MONOLOGUE DRAMATIQUE
Adolphe JOLY
PARIS, A. HURÉ, Libraire-Éditeur, 14 rue du Petit-Carreau.
Texte établi en janvier 2020 par Paul FIEVRE
publié par Paul FIEVRE, février 2020
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:51.
PERSONNAGES.
SALOMON DE CAUS.
Texte extrait de "Essais et Monologues dramatiques d'Adolphe Joly, jouées sur les principaux théâtres de Paris", Adolphe Joly, Paris : A. Huré, 1873. [cote BnF YF 9642]
SALOMON DE GAUS A BICÊTRE
Le théâtre représente l'intérieur d'un des cabanons de Bicêtre. - Au lever du rideau Salomon est couché sur la paille. - Une lampe attachée au mur éclaire la scène.
SALOMON.
Il se lève, pâle, les yeux hagards, les cheveux en désordre.
Ils vont crier encor: « C'est un fou !... qu'il est pâle !
Son rire est convulsif ; il chante, il souffre, il râle !
Un fou ! Regardez tous, il cherche sa raison :
Pour toujours elle a fui son obscure prison.
5 | L'élu du Créateur, cette sublime essence, |
N'est plus qu'un lourd objet privé d'intelligence.
Son oeil morne, inquiet, regarde sans rien voir.
L'âme s'est envolée !... Avait-il du savoir,
Ce prophète nouveau ? - Dans son langage austère
10 | Il voulait démontrer un étrange mystère : |
On prétend qu'un matin, sortant de sa torpeur,
Il proclama bien haut qu'un géant : la VAPEUR !
Allait au monde ancien souder le nouveau monde ;
Que, sillonnant partout la vaste mappemonde,
15 | Sur des chemins étroits, d'invisibles coursiers |
laisseraient bien loin d'eux et chars, et cavaliers.
Ha ! ha ! ha ! C'est plaisant. Ces douces rêveries
Le promènent gaiement au séjour des féeries.
L'insensé ! Plaignons-le !... »
Avec énergie.
Pour d'autres malheureux
20 | Gardez votre pitié, visiteurs généreux |
Qui venez, chaque jour, lâchement vous repaitre
Du spectacle hideux des loges de Bicêtre !
Sur Salomon de Caus cessez tous de gémir.
Allons, éveillez-vous: c'est trop longtemps dormir !
25 | Le rêveur insensé, le faux visionnaire, |
Agitera ce globe étroit, stationnaire !
Avec découragement et mélancolie.
Regarde autour de toi, Salomon ; vois ce lieu,
Ce sinistre cachot, où, de par Richelieu,
Tu dois finir les jours. Le Cardinal-Ministre,
30 | Cet immense cerveau, qui dirige, administre |
La noble France. Eh bien ! Ce savant, ce penseur,
Rit de les longs travaux, dédaigne la Vapeur :
« Cet homme a le cerveau dérangé, le délire.
Enfermez-le, dit-il.
- Par pitié ! Veuillez lire :
35 | J'ai, dans ce manuscrit, démontré l'action |
D'un agent inconnu : - de l'ébullition.
Seul, je l'ai découvert, cet agent invincible,
Ce levier tout-puissant, cet athlète invisible,
Qui toujours veut briser le mur qui le retient :
40 | Vous niez le progrès : la Vapeur m'appartient ! |
Lisez !... De mes essais la preuve existe entière...
Lisez !... » On m'entraîna... Puis... dans une litière,
Garrotté durement, on m'amena sans bruit
Dans cette cage où règne une éternelle nuit!
Moment de silence.
45 | De mes veilles voilà la seule récompense !... |
Souffre sans murmurer, martyr de la science!
Souffrir ! Oh ! Je suis fort ! Qu'importe l'instrument !
Périsse l'ouvrier, mais que le monument
S'élève radieux, symbole impérissable.
50 | Ils peuvent me broyer, moi, chétif, grain de sable. |
Le ministre puissant me tuera s'il le veut ;
En tombant je crierai : POURTANT ELLE SE MEUT !
Compagnons de mes jours, travail, fidèle étude,
Venez du prisonnier charmer la solitude.
55 | La prison, avec vous, ne m'attristerait pas. |
Rendez-moi, geôliers, mes livres, mes compas.
Dieu, qui pour ses enfants a créé la lumière,
Maudira l'oppresseur sourd à l'humble prière...
Ils ne m'écoutent pas. Honte sur mes bourreaux !
60 | Que ne puis-je briser ces horribles barreaux, |
Sentir l'air embaumé. voir le ciel de la France !
Ne sonneras-tu pas, heure de délivrance ?
Rends-moi la liberté, le plus noble des biens.
J'ai souffert trop longtemps ; viens briser mes liens !
65 | Liberté! ton saint nom est pour moi plein de charmes, |
Il réchauffe mon coeur, il étanche mes larmes.
Hélas ! J'appelle en vain : ce cri de liberté,
Par l'écho des prisons n'est jamais répété !!!
La nuit ! Toujours la nuit ! Malgré moi je tressaille.
70 | Combien de malheureux ont sur cette muraille |
Gravé profondément un nom, un souvenir ;
Qui rêvaient, confiants, un heureux avenir :
L'un priait, pauvre enfant, pour sa mère éplorée,
L'autre se souvenait d'une femme adorée.
75 | Sur l'humide paroi de ce vaste tombeau, |
À mon tour j'inscrirai, ce soir, un nom nouveau.
Ce nom d'un être aimé me montrera l'image.
À ce livre de sang j'apporterai ma page...
Ange aux doux yeux d'azur, aux soyeux cheveux d'or,
80 | Mon coeur, triste et blessé, garde comme un trésor, |
Comme un baume divin ta suave promesse.
Conserve à Salomon ton amour, sa richesse...
Avec force.
Egoïste jaloux, à ton destin fatal
Enchaîner cette enfant !... Incline-toi, vassal !
85 | Ton âme à la science appartient tout entière ; |
Maîtresse sans rivale, impérieuse, altière,
Pour prix de tes travaux, de la fidélité,
De tes nuits sans sommeil et de ta liberté,
Elle ceindra ton front d'une triple auréole :
90 | À toi dans l'avenir, à toi le Capitole !!! |
Il s'agenouille lentement.
Soutien de l'aflligé, célèste protecteur,
J'implore à deux genoux votre pardon, Seigneur !
Du juste défaillant terminez le martyre ;
Soyez clément, mon Dieu !... Quel étrange délire !
Tremolo.
95 | Bicêtre !... Humanité !... France !... Avenir !... Progrès !... |
L'oeuvre du fou triomphe !... Ah ! je meurs sans regrets !
Mon nom rayonnera d'une gloire éternelle.
Au peuple, à mon pays. J'ouvre une ère nouvelle!
Gardiens, inclinez-vous, votre prisonnier sort !
100 | Richelieu !... Richelieu !... La Vapeur !... Oh ! la mort ! |
Il meurt.
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