LA SOUPIÈRE

COMÉDIE EN UN ACTE

Représentée pour la première fois sur le théâtre de Chartres, le 11 novembre 1874.

1876. Tous droits réservés.

PAR M. ERNEST D'HERVILLY

PARIS, PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU.

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHALRES HÉRISSEY.

Représentée pour la première fois sur le théâtre de Chartres, le 11 novembre 1874.


Texte établi par Paul FIEVRE, janvier 2023.

Publié par Paul FIEVRE, février 2023.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:22.


PERSONNAGES

MADAME SPOON, Mlle Céline MONTALAND.

DE HONDURAS, M. COQUELIN CADET.

UN DOMESTIQUE.

Un salon. - Paris.

Extrait de "Théâtre de campagne, première série (...)" par Abraham Dreyfus, Deuxième édition. Paris : Calmann Lévy, 1887. pp. 127-148.


LA SOUPIÈRE

SCÈNE PREMIÈRE.

MADAME SPOON.

Elle entre vivement, charmante, à la tête des flots tumultueux de sa robe de bal.

À la cantonade.

Pulchérie ! C'est entendu, mon enfant, n'est-ce pas ? À dix heures la voiture...

Après un regard jeté à la pendule.

Neuf heures et demie ! Très bien ; j'ai le temps de me passer en revue, comme disait ce pauvre colonel Spoon...

Elle se place devant la glace.

... Fixe ! Pas mal... Et la modestie en personne ! Ah ! c'est que j'ai dû suivre de point en point le programme imposé par ma chère Jemmina. Priée d'apparaître ce soir à son bal de noces, mais dans une tenue dont les splendeurs n'aveuglassent point ses bourgeoises de petites amies, j'ai été forcée de prendre des ris dans ma voiture... Toujours comme aurait dit le Colonel Spoon. - C'est égal, je fais une veuve encore passable ; et même, en me voyant dans cette... Toilette simple, mais de bon goût... Je suis sûre que mon pauvre ami m'aurait dit aujourd'hui : Soldat, je suis content de vous ! - Pauvre colonel8Spoon ! Ah ! le destin cruel que celui qui vous enlève un mari à la fleur... de votre âge ! Peu de mois après notre mariage, le colonel prit froid en revenant de son cercle. Ce ne fut rien d'abord, mais la science s'en mêla. Il fut bientôt condamné par la Faculté. Enfin, un matin, il prit une potion, et quelques instants après... la médecine des hommes était satisfaite !...

Elle reste pensive un moment, puis, écartant les rideaux d'une fenêtre, elle plonge ses yeux dans l'obscurité extérieure.

Il pleut toujours, quel horrible hiver ! Ténèbres partout ! Pas une étoile ! Selon les propres expressions de Pulchérie, ma femme de chambre, on dirait vraiment que les anges nécessiteux ont mis les astres au Mont-de-Piété ce mois-ci.

Elle se met à rire.

Je pense à cet imbécile... À ce joli Monsieur, à ce bon fou, avec ses yeux de pélican dévoué... Que je rencontre sans cesse sur mon chemin depuis huit jours... S'il pouvait recevoir sur ses nobles épaules tout ou seulement partie de l'averse qui tombe cette nuit, je serais ravie, ma parole ! Cela mettrait un peu d'eau dans son vin, je suppose.

On frappe à la porte de gauche.

Eh bien ! Qu'est-ce ?

Paraît un domestique un plateau à la main.

J'avais dit ! À dix heures la voiture.

LE DOMESTIQUE.

Je prie madame de me pardonner, c'est un Monsieur qui voudrait parler à Madame pour affaire des plus urgentes.

MADAME SPOON.

Mais, j'ai fait défendre ma porte !

LE DOMESTIQUE.

C'est ce que j'ai dit à ce monsieur. Il m'a supplié de faire passer sa carte à Madame.

Le domestique remet la carte.

MADAME SPOON.

Elle lit la carte.

