

Redouble ta rigueur !

Mais excuse mon bras, et condamne mon coeur.

1765   Ah pardon, grande Reine ! Une âme si bien née

Ne doit point accabler une âme infortunée !

Si vous saviez l'état... Mais avant mon trépas

Puis-je au moins espérer que vous ne mourrez pas ?

Funeste aveuglement !

ALINDE.

Arrêtez cette plainte.

1770   Vos voeux accomplis ; triomphe sans contrainte.

Pour ne vous troubler point je vais quitter le jour.

LÉONTIN.

Ô déplorable effet de courage, et d'amour !

Ah j'expire ah je meurs ! Ah crime irrémissible !

Belle Reine ah barbare !

ALINDE.

Ah votre âme insensible

1775   Quand mes justes soupirs la touchaient vainement,

Commence à revenir de son enchantement.

Mais faut-il espérer que de fortes atteintes

Tirent de Léontin ces généreuses plaintes ?

Oui, pour me consoler je crois ce changement,

1780   Et l'excès du désir force mon jugement.

Léontin ! Léontin ! (n'ayant plus rien à craindre

Déformais la raison nous dispense de feindre,

Et nous laisse reprendre en cette extrémité

Des noms hé ! Trop fameux par ma calamité. )

1785   Hélas ! Il n'est plus temps, que votre amour tardive

Tâche en vain d'arrêter une âme fugitive.

Si quand je vous parlais vous eussiez, écouté

Des termes si pressants, et si pleins de clarté,

Votre coeur n'aurait point ce remords légitime,

1790   Je serais sans douleur, et vous seriez sans crime.

Mais le Ciel a voulu qu'un injuste flambeau

Éblouit votre esprit jusques sur mon tombeau :

Et puisqu'il le permet en cette conjoncture,

Rentrez dedans mon coeur ; voilà son ouverture.

1795   La mort qui va couper la trame de mes jours

Doit renouer le fil de nos chastes amours.

LÉONTIN.

Adorables bontés ! âme trop généreuse !

Hé quoi ! Vous conservez, votre flamme amoureuse !

Vous que l'horrible effet d'une infidélité

1800   Doit remplir de fureur contre ma lâcheté

Moi qui viens d'entasser le crime sur le crime !

Moi qui fume du sang d'une telle victime !

Aurais-je assez, de front pour songer seulement

À ne pas m'abîmer au fonds d'un monument !

1805   Cieux, Enfers, quelle horreur ! Dieux, Démons, quelle gêne !

Dans ce penser affreux que vous êtes ma Reine,

Que l'ingrat Léontin, ce sujet révolté,

Vient d'ouvrir le cercueil à votre Majesté :

A vous ! Qui pour m'aimer quittâtes votre Empire,

1810   Quoi ! Je parais encor ! je parle ! et je respire !

Ah mon fort ferait doux, si par un juste effort

Vous armiez, votre bras pour me donner la mort !

Mais hélas est-ce assez d'un léger homicide

Pour un sujet ingrat ! pour un amant perfide !

ALINDE.

1815   Cruel, n'accroissez point les rigueurs de mon sort :

Je voulais votre amour, et non pas votre mort.

Maintenant que mes yeux se couvrent de ténèbres

Te laisse avec plaisir ces demeures funèbres,

Puis qu'en nous séparant je vois que vous plaignez

1820   Les injustes douleurs d'un coeur où vous régnez.

Avant que le cercueil vous ravisse ma cendre,

Touchez ce triste corps dont l'âme fut si tendre .

Embrassez, embrassez cet espoir du tombeau

Dont même en cet état votre oeil est le flambeau .

1825   Redonnez- moi ce coeur puis qu'il n'est plus coupable.

C'est la seule douceur dont je me sens capable.

LÉONTIN.

Vous redonner un coeur dont les déguisements

Opposaient des glaçons à vos embrasements !

Un coeur tout consumé de feux illégitimes !

