MONOLOGUE DRAMATIQUE EN VERS
Adolphe JOLY
PARIS, A. HURÉ, Libraire-Éditeur, 14 rue du Petit-Carreau.
Texte établi en décembre 2019 par Paul FIEVRE
publié par Paul FIEVRE, janvier 2020
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:51.
PERSONNAGES.
NICOLAS FOUQUET.
Texte extrait de "Essais et Monologues dramatiques d'Adolphe Joly, jouées sur les principaux théâtres de Paris", Adolphe Joly, Paris : A. Huré, 1873. [cote BnF YF 9642]
FOUQUET À LA BASTILLE
FOUQUET.
Ah ! Je suis mort pour tous ; ce froid cercueil de pierre
Etouffe les sanglots, arrête la prière.
Quel étrange destin ! Quelle grande leçon !
Au palais écroulé succède la prison.
5 | J'ai protesté longtemps, une douce espérance |
Sommeillait dans mon coeur, allégeait ma souffrance :
La désillusion a brisé mon hochet :
On ne se souvient plus de Nicolas Fouquet !
Tous ils m'ont oublié ! Devant mon infortune
10 | On s'enfuit prudemment : la douleur importune. |
Il se lève.
Qu'ai-je dit ?... Ah ! C'est mal ! vrais amis, nobles coeurs
Qui m'avez défendu contre mes détracteurs,
J'ose vous accuser... Pellisson et Gourville
Écrivent en faveur du maître de Belle-île ; [ 1 Nicolas Fouquet était Marquis de Belle-île.]
15 | Sévigné, Scudéry sollicitent toujours : |
Leur éloquente ardeur, seule, a sauvé mes jours.
Attendons !...
Il va vers la fenêtre.
J'oubliais une amitié fidèle
Qui charme mes ennuis : une douce hirondelle
Qui me parle des bois, du soleil, du ciel bleu.
20 | Tous les ans tu reviens, bel oiseau du bon Dieu, |
Me dire : Le printemps rajeunit la nature,
La fleur est parfumée et la brise murmure ;
Le pauvre prisonnier va s'asseoir près du nid
Qu'il prépara pour toi : que ton chant soit béni !
25 | Où donc est-elle ?... Eh quoi ! Partie avec l'aurore |
Pour des climats plus chauds... Non, non, je doute encore :
L'hiver est loin de nous... Ingrate, entends ma voix.
Je m'alarmais à tort ; enfin je l'aperçois :
Pour glaner dans nos champs, ma petite compagne
30 | Était partie : ou est si bien, dans la campagne ! |
Avec force.
Est-ce un rêve ?... Du sang !... Du sang sur ce barreau :
Mon cruel geôlier est devenu bourreau,
Et pendant mon sommeil... pauvre oiseau!... C'est infâme !
Le lâche !... On a tué son coeur avec son âme.
35 | La haine du grand roi me poursuit pas à pas ; |
Elle ne tombera que devant le trépas.
Mon trépas ! Ah ! Qu'il vienne arracher cette grille :
Amboise, - Angers, - Moret, - Vincennes, - la Bastille !...
De prison en prison, vingt ans ils m'ont traîné.
40 | Vingt ans, mon Dieu !... Vingt ans captif, infortuné ! |
Mes yeux se sont éteints sous cette voûte humide ;
Ma taille s'est courbée; un air lourd, homicide,
A brûlé mes poumons. Cette cage de fer
Que le Dante oublia dans son sublime Enfer,
45 | A de mon coeur meurtri vu l'éternel orage, |
Vu des larmes de sang sillonner mon visage.
Le trépas !... Mais la mort est une volupté
Quand son ange apparaît avec la liberté.
Ma coupe de douleur est pleine : patience !
50 | Il me faut vivre encor, vivre pour la vengeance ! |
Louis, dont la puissance effrayait l'univers,
A vu ses grands succès se changer en revers.
En déchirant l'édit signé par Henri quatre,
Il appauvrit l'État ; il a fallu combattre
55 | De fidèles sujets. Cent mille camisards |
Sont partis, emmenant l'industrie et les arts.
La perte de Colbert altère les finances :
Plus de coffres. partant, plus de munificences.
Le prêt manque aux soldats, et, comme un commerçant,
60 | L'État ose emprunter à quatre cents pour cent ! |
On se perd pour sauver un monarque apathique :
- Philippe cinq ; - aveugle et folle politique !
Dans Versailles déchu, le passant, plein d'effroi,
Regarde mendier les laquais de son roi.
65 | Les galants carrousels ont fait place aux grimaces ; |
La bulle Ugenitus va diviser les masses.
L'étiquette partout, partout le décorum, -
Et l'on meurt de misère, au chant des Te Deum !
La guerre a dépeuplé notre campagne inculte ;
70 | Le soleil s'est voilé : ce soleil dont le culte |
Recrutait - à prix d'or - de vils adorateurs.
Ministres. -- généraux, -- poètes, - orateurs,
Sont tombés, tour à tour, sous la grande faucille.
Tous deux nous survivons à l'illustre famille
75 | Qui prêta sa splendeur à ce siècle ennobli : |
Molière, - Fénelon, - Colbert, nouveau Sully,
Colbert !... - sur un cercueil la haine glisse et tombe, -
Out précédé Racine et Lebrun dans la tombe.
L'ouragan a fauché tous nos contemporains;
80 | Ce règne prolongé n'a plus de lendemains. |
Le roi reste debout, droit et fier comme un chêne,
Mais l'heure est arrivée et sa chute est prochaine.
Pour remplacer Condé, Turenne et Luxembourg,
Il a choisi Massin, Tallard : des gens de cour.
85 | La disette est partout ; la moitié du royaume |
Vit d'aumône ; la faim habite sous le chaume !