« Wilfrid de Honduras. » Honduras ? Je ne connais pas Honduras, voyons donc ?... Si, au fait, je crois avoir lu ce nom-là souvent dans mon journal ! Honduras ! J'y suis ! C'est cet amateur étranger... Cet Américain de l'Amérique du Sud... Qui... C'est cela !... Un collectionneur célèbre... Que peut-il me vouloir ? Si je le renvoyais à ses bibelots ? « Affaire des plus urgentes. » C'est écrit... Allons, La Pivoine, faites entrer ce monsieur.

À part.

Eve a bien admis que le serpent se présentât devant elle... par curiosité.

Sortie du domestique. Elle s'assied et réfléchit.

De Honduras ? Bon ! Je n'ai même point demandé quelle tournure il a, cet habitant du nouveau monde ! Quelle singulière visite !.., Que puis-je avoir de commun avec un ex-peau rouge qui achète des plats de Moustiers... À l'hôtel des Ventes ?

SCÈNE II.
De Honduras, Madame Spoon.

DE HONDURAS.

Toilette de bal.

Madame.

MADAME SPOON.

Elle jette un léger cri de surprise.

Ah !

À part.

L'homme aux yeux de pélican dévoué ? C'est trop fort !

Haut, avec indignation et montrant la porte.

Monsieur, veuillez, je vous prie...

DE HONDURAS, à part.

Je suis reconnu, c'est évident.

Haut.

Madame, par pitié...

MADAME SPOON.

Sortez, monsieur !... Ou vous allez contraindre une femme faible et isolée à user des moyens violents qu'un coup de sonnette peut mettre à sa disposition...

DE HONDURAS.

Madame ! De grâce !.,. Écoutez-moi ! Un mot, un seul ! Au nom de ce que vous avez de plus cher !... Au nom de votre collection !... Un mot !

MADAME SPOON, à part.

Pendant cet aparté, de Honduras, entraîné par une irrésistible curiosité, ex aminé à la dérobée les objets rares que l'appartement contient.

Cet homme est fou !... Il n'a rien de hideux d'ailleurs... Il est honorablement vêtu... D'autre part la voiture n'est pas encore là... La Pivoine veille, en outre... Qu'il parle donc !

Haut.

Allons, monsieur, puisque vous avez su vous introduire nuitamment, mais sans effraction, je le reconnais, dans un domicile privé, parlez... Je vous écoute.

DE HONDURAS.

Eh bien, madame ! Eh bien, ce n'est pas un tableau complet de l'horrible situation dans laquelle je me trouve, que je vais avoir l'honneur de peindre à vos yeux, c'est une simple esquisse... Un léger croquis !...

MADAME SPOON, montrant un siège.

Usez de votre victoire, Monsieur ; installez-vous.

DE HONDURAS, s'incline et s'assied.

Donc, Madame, je suis cet infortuné, cet inconnu, ce chrétien errant, que depuis huit jours vous trouvez sans cesse sur vos pas, désagréable hélas ! Comme une pelure d 'orange... J'en suis sûr.

MADAME SPOON, sèchement.

Au fait, Monsieur, au fait.

DE HONDURAS.

Malgré le dédain... foncé que vous témoignez au plus respectueux des interlocuteurs, je vous dirai, Madame, que le motif qui m'amène ici, à cette heure, est profondément convenable. Oui, Madame, le ciel, que nous aurons au mois de juin, ne sera pas plus pur que le fond de mon coeur. Wilfrid de Honduras, tel est mon nom.

MADAME SPOON.

Je sais. 2 Si j'en crois nos meilleurs reporters, vous êtes un collectionneur enragé.

DE HONDURAS, l'interrompant.

Ah ! Madame, je n'ai jamais mordu personne.

MADAME SPOON, railleuse.

Je me rappelle parfaitement. C'est vous qui payez 13000 francs un pot à moutarde... en vieux Marseille ?

DE HONDURAS.

À moutarde est peut-être excessif ; Madame ; mais je l'ai en effet payé 13000 francs ce pot, quelle que soit la profession qu'on l'ait forcé d'embrasser jadis.

MADAME SPOON.

J'ai l'honneur de vous le répéter, Monsieur, au fait !

DE HONDURAS.

Alors, Madame, je vais déchirer le voile plus amplement ?

MADAME SPOON.

Déchirez, Monsieur, mais déchirez vite.

DE HONDURAS.

Il se lève.