1830   Tout noir de trahisons ! tout infecté de crimes !

Quoi ! Ce coeur tout sanglant vous pourrait approcher

Mais pour vous obéir il le faut arracher.

Il doit en cet état contenter votre envie ;

Hélas ! Privé trop tard et de crime, et de vie !

ALINDE.

1835   Ah ne poursuivez plus ces discours odieux !

Je veux que vous viviez pour me fermer les yeux !

Hé cruel ! pourrais-tu sans un excès de haine

Tromper en cet état les désirs de ta Reine !

Par mes feux si constants, par mes sortes douleurs

1840   Par ces fleuves de sang, par ces torrents de pleurs,

Accorde à mes soupirs ces dernières délices

Que mon cher Léontin soit exempt de supplices :

Ne me refuse point. Puisque je meurs pour toi,

Dois-je pas obtenir que tu vives pour moi !

LÉONTIN.

1845   Non, ma Reine ! Il est temps que ce corps misérable

Cesse d'être infecté d'un esprit si coupable !

Que ce coeur profané par mille changements

Arrête par la mort ses lâches mouvements !

Inutiles fureurs ! Vaine résipiscence !  [ 5 Résipiscence : Reconnaissance de sa faute avec amendement. [L]]

1850   Ah vous venez trop tard pour sauver l'innocence !

Adorable victime, et d'amour, et de foi,

Que ne puis-je mourir et pour vous, et pour moi !

Mais souffrez dans l'instant où vous m'êtes ravie,

Qu'au moins je fois à vous en sortant de la vie !

1855   Qu'amour et le bûcher finissants nos langueurs !

Brûlent de même flamme et nos coeurs, et nos coeurs !

ALINDE.

Hé non conserve-toi dans ce plaisir extrême

De faire vivre en toi la moitié de vous même.

LÉONTIN.

Ma Reine, je ne puis après votre départ

1860   Ce coeur serait privé de sa meilleure part !

Il faut, il faut mourir le cercueil à des charmes

Puisqu'il va posséder le sujet de mes larmes !

ALINDE.

Mon âme tu mourrais pour me désobliger !

LÉONTIN.

Ma Reine je vivrais pour ne vous pas venger !

ALINDE.

1865   Mais puis que je le veux puis que je le commande !

LÉONTIN.

Mais puis que je ne puis ! Puis que je le demande,

N'arrêtez point le cours d'un juste repentir !

ALINDE.

Non ; je te le défends je n'y puis consentir.

LÉONTIN.

Un ingrat !

ALINDE.

Mon amant !

LÉONTIN.

Un cruel !

ALINDE.

Mais je l'aime !

1870   Et luI donner la mort, c'est me tuer moi-même !

LÉONTIN.

Quoi ! Languir loin de vous !

ALINDE.

Oui, pour l'amour de moi !

Et ta Reine en mourant t'impose cette loi !

Ne me travaille plus !

LÉONTIN.

N'ayez point cette envie !

Je crains trop ces tourments pour conserver ma vie !

ALINDE.

1875   Ah cruel ! Tu veux donc à mon dernier moment

Gêner ce pauvre esprit par un double tourment !

Mais enfin tu le veux. Il faut que je ressente

Et la mort de l'amant, et la mort de l'amante ;

Et que j'aie aujourd'hui pour surcroît de malheur

1880   Martyre sur martyre, et douleur sur douleur.

songe que mon trépas t'apporte moins de blâme

Que l'excès du remords ne figure à ton âme !

Hélas ! Ce que je fais je l'ai fait chaque jour !

L'amour me fait mourir, et je mourais d'amour !

PHENIX.

1885   Sachons le criminel.

ARCADE.

  - Quel est le parricide?

Est-ce un autre ? Est-ce vous ?

LÉONTIN.

C'est un couple perfide !

Mais Ortalque est trompé ! Moi je ne l'étais pas !

ARCADE.

Dieux, mon frère l'adore, et cause son trépas !

PHENIX.