Qui succède à Colbert, à Louvois ?... Chamillart,
Fort honnête, mais nul : un grand homme... au billard.
Pontchartrain a vendu des lettres de noblesse ;
90 | Louis quatorze, orgueilleux, qu'un conseil froisse et blesse |
On a doublé la taille, ou altère l'argent
Monnayé... Quant à toi, souverain indigent,
Pour donner un acompte à ton infanterie,
On fond tes vieux bijoux, ta lourde argenterie.
95 | Tu n'as plus de vaisseaux dans ton beau port de Brest ; |
Les frontières du nord, de l'est et du sud-est
S'ouvrent à l'ennemi, l'ennemi qui resserre
De nombreux bataillons : c'est un coup de tonnerre.
Eugène, - Marlborongh, - Heinsius, -- triumvirat
100 | Energique et puissant, ont, dans un long contrat, |
Juré d'anéantir la vieille monarchie.
L'or va semer ici la haine et l'anarchie.
Il te faut abdiquer : abdiquer c'est souffrir !
Le glas tinte... Non, non, je ne veux pas mourir!
105 | Je verrai s'envoler l'éclat qui t'environne ; |
Tu glisseras du trône en perdant ta couronne,
Fantôme disparu, soleil au disque éteint,
Tu courberas le front. Roi, songe à Charles-Quint !
Un temps.
Mais cet abaissement, c'est la France amoindrie ;
110 | C'est le démembrement, le deuil de la patrie : |
Seigneur, n'exaucez pas mes souhaits insensés ;
Détournez loin de nous vos regards courroucés.
Quoi ! L'ennemi viendrait au foyer de nos pères ;
On verrait dans nos murs les hordes étrangères,
115 | Nos drapeaux arrachés !... Ô profanation ! |
Aux armes ! Levez-vous ; sus à l'invasion !
Refoulez dans son coeur sa coupable espérance :
La France ne meurt pas ; on ne prend pas la France !
Il va s'asseoir près de la table.
Pauvre oiseau, c'est pour lui que j'émiettais ce pain :
120 | Il ne redira plus son frais et gai refrain. |
Il trouve un billet dans le pain.
Un billet !... un billet !... Quelle est cette écriture ?
Je ne me souviens pas... Bien... Pas de signature.
Il ouvre le billet et lit, après avoir regardé de tous côtés.
Une lime, cachée dans ce pain, vous permettra de scier un barreau. - Votre cachot donne sur un fossé, dans lequel se cache un ami dévoué, qui vous fera parvenir une échelle de corde. À minuit, une lumière brillera à la fenêtre de la première maison du faubourg Saint-Antoine ; si vous acceptez, placez au même instant un flambeau allumé à la meurtrière de votre cellule. »
Il se lève, avec joie.
Merci ! J'ai retrouvé le courage et la foi :
Dévouement inconnu, merci ! Je crois en toi.
125 | Oui, voici cette lime : elle m'ouvre l'espace. |
Minuit !... C'est pour minuit ; lentement l'heure passe.
Je reverrai la plaine, et le ciel, et le jour...
On sert donc quelquefois de ce triste séjour ?
Sois maudite, prison aux terribles annales!
130 | Le temps a respecté tes voûtes sépulcrales, |
Mais l'ère va venir des grandes libertés :
Dieu te marque du doigt, et tes jours sont comptés.
En vain tu défendras tes vieilles oubliettes,
Tes chaînes, les tombeaux, où gisent des squelettes.
135 | Quand d'un peuple en courroux s'élèvera la voix, |
Tes canons tonneront pour la dernière fois,
Le peuple brisera tes portes, ta ceinture ;
Les outils du bourreau - des outils de torture ! -
Seront jetés au feu devant la nation ;
140 | Tu tomberas aux cris de malédiction |
De la foule éplorée. - Effroi de la la famille,
On s'écriera bientôt : - Ici, fut la Bastille !
Comme un songe envolé, chassons ce souvenir :
Le vieux faubourg s'endort, mon exil va finir.
145 | Oui, j'irai me cacher au fond de la Hollande, |
Dans un bourg ignoré, près d'une verte lande ;
Je verrai les grands boeufs paître sur le coteau ;
J'entendrai les chansons et les bruits du hameau,
Le tic-tac du moulin, le chant de la fontaine ;
150 | Je relirai les vers de mon bon La Fontaine ; |
Les laboureurs flamands, les braves mariniers
M'offriront des tableaux dignes du vieux Teniers.
Marcher au grand soleil, vivre à sa fantaisie,
S'enivrer de l'air pur, voilà la poésie.
On entend sonner minuit.
155 | Mon coeur bat... minuit sonne... Allons, n'hésitons pas : |
Comme la liberté, pour l'homme, a des appas !
On ne m'a pas trompé : là-bas cette lumière,
C'est le signal... Plaçons dans cette meurtrière
Le flambeau... Maintenant mon sort va s'accomplir :
160 | Dans une heure je veux être libre... |
On entend un coup de feu. - Fouquet chancelle en portant la main a sa poitrine.
Ou mourir! |
Il se traîne vers la table.
J'avais compté sans toi, gouverneur implacable ;
Mais ta haine veillait : la mort est préférable
À ce supplice lent ; plus de captivité !
Il prête l'oreille.
Pellisson !... Sauve-toi !... Je meurs !... Fatalité ! [ 2 Fouquet meurt le 23 mars 1680 dans la forteresse de Pignerol d'une crise d'apoplexie et non à La Bastille d'un coup de feu.]
Il tombe et meurt.
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Notes
[1] Nicolas Fouquet était Marquis de Belle-île.
[2] Fouquet meurt le 23 mars 1680 dans la forteresse de Pignerol d'une crise d'apoplexie et non à La Bastille d'un coup de feu.