Voici, madame. La scène se passe à Paris. C'était pan une belle après-midi du mois dernier ; il ne pleuvait qu'à torrents... Je me trouvais rue Drouot, au premier étage de ce monument couvert d'affiches que vous savez, On vendait la collection d'un amateur : Monsieur de  la Hublotière. Je mis enchère sur une superbe soupière !... du Rouen polychrome, à la Corne, irréprochable ! presque deux fois centenaire ! Car elle datait, Madame, de l'époque où Louis le Grand, après avoir envoyé sa vaisselle plate à la Monnaie, « délibéra de se mettre en faïence », comme dit Saint-Simon ! Ah ! Quelle soupière, madame ! Ce n'était que festons, ce n'était qu'astragales ! Pardon, c'est-à-dire que les lambrequins et les rinceaux, dont elle était décorée, auraient réjoui le coeur de Bernard de Palissy lui-même ; enfin, elle était en outre ornée de magnifiques armoiries, chose rare !   [ 2 Rinceau / Terme de blason. Branches chargés de feuilles. ]

MADAME SPOON, à part.

Il est absolument fou.

Haut.

Cessons cette plaisanterie, Monsieur.

DE HONDURAS.

Mais je suis sérieux comme Pluton en personne, Madame ! J'abrège. Cette soupière me fut donc adjugée pour 43000 francs, et des centimes que je vous passe.

MADAME SPOON, riant.

Je vous suis obligée.

DE HONDURAS, avec douleur.

Eh bien, madame, cette soupière ! Ce rêve de ma jeunesse ! Cette consolation de mon âge mur ! Cette soupière, elle était veuve de son couvercle !

MADAME SPOON, froidement.

Navrante histoire en vérité, mais je n'y peux rien ; et comme je pense, Monsieur, que tout ceci est le résultat d'une gageure, j'accorde que vous l'avez gagnée.

Elle lui montre la porte de nouveau.

DE HONDURAS.

Cruelle créature ! Vous me chassez ?

MADAME SPOON, en colère.

Mais enfin, Monsieur, je ne l'ai pas, moi, votre couvercle !

DE HONDURAS.

Erreur violente, Madame, erreur !

MADAME SPOON.

Comment cela ?...

DE HONDURAS, rapidement.

Pas un mot, je sais tout : ce couvercle, il est ici ! Ce couvercle, vous l'avez acheté il y a un mois chez Crédence, notre ami, notre marchand commun du quai de Voltaire, pour en faire une « suspension » dans votre serre ; n'est-il pas vrai ?Ce couvercle, d'après la description qui m'en a été donnée, ce couvercle, madame, c'est le mien ! Crédence ignorait totalement votre nom et votre adresse ; mais un jour que vous passâtes sur le quai, comme j'étais dans sa boutique, Crédence me dit : Voilà la dame au couvercle ! Alors, prompt comme le chamois, je me suis élancé sur vos traces, à travers ponts et boulevards. Mais hélas ! pendant huit jours, telle la chimère devant le poëte, vous vous évanouissiez dans toute sorte de magasins de blanc, chaque fois que j'espérais vous atteindre et vous supplier de me céder votre couvercle, à n'importe quel prix !... Enfin j'ai découvert ce soir votre demeure, et me voici, pressant et pâle comme le spectre du commandeur.

MADAME SPOON.

Mais c'est de la démence bien caractérisée !

DE HONDURAS, avec violence.

Ah ! C'est que vous ne collectionnez pas, Madame ! Vous ne savez pas ce que c'est que cette passion dévorante ! Quand nous cherchons l'objet qui nous manque, il y a en nous du sang de l'Indien qui suit l'ennemi sur la piste de guerre, afin de le scalper et de suspendre avec orgueil sa chevelure à la porte de son wigwam ! et moi je m'étais juré d'obtenir votre couvercle ! Une soupière sans son couvercle, madame, mais c'est le palmier solitaire qu soupire quand passe la bise ; c'est Paul à deux mille lieues de Virginie ; c'est un frère siamois opéré de son trop proche parent ; c'est un Lapon privé de son renne ! Au nom du ciel, Madame, ce couvercle, vendez-le-moi !   [ 3 Wigwam : Village des sauvages de l'Amérique du Nord. Chaumière, hutte chez ces sauvages. [L]]

MADAME SPOON, effrayée, à part.