Quoi ! l'amour d'un grand coeur plus fatal que la haine

1890   Frémir contre une amante ! Immoler une Reine !

Quel penser !

ARCADE.

- Ah je crains ce changement de lieux !

Et que dans cette esclave on ait trompé ses yeux[.]

SCÈNE IX.
Ortalque, Phenix, Léontin, Evandre, Alinde, Isaspe, Chrysane, Domestiques.

ORTALQUE.

Madame le voici cet amant plein d'outrage

Dont ce funeste coup vous fait sentir la rage !

1895   Le voici l'imprudent dont la juste fureur

Vient punir à vos yeux sa flamme, son erreur !

Quand mon fort a permis que par votre artifice

J'ai frappé ce beau corps au lieu de Sélénice ;

Mon amour s'est noirci par une impiété

1900   Qui s'augmente aujourd'hui par votre qualité !

Le meurtre dont ma main se trouve ensanglantée

Remplit d'un tel effroi mon âme épouvantée,

Qu'à peine je reviens de cet étonnement

Pour venger vos douleurs par le même tourment !

1905   Ô Destins : ô cruel effroyable aventure !

Opprobre de l'amour ! Horreur de la nature !

PHENIX.

seigneurs ! Que je vous plains

ORTALQUE.

N'ayez que de l'horreur.

LÉONTIN.

Blâmez ma perfidie

ORTALQUE.

Accusez ma fureur !

LÉONTIN.

C'est à quoi je réduis l'amante qui m'honore !

ORTALQUE.

1910   Et moi je traite ainsi la beauté que j'adore !

Contemplez dans ce Prince un hôte injurieux

Un frère impitoyable un amant furieux !

Mais ce bras parricide, et bourreau d'une Reine

Sait le prix glorieux que je dois à sa peine ;

1915   Et ce fer tout sanglant...

LÉONTIN.

  Entrera dans mon coeur,

Heureux en ce moment d'éprouver sa rigueur.

Ma Reine !...

ALINDE.

Ah furieux !

ORTALQUE.

Imprudent ! Misérable !

Ton fer tranche les jours de ce couple adorable

Sans punir ta fureur sans venger son trépas !

ALINDE.

1920   À la mort à la mort ! Suivons, suivons ses pas !

Amis injurieux !

LÉONTIN.

Jugez par cette plaie

si mon amour est faux, si ma douleur est vraie.

Ce fer ne m'a rien fait, ses coups font innocents ;

Mais celui qui vous tue est celui que je sens !

1925   Que j'expire à vos yeux : c'est ma dernière envie.

La mort vient effacer la honte de ma vie.

Adieu, ma belle Reine ! ..

ALINDE.

Ah mon âme, où vas-tu !

Beau sang, cruel témoin d'une rare vertu,

Ne sors point de ce coeur ! Ne me sois point rebelle !

1930   Léontin ! Léontin ! Hé ! C'est moi qui t'appelle !

Mon âme ! mon amour ! ah : ses yeux languissants

Accordent leurs regards à mes tristes accents !

Attends-moi, mon amour ! Une âme si fidèle

Ne doit point s'en aller quand c'est moi qui l'appelle !

1935   Mais hélas ! il expire et ses derniers soupirs

Exhalent doucement sa vie, et mes plaisirs !

Dieux qui me poursuivez, puisqu'il faut que je meure,

Vous pouviez, m'accorder de vivre moins d'une heure !

Ah ! L'extrême douleur m'ôte le sentiment !

1940   Et je ne puis mourir par excès de tourment !

ISASPE.

Ah Madame !

ALINDE.

Ah ma Fille !

CHRYSANE.

Hélas ! Quelle journée :

ORTALQUE.

Cruel persécuteur d'on illustre Hyménée,

Expie par ton sang l'horreur de ta maison :

Fais dans ce désespoir un acte de raison !

1945   Vois qu'un noble remords est toujours légitime !

Apprends par cet exemple à réparer ton crimes

ARCADE.

Vous vivrez pour la Reine, et pour la secourir.