J'ai très peur !

Haut.

Monsieur, un moment !

Elle sonne. Paraît le domestique.

Apportez ici le couvercle à fleurs qui est dans la serre.

Sortie du domestique.

DE HONDURAS.

Quoi ! Madame, il se pourrait...

Avec ravissement.

Vous consentiriez.., ?

MADAME SPOON.

À vous céder ce couvercle ?... Certainement.

DE HONDURAS.

Certainement, dites-vous. Ah ! Que cet adverbe me semble délicieux ! Je ne sais comment vous peindre le plaisir...

MADAME SPOON.

Ne cherchez pas, Monsieur, je vous prie.

DE HONDURAS.

Je vous obéis, madame... Mais au moins laissez-moi vous demander à quel prix vous vous défaites de cette pièce rare ?...

MADAME SPOON.

Oh ! Je n'y mets pas de prix. Je vous la donne.

DE HONDURAS.

Vous me la... du Rouen ! À la Corne !... du... !

Avec un soupçon subit.

Mais l'émail est donc bouillonné ? Quelque défaut secret... !

MADAME SPOON.

Non. La pièce est intacte...

On entend un bruit de vaisselle qui tombe à terre et qui se casse.

Du moins, elle était intacte... Tout à l'heure ; mais à présent, hélas... Je crains bien...

DE HONDURAS.

Ciel ! Qu'entendons-nous ? Ah ! Quel coup affreux je reçois !... Mon !... Votre !... Notre couvercle enfin... Ah ! Je me sens très mal, Madame !... Je... Je... Du Rouen à la Corne !... Je... Brisé en mille morceaux... Ah !... Ah !...   [ 4 Rouen à la Corne : Motif de porcelaine.]

Il s'affaisse sous le poids de son émotion.

MADAME SPOON, stupéfaite.

Ah ! Mon Dieu ! Il ne manquait plus que cela... Monsieur ! Monsieur !... Mais c'est qu'il le fait comme il le dit... Il se trouve mal... Ah ! Quelle horrible aventure ! Monsieur ! Je vous en supplie, revenez à vous !... 2 Mais c'est affreux !... Et s'il allait mourir ici !... Monsieur ! Un cadavre chez moi, à cette heure...

Perdant la tête.

Et quand on est déjà si petitement logé !... Monsieur !... Mais c'est horriblement anormal ce que vous faites là ! Monsieur ! Voyons, si je lui frappais dans les mains ?...

Elle lui administre ce remède légendaire.

Monsieur ! Cher Monsieur de Honduras ! reprenez vos sens... Au nom du ciel !... Et ce bal ! ohl ce bal !... Que faire ?... Je ne puis pourtant pas le délacer !... Ah ! Que le colonel me serait utile en ce moment critique !

Honduras fait un mouvement

Là !... Oh ! le voilà qui revient à la vie... Sauvé !

DE HONDURAS, ouvrant les yeux.

Où suis-je ? Ah ! Madame, c'est vous ! Que s'est-il passé ?... Ah ! J'y suis, ce couvercle !!

Une nouvelle faiblesse lui prend.

MADAME SPOON, épouvantée.

Est-ce qu'il va s'évanouir encore ?... Monsieur !

DE HONDURAS.

C'est fini. Je me sens mieux. Je vous remercie...

MADAME SPOON.

Vous sentez-vous réellement mieux ? Voulez-vous un verre d'eau ?

DE HONDURAS.

Extrêmement sucrée, oui Madame.

Il examine avec dédain le verre que lui apporte Madame Spoon et murmure : « FAUX VENISE ! » puis il boit.

Allons, j e me sens tout à fait... Réparé... Restauration complète !... Que d'excuses à vous demander, madame ! Mais, voyez-vous, mon système nerveux, est devenu d'une susceptibilité effroyable, depuis...

Il a repris son chapeau et fait mine de se retirer.

MADAME SPOON, avec curiosité.

Depuis ?

DE HONDURAS.

Depuis la rupture d'un mariage qui devait me combler de toutes les félicités.

MADAME SPOON.

Je regrette d'avoir été innocemment la cause...

DE HONDURAS, il s'installe de nouveau.

Que de bonté... Ah ! Madame, tenez, laissez-moi vous dire... Cela me fera du bien, laissez-moi vous donner quelques détails sur ma biographie intime.

MADAME SPOON, à part.

Ah ! Mais ce monsieur abuse de son état maladif... Il faut... Ce bal ! Ce bal !...

Haut.

Monsieur, je suis au désespoir... Je suis attendue.

DE HONDURAS.

Deux mots et je termine. Voici cette simple histoire. C'était, il y a quelques années... Mes parents m'avaient fait entrevoir le bonheur...

MADAME SPOON.

Désolée, Monsieur, absolument désolée... Mais je ne puis différer plus longtemps... Un bal de noces...

DE HONDURAS.

C'est justement d'une noce qu'il s'agit, Madame ; de la mienne, entre parenthèses, qui n'a pas eu lieu parce que la jeune fille qui mûrissait pour moi sur l'espalier de sa famille...

MADAME SPOON.

En vérité, monsieur !

DE HONDURAS.

Bref, Mademoiselle de Morville, bien qu'elle ne me connût pas...

MADAME SPOON, à part.

Que dit-il ? Mademoiselle de 74Morville ?...

Haut.

Ne parlez-vous pas de Mademoiselle de Morville ?...

DE HONDURAS.

Oui, madame. Je devais épouser Mademoiselle de Morville. Nos témoins, mes parents, veux-je dire, avaient arrangé l'affaire. Mais avant que j'eusse apporté aux pieds de ma fiancée, qui était l'ornement de l'un de nos départements du Centre, l'expression de ma tendresse, hélas ! la chère et variable enfant accordait sa blanche et précieuse main à un riche étranger...

MADAME SPOON.

À un étranger ?.,.

À part.

Voilà qui est étrange !

Haut.

Pauvre Monsieur de Honduras !

DE HONDURAS.

Dites : pauvre Monsieur de Préampaille ! Car Honduras n'est point mon nom. C'est un simple pseudonyme. Je l'ai pris afin de garder le plus strict incognito dans mes relations avec les commissionnaires de l'hôtel des Ventes. Je suis le malheureux Hector de Préampaille, oui, Madame.

MADAME SPOON, à part.

Comment, c'est là ce jeune homme ?... Voilà donc le rival inconnu du colonel,., celui que j'ai refusé d'épouser... Il n'est pas mal !

DE HONDURAS, poursuivant.

Oh ! Je n'en veux point à Mademoiselle de Morville ! Elle ne me connaissait point. Je ne l'avais jamais vue. Notre rupture n'eut donc rien de déchirant, pour elle du moins. Car pour moi, j'avais bâti sur cette union... Tout un château de cartes en Espagne.., Oh ! J'ai été bien déçu.

MADAME SPOON, à part.

Pauvre garçon !

Haut.

Alors, vous la haïssez, cette perfide ?

DE HONDURAS.

Non, je n'ai gardé aucun sentiment amer à l'égard de Mademoiselle de Morville. Mais, Madame, ce refus sans motif m'a donné là un grand coup, un coup en pleine âme ! C'est pourquoi, madame, je me suis précipité dans la céramique à la fleur de l'âge.

MADAME SPOON, à part.

Je crois que le colonel lui-même... À la place de ce jeune homme, ne m'aurait pas regrettée davantage...

Haut.

Dans la céramique, dites-vous ?

DE HONDURAS.

Oui, Madame, dans la céramique, et jusqu'au cou. Au moins, en agissant ainsi, car j'ai voulu conserver toujours un profond respect pour le sexe dont Mademoiselle de Morville était, avant que j'eusse l'honneur de vous connaître, le spécimen le plus délicat, au moins, dis-je, en agissant de la sorte, je n'ai jamais eu à dire de la femme ce que Hamlet en pense. Non ! Et dans mes jours de douleur je m'écriais seulement : « Ton nom, fragilité, c'est... faïence ! »

MADAME SPOON.

Et vous êtes resté... garçon ?

DE HONDURAS.