ORTALQUE.

Te vivrai pour la Reine Hé je la fais mourir !

ALINDE.

Mais puisqu'en ces fureurs votre bonté m'outrage

1950   En m'ôtant un moyen de terminer ma rage,

Cherchons dans les rochers un prompt soulagement.

ÉVANDRE.

Arrêtons les transports de ce funeste amant.

SCÈNE X.
Isaspe, Alinde, Chrysane.

ISASPE.

Grands Dieux, quels accidents ! Amour infortunée,

Quel astre, ou quel Démon régit ta destinée !

CHRYSANE.

1955   Hé Madame ! ôtez vous ce fâcheux souvenir ?

ALINDE.

Ma fille, attends un peu ; mes douleurs vont finir.

Quitterais-je un grand coeur dont la flamme est ravie !

Plus aimable en sa mort, qu'odieux en sa vie !

Triste et charmant objet de ma fidélité,

1960   Quitterais je celui pour qui j'ai tout quitté !

Je vivais pour t'aimer, je mourrai pour te suivre !

Ta mort plus que mes coups m'empêchera de vivre !

Reçois ces ornements désormais superflus

Puis qu'Alinde est sans âme, et que tu ne vis plus !

SCÈNE XI.
Iris, Phenix, Alinde, Isaspe,

IRIS.

1965   Ô spectacle tragique !

PHENIX.

  Objet digne de larmes !

ALINDE.

Madame, vous voyez un effet de vos charmes

Ce coeur percé de coups, ce corps sans mouvement.

IRIS.

Sont des maux arrivés par mon consentement !

Madame pardonnez à cette âme aveuglée

1970   Les erreurs d'une amour qui l'avait déréglée !

Si mes pleurs et mon sang soulagent vos douleurs

Je répandrai mon sang, j'épuiserai mes pleurs ?

ALINDE.

Hélas je vous pardonne, et ce corps adorable

Parut assez charmant, fut assez désirable

1975   Pour faire en ce climat ce qu'il fit à ma Cour !

Ah la pitié me tue ! Ah j'expire d'amour !

Esprit dont le tombeau respecte la lumière,

sois témoin des douceurs de mon heure dernière.

Ces pleurs, et ces soupirs te parleront pour moi ;

1980   Et ma fin t'apprendra combien je fuis à toi.

Beau corps où ta Princesse enfermait ses délices,

Belle âme où le trouvai ma joie, et mes supplices,

Voyez comme je meurs. Le trépas est bien doux

À qui doit espérer de vivre avecque vous.

CHRYSANE.

1985   Chrysane infortunée !

ISASPE.

  Isaspe inconsolable !

IRIS.

Ô couple généreux ô couple pitoyable !

Il fallait pour finir ton fort injurieux

La fierté de la Thrace, et les traits de mes yeux.

 


Extrait du Privilège du Roi.

Par Grace et Privilège du Roi, donné à Paris le 8 jour d'avril 1642. signé, par le roi en son Conseil, LE BRUN, il est permis à Augustin Courbé, Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer une pièce de Théâtre, intitulée Alinde, durant cinq ans : et défenses sont faites à tous autres d'en vendre d'autre impression que de celle qu'aura fait faire ledit Courbé, ou ses ayants cause, à peine de trois mille, livres d'amende, et de tous ses dépens, dommages et intérêts, ainsi qu'il est plus au long porté par ledit privilège. Et ledit Courbé a associé audit Privilège Antoine de sommaville, aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l'accord fait entr'eux.

Achevé d'imprimer le dix-huitième Décembre, 1642.


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Notes

[1] Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]

[2] Vers 1383, On lit "prévindrent", nous changeons pour "préviendront".

[3] Syndérèse : Terme de dévotion. Remords de conscience. [L]

[4] Dément : Terme de médecine. Qui est atteint de démence ; qui concerne cette affection. [L]

[5] Résipiscence : Reconnaissance de sa faute avec amendement. [L]

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