Comme le berger Päris, madame.

MADAME SPOON.

Heuh... Et alors, malgré votre douleur, vous distribuez çà et là... Quelques pommes ?...

DE HONDURAS.

Oh ! Madame, rarement !... Pâris, sous tous les rapports, est si loin du mont Ida !

MADAME SPOON.

Je vous demande pardon. Je suis d'une indiscrétion... Et vous n'avez jamais, revu cette Mademoiselle de Morville ?

DE HONDURAS.

Jamais ! Le riche étranger qu'elle m'a préféré, est, m'a-t-on dit, colonel... dans la milice américaine... C'est un gentleman appelé, je crois... Fourchette, en anglais, Madame.

MADAME SPOON, vivement, en riant.

Vous vous trompez, monsieur, c'est Spoon qu'il se nommait.

DE HONDURAS, négligemment.

Regrets, Madame, et pardon ! Alors, c'est Cuiller que j'aurais dû dire, s'il se nommait Spoon, le bon Yankee !

MADAME SPOON, avec violence.

Monsieur ! Respectez la mémoire de mon mari !

DE HONDURAS, éclairé soudain.

La mémoire de votre mari ! Cuiller était votre époux !... Et vous êtes actuellement veuve !... Et...et...ah !... Mais alors, c'est à Mademoiselle de Morville... Épreuve après la lettre... que j'ai la joie délirante de parler en ce moment.

MADAME SPOON.

Je me suis trahie... Oui, c'est à la veuve du Colonel Spoon que vous êtes venu demander un couvercle.

DE HONDURAS, avec ivresse.

Oh ! Merveilles de la céramique ! Je m'explique tout maintenant !

MADAME SPOON.

Tout ? Que voulez-vous dire, monsieur Hector ?

DE HONDURAS.

Vous m'appelez Hector !... Ah ! Madame... Ce petit nom dans votre petite bouche efface bien des années de peine ! Oui, madame, tout m'est expliqué maintenant. Tandis que je poursuivais ardemment cette Toison d 'or en faïence qui gît, ci-contre, brisée en mille éclats ; tandis que nuit et jour, à la ville comme au théâtre, je vous suivais obstinément, ah ! Madame, des sentiments de la plus extrême douceur se glissaient peu à peu dans mon âme ! Après trois jours de recherches vaines, ce n'était plus une soupière que j'avais dans le coeur, c'était votre image adorée.

MADAME SPOON.

Monsieur Hector !

DE HONDURAS.

Au collectionneur enragé, madame, succédait l'amoureux,, haletant, désespéré ; car votre dédain pour moi, je le lisais dans vos yeux chaque fois qu'ils rencontraient les miens... Ah ! Madame, que je suis heureux de retrouver Madame veuve Spoon dans la séduisante inconnue vers laquelle j'étais entraîné irrésistiblement.

MADAME SPOON.

Monsieur Hector !

DE HONDURAS.

Oui, je me reprochais cette infidélité à la mémoire de Mademoiselle de Morville !... Et si le collectionneur n'avait dit souvent à l'amoureux : « Courage ! » , je crois bien que jamais ni l'un ni l'autre n'auraient eu le bonheur, qu'ils ont maintenant, de se précipiter à vos genoux, en vous suppliant de leur accorder...

MADAME SPOON.

Mon ami...

DE HONDURAS, éperdu.

Pardonnez-moi ma hardiesse ! Et, à la faveur de cette étrange aventure, ah ! Madame, daignez... Compléter ma collection !... Oh ! Pardon ! Ma tête se perd... Daignez récompenser ma longue constance. Oui, un mot de vous effacera le souvenir de ce que j'ai souffert ! Je vous le demande avec des larmes de joie, madame, faites-moi la grâce de m'accorder votre couvercle... Je deviens fou, pardon !... Accordez-moi votre main charmante.

MADAME SPOON.

Mon ami ! Après ce que mon domestique a fait tout à l'heure... après ce bris d'une pièce rare... Que répondre au collectionneur ?

DE HONDURAS.

Au diable la collection ! Que m'importe à présent la faïence ! Je vous aime !

MADAME SPOON.

Oh ! Ce cri de l'âme, en vérité, mériterait une récompense honnête... Mais, mon pauvre ami, que suis-je ? Une triste veuve. C'est un coeur brisé que je vous apporterai...

DE HONDURAS, absolument fou.

J'y mettrai des attaches !.

MADAME SPOON.

À mon coeur !

DE HONDURAS.

Non, cruelle, à ce couvercle ! Je ne sais plus ce que je dis...

MADAME SPOON.

En effet, car votre beau rêve, le voilà mis en pièces. Ne vous en souvenez-vous plus ? De quel prix peut-il être pour vous ?

DE HONDURAS, transporté.

Je le consolerai !

MADAME SPOON.

Mon couvercle ?

DE HONDURAS.

Non, madame, votre coeur ! Les morceaux en sont bons.

MADAME SPOON, riant.

De mon coeur !

DE HONDURAS.

Ah ! de grâce, cessons ce détestable quiproquo. Le jour s'est fait. Le couvercle tombe, l'amant reste et le collectionneur s'évanouit ! Je vous adore !

MADAME SPOON, malicieusement.

Même sans couvercle ?

DE HONDURAS, il se relève.

De toute ma soupière !

On gratte à la porte.

MADAME SPOON.

Eh bien ? Qu'est-ce encore ?

Paraît le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Le couvercle que Madame a acheté l'autre jour a été porté chez monsieur le monteur en bronze de Madame.

MADAME SPOON.

Quel était donc tout ce bruit, tout à l'heure ?

LE DOMESTIQUE.

Une jardinière renversée par Monsieur le chien de Madame. J'ai l'honneur de prévenir madame que la voiture de Madame est en bas.

Il se retire.

MADAME SPOON.

Eh bien, Monsieur Hector ! Que dites-vous de ceci ? Votre couvercle n'est pas cassé !

DE HONDURAS.

Je le regrette !... Car vous allez maintenant nous renvoyer, lui et moi, l'un portant l'autre... Et j'en mourrai certainement.

MADAME SPOON.

Certainement ! Vous me rendez mon adverbe ! Non, Hector, je ne vous chasse pas. Seulement je suis forcée de vous renvoyer. À demain les affaires sérieuses ! Ce soir, je vais au bal de noces de mon amie Jemmina Doughty, une compatriote de feu... le colonel.

DE HONDURAS.

Miss Jemmina, qui épouse sir Robert Gravesand ?

MADAME SPOON.

Oui.

DE HONDURAS.

Cela étant, j'implore une place dans votre voiture.

Il tire une lettre de mariage de sa poche.

La lettre que voici,

Il montre son habit noir

La tenue que voilà, vous indiquent que, moi aussi, je vais au bal, cette nuit, et ce bal, c'est celui de mon ami, sir Robert Gravesand.

MADAME SPOON.

Quelle aimable coïncidence ! Vous le connaissez donc beaucoup ?

DE HONDURAS.

Beaucoup ! Nous avons été malades ensemble, sur le même paquebot, de Calais à Douvres ; ces choses-là, cela lie pour la vie, et puis c'est un collectionneur... Oh ! Sa femme sera bien heureuse !

MADAME SPOON.

Nous verrons cela ! En attendant, je vous accorde la place pour laquelle vous vous êtes porté candidat tout à l'heure... Venez, Monsieur Hector... Quant à ce couvercle... quels ordres dois-je donner ?

DE HONDURAS.

Dites qu'on le place sur le dressoir de votre Salle à manger, et peut-être un jour... Ma soupière viendra-t-elle l'y rejoindre, si vous y consentez ?...

MADAME SPOON.

C'est à vous de me donner le goût de la céramique, Hector !

 



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Notes

[1] Lambrequin : Terme de blason. Nom de l'ancienne couverture des casques. Aujourd'hui les lambrequins sont des volets d'étoffe découpés qui descendent du casque et qui embrassent l'écu pour lui servir d'ornement.[L]

[2] Rinceau / Terme de blason. Branches chargés de feuilles.

[3] Wigwam : Village des sauvages de l'Amérique du Nord. Chaumière, hutte chez ces sauvages. [L]

[4] Rouen à la Corne : Motif de porcelaine.

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